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Cet essai de la sociologue, historienne et écrivaine Régine Robin, publié dans la collection « Liberté grande » des Éditions du Boréal, poursuit l’analyse d’une multiplicité de problématiques qu’elle a abordées préalablement dans d’autres essais tels que La mémoire saturée (2003) et dans des oeuvres de fiction dont La Québécoite (1983), à savoir la mémoire, l’identité et l’altérité, l’appartenance, les nationalismes, la transculture, les mégapoles et les écritures migrantes. Et, parallèlement, dès l’incipit, l’auteure laisse transparaître à quel point, dans son processus d’immigration et d’acculturation, la mémoire personnelle et les « horizons d’attente » interviennent dans la lecture et la construction de ses représentations de la société d’accueil, le Québec.

Dans l’introduction, Régine Robin s’interroge sur les raisons pour lesquelles, après avoir vécu plus de trente ans au Québec, « la greffe n’a pas réussi » (p. 9). Et dans sa « quête des déterminations qui ont rendu [s]on intégration difficile » (p. 15), elle s’inspire d’un texte de Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse (2004), où il a recours à ses méthodes en les appliquant à lui-même devenu objet d’analyse.

La problématique du « Nous », qui parcourt tout le livre, s’impose dès l’introduction, « Une dissonance inquiète », et tout au long de la première partie, « La ronde des nous ». Régine Robin la présente comme l’objet d’une recherche personnelle, où elle s’investit profondément : « Je suis à la recherche d’un ’Nous’véritablement habitable » (p. 50). Et elle exprime comment elle éprouve un sentiment de frustration lorsqu’elle a l’impression de trouver ce « Nous » (comme dans la période du projet de la revue Vice Versa, ou dans la ville de Montréal, qui représente pour elle « le refuge » (p. 33)), et que « le nationalisme interfère […] [et] relance une machinerie paranoïaque en réveillant un imaginaire de la persécution qui, elle, fut bien réelle au temps de mon enfance » (p. 33).

Son analyse des initiatives en vue de construire un Nous inclusif donc plus « habitable », telles que l’interculturalisme proposé par Gérard Bouchard, son exploration des débats autour de la commission Bouchard-Taylor et de la réception du rapport, de même que son approche de la laïcité et du multiculturalisme offrent un intérêt indéniable. Mais elle avoue que « le nationalisme, pour moi, réveille des démons » (p. 37), et cette impasse affective l’empêche de prendre conscience que l’ « hypersusceptibilité » (p. 65) qu’elle souligne dans le monde du nationalisme est repérable aussi dans celui de l’antinationalisme et que des « dérapages » qu’elle cite – dont certains très évidents −, peuvent aussi se glisser dans son propre discours.

Dans la deuxième partie, « Usages et mésusages du passé », Régine Robin se penche sur des affaires des années 1990 (cf. l’affaire Jean-Louis Roux, l’affaire Bernonville, la controverse soulevée par la thèse d’Esther Delisle portant sur « Antisémitisme et nationalisme d’extrême droite dans la province de Québec 1929-1939 ») et essaie de montrer que « la société québécoise » a encore des difficultés pour « affronter un passé qui date aujourd’hui de plus de soixante-dix ans » (p. 164). Elle estime que l’historiographie québécoise révèle qu’on n’a pas le courage de regarder ce passé en face, qu’on n’ose pas montrer l’existence de l’antisémitisme ou du fascisme dans les années 1930, et elle insiste sur l’idée que le nationalisme québécois contemporain a des « liens de filiation impossibles à défaire » (p. 195) avec ces valeurs, qu’il « n’hésite pas, tout rénové qu’il soit, à flirter à l’occasion avec ses anciens héros » (p. 207). Ce qui nous surprend en ce qui concerne la critique des historiens québécois, c’est que cette chercheure reconnue n’ait pas pris conscience du fait que la génération d’historiens des années 1960 – la « nouvelle histoire du Québec » (Paul-André Linteau, Liberté, vol. 25, nº 3, 1983) –, qui rêvait de renouveler l’histoire du Québec et de déborder ses frontières traditionnelles, n’élude pas ses responsabilités scientifiques et éthiques et décrit comment au nationalisme traditionaliste des années 1930 sont associés « l’éloge du fascisme » et « un antisémitisme assez largement répandu » (Linteau, Durocher, Robert et Ricard, Histoire du Québec contemporain, Tome II, 1989, p. 120).

