Article body

Parmi toutes les sciences humaines, l’historiographie est la seule discipline qui a toujours spontanément affirmé qu’elle était relative aux générations successives qui s’interrogent sur l’histoire […] Cette confession répétée des historiens atteint les racines même de l’interrogation historique.

Fernand Dumont, 1969, p. 13.

La notion d’historicité détient un héritage philosophique complexe – notamment l’idéalisme historiciste allemand – dont il ne serait question ici de rendre compte[1]. Récemment, elle a connu au moins deux réactualisations, une en épistémologie, l’autre dans le domaine très en vogue de la réflexion sur l’expérience temporelle à la tête duquel se trouvent Reinhart Koselleck (1990, 1997) et François Hartog (2003). En épistémologie, Jean-Claude Passeron (2008) recourt à la notion pour qualifier le régime de scientificité des « sciences historiques » en vue de les distinguer des sciences expérimentales « poppériennes ». L’historicité désigne l’impossibilité dans la dénomination des faits de dissocier complètement ceux-ci de leurs coordonnées spatio-temporelles. Or, c’est peut-être François Hartog qui a contribué le plus à l’actuelle visibilité du concept d’historicité. Il désigne par « régime d’historicité » (2003) différentes expériences du temps mettant en rapport le passé, le présent et le futur. Devant cette récente réactualisation du concept d’historicité, nous recourons à un usage différent et beaucoup plus circonscrit de la notion.

Nous souhaitons répondre modestement à une invitation lancée par l’historien français Christian Delacroix dans une contribution parue dans le récent collectif Historicités. Retraçant la « généalogie » de la notion d’historicité, Delacroix souligne que parmi les nombreux travaux mobilisant la notion, très peu se sont penchés sur l’historicité même de la pratique historienne, sur son enracinement temporel en mettant en relation régime d’historicité et régime historiographique (Delacroix, 2009, p. 29-45) et ce, même si F. Hartog met l’historisation de l’historien au centre des évolutions historiographiques récentes (Hartog, 2005, p. 215-236). À cet égard, Michel de Certeau reconnaissait dans l’Écriture de l’histoire que l’histoire avait une historicité, une historicité inscrite dans l’ambigüité sémantique de la notion d’histoire : « Il y a une historicité de l’histoire […] Historie et Geschichte : ambigüité finalement riche de sens. En effet la science historique ne peut pas désolidariser entièrement sa pratique de ce qu’elle saisit comme objet, et elle a pour tâche indéfinie de préciser les modes successifs de cette articulation » (De Certeau, 1975, p. 38 et 71)[2]. En nous appuyant sur le jésuite français, nous désignons par la locution conceptuelle « historicité de l’histoire » la sous-détermination de la connaissance historique par le passé, sous-détermination constituant une déclinaison de celle de la théorie par l’expérience posée par W. V. O. Quine et la philosophie post-positiviste des sciences et radicalisée par la « nouvelle » sociologie des sciences (Zammito, 2004). Déjà en 1929, le sociologue Karl Mannheim soulignait, dans son « Introduction à la sociologie de la connaissance », que « toute connaissance historique est une connaissance relationnelle » dans la mesure où « ce qui est intelligible en histoire ne peut être formulé qu’en rapport avec les problèmes et les constructions conceptuelles qui prennent eux-mêmes naissance dans le flux de l’expérience historique » (Mannheim, 1956, p. 46). L’histoire, parce qu’elle s’inscrit elle-même dans la durée, dans l’Histoire, n’est donc pas seulement déterminé par le passé – son objet –, mais aussi par les présents successifs avec lesquels il faut la mettre en relation. C’est la présence de l’histoire qui lui confère une historicité ; c’est parce qu’elle est produite au présent que l’histoire est historique. L’histoire ne saurait dès lors s’identifier au passé, car, comme le souligne le théoricien allemand de la conscience historique Jörn Rüsen, (traduction) « le présent doit donner au caractère historique latent du passé le statut d’histoire » (Rüsen, 2005, p. 82). Ceci dit, la question de l’historicité n’est évidemment pas sans lien avec ce que l’on nommait jadis la question du présentisme en histoire, question personnifiée par celui que l’on reconnaît comme le « père spiritualiste du présentisme » (Schaff, 1971, p. 15), Benedetto Croce, pour qui « toute histoire est histoire contemporaine » (Croce, 1968, p. 14). Intimement reliée à la question de l’objectivité historique, la question du présentisme historique aborde le problème de la variabilité de la connaissance d’un objet qui ne peut pourtant pas changer – le passé – en vue d’apprécier l’élément subjectif dans l’opération historiographique. Les « présentistes » se posaient en s’opposant aux « positivistes » qui soutenaient que la connaissance du passé est libre de tout conditionnement socio-temporel. Or, nous avons préféré, pour thématiser l’historicité de l’histoire, nous tenir loin de l’étiquette du « présentisme » qui, depuis les dernières années, est plutôt employée par certains pour désigner notre régime d’historicité actuel où le présent, devenu omniprésent, est voué à un culte et devient la catégorie principale pour ne pas dire exclusive de notre compréhension de nous-mêmes (Hartog, 2003 ; Pâquet et De Waele, 2008). Le présentisme, dans cette acception, renvoie à l’ontologie de la condition historique humaine ; la notion d’historicité, telle que nous l’employons dans ce texte, renvoie à l’épistémologie du savoir historien.

Au coeur de l’épistémologie de l’histoire, la question de l’historicité de l’histoire a certes retenu l’attention des philosophes. Johann Gustav Droysen dans son Précis de théorie de l’histoire – récemment réédité par Alexandre Escudier qui en fait « le premier traité d’envergure à formaliser en détails les différentes phases de l’opération historiographique » (dans Droysen, 2002, p. 8 ; Creutz, 2009) – soulignait en effet l’historicité de toute histoire. La philosophie critique de l’histoire, initiée en Allemagne au 19e siècle, en a fait son leitmotiv (Aron, 1938). Transposant la démarche kantienne à l’histoire, cette philosophie avait pour projet une critique de la raison historique élucidant les conditions de la connaissance du passé. Un de ses fondateurs, Wilhelm Dilthey, soutenait que la condition première de l’étude historique réside dans le fait que l’historien est lui-même un être historique (Dilthey, 1992). Pour Max Weber, qui prolongea cette tradition, l’historicité de l’histoire assure son « éternelle jeunesse ». L’histoire compte parmi les disciplines pour lesquelles « le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes » (Weber, 1965, p. 202). L’épistémologue marxiste polonais Adam Schaff ne dit rien d’autre quand il soulignait qu’« il faut réécrire l’histoire en raison de la découverte de sources et de faits inconnus et surtout parce que le développement de l’histoire nous révèle des aspects et des traits nouveaux de faits déjà connus, montrant les processus historiques sous des couleurs nouvelles et les éclairant d’une lumière plus pénétrante » (Schaff, 1960, p. 79). Important la philosophie critique de l’histoire outre-Rhin, Raymond Aron soulignait également l’historicité fondamentale de la connaissance historique qui est « fonction à la fois de la situation actuelle, qui par définition, change avec le temps ». L’historien, rajoute-t-il, « appartient au devenir qu’il retrace » (Aron, 1986, p. 105) ; son interrogation « exprime un dialogue du présent et du passé dans lequel le présent prend et garde l’initiative » (Aron, 1961, p. 16). Rare historien à s’être montré réceptif à la philosophie critique de l’histoire, sous l’enseigne de laquelle il logeait son De la connaissance historique, Henri-Irénée Marrou estimait que « l’histoire est inséparable de l’historien » (Marrou, 1975, p. 56). Marrou exprimait l’articulation constitutive du savoir historien entre la connaissance du passé et le présent par une équation : « histoire = passé / présent » (Marrou, 1975, p. 34).

