Je remercie la direction de Recherches sociographiques de m’avoir invitée à discuter d’un ouvrage important qui soulève de multiples questions et se situe au carrefour de plusieurs champs de la discipline sociologique, bref qui constitue un excellent déclencheur. Le Québec a été en quelque sorte absent des débats sur l’éthique du travail, sauf pour ce qui est de certaines catégories sociodémographiques, si bien que cet ouvrage est une première. Mon commentaire suivra pas à pas la démarche des auteurs, mais aussi débordera sur les champs adjacents à l’objet de l’ouvrage, car l’éthique du travail renvoie à l’histoire et à la nature des études en la matière, cette question ayant été largement discutée, de même qu’au nouveau modèle productif (NMP), et finalement à l’histoire de la sociologie du travail. Transversalement, plusieurs questions méthodologiques seront soulevées, lesquelles prennent énormément d’importance dans ce genre de recherches. Les auteurs font référence aux changements socioculturels intervenus à l’égard du travail et de l’emploi en les mettant en rapport avec les mutations incontestables, pouvant cependant être diversement analysées, du marché du travail. Y a-t-il adaptation du marché du travail à de nouvelles cultures socioprofessionnelles ? Ou de nouvelles cultures socioprofessionnelles se sont-elles créées en fonction des changements intervenus sur le marché du travail ? À partir de la notion de « nouveau modèle productif », les auteurs entendent saisir ces nouveaux ethos du travail, se basant sur une enquête quantitative (1000 individus) suivie d’une enquête qualitative (52 entrevues). A priori, une telle méthodologie diversifiée retient l’intérêt, puisque les rapports au travail et à l’emploi sont difficilement appréhendables à partir de seuls sondages. Bien entendu, il n’y a aucune comparaison possible avec des enquêtes similaires au Québec, ni avec les enquêtes similaires effectuées couramment en d’autres terres (Bryson, 2010). Cette démarche de recherche s’appuie sur un postulat. Le NMP est une variable parmi trois qui explique les résultats de l’enquête, laquelle aboutit à la définition de six ethos du travail. Les trois premiers chapitres posent la question de recherche : « repérer, décrire et analyser » (p. 3) les nouvelles configurations culturelles à l’égard du travail et de l’emploi qui définissent les actifs (chômeurs inclus bien sûr). Trois indicateurs sont retenus : la centralité du travail, la signification du travail, l’attitude vis-à-vis les normes managériales modernes. Les deux premiers critères retenus vont de soi et ont fait partie de tous les sondages en la matière. Le troisième critère ne laisse pas d’étonner, puisqu’il s’agit de définir les types d’ethos du travail en mesurant l’adhésion des individus aux nouvelles normes managériales. Ce critère est extrêmement discutable. D’une part, pourquoi accorderait-on aux employeurs, qui configurent le marché du travail, une présomption de « rationalité », contrairement à d’autres ensembles de normes, par exemple des normes syndicales, environnementales ou à portée sociale plus générale ? D’autre part, les chapitres deux et trois, conçus pour définir le dit nouveau modèle productif, sont construits essentiellement à partir d’une documentation secondaire d’inspiration ou de provenance gestionnaire. En un sens on est en face d’un processus de naturalisation de ce qui n’est qu’une façon de voir la situation. Les auteurs, certes, rappellent la croissance du travail atypique en mentionnant que l’atypie est souvent un choix, et appuient leur analyse des mutations de l’emploi par des données (p. 53) sur l’évolution de la répartition de la main-d’oeuvre par secteurs d’activité. Or, les catégories socioprofessionnelles (CSP) seraient tout aussi importantes à considérer, car rien n’indique que la main-d’oeuvre ne soit pas encore en majorité une main-d’oeuvre d’exécution. L’évolution des salariés/secteurs d’activité ne permet guère de conclure sur les CSP. Le NMP est un …
Appendices
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