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Depuis 2008, Gérard Bouchard est habité par la ferme volonté de faire advenir au Québec une politique officielle d’interculturalisme, et son dernier ouvrage fait justement l’apologie de ce modèle pluraliste. Il le présente comme le seul modèle intégrateur qui puisse convenir à la société québécoise, parce que lui seul reposerait sur un rapport d’équilibre et d’équité entre la majorité (d’ascendance canadienne-française) et les minorités culturelles. En quoi il différerait radicalement tant du multiculturalisme canadien qui nie l’existence d’une culture majoritaire que de l’assimilationnisme qui refuse toute ouverture à l’Autre. Assorti à une politique de laïcité ouverte, instituant la neutralité de l’État en matière religieuse mais l’appliquant de manière nuancée et adaptée aux situations concrètes, l’interculturalisme deviendrait la loi 101 de l’intégration et des rapports interculturels.

L’ouvrage s’emploie en fait à répliquer de manière définitive aux critiques qu’avait reçues le rapport Bouchard-Taylor, à savoir que l’interculturalisme n’avantage que les groupes minoritaires au détriment de la culture majoritaire, et qu’il bloque l’élaboration de tout projet politique collectif, chacun étant confiné dans son silo culturel respectif. À la première objection, Bouchard répond en assurant à son lecteur que l’interculturalisme ne promeut pas le relativisme culturel, et que la plupart des immigrants partagent déjà les principales valeurs dites démocratiques à leur arrivée au Québec. La possibilité d’une convergence entre les valeurs des uns et celles des autres est donc plus grande que le risque d’affrontement sur ce plan. De même, l’avenir du français ne peut être menacé par l’interculturalisme puisque celui-ci n’en fait rien de moins qu’un pivot de la vie sociale (professionnelle, économique, politique, culturelle, etc.). Enfin, Bouchard rejette catégoriquement la thèse de l’éclatement d’un sujet politique qui conduirait à la mise en échec du projet souverainiste.

Seize autres thèses sont réfutées une à une dans le principal chapitre du livre, mais la réfutation des critiques d’ordre civique (p. 155-191) est moins élaborée et moins convaincante que celle des thèses d’ordre culturel (p. 112-154). On sent clairement que l’auteur a surtout à coeur de convaincre la majorité que sa culture n’est pas menacée par l’interculturalisme. Sans forcément mettre en péril la culture canadienne-française, le modèle n’est pourtant pas sans faille, n’en déplaise à son promoteur.

Tout d’abord, au coeur de l’interculturalisme se trouve le rapport majorité/minorités que Bouchard nomme la « dualité ». Mais la dualité qui imprègne les représentations sociales au Québec est linguistique et ne renvoie donc pas (nécessairement) aux interactions entre une majorité et des minorités. De plus, la conception qui sous-tend l’interculturalisme est sociologiquement pauvre, parce qu’elle ne voit dans la société que des groupes ethnoculturels pensés comme autant d’individus collectifs, ce qui tend à réifier leur existence. Au sein des minorités, le groupe que forment les Anglo-Québécois jouit de protections plus développées que les autres minorités en raison de son statut de minorité nationale : il a ainsi des privilèges linguistiques, les Anglo-Québécois ayant droit à un système d’éducation, un système de soins de santé séparés, etc. Mais, pour Bouchard, cette différence ne porte pas à conséquence dans la mesure où toute hiérarchie sociale entre les groupes est inadmissible. Les autres groupes sont plutôt constitués de minorités culturelles susceptibles de subir une forme de discrimination, et qu’il faut donc protéger. Bouchard insiste sur les frontières fluctuantes et floues qui séparent tous ces groupes, mais l’interculturalisme n’en retire pas moins à la sphère publique toute sa charge politique : social devient ici synonyme d’identitaire, et les seuls rapports de pouvoir reconnus sont ceux qui reconduisent la dualité majorité/minorités. Une autre pierre d’achoppement de L’interculturalisme est la vision un peu naïve qui fait de la codification des interactions sociales, où pratiquement rien n’est laissé à la spontanéité des individus, la panacée aux maux liés à la diversité, comme si la transparence de la société à elle-même était un objectif atteignable. Bouchard enfonce le clou de l’urgence à encadrer, orienter et baliser le pluralisme culturel dans la société québécoise (pages 13, 105, 167, 206, 226, et 234), comme si la diversité était avant tout affaire de gestion gouvernementale.

En dépit de ces critiques, le livre présente un réel effort didactique, et une tentative intéressante d’explicitation des tenants et aboutissants de l’interculturalisme. Dommage que son ton, altier et moralisateur, évoque celui du prêche. Ite missa est.