Cette (hypo)thèse constitutive de la philosophie critique de l’histoire donna lieu à plusieurs autres formulations issues de différentes traditions de pensées. Paul Ricoeur soutient que « l’historien fait partie de l’histoire » (Ricoeur, 2001, p. 37) ; E. H. Carr, la figure (encore) dominante de la théorie de l’histoire chez les (nombreux) historiens anglo-saxons qui n’ont pas été séduits par Hayden White[3], estime que l’« historien fait partie intégrante de l’histoire » (Carr, 1988, p. 85) et Michel Foucault, que plus l’histoire « essaie de dépasser son propre enracinement historique […] plus évidemment apparaît à travers elle l’histoire dont elle fait elle-même partie » (Foucault, 1966, p. 382). Krzysztof Pomian souligne carrément que « parler de l’histoire, sans prendre en compte son historicité, c’est se condamner d’emblée à n’y rien comprendre » (Pomian, 1999, p. 332). Plus récemment, ce sont Hayden White et ses épigones de la « new philosophy of history » ayant pris le linguistic turn (Ankersmit et Kellner, 1995) qui ont le plus insisté sur la sous-détermination de la connaissance historique par la réalité passée. La thèse métahistorique de White qui est la matrice de cette « nouvelle » philosophie stipule que la connaissance historique est moins déterminée par le passé que par les choix littéraire, épistémologique et idéologique de l’historien : la forme détermine le contenu (White, 1973 et 1987). Préoccupation majeure des épistémologues de l’histoire, la question de l’historicité de l’histoire met au défi ses praticiens, les historiens, à réfléchir au rapport que leur savoir entretient avec les présents successifs en vue d’apprécier ses conséquences sur l’exigence de vérité sous-tendant le rapport épistémique qu’ils entretiennent avec passé. Ce rapport en est-il un de soumission – le relativisme –, d’autonomie – le positivisme – ou relève-t-il d’un mixte ?

Nous ne cherchons pas, dans le cadre de ce texte, à élucider la question de l’historicité de l’histoire en déterminant jusqu’à quel point la mise en oeuvre de ce savoir reflète le présent duquel elle est issue. Pareille tâche devrait être assumée par des socio-historiens. Loin de nier la pertinence de l’établissement de corrélations entre la pratique historienne et le processus historique – les présents successifs –, notre objectif est plus modeste. L’historicité est plutôt considérée comme une question épistémique à laquelle les historiens ont eux-mêmes réfléchi. Nous travaillons avec l’hypothèse – explorée ailleurs (Noël, 2010) – que l’historicité de l’histoire comme toute question portant sur la théorie de ce savoir, ne peut être posée sans tenir compte du discours que les historiens tiennent non pas sur le passé, mais sur le savoir en fonction duquel ils en produisent une connaissance – étymologiquement « épistémo-logie historienne ». Contre ceux qui estiment que comprendre l’histoire, c’est comprendre ce que les historiens font et non (traduction) « ce qu’ils disent qu’ils font » (Goldstein, 1996, p. 256), nous estimons avec l’historien Richard Evans que (traduction)

La théorie de l’histoire est un sujet trop important pour être laissé aux théoriciens. Les praticiens de l’histoire ne détiennent pas un monopole dans ce domaine, mais ils ont certainement autant le droit que n’importe qui de penser et d’écrire sur la théorie de l’histoire. L’expérience de la recherche historique procure aux historiens une perspective qui ne s’offre pas à ceux qui ne font pas cette expérimentation.

Evans, 1999, p. 12.

Ce sont les historiens qui seraient les mieux à même non seulement de pratiquer l’histoire, mais aussi, de par l’expérience que leur procure cette pratique, de la dire, d’élucider sa nature qui est, comme l’a souligné l’un d’entre eux, « d’être étroitement unie à l’histoire vécue dont elle fait partie » (Le Goff, 1988, p. 352). L’étude de la réflexion que les historiens ont faite de la question de l’historicité met en lumière leur savoir-dire qui constitue une des activités concrètes de leur métier dont la clarification est justement le modus operandi du tournant « pragmatiste » (Noiriel, 2005) ou « empirique » (Martin, 1993 ; Tucker, 2004) récemment revendiqué en philosophie de l’histoire.

Nous examinons comment certains historiens québécois ont, depuis les quarante dernières années, pensé le rapport que l’histoire entretient avec l’Histoire ou, pour le dire comme Michel de Certeau, nous cherchons à mieux définir comment ils ont effectué leur « tâche indéfinie de préciser les modes successifs de cette articulation » (de Certeau, 1975, p. 71). Cette période est marquée par un foisonnement réflexif bien attesté par une récente anthologie (Bédard et Goyette, 2006) et par Fernand Ouellet qui soulignait, en 1984, que « depuis une vingtaine d’années les historiens qui pratiquent […] l’épistémologie […] n’ont pas chômé » (Ouellet, 1984, p. 224). Il va sans dire que nous ne prétendons aucunement constituer un corpus exhaustif de l’épistémologie historienne au Québec[4], tâche impossible, car celle-ci est paradoxalement partout et nulle part en même temps. Son omniprésence la rend en quelque sorte absente au sein de l’espace disciplinaire. S’il existe que peu d’écrits épistémologiques historiens, c’est-à-dire traitant systématiquement du savoir en dehors de tout contenu sur le passé, plusieurs historiens, comme le soulignent Nicole Gagnon et Jean Hamelin, auteurs d’un tel écrit, ont « égrené des confidences » sur leur métier « au hasard de comptes rendus, de préfaces, d’introductions » (Gagnon et Hamelin, 1979, p. 25). La restitution exhaustive de l’épistémologie historienne dépasserait le propos de notre réflexion.

Il ne s’agit pas, par ailleurs, de contextualiser l’épistémologie des historiens en la mettant en relation avec leurs intentions, leurs oeuvres respectives, leurs appartenances institutionnelles ou générationnelles. Il peut sembler étrange pour ne pas dire contradictoire d’examiner comment les historiens ont réfléchi à la question du rapport entre leur savoir et le présent, sans mettre en relation cette réflexion avec le présent de son énonciation. Nous n’échappons pas, en ce sens, au reproche adressé par Lionel Gossman à Anthony Grafton qui s’est intéressé dans What Was History ? (2007) au discours sur l’histoire au début de l’époque moderne : (traduction) « What Was History ? dit peu de chose sur le « background social et historique » de ceux qui soutenaient que le background social et historique était un facteur essentiel dans l’évaluation du travail de tout historien » (Gossman, 2008, p. 455). Certes légitime, le traitement contextualiste révèle ses limites lorsqu’il aborde des textes qui (traduction) « traitent sciemment de problèmes […] dont l’intérêt et la validité transcendent leur contexte ». Lorsqu’un texte est analysé (traduction) « à son degré le plus élevé de généralité » (Seidman, 1983, p. 86) – comme pour examiner le traitement d’une question épistémique telle que l’historicité – il s’autonomise de plus en plus de son contexte qui, de ce fait, ne peut guère servir de principe explicatif de son contenu, à moins de verser dans un réductionnisme contextualiste[5]. Pour cette raison, nous appréhendons les écrits épistémologiques des historiens comme des textes qui doivent être lus dans leur positivité discursive et non exploités comme des témoignages pour en extirper des éléments attestant d’une réalité extra-textuelle. Il ne s’agit pas de chercher ce à quoi les textes épistémologiques font référence dans les situations historiographiques successives auxquelles on les rapporterait pour expliquer leur contenu, mais de les aborder comme un corpus homogénéisé par la question de l’historicité que les historiens ont articulée différemment. Nous tenant près de la parole d’historiens (Bédard et Goyette, 2006), nous mobilisons le passé pour examiner l’articulation historienne d’une question philosophique soulevée par l’exercice du savoir historien et non pour produire un récit circonstancié de l’épistémologie historienne en vue de l’historiciser.