La deuxième partie accueille également un autre thème étudié ailleurs par Régine Robin : la mémoire collective, le mémoriel, « les lieux de mémoire » (P. Nora). Dans son approche de ce sujet interviennent des éléments d’ordre affectif, et dès la première page de l’ouvrage, elle exprime son inquiétude au sujet de la mémoire comme « mouvement mortifère quand il s’hystérise et s’absolutise » (p. 9). Lorsque Régine Robin expose les raisons pour lesquelles il lui a été facile de se sentir Canadienne, elle explique que sa représentation de l’identité canadienne est « assez évidée pour qu’on puisse y glisser ses propres fantasmes, ses propres souvenirs, ses propres projets, son rêve nord-américain » et qu’ « [e]lle n’impliquait pas une énorme épaisseur historique, un poids de mémoire à la semelle de ses souliers » (p. 18). Quand elle se penche sur la mémoire du Québec, elle dessine une cartographie de différentes approches de la mémoire ou du récit du Québec, dont « l’américanité » (p. 257) proposée par Yvan Lamonde et Gérard Bouchard, et « l’ambivalence » des Québécois proposée par Jocelyn Létourneau, « pensée du pli, […], du passage, de la dissonance et non de la contradiction » (p. 265). À ces « récits décrispés, ouverts » (p. 256), Robin oppose « le nouveau nationalisme » qui, d’après elle, « alors qu’il s’affirme moderniste, réinscrit en partie le socle discursif de l’ancien » (p. 255), et la persistance de la « mémoire pathologique de ’survivance’ » (p. 259).

Sa posture en ce qui concerne les tensions, voire la « guerre des mémoires » (p. 224), est différente de celle d’autres historiens contemporains. Elle dit : « En tant qu’historienne, je reste ébahie par ces querelles permanentes d’interprétation d’un passé que l’on convoque à tout bout de champ » (p. 245). Ainsi, Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, dans leur introduction à leur livre Les guerres de mémoires. La France et son histoire (2010 [2008]), revendiquent les guerres de mémoires, qui « sont des éléments fondateurs des enjeux des identités » (p. 23), comme objet d’étude, et estiment que « [l]es historiens ne doivent pas craindre d’entrer dans l’arène, d’investir les espaces médiatiques. La véritable démocratie n’est-elle pas que chacun soit acteur de cet immense forum, de ce débat collectif et public sur le passé, condition du vivre ensemble dans le présent et dans le futur ? » (p. 48).

La troisième partie, « Je suis devenue d’ici », aborde la transculture, l’expérience de la revue Vice Versa, l’écriture migrante dont le roman La Québécoite et l’imaginaire de Montréal. « Montréal hybride » (p. 324) apparaît ainsi, à la fin du parcours de ce livre, comme étant « un laboratoire de l’interculturalité » (Jocelyn Létourneau, 2005), où « un’nous’ se cherche » (p. 339). Et c’est Montréal qui réconcilie Robin avec le Québec : « À Montréal, grâce à Montréal, à travers Montréal, par Montréal, nous sommes un certain nombre, […] à pouvoir dire nous aussi : « Nous sommes devenus d’ici. » (p. 342).

Dans sa perception des écritures migrantes, une remarque nous étonne. L’auteure fait allusion au manifeste « Pour une littérature-monde en français » (2007) et dit qu’« il vient malgré tout à son heure. Il pourrait être enfin la solution aux écritures migrantes, en obligeant le champ littéraire québécois à sortir de ses complexes, de son sempiternel sentiment de fragilité et de précarité, en intégrant véritablement les écrivains de la migration » (p. 313). Comme nous l’avons soutenu dans des articles, le degré de visibilité et de reconnaissance des écritures migrantes au Québec est bien supérieur à celui qu’on trouve ailleurs, et l’appartenance des écritures migrantes à la littérature québécoise est incontestable.

L’ouvrage Nous autres, les autres. Difficile pluralisme est particulièrement intéressant pour les lecteurs et chercheurs qui fréquentent l’oeuvre de Régine Robin et pourrait être complémentaire du livre Une oeuvre indisciplinaire. Mémoire, texte, identité chez Régine Robin (2007), dirigé par Caroline Désy, Véronique Fauvelle, Viviana Fridman et Pascale Maltais. Et il sera aussi utile aux chercheurs qui s’intéressent à la diversité des regards sur le Québec comme société d’accueil et aux voix qui y expriment la « dissonance » et qui participent à un « Nous » vivant et hétérogène en apportant des questions et des remises en question.