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J’aimerais situer, d’entrée de jeu, le point d’origine du texte qui va suivre. Je veux réfléchir à la « naissance et à l’essor du Canada français » à partir de la problématique actuelle qui m’occupe, soit celle du processus de recomposition identitaire qui affecte l’ensemble des composantes de la société québécoise, et plus largement encore puisqu’il a partie liée avec l’accélération de la mondialisation et ses effets socioculturels dans l’aire occidentale en particulier.

Si l’on définit l’ethnicité comme « une identification sociale de soi et des autres en vue d’un positionnement au sein de groupes sociaux hiérarchisés »[1], le Québec est l’héritier d’une « conscience ethnique » déjà ancienne élaborée dans un face-à-face avec le colonisateur britannique marqué par sa différence linguistique et religieuse. La définition de soi de la majorité franco-catholique et de la minorité anglo-protestante a pris la forme d’une conscience ethnique déterminant l’identité des unités composantes par la construction d’une « frontière »[2] que les transformations historiques majeures n’ont pas abolie, mais ont au contraire utilisée afin d’assurer de la continuité grâce à la dichotomisation (Rousseau, 2001). La construction et la reproduction de la nation canadienne-française constituent un cas historique particulier de ce processus général.

La société québécoise cherche à se définir aujourd’hui dans le cadre d’une citoyenneté civique commune (Labelle, 1995). Elle découvre en même temps sa situation multiculturelle, mais elle n’a pas encore pris la mesure des effets du nouveau contexte migratoire qui élargit le tissu social mettant en présence vieux nationaux (diversité ethnique déjà ancienne) et nouveaux entrants, en tension pour négocier place et statut. Dans ce contexte où se cherche une nouvelle image commune du tout social, il est donc normal que s’activent des processus identitaires et des référents religieux sur la scène conflictuelle de l’intégration citoyenne.

Le débat portant sur la composante canadienne-française de l’identité nationale québécoise en voie de recomposition ne peut ignorer la dimension religieuse de ce construit identitaire national. Le moment historique où le Canada français se produit en tant que tel dans sa singularité et sa contingence est un moment instituant. On peut le nommer, à la suite de Alain Caillé (2002), un moment politico-religieux[3]. La question posée à propos de la construction de la Nation dans le programme de l’Église devrait donc porter à la fois sur le moment instituant, la phase de genèse, l’histoire des interactions entre les différents ordres sociaux, dont la religion et la politique, et finalement sur le legs actuel de l’identité canadienne-française-catholique en tant qu’intrant mémoriel et composante active d’un autre moment instituant d’une Nation qui se veut aujourd’hui inclusive et pluraliste dans ses croyances. Je n’aborderai ici que la question de la genèse et celle de la conjoncture présente.

Ma première remarque portera sur un « quasi impensé » de nos sciences humaines québécoises. Les différents programmes d’un nationalisme canadien-français ont reposé sur une forme symbolique commune (vision du monde) agissant à la manière d’un langage. Le rappel de l’importance de ce langage me semble crucial pour comprendre l’histoire de la formation de la représentation collective canadienne-française et de sa crise contemporaine afin de mieux cerner une des dimensions des enjeux actuels, soit la parcellisation et la plurialisation de l’instance religieuse (à distinguer de l’institution catholique).

Dans ma deuxième remarque, je voudrais souligner que la construction religieuse d’un nationalisme canadien-français déborde largement la sphère de l’idéologie ultramontaine, domaine dont l’étude semblerait avoir épuisé toute obscurité[4]. Il y a eu une construction religieuse de la nation canadienne-française grâce à un travail de mythologisation et de ritualisation qui a donné sens et puissance à une destinée collective. J’en rappellerai ici brièvement la structure et la reproduction jusqu’à la crise contemporaine du nationalisme.