Nous nous arrêtons d’abord sur Fernand Dumont qui, sans être le premier à l’avoir posée, permit à la question de l’historicité de se formaliser au Québec. À l’instar d’Henri-Irénée Marrou qui permit à la philosophie critique de l’histoire de gagner le territoire historien français, Fernand Dumont a été un passeur entre les historiens québécois et elle. Nous documentons ensuite le traitement que les historiens ont effectué de la question de l’historicité. La documentation s’articule en trois moments qui constituent moins des étapes que des thématiques balisant son traitement : le relativisme, la dialectique passé / présent au coeur de l’histoire et la disciplinarité de ce savoir. Ces balises agissent comme des « variables » dans la résolution de la question de l’historicité. Nous soutenons que c’est en posant la question de l’historicité de l’histoire, du rapport entre la connaissance du passé et le présent, que les historiens ont négocié la tension entre ce que Gérard Bouchard nomme les « deux principes antinomiques » de leur savoir : « exactitude » et « signification » (Bouchard, 1982, p. 3). La tension entre une exigence épistémique – dire vrai du passé – et une exigence éthique – s’engager dans la Cité – résulte de la double visée des historiens bien formulée par J. Goyette : « D’un côté, ils [les historiens] participent à la formation de la conscience historique, à l’écriture de la référence. […] D’un autre côté, les historiens interrogent, critiquent, expliquent, traînent le passé en justice » (Goyette, 2005, p. 321-322). Réfléchir à la question de l’historicité de l’histoire revient ainsi pour les historiens à déterminer comment se conjugue la vérité que le savoir historien veut dire du passé à la pertinence qu’il veut avoir au présent. L’enjeu central structurant la réflexion sur la question de l’historicité de l’histoire tient dans une interrogation-défi : comment reconnaître l’enracinement temporel de l’histoire sans la réduire à l’Histoire ? Si presque tous les historiens admettent implicitement que l’histoire est fille de son temps, moins se sont prononcés sur les conséquences de cette lapalissade ou, du moins, on connaît peu sur cette prononciation. La documentation de celle-ci déboulonne le mythe de l’historien-empiriste ne se donnant pour tâche que de « montrer comment les choses ont vraiment été », pour reprendre l’aphorisme de Leopold von Ranke. L’historien allemand, cherchant à définir le savoir historien en vue de le démarquer de la philosophie spéculative de l’histoire – incarnée à l’époque par Hegel[6] – ou des instrumentalisations morales du passé, programmait une réduction empiriste de la tâche de l’historien, programmation qu’il n’a d’ailleurs pas nécessairement toujours mis en oeuvre[7]. Comme le soulignait Paul Ricoeur qui a fait de l’épistémologie de l’histoire un des axes centraux de son oeuvre philosophique, l’aphorisme rankien « fut avant tout l’expression d’une retenue » (Ricoeur, 2000, p. 357). Or, la performance même de l’énoncé en contredisait le contenu : Ranke spécule sur la pratique historique pour rejeter la spéculation dans la pratique historique. Cette contradiction performative traverse l’histoire de la discipline, qui, comme en attestent de récentes anthologies (Shore, 2002 ; Delacroix, 2003 ; Bédard et Goyette, 2006) sur l’explicitation par les historiens de leur savoir, a dû elle-même s’expliciter. Le retour à son exigence première documentaire – que Ranke personnifie – nuance paradoxalement la représentation traditionnelle de l’historien-artisan se limitant à mettre en oeuvre un savoir-faire « tacite » (Polanyi, 1983), et la conviction, fortement répandue, que l’historien ne se forme et ne s’affirme que dans l’exécution (Hexter, 1971 ; Revel, 2001).

Le mythe empiriste et sa déconstruction

Véhiculé notamment par les philosophes et les sociologues, le mythe empiriste a aussi été entretenu par les historiens eux-mêmes pour se donner une image d’« ouvriers » (Frégault, 2006a, p. 154). Plusieurs historiens, comme le souligne un historiographe chilien, se représentent en effet (traduction) « vrais historiens » comme ceux qui « produisent de grands travaux historiques, laissant la réflexion sur l’histoire dans les marges » (Barrera, 2001, p. 190). En effet, les textes épistémologiques historiens au Québec, selon Éric Bédard, « ont souvent été écrits parallèlement à d’autres travaux de recherche jugés plus fondamentaux par les historiens ». Ils ne sont d’ailleurs strictement épistémologiques que dans de rares occasions et ils ne constituent pas souvent, poursuit-il, les contributions les plus significatives de l’ensemble d’une oeuvre » (Bédard, 2006, p. 12).

Or, ne serait-ce qu’en valorisant l’empirisme, les historiens le dépassent. Pour se démarquer des littéraires imaginant le passé, des moralistes le jugeant ou des philosophes spéculant sur le processus historique pour trouver son sens, les historiens ont spéculé sur la pratique historique, l’ont jugée et imaginée pour la fonder sur la proscription des imaginations littéraires, des jugements moraux ou des spéculations philosophiques[8]. C’est dans cette optique que peuvent se comprendre ces énoncés réflexifs historiens :

L’histoire, au Canada français, est toujours confortablement assise dans la chaire de la rhétorique et regarde de bien haut l’historien-chercheur qui veut être scientifique. La première s’appuie sur de belles phrases, ce dernier s’appuie sur des sources et c’est lui, malgré tout, qui pourra atteindre plus sûrement la vérité historique.

Trudel, 2006, p. 151

L’historien, interprète du passé, n’est ni un juge, ni un prédicateur, ni un prophète. Il se limite à décrire aussi exactement que possible ce qui s’est réellement passé. Sans préoccupations apologétiques ou patriotiques.

Brunet, 2006, p. 159.

Les énoncés, au-delà de la rhétorique évidente d’autopromotion générationnelle qu’une lecture contextualiste dégagerait d’eux, permettent de comprendre que la valorisation de la démarche empirique qu’ils effectuent ne peut être issue elle-même d’une démarche empirique. Ces énoncés relèvent d’un « discours de la méthode » (Frégault, 2006b), et non de cette méthode. Tout en histoire ne peut se résoudre par l’étude des documents ; les principes à partir desquels ce savoir montre ne peuvent être montrés, pour reprendre une des Pensées de Pascal. L’épistémologie historienne réside dans l’explicitation de ces principes et non dans leur effectuation.

Parmi les récentes énonciations au Québec du mythe empiriste de l’historien-artisan, on compte celles de Gérard Bouchard et de Ronald Rudin. Bouchard constate « la rareté des écrits de nature épistémologique » (Bouchard, 1997, p. 264) et Rudin soutient, dans son controversé Faire de l’histoire au Québec, que les historiens n’auraient « tenté que de la manière la plus sommaire d’éclairer les rapports entre l’historiographie et la société » (Rudin, 1998, p. 20). Le déboulonnement du mythe empiriste est cependant débuté. Yves Gingras (2000, p. 326) montre que Rudin a ignoré les réflexions épistémologiques de Serge Gagnon, Jean Hamelin et Nicole Gagnon. Dans un récent survol de l’historiographie québécoise, Joanne Burgess déclare, quant à elle, que « les rapports entre l’histoire et la société » ont été « le sujet de réflexions et de débats au sein de la profession » (Burgess, 2002, p. 42). Or, c’est Parole d’historiens qui dément le mieux le mythe empiriste. Déclarant que les historiens ont toujours « ressenti le besoin […] de réfléchir sur leur pratique » (Bédard, 2006, p. 11), l’anthologie regroupe près de cinquante textes « de second degré » qui attestent que l’histoire est « matière à philosopher » (Goyette, 2006, p. 441) chez les historiens. La postface de Goyette invitant à « saisir l’historiographie dans sa dynamique historique » constitue d’ailleurs une récente réflexion sur la question de l’historicité.

Il y soutient que deux écueils doivent être évités dans cette articulation, soit le positivisme et le relativisme. Ils disqualifient la subjectivité sans laquelle aucune connaissance du passé n’est possible, car elle en est son moyen et sa finalité. Le positivisme, en prétendant que l’historien est atopos, rejette toute corrélation entre contexte et connaissance. Soumis aux documents, l’historien n’a qu’un rôle passif d’enregistrement dans l’opération historiographique. Le relativisme verse dans l’excès contraire en soumettant le sujet historien aux déterminations de son contexte. Dans les deux cas, l’historien ne dispose d’aucune liberté (Noël, 2010). Goyette contourne ces écueils en concevant l’histoire « comme une pratique sociale située dans l’espace et dans le temps, qui bénéficie, d’une part, d’une relative autonomie par rapport au domaine public et participe, d’autre part, à l’analyse des vicissitudes des sociétés » (Goyette, 2006, p. 444). L’histoire acquiert ce bénéfice en se disciplinarisant, processus médiatisant la relation qu’elle entretient avec la société. La médiation disciplinaire permet aux historiens, comme le souligne Goyette se référant à Gaston Bachelard, de s’approprier les « préoccupations et controverses qui traversent les sociétés » pour « les traduire en problème de science » (Goyette, 2006, p. 444). La discipline relativise le « relativisme de la connaissance historique » venant du fait que pour l’historien, « l’histoire est à la fois milieu, lieu d’action et mode d’expression ». Elle constitue le lieu de ce que Goyette nomme « l’enracinement du discours historique », enracinement qui lui « permet de se tenir debout » malgré le vent de l’évolution sociale qui « rabat inlassablement au sol la parole historienne » (Goyette, 2007, p. 6, 7 et 12). C’est ainsi qu’il ne faut pas « déclarer nulle et non avenue la question des rapports entre l’historien et la société » (Goyette, 2006, p. 449) ou, comme le prétendent les praticiens des sciences studies, dans leur tentative de discréditer l’épistémologie, « indécidable » (Pestre, 1998, p. 103). Ces rapports, selon Goyette, « ont à être constamment repensés » (Goyette, 2006, p. 453).

