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L’analyse des idéologies est une entreprise délicate supposant une distance vis-à-vis de ses convictions et une disponibilité de compréhension à la diversité des visions du monde qui n’est pas sans péril. C’est au conservatisme québécois lui-même, tradition supposément oubliée depuis l’élan progressiste de la Révolution tranquille, que le politologue albertain Frédéric Boily s’attaque, invité dans cette entreprise par Jocelyn Létourneau « qui a relu le manuscrit ». Cette plaquette récapitulant dix années de travail accouche cependant d’une analyse peu convaincante, accumulant maladresses et incohérences, dont la contribution à la compréhension des idées au Québec reste incertaine, sinon improductive. La principale thèse de l’auteur est que le conservatisme « constitue une tentation permanente » au Québec, et même après la césure de la Révolution tranquille, se manifestant diversement sur les scènes politique et universitaire. Sans trop préciser en quoi le concept de « tentation » est opératoire, il postule ensuite que le pur conservatisme n’existe pas, car, à ses dires, dans les sociétés modernes, on ne peut être conservateur que par petite touche, par « tonalité » dit-il au sujet de Fernand Dumont. Mais cela revient à dire, qu’essentiellement les auteurs que Boily range après 1960 dans le « conservatisme tranquille » ne sont pas des conservateurs véritables, puisque leur conservatisme n’est qu’accessoire ou superposé à une autre idéologie, celle-là dominante. Et c’est là la méthode de Boily, détecter des éléments de conservatisme, parfois microscopiques, chez des auteurs, tels Léon Dion, dont le libéralisme est pourtant notoire.

Mais encore faut-il bien définir le conservatisme. Dès les premières pages, les difficultés s’accumulent. L’auteur risque une définition : « Les conservateurs sont ceux qui se donnent pour mission de conserver ce qui est. Défenseurs du statu quo, ils ont les yeux tournés vers le passé, au contraire de ceux qui, comme les socialistes notamment, regardent vers l’avenir dans le but de changer l’ordre social… » Bien qu’il admette la simplicité de cette définition et dise vouloir éviter le manichéisme, on voit vite qu’elle lui sert de ligne de démarcation, si bien qu’est conservateur quiconque voit dans le passé une référence, un appui, un facteur d’explication, pour jauger ou critiquer le présent. Dès lors qu’un auteur manifeste un souci quelconque pour la continuité de la culture ou la nation, il est suspecté de conservatisme. Par ailleurs, Boily peine à distinguer le conservatisme des autres idéologies, tantôt il se confond avec la droite, le libéralisme, voire le néolibéralisme, tantôt il s’en distingue. Il existe même un conservatisme de gauche. Drôle d’idéologie qui se promène chez lui dans tout le spectre disponible. Revêtant le libéralisme radical de Hayek d’un vernis de conservatisme, il semble ignorer les distinctions utiles que Hayek a faites entre cette idéologie, le libéralisme et le socialisme. Il retourne avec raison à Edmund Burke pour ajouter qu’il n’est guère utile pour comprendre les auteurs canadiens-français alors qu’il fait de Lionel Groux le Burke du Canada français et de Fernand Dumont un Monsieur Jourdain de la pensée burkéenne, en prenant soin de minimiser la « tonalité » socialiste de l’oeuvre du sociologue.

Boily ne nous apprend rien de neuf sur l’aspect conservateur de la pensée groulxienne, de celle de l’Action française et de François Hertel. Il perd toutefois son sang-froid de « médecin légiste » wébérien à l’égard de la production intellectuelle récente. Parmi la « nouvelle droite » de conservateurs tranquilles, il range pêle-mêle les intellectuels de la « nouvelle sensibilité historique » qui ont remis en question le grand récit moderniste sur la Révolution tranquille. En fait, ces intellectuels inquiets, qui ont souligné les effets négatifs ou pervers de cette révolution, seraient coupables d’insensibilité aux gains qu’elle a apportés et de vouloir « sombrer dans une valorisation du passé ». On nage ici en plein procès d’intentions, sans preuves tangibles. De plus, Boily confond méthode intellectuelle et positionnement idéologique, il suffit de postuler, comme l’ont fait Jean-Philippe Warren et Martin Meunier, que le changement social trouve une partie de sa genèse dans l’idéologie dominante du passé, pour recevoir l’épithète de « conservateur » ; de même, le seul fait de s’appuyer sur la critique de la technique d’un Red Tory comme George Grant – inspiré par Heidegger prisé par tant de penseurs de gauche – pour comprendre le Québec contemporain fait de vous un suppôt de l’illibéralisme. Concluant un peu vite à la permanence du conservatisme dans un Québec devenu « libéral » après 1960, Boily croit en découvrir un, ragaillardi, autour de la revue Égards et la nouvelle jeune garde de l’Action nationale, et dans l’ADQ et une aile du PQ. Qu’il y ait du conservatisme ça et là, soit, seulement Boily occulte le libéralisme de jeunes auteurs comme Charles-Philippe Courtois ou de Mathieu Bock-Coté qui s’inscrit dans la tradition aronienne.

Bref, ce petit livre brosse un portrait peu subtil de la vie des idées au Québec, révélateur en lui-même d’une nostalgie d’un monde ancien, fait d’un côté de libéraux progressistes et de l’autre, d’un « résidu d’obscurantisme » incarné par des conservateurs impénitents, comme au beau temps de Cité libre. Si « l’histoire d’une idéologie comme le conservatisme est similaire à celle des cours du pétrole sur les marchés financiers », comme l’écrit Boily, nous verrons bien ce que vaudra au casino des idées cette pseudo-science calgarienne de l’étiquetage.