Il restera à s’interroger sur l’avenir de toute représentation du devenir collectif dans nos sociétés québécoise et canadienne. Le catholicisme représente encore une référence identitaire extrêmement forte pour l’ethnie canadienne-française, si l’on en croit le recensement de 2001 qui a surpris tout le monde à ce propos. Parmi les 83,2 % des citoyens québécois en effet qui ont répondu que le catholicisme était leur religion de référence, le groupe canadien-français en constitue certainement la plus grande partie. Mais on doit s’interroger sur l’avenir d’une référence de moins en moins actualisée par une appartenance communautaire concrète à l’Église et de plus en plus exposée à la diversité des identités religieuses et a-religieuses[5]. Peut-on imaginer l’apparition future d’une nouvelle version d’une « religion civile » québécoise inclusive qui marque l’arrivée d’un nouvel instituant social ?

Le langage différenciateur de la vision catholique du monde de l’époque moderne

J’appelle religion une des formes symboliques de la culture. Cette forme particulière possède « sa structure propre mettant en relation des représentations générales et particulières du monde, des rituels permettant d’effectuer les transactions de phases dans les cycles de l’existence, ainsi que des règles constituant un code des conduites morales ». Dans le cas du catholicisme romain, « ce système est impensable sans l’action d’agents cléricaux qui, depuis le concile de Trente (mi-XVIe siècle), tendent à monopoliser graduellement toute la fonction de régulation et de contrôle. Mais le système religieux, au sein de la culture, déborde l’organisation cléricale de toutes parts et ne peut jamais se réduire à cette dernière » (Rousseau et Remiggi, 1998, p. 7).

Afin de pouvoir déceler le lieu spécifique d’où s’est construite la différence ethnique fondatrice à contenu religieux, il est nécessaire de disposer d’instruments conceptuels assez raffinés. J’ai jadis cueilli à la volée, chez Lucien Goldman (1952) et Fernand Dumont (1963), une distinction qui me semble toujours utile entre trois niveaux repérables par l’analyse au sein de l’instance idéologique : vision du monde, idéologie et pratique. Le niveau de la vision du monde rassemble les énoncés qui se présentent comme des postulats ou des évidences tellement reçues par l’ensemble du groupe qu’il n’y a nul besoin de les justifier tant elles s’imposent d’elles-mêmes. Ces évidences constituent le réseau fondamental de la signification dans la société et cet ensemble sert d’appui au consensus social de même qu’aux efforts que font les groupes qui se succèdent dans la dramaturgie hiérarchique pour justifier leur pouvoir et leur action. Le niveau de l’idéologie se veut, lui, rationnel, explicatif et justificatif. Il entend faire parvenir à l’évidence ce qui se présente tout d’abord comme incertain, problématique et discutable. Dans ce dessein, il mêle à l’analyse rationnelle de la situation des considérations qui proviennent du premier niveau et fonctionnent alors comme des présupposés. C’est donc un discours mixte, largement déterminé au surplus par la situation du groupe dans lequel se situe celui qui parle, et qui débouche sur une justification de l’action proposée. Au troisième niveau, celui de la pratique, appartiennent les impératifs dictant les conduites à suivre pour faire le bien et éviter le mal.

Ces rappels conceptuels sont nécessaires pour mieux comprendre le rôle clé de la vision catholique du monde dans le processus de différenciation sur lequel s’appuiera la construction de la nation canadienne-française au XIXe siècle. Le nouveau « programme ultramontain » – pour employer un terme simplificateur –, comme l’ancien programme gallican, n’était possible que sur la base du langage catholique dans sa modalité post-tridentine ayant acquis un statut d’évidence. Ce langage constitue le différenciateur objectif du groupe, tel qu’issu de la très longue opération de stratification sélective qui a emprunté à l’héritage juif, grec, latin, barbare et arabe, travaillé sans cesse par les nouveaux défis de l’histoire occidentale. Il agit comme le fondement de la mémoire longue.

Dans les premières décennies du régime britannique, la population canadienne n’aura guère l’occasion de prendre conscience de sa différence. Les contacts réels ne touchent que l’élite. L’immigration massive permettant les contacts rapprochés devra attendre la fin des guerres napoléoniennes pour débuter. Du reste, les deux populations qui développeront plus tard une vive conscience ethnique partagent très largement une même vision chrétienne du monde. Il peut être utile aujourd’hui de la résumer en la décrivant dans ses propres termes.