Une question disciplinaire structurelle

Ces rapports ont en fait été repensés par les historiens québécois, notamment depuis que Fernand Dumont les problématisa formellement. Il a abordé la question de l’historicité de l’histoire sous l’angle sociologique de la relation entre connaissance (du passé) et culture (au présent)[9]. Il soutenait que dans « l’historiographie se manifeste mieux que partout ailleurs la conjonction et le procès réciproque […] de la culture et de sa critique ». La dialectique passé-présent fonde la science historique, car la spécificité de celle-ci réside dans « le jeu de la réciprocité et de la distance entre les situations présentes et les situations passées » (Dumont, 1973, p. 16 et 82). Goyette soutient d’ailleurs que Dumont « éclaire l’identité de la discipline historique » en invitant « l’historien à prendre un virage réflexif » (Goyette, 2005, p. vi). Une réflexivité qui peut s’apprécier à travers le traitement que les historiens font de la question de l’historicité de l’histoire.

Or, Dumont ne fut pas le premier à traiter du rapport entre histoire et présent, soulignant lui-même que « l’historiographie est la seule discipline qui a toujours spontanément affirmé qu’elle était relative aux générations successives » (Dumont, 1969, p. 13). « Cette confession répétée des historiens » atteint, à ses dires, « les racines même de l’interrogation historique » (Dumont, 1969, p. 13). La réflexion des historiens sur la relation entre connaissance et présent / société oriente leur rapport au passé.

Déjà à la fin du 19e siècle, Henri-Raymond Casgrain soutenait qu’il y a « deux écoles » d’historiens : « ceux qui se désintéressent du présent et se contentent de narrer et d’expliquer les événements et ceux qui, en étudiant le passé, n’oublient pas le présent » (Casgrain, 2006, p. 48). Claude Galarneau considère parallèlement en 1955 qu’« on trouve d’une part des historiens qui ont voulu faire objectif […] D’autre part, des historiens militants qui se donnaient pour mission […] de faire de l’histoire une leçon d’instruction civique ». Or, Galarneau prescrit qu’« il faut organiser notre connaissance de l’histoire […] en fonction de la vie actuelle » en ajoutant, toutefois, « qu’il y a une différence essentielle entre l’histoire recherchée comme justification du présent, et l’histoire construite en vue de comprendre le passé, pour mieux comprendre le présent ». L’histoire ne saurait être, dans tous les cas, « un trésor où l’on puise des justifications pour l’engagement immédiat » (Galarneau, 1955, p. 4, 7, 10, 12-13). L’articulation de la question de l’historicité permet à Galarneau de défendre l’autonomie de l’histoire qui ne peut être compromise si elle veut maintenir sa rigueur.

Il faut dire que la première et principale association des historiens professionnels au Québec, l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF), a été fondée sur une tension entre la rigueur scientifique et l’exaltation patriotique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’IHAF se vouait à la défense des intérêts de la nation tout en tentant d’inculquer, comme le souligne son fondateur Lionel Groulx, « la vraie notion de l’histoire [et d’] en faire connaître les lois et l’austère discipline » (Groulx, 1947, p. 4). L’historien est, aux yeux du chanoine, « un être engagé qui s’enracine dans le milieu auquel il appartient […] on ne peut séparer l’historien de l’histoire qu’il crée » (dans Wallot, 1978, p. 420-421). « Si parfaite que soit sa volonté d’impartialité et d’objectivité, note Groulx dans ses Mémoires, l’historien […] reste de son pays, de sa nationalité, de sa foi […] dont il ne peut s’abstraire » (Groulx, 1970, p. 280). Dans sa Rétrospective de l’historiographie canadienne, Gustave Lanctôt, contemporain et « rival » idéologique de Groulx, dégage pour sa part « deux tâches » s’imposant aux historiens : « faire entrer dans l’histoire la vérité documentaire […] et projeter dans cette histoire un sentiment et un éclat qui s’accordent […] à l’avenir plus grand encore qui s’annonce ». L’effectuation de ces tâches permet la conciliation des exigences de vérité et de pertinence, en l’occurrence « à édifier […] une connaissance exacte et un orgueil moral du passé, qui devraient contribuer à l’ascension nationale » (Lanctôt, 1953, p. 19). Membre de la direction de l’IHAF de 1946 à 1967, Léo-Paul Desrosiers concilie aussi vérité et pertinence. Il souligne que les historiens ne sont pas exemptés « de cette vertu que l’on nomme le patriotisme » qui les incite « à produire les meilleurs ouvrages possibles selon les exigences plus strictes de la science historique ». Loin d’être incompatible avec celles-ci, le patriotisme « renforce la conscience professionnelle de l’historien » (Desrosiers, 2006, p. 128). Premier directeur de l’Institut d’histoire de l’Université de Montréal, fondé en 1947, Frégault considère, pour sa part, que la dialectique passé-présent est au coeur de l’histoire sans renier sa scientificité :

L’histoire digne de ce nom s’écrit en relation avec le présent. […] Bien sûr le passé reste ce qu’il était, les historiens ne l’inventent pas pour répondre aux désirs de la société. Mais celle-ci, en face de situations nouvelles et de problèmes inédits pose à ses historiens des questions différentes […] La fonction de l’historien consiste […] à satisfaire les exigences d’une société actuelle, fille, plus ou moins ressemblante, d’une société passée […] l’histoire demeure [cependant] une science.

Frégault, 2006a, p. 155.

Parallèlement, son collègue à l’Université Laval, Marcel Trudel, soulignait que la temporalité de l’historien, loin de compromettre l’objectivité, était une de ses conditions :

Si l’historien écrit l’histoire il ne peut être autrement que de son temps […] : comment pourrait-il se situer dans un avenir qu’il ne peut connaître ou dans un passé qu’il cherche précisément à connaître ; chassez-le de son temps et la position que vous lui donnez, en plus d’être aussi localisée que celle que vous lui reprochez, aura le désavantage d’être bien plus dangereuse. […] L’historien sera de son temps […] : ce sera pour lui une excellente disposition pour respecter l’intégrité de son objet.

Trudel, 1951, p. 317-318.

Un passeur

C’est toutefois avec Dumont que la question de l’historicité se formalise. La réflexion épistémologique de Dumont s’approprie la philosophie critique de l’histoire à laquelle il faut « fatalement se référer » (Dumont, 1973, p. 66). Il se distancie cependant du subjectivisme relativiste de ce courant philosophique. Si Aron, important représentant de cette philosophie critique, s’interrogeait sur « les limites de l’objectivité historique » (Aron, 1938), Dumont s’interroge sur les limites de la subjectivité historienne. Bien que les historiens entretiennent des « rapports mouvants » avec le passé, il soutient que leurs points de vue sont « moins variables et moins strictement subjectifs qu’on veut bien le dire » (Dumont, 1963, p. 43). Les conventions méthodologiques, comme la périodisation et la qualification des totalités historiques (i.e. la Renaissance, la Nouvelle-France), ont une « remarquable permanence » et les faits estimés « pour eux-mêmes » (Dumont, 1973, p. 67 et 82) font en sorte que l’histoire ne peut être qu’un reflet relativiste de la société dans laquelle les historiens évoluent. La relation entre le présent historien et le passé historique est médiatisée, souligne-t-il, par des « structures préalables de la perception historique par rapport auxquelles peuvent précisément jouer les variations de points de vue des divers historiens ». Ces structures partagées entre les historiens prennent la forme de schémas de développement. C’est ainsi que « la mise en relation de la subjectivité de l’historien et de la masse des événements ne s’effectue pas directement et, du même coup, tous les points de vue théoriquement possibles ne sont pas appliqués à la matière historique ». L’histoire contourne ainsi l’écueil du anything goes relativiste. L’historien, comme subjectivité, se réfère toujours à des « traditions historiographiques » collectives lorsqu’il appréhende le passé (Dumont, 1966, p. 269). Parce que la relation entre passé et présent est médiatisée, l’histoire n’est pas plus le reflet du second – relativisme – qu’elle n’est la reproduction du premier – positivisme.

