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Le gardien de la langue à la Société Radio-Canada nous offre ici en vrac, vraisemblablement tels que diffusés sur les ondes de la radio publique au gré de l’inspiration du moment, une seconde fournée de ses mini-propos linguistiques, agrémentés d’une vingtaine de caricatures signées Dupras. Faute d’ordre alphabétique ou d’une classification quelconque, on a de la difficulté à s’y retrouver. A posteriori, les dites capsules peuvent cependant se regrouper en trois grandes classes : notes d’érudition sur l’origine des mots (environ 10 %) ; distinctions sémantiques auxquelles joindre de plus rares règles de grammaire ou de prononciation (environ un tiers) ; considérations proprement normatives de type « ne dites pas, mais dites », dont la majorité portent sur les anglicismes (un tiers) et quelque 13 % sur ce que Bertrand préfère appeler les régionalismes, s’évitant ainsi d’avoir à choisir entre québécismes et canadianismes. Le reste est divers (populismes, archaïsmes, néologismes…) ou mal classable.

Destinée d’abord à usage interne, la norme du radio-canadienfrançais repose implicitement sur trois principes. Le premier se ramène au vieil aphorisme « l’anglicisme, voilà l’ennemi ». Quant aux deux autres, ils s’énoncent comme suit : « Certains régionalismes de chez nous sont bien formés et on peut se permettre de les utiliser dans la langue familière. Dans la langue surveillée, en revanche, il est préférable d’avoir recours à des mots appartenant au français standard commun à tous les pays francophones, ne serait-ce que pour être compris de tout le monde. » (381) Autrement dit : l’usage international prévaut sur l’usage québécois, et la langue surveillée – dite aussi « de bonne tenue » – est « plus élégante et plus correcte » (269) que la langue familière.

Nonobstant son refus systématique des anglicismes et en vertu du second principe, Bertrand prescrit « match » plutôt que « joute » ou « partie », arguant que ce mot attesté depuis cent cinquante ans est devenu aussi français que les deux autres (105). Quant à nos sans doute tout aussi anciennes « bines », il faut les réserver à la langue familière, « fèves au lard » étant par contre un régionalisme de bon aloi (1). La norme radio-canadienfrançaise accepte de même « argent sale », calque « courant dans toute la francophonie » (98), « gratte-ciel » (256), qui a perdu ici son statut petitlaroussien de calque, et le pourtant régional « changement d’huile » (358). Tous les autres calques sont condamnés, si bien formés paraissent-ils (température en bas de zéro, tordre le bras, faire un fou de soi, bar à salade, chèque sans [pas de] fonds, etc., sans oublier le fameux « parler à travers son chapeau »).

Les positions de Bertrand en matière de régionalismes sont beaucoup plus nuancées. Ceux de « bon aloi » ont droit de cité (aréna, 46 ; sécuritaire, 296 ; bordée, 344). Plusieurs sont « acceptables » (garde-robe, 201 ; vadrouille, 222 ; faire de l’esprit de bottine, 245) ou déclarés sympathiques (branler dans le manche, 178). Bon nombre sont confinés dans la langue familière (à la mitaine, 55 ; baveux, 104 ; taponner, 214 ; panier percé,283 ; flanquer une volée, 349) ou encore « à éviter » (fesser dans le dash, 269) bien que « sympathiques » (cossin, 208) ou « pas franchement condamnables » (vite en affaire, 135 ; j’ai hâte à, 186 ; j’ai le motton, 265). Quelques-uns enfin sont critiqués (crémage de gâteau, 226) ou condamnés (poigner, au triple sens de « poignez-vous pourquoi les hommes poignés ne poignent pas ? », 280 ; moins pire, 310; rond de poêle, 316).

Ce livre sans prétention et fort « sympathique », comme l’auteur se plaît à dire de plusieurs québécismes, est en somme de peu d’utilité. D’abord, parce qu’il est malaisé à consulter. Et parce que la norme de la langue parlée sur les ondes publiques ne vaut pas nécessairement pour l’honnête citoyen, à qui je proposerais plutôt le quasi contre-pied des trois principes de Bertrand. 1. S’il convient de refouler vigoureusement les anglicismes contemporains, en provenance des industries du spectacle ou de la France branchée, on peut se permettre d’être indulgent pour les vieux mots de la langue vulgaire, importés avec les techniques qu’ils nommaient et qui ont acquis un plus solide droit de cité que les nouveaux venus en authentique français. Quant au calque pertinent et bien formé, il devient un bon mot de la langue française, peu importe son origine : bien sûr qu’il faut conserver les « droits de l’homme » en lieu du calque mal fondé « droits humains » (216), mais pourquoi « fin de semaine » – que l’usage distingue bien de la fin de la semaine – vaudrait-il moins que fin de siècle, ou « boules-à-mites » que mort-aux-rats ? 2. La langue vulgaire offre de meilleures ressources expressives que la langue « punie » (Gilles Vigneault) du radio-canadienfrançais, dont les praticiens ne peuvent prononcer deux phrases sans les épingler de trois « vraiment », ce très international signifiant zéro de l’expressivité. 3. Au lieu de gommer les particularités dialectales dans un terne français standard, j’opterais pour cette forme d’internationalisme qui consiste à apprendre les mots d’autrui tout en conservant chacun les siens. « Fais gaffe à tes pompes et visse le clebs du frangin : le poulet a son flingue. » Ces mots qui n’ont pas cours au Québec figurent tous dans le Petit Larousse et peuvent devenir compréhensibles à quiconque, moyennant un peu d’accoutumance. Réciproquement et même sans dictionnaire, car peut-être une couple de ces autres mots posent un problème d’intelligibilité, un Parisien pourrait « pogner » l’à peu près équivalent – et globalement peu recommandable, j’en conviens – « tchèque tes claques pis ouâtche l’astie de chien du flo : le beu a son gun ». En tout cas, les cousins français ont su reconnaître le « pouvoir d’évocation » et la facture « parfois très classique » de la belle langue vulgaire de Richard Desjardins.