L’univers a été créé par Dieu, Père éternel et Tout-Puissant, qui dirige le cours de l’histoire. Celle-ci a acquis un statut dramatique du fait de la liberté humaine qui a introduit la déviance et le mal dans le temps. Le sort de l’aventure individuelle et collective dans la quête du bonheur dépend de l’accueil ou du refus de l’intervention salvifique d’un Dieu bon, miséricordieux et aimant. En toute justice, le Souverain Juge ne peut prononcer qu’un arrêt de mort contre l’homme responsable du désordre de la création. Les malheurs des temps en sont le meilleur signe. Que faut-il faire pour être sauvé ? Croire en l’offre de Salut annoncée par Jésus (la prédication) et changer de vie pour produire des oeuvres bonnes. L’Église chrétienne a pour mission d’instaurer de son mieux une Cité de Dieu dans le temps, dans l’attente de la fin réussie du projet de Dieu dans l’histoire, le triomphe définitif de la vie sur la mort (Rousseau, 1976, p. 162). Voilà résumé le Grand Récit chrétien qui constitue la mythologie[6] chrétienne commune de l’époque.

Sur cette interprétation de la condition humaine, la chrétienté euro-américaine, fragmentée en multiples Églises, s’entend substantiellement au milieu du XIXe siècle[7]. Où sont donc les différences qui alimenteront les constructions identitaires opposées ? Elles se trouvent surtout dans les divergences concernant la manière de réussir sa vie. La Réforme catholique post-tridentine a répondu au défi d’authenticité chrétienne lancé par les réformateurs protestants en réactualisant un modèle de spiritualité héritier de la longue tradition monastique. Dévots laïques formés dans les Congrégations jésuites comme mystiques religieux et religieuses ont voulu cesser tout compromis avec le monde profane et mener une vie dans ce monde comme n’y étant pas. Peur du monde, fuite hors du monde, mépris du monde ont caractérisé le modèle idéal de la vie catholique, alors que le travail sur soi de la conscience protestante s’accommodait davantage de l’existence profane. Ascétisme extramondain, du côté catholique, ascétisme intramondain du côté protestant, tels sont les types idéaux schématisés assez justement par Max Weber. Cela vaut pour les deux types de vision du monde qui se rencontrent et demeurent longtemps en structure de fonds même si le modèle catholique connaît une nouvelle inflexion pragmatique de son rapport aux besoins sociaux dans la société libérale au milieu du XIXe siècle[8]. Cet héritage ne commencera à basculer qu’avec les renouveaux théologiques et organisationnels qui redéfinissent la place du laïcat dans l’histoire concrète à partir des années 1940.

Le deuxième élément différenciateur est lié au premier. Si la relation au monde profane est dangereuse pour le Salut de l’âme, alors il faut s’investir le plus possible dans l’univers des pratiques sacrales : dévotions, cycles liturgiques organisant le temps, rites sacramentaires et autres. Je rappelle que c’est dans l’action rituelle que s’actualise la vision du monde. Et comme l’efficacité de ses rites dépend de l’intervention d’une classe de praticiens spécialisés, les prêtres organisés en hiérarchie, ceux-ci voient leur statut de régulation et de contrôle du sacré devenir de plus en plus exclusif. Ils s’y emploient d’ailleurs activement, comme nous l’a rappelé récemment Ollivier Hubert dans son étude de la ritualité au Québec (Hubert, 2000).

Le traitement des médiations sacrales est pratiquement à l’opposé dans les Églises marquées par la réforme calvinienne dans l’histoire québécoise (presbytérianisme, méthodisme, anglicanisme low church) : faible déploiement de l’architecture sacrale, domination de la parole au détriment de l’abondante matérialité sacramentaire catholique, tendances iconoclastes, laïcisation relative des fonctions pastorales.

Or, ce sont ces « styles de vie » religieux différenciés, ces manières de faire caractéristiques qui sont devenus et vont devenir (car le XIXe siècle est d’une grande fluidité institutionnelle) les traits les plus concrets et expérimentables sur lesquels pourront se bâtir des figures ethniques polarisées. Ce sont ces mille et un traits qui vont permettre la dichotomisation, l’érection d’une frontière. Je ne veux évidemment pas éliminer d’autres traits socioculturels comme les différences de langue ou de traditions culturelles anciennes (droits coutumiers, etc.). Je veux simplement rappeler que la place de la religion dans la construction identitaire du Canada français ne peut surtout pas se réduire à l’organisation cléricale qui a obsédé plus d’une génération d’historiens et de sociologues. La vision chrétienne du monde, les théologies confessionnelles différenciées jouant de l’idéologie, les styles de vie orientant les pratiques, tout cela constitue déjà un langage régulateur disponible lorsque voudront s’élaborer les programmes d’identité nationale sous l’Union et au cours des premières décennies de la Confédération.