Dumont souligne également les limites de la subjectivité historienne en atténuant la valeur existentielle de l’histoire. Sa fonction sociale ne doit pas être surestimée. Elle n’est qu’« une voie parmi d’autres pour faire l’avenir » (Dumont, 1963, p. 45) : prétendre le contraire reviendrait à exagérer la place des historiens en société. Dumont souligne l’enracinement temporel de l’histoire en déclarant que c’est « en raison des exigences de conjonctures sociales bien déterminées » (Dumont, 1973, p. 67) qu’on y recourt. Il fallait « quelqu’un qui n’est pas historien mais qui croit beaucoup en la valeur de l’histoire » (Dumont, 1969, p. 15) pour rappeler aux historiens « qu’il n’est pas du tout certain que nos sociétés contemporaines aient besoin de la science historique » (Dumont, 1973, p. 51). Réfléchir aux rapports entre société et histoire qui « ont été et resteront variables » permet tout en dé-essentialisant l’histoire de déterminer pourquoi elle existe. L’histoire tiendrait son existence même de son historicité sans pour autant se réduire à l’Histoire, c’est-à-dire aux présents successifs dans lesquels elle s’inscrit. L’histoire ne saurait dès lors rendre compte d’elle-même par un quelconque fondationalisme logicien, comme celui proposé par le philosophe analytique Carl Hempel (1942) ayant longtemps eu une emprise sur l’épistémologie de l’histoire, mais « que par sa genèse », d’où la revendication dumontienne que « l’histoire de l’histoire devienne une partie très importante de la recherche et de l’enseignement dans nos universités » (Dumont, 1969, p. 15).

Autour du relativisme

Serge Gagnon fut le premier historien à répondre à l’appel en esquissant « une théorie préliminaire à l’histoire de l’historiographie » dont la démarche était, selon lui, « étrangère aux praticiens de la science historique d’ici » (Gagnon, 1973, p. 479 et 481). Or, les historiens québécois n’étaient pas si étrangers à cette démarche. Alfred Dubuc a considéré que l’historicité de l’histoire résulte du fait qu’elle est autant « science du passé » que « science du présent ». Elle produit une « connaissance positive » et une « connaissance compréhensive » cherchant respectivement à retrouver les faits du passé pour eux-mêmes et à les analyser pour comprendre le présent. C’est parce qu’elle est historique que l’histoire, « au contraire des autres disciplines qui cherchent à marquer l’indépendance obligée du sujet connaissant et de l’objet d’analyse, […] établit constamment les ponts qui relient entre eux […] les deux pôles de l’opposition épistémologique » que sont l’objet et le sujet, c’est-à-dire le passé et le présent en histoire. Par ces ponts, « l’homme […] devient mieux connu et cette connaissance reflète sur lui-même en tant que sujet connaissant » (Dubuc, 1970, p. 334 et 339). On retrouve ici la dialectique passé / présent, véritable matrice de l’articulation de la question de l’historicité.

Fernand Harvey et Paul-André Linteau, dans leur bilan des vingt-cinq premières années de la RHAF, ont abordé la question de l’historicité. S’appropriant l’aphorisme de Lucien Febvre voulant que chaque époque se fabrique sa représentation du passé, ils soutiennent que les mutations historiographiques doivent être mises en relation « avec l’évolution de la société québécoise ». Les auteurs présentent plusieurs « indices » illustrant cette relation, comme « le phénomène de laïcisation » qui, à partir des années 1960, réduit considérablement la place des clercs et du religieux comme sujet et objet historiques. Ils soulignent cependant que « l’historiographie ne se réduit pas à un phénomène sociologique ; c’est aussi un lieu de production scientifique » (Harvey et Linteau, 1972, p. 181)[10]. Ce lieu relativise le relativisme en histoire.

Pierre Savard (1969-1971) s’était intéressé à l’évolution de l’histoire entre 1860 et 1970. S’il fournit des renseignements sur les mutations de l’historiographie québécoise, il ne se prononce guère sur la manière dont doivent être traités ses rapports successifs avec le présent. Aussi, Serge Gagnon lui reproche de ne pas « relier le contenu idéologique de la production [historique] à la société elle-même » (Gagnon, 1973, p. 482). C’est d’ailleurs peut-être en réaction à cette critique que Savard a subséquemment dégagé les rapports entre production historique et société dans le processus par lequel « l’étude de l’histoire passe d’une activité intellectuelle, exercée surtout par des autodidactes […] à une discipline aux spécialistes nombreux offrant une production abondante et fort diverse tant par les méthodes que par les idéologies sous-jacentes » (Savard, 1974, p. 77). Les réflexions de Savard, comme celles de Harvey et Linteau ou de Dubuc et celles de Galarneau et Frégault examinées dans la section précédente, témoignent d’une articulation historienne de la question de l’historicité au Québec avant celle de Gagnon qui se démarque néanmoins d’elles par les références extra-disciplinaires qu’il mobilise. Celles-ci lui permettent de bâtir un échafaudage théorique pour articuler la question de l’historicité.

S’appuyant sur des historiens comme Carr, des philosophes-historiens comme Collingwood et Croce, des philosophes comme Aron et Schaff et des sociologues comme Mannheim et Dumont, Gagnon loge son articulation de la question de l’historicité sous l’enseigne d’une « sociologie de la connaissance historique » (Gagnon, 1973, p. 479). Il adhère à « la thèse relativiste » (Gagnon, 1973, p. 479) soutenant que l’historien épouse « les préjugés de son temps, de son milieu national, de sa classe sociale, de sa génération, etc. » (Gagnon, 1973, p. 479-480). Cet enracinement temporel résulte de la place que tient la subjectivité de l’historien dans l’opération historiographique, notamment avec le choix de l’objet d’enquête, et de l’emprise du contexte de production et réception duquel il ne peut se soustraire. En effet, selon Gagnon, « le progrès des méthodes […] influe moins […] sur le contenu de la connaissance que les grandes questions qui agitent le milieu dont le chercheur n’est jamais complètement détaché » (Gagnon, 1973, p. 519). Le relativisme de Gagnon ne verse toutefois pas dans un réductionnisme puisqu’il souligne la réciprocité entre historien et société. L’historien est conditionné par la société qu’il conditionne par sa fonction « d’agent de la mémoire collective » (Gagnon, 1973, p. 508). Loin d’être soumis aux pressions sociales, l’historien est un « définisseur de situation » (Dumont, 1978, p. 99) participant à la constitution de la référence en fonction de laquelle toute société s’oriente ; la conscience historique étant une balise de son identité. Aussi, bien qu’il insiste sur sa relativité, Gagnon soutient que « refuser de reconnaître à l’histoire une certaine adéquation au réel, c’est donner dans l’absurde » (Gagnon, 1979, p. 531). Il affirmera d’ailleurs rétrospectivement avoir, vers 1980, « à peu près cesser de m’intéresser à l’histoire comme idéologie pour désormais réfléchir à la production historique en tant que connaissance » (Gagnon, 2000, p. 404). Étant « au-dessus des individus qui la recherchent » (Gagnon, 1999, p. 158), la vérité agirait comme une instance contrôlant ce qu’ils peuvent dire du passé.

