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Le but de l’ouvrage est d’entamer une réflexion comparative sur les questions touchant les utopies dans les Amériques dans le contexte de l’étude des mythes. Un des éléments de base de ces mythes touche les transformations, l’invention du nouveau et la capacité à ne pas résoudre ce qui pourrait être perçu comme contradictions mais qui est expression du multiple et de l’hybride. Gérard Bouchard, dans le cadre de son projet Érasme, propose de cerner cette problématique dans les Amériques de la manière suivante : « Je définis le mythe comme une représentation ou un système de représentations données pour vraies, dont la propriété est d’imputer une signification d’une façon durable. » Cette définition, dans le livre de Licia Soares de Souza, va dans le même sens que celle de Louis Marin qui parle du récit utopique comme de la mise en scène d’oppositions et de contradictions qui ne se résolvent pas nécessairement dans un système idéologique achevé.

Dans ce contexte, Licia Soares de Souza propose des analyses comparatives de romans québécois et brésiliens qu’elle assemble par paires reposant sur des similitudes mythico-thématiques et sur des simultanéités temporelles. En effet, ils ont presque tous été produits dans les années 1930. Pourquoi ces années ? Au Brésil, c’est l’époque du passage du mouvement moderniste représenté, entre autres, par Oswald de Andrade, vers un retour à un cycle terrien. Au Québec, est bien ancrée l’idéologie de la terre ancestrale menacée toutefois par les avancées du capitalisme et de la présence des étrangers. Les romans retenus sont Mar Morto de Jorge Amado (1936) comparé à Menaud maître-draveur de Félix-Antoine Savard (1937), Les terres du bout du monde de Jorge Amado (1942) comparé à Trente Arpents de Ringuet (1938), et finalement, Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon (1933) et Sao Bernardo de Graciliano Ramos (1934).

Tous ces ouvrages vont permettre une analyse fine des dynamiques des Amériques à partir de trois éléments qui mettent en scène le nouveau : le multiculturalisme du continent, les rapports des différentes cultures à la culture centralisatrice et l’histoire générale du continent et de ses éléments culturels. Cela signifie que Licia Soares de Souza, comme d’autres auteurs qui se consacrent aux Amériques (Zila Bernd, Gérard Bouchard, Amaryl Chanady, Patrick Imbert, Yvan Lamonde, Winfried Siemerling, etc.), ne se sent pas obligée de passer par les codes européens pour comparer. Par les notions de collectivités neuves et de rencontres hybrides reliées aux approches de Gérard Bouchard, et aussi d’anthropophagie que l’auteure reprend au Manifeste anthropophage de Oswald de Andrade (1928), Utopies américaines au Québec et au Brésil propose une lecture de figures utopiques et mythiques renouvelant nos lectures.

L’anthropophagie est un concept clé qui agit dans l’ouvrage. Elle peut être définie comme le désir d’inventer l’hybride en rejetant la copie des codes et canons européens. Cela signifie que les écrivains du Nouveau Monde devront dévorer les sources utiles et s’en servir en les recontextualisant tout en rejetant ce qui est inadéquat, en particulier toute forme de monolithique qui réduirait les diversités des Amériques et leurs multiples cultures et discours, au marginal sinon au barbare. De ce point de vue, on se serait attendu à ce que l’auteure fasse mention de l’Argentin Sarmiento, auteur de Facundo, qui a diffusé au XIXe siècle, le paradigme barbarie / civilisation sur tout le continent. C’est de ce paradigme qui valorise la civilisation européenne par rapport à la « barbarie » du continent et de ses cultures non européennes, que se détachent non seulement Oswald de Andrade, mais tout théoricien contemporain qui se consacre aux Amériques sans passer par des références européennes. Donc, à partir de ces idées de base, l’auteure procède à une relecture des grands romanciers des années 1930 qui prennent une couleur nouvelle dès le moment où ils ne sont plus lus dans un cadre uniquement national, sinon nationaliste et qu’ils s’ouvrent aux flux comparatifs des Amériques.

Ainsi, par exemple, Trente Arpents fait envisager la capacité de penser culturellement les contradictions entre les forces capitalistes modernes et les conditions de propriété terrienne sous une force esthétique moderniste mettant en scène la rencontre des cultures, qui peuvent aussi bien être celles de la ville ou de la terre que celles d’un groupe social ou d’un autre. Cette hybridité des codes, aussi présente chez Menaud maître-draveur de Félix-Antoine Savard dans le mélange des contes, de l’histoire et de la présence d’un bouleversement économique menaçant, rejoint les hybridités culturelles évoquées par Jorge Amado. Il dépeint en effet les conditions de vie terrienne soumises à une errance toute négative. À travers ces conditions, où se notent des différences sociales importantes, comme l’impact de la grande propriété au Brésil réduisant le rapport à la terre à du quasi-servage, se manifestent des rêves de société idéale, de terres désirées, de cités nouvelles qui font des Amériques le lieu privilégié de promesses fondamentales dynamisant les énergies, la créativité, et nourrissant parfois le dramatique.

On tient aussi à mentionner que l’auteure, malgré certaines phrases surprenantes – comme celle affirmant que l’Amérique latine a conservé ses cultures indigènes alors qu’elles « ont été exterminées en Amérique du Nord » (p. 6) – sait ouvrir des pistes nombreuses et pertinentes dans ce vaste territoire des Amériques qui demande encore beaucoup de recherches détaillées. Ainsi, elle nous sensibilise au contemporain médiatique et elle rejoint de ce fait plusieurs textes publiés récemment et consacrés aux dynamiques des Amériques dans le cadre de la mondialisation et de l’intermédialité (Imbert, Siemerling). En effet, elle consacre quelques pages (p. 116 et suiv.) à l’analyse de la transposition littéraire d’un Homme et son péché et de la capacité du passage télévisuel à renouveler les débats sur les problématiques des Amériques en montrant que les plus démunis peuvent croire à l’utopie et parvenir à amasser une somme d’argent considérable. Dans ce contexte, on peut retenir O Rei do Gado mis à l’écran par Barbosa au Brésil. La télénovela recontextualise des dynamiques du panorama culturel et économique contemporain, tel le mouvement des paysans sans terre qui, eux aussi, visent à obtenir leur part des Amériques comme l’explique, dans L’autre sentier, le penseur contemporain Hernando de Soto. Grâce à ces transferts médiatiques, le cadre national prend une dimension plus continentale et se lie à une mondialisation qui, pour être comprise dans sa complexité, a besoin de productions hybrides et intertextuelles alliant fiction et reportage, roman et instantanés médiatiques. C’est le cas pour ces productions qui sont elles-mêmes prises en charge par une critique construite à partir de comparaisons, comme celle de Licia Soares de Souza.

Par ses comparaisons détaillées et bien choisies, Licia Soares de Souza montre la voie à d’autres chercheurs en établissant quelques points particuliers à une démarche utopique : « l’américanité concerne une histoire intercontinentale, elle pointe une interdiscursivité plurielle » et elle avance que, face à l’actualité, il faut poursuivre les modalités d’appropriation du mythe américain pour mettre en perspective les inégalités entre le Nord et le Sud. Cet ouvrage contribue ainsi à sa manière au « Keep it moving » propre aux Amériques tel qu’il est exprimé avec force dans le roman Le siècle de Jeanne du Montréalais Yvon Rivard.