Structure religieuse du Grand Récit identitaire du Canada français

Le fait de disposer d’un langage disponible pour construire une différence nationale à fondement religieux n’engendre pas nécessairement un tel programme. Il faut que des acteurs sociaux utilisent une conjoncture ouverte pour donner une nouvelle forme à une représentation collective.

C’est ce qui s’est produit au tournant des années 1840 et que j’ai tenté d’interpréter en parlant d’un vaste mouvement de revitalisation culturelle prenant la forme d’un réveil religieux ou d’une activation du croire. Plusieurs indicateurs tirés des conduites populaires permettent de parler d’un état de froideur religieuse chez les catholiques dans la première partie du XIXe siècle. Prenons le taux d’abstention majoritaire (plus de 60 %) des paroissiens de Notre-Dame de Montréal dans la décennie 1830 comme exemple. Voici des catholiques bien informés par leurs pasteurs que leur déviance les conduira certainement en enfer s’ils ne communient pas durant la quinzaine pascale. Et pourtant, la masse ne bouge pas, elle n’actualise pas ses croyances. Au même moment Montréal passe à travers deux graves épidémies de choléra et la mort subite est donc une expérience prochaine. Il ne s’agit pas d’une population incroyante. Une infime minorité partage la nouvelle vision du monde des Lumières au cours de ces années marquées par la pression montante de crises multidimensionnelles. Les vocations religieuses et sacerdotales sont à la baisse dans le sud-ouest du Québec.

À la fin des années 1860 la situation religieuse aura changé du tout au tout. Le réveil religieux, amorcé par de vastes campagnes de missions populaires au début des années 1840, aura d’abord provoqué un afflux de vocations militantes dans des communautés de religieuses qui s’activent dans le champ social et éducatif pour pallier le « retard national ». On observe une tendance identique du côté des vocations cléricales qui permettent la multiplication des communautés paroissiales. La pratique sacramentelle est partout à la hausse et deviendra unanime au tournant du XXe siècle. La vision religieuse a été activée. La nouvelle représentation ultramontaine du rapport entre le religieux et le sociopolitique achève de s’imposer et de susciter le rejet chez les Britanniques protestants du Canada (anti-papisme). Le style de spiritualité et de pratiques rituelles qui l’accompagne fait maintenant partie de la vie commune. Ce renouveau aura été caractérisé tout du long par ses agents cléricaux de « renouveau religieux et national ».

Il faut cesser de voir le milieu du XIXe siècle québécois à travers la lunette simpliste d’une tension entre progressisme et conservatisme, identifiés au libéralisme et à l’ultramontanisme. Sans récuser tous les acquis de cette interprétation devenue classique, il me semble fécond de penser plus radicalement cette période comme le moment instituant (Dumont, 1993) où la société canadienne-française « se rapporte(nt) à elle(s)-même(s) en se produisant en tant que telle(s), dans [sa] singularité et [sa] contingence, en traçant une frontière entre le dehors et le dedans, entre les ennemis et les amis, entre les pratiquants et les non pratiquants ou entre les mécréants et les croyants » (Caillé, 2002, p. 304). Ce moment instituant le social en tant que tel constitue « le politico-religieux » (Caillé, 2002, p. 304). Alain Caillé pose très justement qu’à l’intersection du religieux et du politique, on trouve d’une part les rituels (du côté de la pratique), et de l’autre, les grands récits (du côté du symbolique)[9].