Gagnon met en oeuvre son articulation de la question de l’historicité dans trois études, soit Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920 (1978), révision de sa thèse doctorale et récipiendaire du premier prix Lionel Groulx de l’IHAF ; Québec and its Historians (1985), un recueil de cinq textes portant sur l’impact de la Révolution tranquille sur l’historiographie, sur l’évolution de l’historiographie de la Nouvelle-France et sur la relation entre idéologie et méthodologie chez Fernand Ouellet ; Passé recomposé (1999) traitant de l’historiographie des années 1960-1990, période marquée par l’affirmation de l’histoire sociale, seconde « grande révolution méthodologique » de l’histoire après celle de l’« histoire critique ». Gagnon note dans ce dernier ouvrage que la question de l’historicité de l’histoire ne peut être articulée que si on estime sa valeur cognitive, critique la part du présent projeté en elle et comprend que le métier d’historien se fonde sur le « dépassement de sa propre subjectivité, celle de son temps et celle de l’époque étudiée » (Gagnon, 1999, p. 17 et 146). Bref, Gagnon a contribué plus que tout autre historien au Québec à faire de la question de l’historicité de l’histoire un enjeu disciplinaire.

Nicole Gagnon et Jean Hamelin ont souligné également l’importance de la question en déclarant qu’il serait urgent que les historiens débattent « la nature du discours historiographique et son insertion dans la culture » (Gagnon et Hamelin, 1979, p. 7). Les auteurs traitent l’historien dans son humanité, comme un être situé. Ne pouvant être occultée lorsqu’on s’interroge sur la nature de l’histoire, cette variable fait en sorte que la connaissance historique « s’élabore dans un univers ambigu, structuré par la subjectivité de l’historien et l’objectivité de l’événement » (Gagnon et Hamelin, 1979, p. 108). Une place importante est accordée à « la visée de l’historien » (Gagnon et Hamelin, 1979, p. 108) dans cette dialectique :

À une vision axée sur l’édification de la cité correspondra une histoire fortement idéologisée : […] cautionnement des significations que l’historien prête aux faits du présent par leur projection sur les événements passés. Mais à une entreprise décollée des préoccupations des hommes d’aujourd’hui correspondra une authentique connaissance historienne, bien distincte d’une idéologie.

Gagnon et Hamelin, 1979, p. 108.

Il reste que le discours historique « n’est que partiellement scientifique ». (Gagnon et Hamelin, 1979, p. 59). Cette scientificité tempérée résulte de son historicité qui rend le discours historique « relatif » :

Dit au sein d’une culture pour une culture, il n’est valide que pour le temps et le lieu d’où il émerge. L’histoire ne se comprend donc pas d’abord comme développement d’une discipline évoluant par approfondissement de son corpus théorique […] ; elle se comprend à partir […] des temps et des lieux qui l’ont générée.

Gagnon et Hamelin, 1979, p. 11.

Le relativisme qualifié auquel souscrivent Gagnon et Hamelin implique que la nature de l’histoire ne puisse se comprendre que si ce savoir est saisi dans son contexte.

C’est aussi par rapport au relativisme que Bouchard articule la question de l’historicité. Il s’interroge sur « la relation qui fait dériver la connaissance historique de ce qu’on appelle trop vaguement l’’actuel’ » en vue de « mieux définir ce qu’on appelle le relativisme » (Bouchard, 1982, p. 16 et 12). Selon lui, l’histoire est enracinée dans le présent pour au moins trois raisons intereliées. Primo, le présent suggère les domaines à explorer et les questions pour le traiter. Deuxio, il intervient plus directement dans les contenus même de l’enquête « qui s’alimentent à même des expériences collectives fondamentales et des projets sociaux plus ou moins explicités ». Tertio, l’histoire est conditionnée plus directement par le présent via la « subjectivité de l’historien » (Bouchard, 1982, p. 6). Le poids du présent en histoire ne doit cependant pas nécessairement conduire à accepter le relativisme. Si l’histoire est relative à son contexte de production, « comment, se demande Bouchard, se constitue-t-elle en discours scientifique, c’est-à-dire en discours qui prétend faire valoir ses énoncés sur ceux du sens commun », la distinguant « des autres entreprises de récupération du passé » comme la mémoire ? La scientificité de l’histoire ne résiderait ni dans l’exactitude, ni dans l’impartialité de l’historien, mais plutôt dans ce que Bouchard nomme « la logique des procédés [...] de l’enquête », c’est-à-dire la « méthodologie » (Bouchard, 1982, p. 9). Ce concept « renvoie à l’ensemble des règles qui devraient gouverner toutes les opérations impliquées dans la production et la révision » (Bouchard, 1982, p. 9) de la connaissance du passé. La connaissance scientifique en histoire, comme dans toute discipline, est fonction de cette méthodologie adaptée à son objet (Bouchard, 1995, p. 313).

Or, la méthodologie ne permet pas seulement de « prémunir le savoir historien contre les contaminations ou les falsifications » (Bouchard, 1982, 8-9). Elle le transforme en « anthropologie », en science de l’homme. Ce n’est en effet que par cette transformation que l’histoire peut exercer sa « vocation première » : atteindre « le langage universel de l’humanisme » en traduisant « pour soi-même et pour les autres l’échantillon concret de la condition humaine incarnée » dans la collectivité particulière qu’elle étudie (Bouchard, 2006, p. 287). L’histoire cesse d’être coincée dans l’alternative mémoire / science pour devenir con-science orientant l’agir. Car, en dernière instance, « les vérités historiographiques naissent et meurent non […] par l’arbitrage implacable des données empiriques, mais […] au gré de glissements qui affectent les préoccupations, les façons de percevoir, les valeurs, les idées » (Bouchard, 1982, p. 4), éléments que Bouchard rassemblera ultérieurement dans le concept de « paradigme » (2006). Ce concept remplacera celui de méthodologie qu’il englobe comme matrice de sa réflexion de la question de l’historicité[11]. C’est par le truchement du concept de paradigme qu’on décèle « dans les travaux des historiens les matériaux de la culture […] qui se fait » (Bouchard, 2006, p. 275). L’historicité de l’histoire se pense alors sous l’angle de sa participation active à la construction culturelle de la société. L’historien doit pour « articuler sa démarche à l’actuel » viser à l’« éclairer » et non à le « refléter » (Bouchard, 2000, p. 75 ; 1995). Si Gagnon a, avec les années, relativisé son relativisme en insistant sur l’horizon de vérité orientant la démarche historienne, Bouchard l’a a contrario renforcé, sans pour autant l’absolutiser, en insistant sur l’enracinement socioculturel de l’histoire et l’engagement civique de l’historien

Bouchard déplore, pour cette raison, l’histoire qui tourne son dos à la société : « Mais quelles sont les finalités de ces connaissances [historiques] si elles ne sont pas conjuguées dans des représentations plus amples, au profit d’une véritable conscience historique […] en vue d’une meilleure compréhension de la société dans laquelle nous vivons ? » (Bouchard, 1997, p. 263). Selon lui, l’historien doit produire une connaissance en ordonnant des « données empiriques » à partir de « questions » dont la « pertinence » est déterminée « par leur articulation aux problèmes de la cité » (Bouchard, 2000, p. 50). Mettre le passé en continuité avec l’actuel fait partie des « postulats du métier d’historien » et est ce qui définit « le propre de la science historique ». C’est dans « l’actualité » que l’histoire trouve « l’indispensable principe de cohésion » en fonction duquel elle peut rendre intelligible « le fourmillement événementiel du passé » (Bouchard, 1998, p. 132). L’éloignement de l’actuel risque de conduire à une science historique « inutile socialement ». Pour éviter cet écueil, Bouchard plaide pour une histoire « capable de projeter sur les grands problèmes de l’heure des aperçus éclairants ». La question de la fonction sociale de l’histoire se retrouve ainsi intimement liée à celle de son historicité. Bouchard estime d’ailleurs que le traitement de cette seconde question doit occuper une place plus importante dans la discipline, car le « discours historiographique » devrait « instruire lui-même son procès » (Bouchard, 1997, p. 264 et 266). L’articulation de la question de l’historicité de l’histoire, c’est faire preuve de réflexivité : se servir de la démarche historique pour mieux la comprendre.

