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La société québécoise contemporaine participerait d’une « culture-buffet ». Cette abondance de choix évite le conflit, mais renvoie à la solitude et au précaire. L’individu ne sait plus à quel groupe s’identifier tout en souffrant, paradoxalement, d’un « excès d’identité » et de la « fatigue d’être soi ». Plongé dans une anomie sociale pérenne, il ne fait qu’effleurer le monde et, trop souvent, il prend le maquis plutôt que de se frotter à l’autre. Dans cette société, l’écrivain n’est pas un « écrivain de la rupture » puisqu’il ne saurait avec qui ou quoi rompre. Marginal ou déserteur, il écrit dans le « désert ». C’est sur ce procès sombre de la littérature québécoise que Michel Biron ouvre La conscience du désert, qui rassemble seize textes, parus entre 1998 et 2010, sauf « Exotisme du proche : André Major et Pierre Nepveu », qui est inédit.

L’idée de conscience du désert émerge et crée une vision d’ensemble, souvent audacieuse, tant sur la littérature québécoise que sur la culture contemporaine. En outre, Biron perçoit la littérature québécoise en dehors des frontières nationales et la rattache à des auteurs tantôt américains, tantôt français ou encore belges. Cette approche transnationale se greffe à un regard transhistorique et éclairant entre la littérature actuelle et celle des 19e et 20e siècles puisqu’il veut aussi appréhender la littérature en dehors de la périodisation convenue. Il minimise notamment l’effet de la Révolution tranquille et, par le recours à de nombreux rappels historiques et littéraires, il trace, depuis le 19e siècle, un continuum de la solitude et de l’effacement, ce qui constitue, pour lui, la conscience littéraire du Québec, à partir de laquelle l’écrivain s’invente lentement « dans un espace neuf mal défini ». L’essayiste met alors en évidence le danger d’importer des concepts – celui de la modernité notamment – sans s’interroger sur leur pertinence. C’est que, pour Biron, l’écrivain québécois moderne ne se découvre pas selon l’image française de l’écrivain bohème puisqu’il n’a pas à « se définir contre un modèle plus ancien, lui, non moderne ou pré-moderne ». Enfin, la conscience du désert obscur donne parfois naissance à un certain espoir comme le laissent entendre les textes sur l’écriture rédemptrice (Blais) et le désir de renouer avec l’autre (Nepveu et Major).

Au fil du recueil, s’esquisse donc une nouvelle interprétation de la littérature québécoise : une littérature « déconflictualisée » et qui devrait être, à l’instar du modèle belge, dénationalisée, soit libérée du « pacte exclusif avec la nation ». C’est aussi un appel à participer pleinement à ce qu’il appelle le grand contexte littéraire ; c’est d’ailleurs ce que pratique Biron par son approche dialogique transnationale et transhistorique, posture qui lui permet de se ranger du côté des détracteurs, soit ceux qui évitent le prêt-à-penser. Il termine son recueil sur une invitation à lire réellement les oeuvres contemporaines : « Il n’y a pas de pire service à rendre à une littérature que de la protéger d’un discours véritablement critique ». Avec lucidité, apprivoisant le désert, cette lecture interprétative de Biron entame ainsi une conceptualisation novatrice de la littérature québécoise et vaut d’être approfondie.