C’est au milieu du XIXe siècle, précisément, que commence l’élaboration du Grand Récit fondateur de cette Nation-Église (Rousseau, 2001 ; Laurin-Frenette et Rousseau, 1983) canadienne-française. Garneau avait fait advenir le Nous collectif dans l’imaginaire du récit entre 1845 et 1852 dans sa première édition de l’Histoire du Canada français. L’Agent qui dirige son histoire combine les progrès de la science et de la liberté des peuples. Du Grand Récit salvifique héritier de la vision chrétienne du monde, il ne retient que l’influence bénéfique des « tendances humanitaires du christianisme ». Étienne-Michel Faillon, visiteur sulpicien vivant plusieurs années à Montréal, voudra réécrire ce récit sous la forme d’un véritable mythe des origines qui donnera sa structure symbolique à tous les rituels nationaux subséquents (Faillon, 1865). Le Canada français catholique ira ainsi trouver son fondement au creux du Grand Récit salvifique chrétien, comme un de ses feuillets (Lévi-Strauss, 1964).

Je résume l’architecture de cette Histoire de la colonie française en Canada. Le sujet de ce récit, c’est l’Histoire nationale des héros comme lieu d’un destin collectif dont la quête est toute entière orientée (objet) vers l’extension du royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’Église catholique, par une colonisation à visée missionnaire. Cet objet est offert par la Providence à la « jeunesse nationale », c’est-à-dire à l’élite en qui réside l’avenir du groupe national. Mais pareille quête ne va pas sans lutte. Heureusement le sujet dispose du Roi, des héros fondateurs exemplaires, de la grâce qui facilite le désir désintéressé, afin de vaincre l’opposant qui regroupe les indiens, les protestants et les marchands ou plus généralement tout ceux qui n’agissent que par intérêt propre (concupiscence).

Voici donc tracée la structure de fond d’une vocation nationale dès les trois premiers volumes d’une oeuvre inachevée. Mais nous avons remarqué une classification particulièrement marquante, celle qui sépare les actants positifs du récit (sujet-objet, destinateur-destinataire, adjuvant) de l’actant négatif. Cette opposition permet qu’il y ait récit, c’est-à-dire enchaînement de potentialités sans cesse menacées de tourner court et de rater l’objet. Ce qu’il faut retenir, dans ce premier récit mythique des origines de la Nation, c’est le rôle d’opposants que l’on fait jouer aux protestants et aux marchands, ce qui pour les lecteurs de la deuxième partie du XIXe siècle suffisait pour désigner « les Anglais ». Voilà donc, chevillée au coeur de la définition religieuse de la Nation, l’opposition « Nous national » – « Anglais ». Il sera plus facile de la consolider par la suite que de la faire disparaître.

Nous retrouvons la même architecture développée dans les Quelques considérations de Mgr Laflèche (1866), les discours prononcés à l’occasion du dévoilement de monuments ayant pour sujets des héros de la Nouvelle-France (neuf monuments entre 1858 et 1900), les manifestations et les discours à l’occasion des fêtes grandioses organisées à Québec en juin 1908 à l’occasion du deuxième centenaire du décès de Mgr Laval (Rudin, 1999), l’ensemble rituel de la Saint-Jean-Baptiste, l’invention et la popularisation du personnage de Dollard des Ormeaux entre 1910 et 1960 (Groulx, 1998) et les chants patriotiques de l’abbé Gadbois publiés entre 1939 et 1951. Dans ces derniers l’opposant désigne toujours celui qui menace l’intégrité de l’idéal national. L’Indien et l’Anglais jouent le même rôle. Mais pour la jeunesse qui vibre à l’unisson en martelant ces hymnes guerriers à l’école, l’opposant le plus visible, celui en qui se concentre La Menace, c’est l’Anglais. La structure de fond n’a pas bougé : l’Anglais occupe toujours la position du Dehors pour ceux qui se reconnaissent comme Dedans de la Nation.

Nous tenons ici, saisis à son niveau structurel le plus large, les éléments récurrents d’une véritable « religion civile » au sens de Bellah, avec sa mythologie, ses rituels festifs occasionnels ou récurrents et ses injonctions normatives appuyées sur des modèles héroïques. Elle rend compte d’une histoire nationale dramatique, d’une quête inachevée et toujours menacée, dans un espace qui est le Canada tout entier et même les territoires d’émigration. Cette construction identitaire, lovée au coeur de la vision chrétienne et catholique du monde dont j’ai d’abord rappelé l’importance négligée, allait-elle pouvoir survivre à la découverte de la différence radicale intérieure à la Nation que représente le rejet de la vision chrétienne du monde (« Feu l’unanimité », Gérard Pelletier, 1960), à la perte du Canada comme espace imaginaire occupé par la Nation (études démographiques de la Commission Laurendeau-Dunton, 1963-1968[10]) et à l’invention d’un nouveau Nous collectif décrit par Fernand Dumont et Camille Laurin dans la Politique de la langue (1978) qui transforme l’Anglais en Québécois anglophone ?