Fernand Ouellet a également réfléchi à la question de l’historicité de l’histoire. Il soutient que les historiens entretiennent « des rapports plus ou moins complexes et subtils avec le présent » (Ouellet, 2006, p. 202). Le présent intervient tellement dans leur démarche « qu’on pourrait croire, estime-t-il paradoxalement, qu’ils sont les seuls intellectuels à coller d’aussi près à l’immédiat ». Il considère la question de l’historicité de l’histoire sous l’angle du rapport qu’elle entretient avec l’idéologie : « tous les courants idéologiques […] se sont reflétés plus ou moins directement dans les travaux des historiens » (Ouellet, 1982, p. 35). Ouellet s’arrête sur le cas du nationalisme qui a eu une forte emprise sur l’historiographie canadienne-française, du nationalisme de survivance au lendemain de l’échec des Rébellions de 1837-1838 jusqu’au nationalisme indépendantiste des années 1970. Il se développe au cours de cette décennie une « nouvelle version de l’histoire » qui, en ancrant la modernisation du Québec dans la longue durée au lieu d’en faire un phénomène récent, souhaitait montrer que son « indépendance finale » était « l’inéluctable apogée » (Ouellet cité dans Rudin, 1998, p. 231), normale, de sa longue marche vers la modernité. Or, l’histoire, réciproquement, génère l’idéologie, bien que sa tâche ne s’y réduit, car « l’historien n’a jamais accepté consciemment ce rôle exclusif de pourvoyeur d’idéologies et […] a toujours […] prétendu accéder à l’objectivité, à la vérité, à une certaine transcendance ». Ouellet introduit d’ailleurs une perspective historique dans l’articulation de la question de l’historicité de l’histoire en considérant que le rapport que l’historien entretient avec le présent varie dans le temps. La disciplinarisation de l’histoire, depuis l’après-guerre, a complexifié ce rapport. Elle instaura « entre l’historien et la réalité historique et […] le présent […] une méthodologie qui comportent des exigences spécifiques et scientifiques » (Ouellet, 1975, p. 26 et 36). Il devient donc difficile de traiter la question de l’historicité uniquement en fonction des idéologies sans situer l’histoire en regard de son évolution disciplinaire. Ouellet soutient, à cet égard, que l’étude du passé connut à compter des années 1960 « une modernisation », prenant l’allure d’une « révolution historiographique » : laïcisation et professionnalisation du personnel, ouverture aux historiographies étrangères et alliances avec les sciences sociales générant une multiplication des chantiers de recherche (Ouellet, 1985 ; Dubuc, 1979).

La dialectique passé / présent et la fonction sociale de l’histoire

Depuis le tournant des années 1990, le rapport entre histoire et présent est une question « à la mode ». Son articulation permettrait, selon Jean Hamelin, « d’attribuer à l’historien un rôle important dans la construction de la cité, au moment même où celui-ci remet en question […] sa place dans la société ». Hamelin recourt à la « dialectique du passé / présent » pour la thématiser. La connaissance historique est structurée tant par la subjectivité historienne que par l’objectivité des événements. Cette structuration dialectique révèle que « l’historien ne travaille pas en vase clos » et que, conséquemment, « construction de l’histoire et construction de la société vont de pair » (Hamelin, 2006, p. 209). Historicité et fonction sociale de l’histoire sont encore mises en relation. Jean-Marie Fecteau illustre l’angoisse de l’inutilité sociale des historiens quand il soutient que l’histoire « laisse dans un grand silence les questions d’aujourd’hui ». Il déplore que le « sérieux » et la « rigueur » des historiens qui les rendent incapables de dire quoi que ce soit « sur le sens de notre vie présente ». L’histoire pour être un savoir et non une « simple connaissance érudite » doit « servir à l’action » (Fecteau, 2006, p. 375-376). Revendication qui trouve écho dans le « projet critique » formulé récemment par Martin Petitclerc dans l’espoir que les historiens ne courent pas le risque d’« avoir peu de chose à dire sur les grands enjeux collectifs du passé, du présent et de l’avenir » (Petitclerc, 2009, p. 87).

Les travaux de Jocelyn Létourneau sur les rapports entre histoire, mémoire et identité, pour une bonne part rassemblés dans Passer à l’avenir (2000), offrent une formulation complexe de la question de l’historicité de l’histoire. Faisant d’elle un axe central de ses recherches et de son enseignement, Létourneau soutient que son articulation doit non seulement tenir compte du rapport que la connaissance du passé entretient avec le présent, mais aussi avec l’avenir. L’historien doit conjuguer « ses qualités de savants et ses responsabilité de citoyen » pour « ’faire passer le passé’ dans une histoire […] qui est porteuse d’avenir et d’espoir ». Son rapport au passé est de l’ordre non seulement de la vérité scientifique, mais aussi de la pertinence morale : « son rôle l’amène immanquablement au coeur de problèmes de morale collective […] en tant que scientifique […], il lui faut tenter finalement de favoriser la victoire du bon sur le mauvais » (Létourneau, 2006, p. 438). L’historicité de l’histoire s’apprécie également et plus concrètement dans sa participation à la construction et à la mutation de la référence identitaire de la communauté dans laquelle elle s’inscrit, processus conditionnant à leur tour l’actualisation historienne du passé. Déplorant le décalage qu’il constate entre la représentation mémorielle de la société et la représentation du passé des historiens pourtant « chargés de l’opération complexe et délicate des lobes mémoriels du sujet collectif », Létourneau oublie toutefois que la dialectique entre historiens et société est médiatisée par leur appartenance à un champ leur procurant une autonomie relative qui les isole des pressions de la société et limite leur influence sur elle. L’occultation de cette médiation l’empêche d’appréhender la disciplinarité de l’histoire, ce qui lui permet d’avancer que la réalité historique « réside – nonobstant la volonté des historiens – dans l’image de la mémoire collective » (Létourneau, 1995, p. 25 et 33). Avec une telle déconsidération de l’horizon de vérité et d’objectivité balisant l’intentionnalité historienne, il réduit l’histoire à une quête identitaire moralisante aspirant à produire un « récit régénérateur » (Létourneau, 2000, p. 11) de la mémoire collective québécoise.

L’« histoire publique » atteste aussi de l’actualité de la question du rapport entre l’historien et la société. Dans un numéro de la Revue d’histoire de l’Amérique française consacré à cette thématique, Rouillard insiste sur l’importance de « conjuguer le passé au présent ». Cette conjugaison implique que « l’histoire dite publique » fasse partie du « métier de l’historien professionnel » sans quoi « le soin de façonner la conscience historique de notre société » ira dans les mains d’« amateurs d’histoire ». Il déplore le faible engagement des historiens dans leur milieu et récuse « l’idée que l’actualité […] menace leur objectivité ». Il plaide pour une histoire ayant une plus grande « résonnance sociale » (Rouillard, 2003, p. 73 et 75). Saisissant la question de l’historicité dans la dialectique histoire-mémoire, Jean-Claude Robert, dans le même numéro, estime que la vulgarisation relève de la responsabilité citoyenne de l’historien. La médiatisation accrue de l’histoire nécessite par ailleurs une vigilance des historiens pour « dépasser les obstacles mémoriels à la connaissance historique » (Robert, 2003, p. 69). La présence sociale de l’histoire constitue un enjeu essentiel du discours que les historiens tiennent sur leur savoir.

C’est cette présence sociale de l’histoire que Ronald Rudin a tenté de mettre au jour dans sa réflexion historiographique. Aussi, la critique de Ronald Rudin du « révisionnisme », à qui il reproche d’avoir (sur)normalisé le passé en évacuant les questions relatives à l’ethnicité, aux mentalités et à la religion au profit des structures socio-économiques et de se prétendre la première histoire scientifique, a généré une controverse sur la nature et l’évolution de l’historiographie québécoise (Rudin, 1992). Cette controverse a incité les historiens à se prononcer sur la relation entre leur savoir et le présent[12]. Or, Rudin pratique lui-même un révisionnisme historiographique. En réhabilitant le rôle de Lionel Groulx dans la disciplinarisation de l’histoire – en faisant de lui un historien « normal » (Rudin, 1997) – et en relativisant la production « révisionniste » à son contexte socio-idéologique de la Révolution tranquille, il soutient que les historiens québécois, comme tous les historiens occidentaux, équilibrent exigences disciplinaires et sociales (Rudin, 1998). Cet équilibrage détermine le rapport effectif que la connaissance du passé entretient avec le présent, son historicité. La normalisation rudinienne de l’historiographie de la première moitié du 20e siècle masque cependant la modification du rapport historien au présent générée par l’institutionnalisation de l’étude du passé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce processus distancie les historiens de la société en créant un espace où ils peuvent traduire les sollicitations de celle-ci en problèmes de science qu’ils résolvent en fonction de règles disciplinaires qu’ils s’imposent collectivement. Or, distanciation ne signifie pas isolement de la société ; seulement que le rapport des historiens à elle se limite de plus en plus aux conditions de production de leur savoir assurant son autonomie par rapport à elle (Dumont, 1998)[13]. Ces conditions sont une variable importante de la formulation de la question de l’historicité de l’histoire qui, pour ne pas verser, comme l’avertit Gingras, dans une « sociologie spontanée » (Gingras, 1995), exige de tenir compte de sa transformation en une discipline médiatisant le rapport entre historiens et société / présent.

L’histoire comme discipline

Jean-Paul Bernard souligne la complexité du rapport entre « l’évolution historique elle-même et le développement de l’historiographie ». Ce rapport ne saurait être conçu comme « un simple reflet qui irait […] de la société à l’institution historienne » puisque celle-ci possède « par définition une certaine autonomie » lui conférant « une consistance propre qui peut être tout autant en concurrence qu’en harmonie avec les sollicitations de l’actualité » (Bernard, 1995, p. 337). La « consistance » de la discipline historique ne peut se comprendre sans tenir compte de son institutionnalisation et sa théorisation, c’est-à-dire sa disciplinarisation.

Les travaux de Patrice Régimbald, Martin Pâquet et Patrice Groulx illustrent l’importance prise par l’étude de ces procédures disciplinaires dans l’articulation de la question de l’historicité de l’histoire. Le premier s’intéresse au rôle des sociétés savantes dans la « disciplinarisation » de l’histoire durant l’entre-deux-guerres. Ces sociétés ont permis une première forme de gestion collégiale de l’historiographie, condition essentielle pour qu’elle puisse s’autonomiser des injonctions du domaine public. Ce n’est toutefois qu’avec la fondation d’instituts universitaires d’histoire dans l’après-guerre immédiat qu’apparurent les conditions suffisantes pour que l’étude du passé puisse s’émanciper de la littérature, de la philosophie et de l’idéologie (Régimbald, 1997).

À travers l’oeuvre de Benjamin Sulte, Patrice Groulx offre une articulation de la question de l’historicité jetant un éclairage sur la préhistoire de la disciplinarisation de l’histoire. L’historicité résulterait du « grand paradoxe » de la discipline telle qu’elle a été conçue à partir du 19e siècle, soit celui d’une appréhension du passé en tension entre mémoire et science. Bien que la commémoration soit devenue une affaire d’État, notamment à partir de la création en 1919 de la Commission des lieux et monuments historiques à laquelle Sulte a participé activement, la « persistance paradoxale » (Groulx, 2008, p. 235) de la mémoire dans l’histoire l’empêcherait de s’autonomiser des sollicitations du présent. Groulx articule ainsi la question de l’historicité de l’histoire en la mettant en relation avec le rapport congénital que son épistémè entretient avec les injonctions mémorielles.

Pâquet souligne l’historicité du savoir historien en le dé-essentialisant. La construction épistémologique de l’histoire s’est effectuée en fonction de « conventions clivées » parmi lesquelles on trouve : amateurs / professionnels, les luttes générationnelles Ancien / Moderne, histoire nationale / non-nationale, diachronie / synchronie, synthèses / monographies, positivisme / herméneutique (Pâquet, 2007). Ces conventions renvoient à un ethos historien au coeur de la discipline historique, un ethos s’articulant autour de trois valeurs normatives : le vrai, le bien et le beau. Si ces valeurs ne sont pas sans rappeler l’idéalisme platonicien, Pâquet rappelle que l’« immersion de l’historien dans l’actualité de son environnement » est une exigence ontologique de sa pratique savante. Ce n’est qu’à cette condition que l’historien peut « saisir les dynamiques sociohistoriques », objet de son savoir dont la mise en oeuvre, s’insérant dans une dialectique passé-présent, consiste, rappelle Pâquet en citant Marc Bloch, « à unir l’étude des morts à celle des vivants » (Pâquet, 2002, p. 31 et 50).

L’historicité de l’histoire et l’épistémologie historienne

Cet article s’est penché non sur l’historicité effective de l’histoire, mais sur son historicité telle que ses praticiens l’ont articulée comme question épistémique disciplinaire. Nous avons cherché via une documentation non exhaustive de cette articulation à mettre au jour le discours que les historiens tiennent sur leur savoir au lieu de le rapporter à son contexte d’énonciation ou de livrer des intuitions impressionnistes sur sa présumée absence dans la discipline que cela soit pour la valoriser au nom d’une phronèsis historienne ou la déplorer pour dénoncer le prétendu empirisme des historiens. Il va sans dire que notre examen du traitement historien de la question de l’historicité de la connaissance du passé n’a pas fait le tour du sujet. Plutôt qu’à la clore, nous cherchons à ouvrir une problématique qui reste largement à explorer, soit celle du rapport discursif (versus pratique) que les historiens entretiennent avec leur savoir. L’emploi sans doute abusif de la citation directe a permis d’exposer ce savoir-dire qu’on se contente souvent que de commenter.

L’historicité du savoir historien est son enjeu épistémologique central. Son articulation est la réflexivité suprême, l’historien historicisant l’histoire. Fecteau soutient en effet que l’épistémologie passe par « une mise systématique à l’explicite des rapports entre la société et la recherche fait sur elle ». En inscrivant son métier « dans le temps », l’historien lui donne sens (Fecteau, 1999, p. 456 et 463). Encore faut-il montrer en quoi cette historicité consiste pour apprécier la complexité de la méditation entre le passé et le présent et ses conséquences sur la pratique du métier historien. C’est cette appréciation que l’historien effectue via l’articulation de la question de l’historicité. Elle révèle que l’étude du passé ne peut être comprise sans que l’historien ne s’interroge sur « sa relation au corps social » (de Certeau, 1975, p. 85), qui est précisément la démarche définissant son savoir : contextualiser[14]. L’articulation de la question de l’historicité permet aux historiens de se prononcer sur la réciprocité entre histoire et société, sur la scientificité et la fonction de leur savoir ; à déterminer le poids respectif de celui-ci et du contexte socio-idéologique dans leur appréhension du passé, aucun d’eux n’admettant que l’histoire en dit plus sur son présent que sur le passé ou, inversement, qu’ils travaillent en vase clos. L’historicité de l’histoire constitue un véritable enjeu épistémique carrefour.

La dialectique passé-présent constitue la matrice de l’articulation de la question de l’historicité de l’histoire. Cette articulation est structurée par deux balises conceptuelles, soit le relativisme et la discipline pour penser respectivement la détermination du présent dans l’appréhension du passé et la médiation de cette détermination. Si l’historicité de l’histoire a d’abord été soulignée par la philosophie critique néokantienne de l’histoire pour lutter contre un positivisme alignant son régime de scientificité sur celui des sciences de la nature, la mise en relation de la science historique à l’histoire-processus ne doit pas pour autant la sombrer dans un relativisme la réduisant à la subjectivité de l’historien comme l’avertissaient déjà simultanément les philosophes Raymond Aron (1938) et Maurice Mandelbaum (1938). Malgré la diversité conflictuelle des articulations de la question de l’historicité, qui pourraient être historicisées à leur tour en étant mises en relation avec les positions institutionnelles et situations idéologiques des historiens dans une perspective contextualiste – il y aurait là matière à un autre article –, nous croyons que la nature du rapport entre l’histoire écrite et vécue ne peut s’élucider sans recourir à la notion de médiation disciplinaire. Elle permet de contourner les écueils positiviste et relativiste : la connaissance historique n’est ni une reproduction du passé, ni un reflet du présent. Elle est le produit d’une conjugaison entre le passé et le présent effectuée en fonction d’un savoir disciplinaire dont les modalités et les finalités sont formalisées par le discours que les historiens tiennent sur lui. L’épistémologie, en explicitant « la structure de la pensée historienne » (Dumont, 1973, p. 75), participe à la constitution de l’identité disciplinaire, un des trois invariants de toute disciplinarisation (Gingras, 1991). En tant que superstructure ou « idéologie scientifique » (Revel, 2001, p. 53), l’épistémologie historienne a été aussi importante que l’infrastructure institutionnelle dans la création et le maintien d’une étude du passé disciplinarisée.