Catholicisme, christianisme et recomposition identitaire

La réponse à la question qui vient d’être posée est connue, et elle est négative. Mais encore faut-il penser la fin de cette histoire, qui n’est pas tout à fait une fin d’ailleurs. Une pièce majeure de la vision catholique du monde se modifie dans l’interprétation de la réalité entre 1945 et 1970, au sein d’un groupe minoritaire d’abord, mais où se retrouveront les principaux agents de la Révolution tranquille. Le monde profane va maintenant être pensé non plus comme un « lieu d’exil », mais comme « la demeure de l’homme »[11]. La responsabilité d’agir dans l’histoire appartient aux laïcs qui, certes, doivent s’inspirer du riche héritage de la pensée ecclésiale, mais en découvrir l’interprétation adéquate pour le temps présent. Dans le monde pluraliste contemporain, les catholiques doivent intervenir, mais pas « en tant que catholiques » (distinction capitale de J. Maritain dans L’humanisme intégral, inspirée des mêmes considérants que ceux du père Lévesque prônant la déconfessionnalisation des coopératives). L’objet de la quête est donc en train de changer : non plus la construction de la Cité catholique sur terre, mais celle d’une Cité des hommes sur l’horizon d’une fraternité, d’une justice, d’une liberté en consonance avec les meilleures orientations évangéliques. La conjonction de l’anthropologie et de la sociologie théoriques de la tradition néo-thomiste avec les analyses permises par les nouvelles sciences sociales va déboucher sur un projet critique de transformations sociopolitiques permettant le progrès national. La relecture de la tradition chrétienne accessible grâce aux renouveaux bibliques, patristiques, ecclésiologiques et organisationnels (mouvements nationaux et internationaux liés à l’Action catholique) débouche sur un programme de réformes élaboré par des catholiques qui touche simultanément le temporel et le spirituel. La Nation s’y trouve incluse, et c’est largement sur ce sujet imaginaire que se seront séparés les progressistes catholiques dans l’après-concile. Pour les uns la seule Nation possible maintenant s’inscrit dans les frontières du Québec, pour les autres le Canada français comme société ne peut vivre et se développer que dans l’ensemble fédéral.

Ce programme progressiste d’interprétation de l’héritage chrétien semble avoir débouché sur des échecs marquants, nonobstant des acquis majeurs. Sur le plan religieux, l’implication active et communautaire dans la célébration rituelle, qui assure l’actualisation d’une vision du monde et sa transmission générationnelle, n’a pas su résister aux nouvelles règles de l’individualisation, de la subjectivation et du relativisme qui déterminent aujourd’hui la quête spirituelle de la majorité en Occident[12]. Toutes les grandes Églises chrétiennes sont d’ailleurs également affectées par la même crise d’appartenance. Sur le plan sociopolitique, les grands mouvements de changements semblent aujourd’hui vidés de l’intérieur par l’objectivation bureaucratique et la domination de la pensée unique qui naturalise le statu quo.

Revenons à ma question initiale : quelle peut être aujourd’hui le rôle de la religion dans le processus de recomposition identitaire qui affecte tous les héritiers de l’ethnie canadienne-française où qu’ils habitent dans l’espace canadien ?

L’hypothèse moderniste soutenue par Marcel Gauchet (2002) tient pour acquise la sortie du religieux de l’espace public. Les positions adoptées très majoritairement par les députés canadiens-français au Parlement fédéral (été 2003) à l’encontre de la position officielle catholique s’objectant au mariage homosexuel par des arguments basés sur la loi naturelle, constituent un argument récent qui semble confirmer cette interprétation[13]. Au même moment, cependant, la majeure partie des débats concernant les questions éthiques d’intérêt public considère que « les religions » constituent un partenaire obligé dans le dialogue démocratique libéral portant sur les normes communes de l’agir. Les religions feraient donc encore partie de l’activité de régulation de nos sociétés, tout en étant évincées de toute possibilité de contrôle. Quand on observe la capacité d’intervention de la droite religieuse blanche actuelle aux États-Unis, on hésite à souscrire entièrement à la partie négative de cette thèse.

Une deuxième hypothèse vient corriger autrement la première : évincée de la sphère publique depuis les années soixante-dix, la religion reviendrait dans nos sociétés libérales reposant sur les droits des personnes (et rien d’autre !) par le biais d’une requête individuelle de reconnaissance identitaire, dont l’appartenance religieuse peut faire quelquefois partie. La religion revient alors sur la scène de l’espace public dans le cadre d’une problématique générale de gestion de la différence individuelle. Une réflexion nouvelle est en train d’émerger qui cherche à prendre acte des différents effets sociaux de ce « retour du religieux » au coeur de l’identité politique[14]. Les cours doivent effectivement traiter fréquemment ce genre de cas, non seulement dans la France républicaine (foulard dit islamique), mais aussi au Canada et au Québec (kirpan, tribunaux islamiques, etc.). Il s’ensuit une nécessité éducative. Puisqu’il y a une demande de reconnaissance dans la société, alors l’éducation à la citoyenneté ne peut éviter le domaine religieux[15].

C’est ainsi, par le biais d’une identité à composante religieuse, que reviendrait cette dimension dont le nationalisme québécois contemporain a voulu faire l’économie. La prise en compte commune de cette dimension de la différence grâce à une activité de connaissance selon les règles du savoir laïc et une éducation au respect, doit s’effectuer prioritairement dans le cadre de la matrice de reproduction identitaire qu’est l’école publique en tant qu’institution démocratique clé de la production et de la reproduction de la citoyenneté. Les cours de culture religieuse qui s’implantent supposent que, dans notre société, il y a des porteurs des différentes traditions. Le bouddhisme renverra majoritairement aux jeunes citoyens issus de l’Asie du Sud-Est et l’Islam au Maghreb, au Machreq et au Pakistan, de telle sorte qu’on parlera dans ce contexte de groupes ethnoreligieux. À quel groupe renverra le terme de catholicisme sinon, très majoritairement mais non exclusivement, aux Québécois issus du Canada français ? Et les grands courants de pensée comme l’athéisme ou l’agnosticisme renverront à la proportion croissante des personnes qui se déclarent sans appartenance religieuse.

Il s’ouvre là un nouvel espace pour le traitement civique de l’héritage religieux qui a marqué si fortement notre histoire. Le catholicisme et, plus largement, le christianisme deviennent une dimension du patrimoine de la mémoire ethnique canadienne-française, demandant à être connu de tous les citoyens et respecté, y compris dans ses traces de marqueur historique de l’espace et du temps. Mais il demande également à être reconnu comme composante spécifique de la diversité actuelle nouvelle au sein de laquelle se développent les communautés chrétiennes orientales et les nouveaux mouvements dits « évangéliques » (Castel, 2003).

Ce travail de mémoire, largement discrédité depuis une génération, représente une des conditions nécessaires pour la nouvelle construction identitaire qui débute. Nous devrons à peu près tout apprendre de ce processus herméneutique liant passé et futur grâce à une démarche pédagogique. Dans la longue durée, on peut espérer qu’en émergeront une convivialité de visions du monde, des métissages mémoriels, et peut-être, la capacité de se mobiliser ensemble avec ferveur pour la construction d’une demeure plus humaine. La recomposition identitaire québécoise en cours devra intégrer la diversité religieuse et celle-ci entraîne avec elle pour une part le legs canadien-français. Mais cet espoir ne doit pas être naïf. Un segment important de la culture québécoise, populaire comme savante, en est encore à définir son identité par le refus de toute transcendance[16] (altérité, mémoire interprétative, passé / futur, cosmos / sujet, etc.). La réduction marchande de l’individu humain et sa coupure de toute institution englobante instauratrice (le politico-religieux) sont encore au centre des processus occidentaux de construction identitaire. Où peut bien se loger l’espoir ?