Article body

Nombre d’observateurs, notamment étrangers, ont pu avoir l’impression que le mouvement social d’une ampleur sans précédent issu de la grève étudiante du printemps 2012 était un phénomène spontané. Afin de dissiper cette illusion, il faut nous intéresser à l’évolution des principes et des tactiques du mouvement étudiant québécois. Il nous faut en premier lieu resituer le printemps étudiant dans le contexte d’une opposition entre deux conceptions de la lutte étudiante, où le syndicalisme étudiant de combat s’oppose au corporatisme, reconduisant une tension semblable à celle qu’on retrouve dans les mouvements ouvriers[1].

Ce faisant, nous voudrions montrer que l’ampleur des mobilisations étudiantes des dernières années est due à la place croissante occupée par un pôle étudiant en rupture avec un certain corporatisme et inspiré plutôt par l’héritage du syndicalisme révolutionnaire. C’est ce pôle qui préconise la grève générale comme moyen d’action, le tout au nom d’une analyse qui cherche à dépasser la stricte défense des « intérêts » étudiants, et qui articule une critique plus globale des conditions économiques et politiques qui prévalent dans les sociétés capitalistes néolibérales qui sont les nôtres. Nous retracerons brièvement l’origine des principes et des tactiques qui inspirent ce pôle combatif. Ensuite, au moyen d’entretiens avec quatre acteurs et actrices de l’ASSÉ, la CASSÉÉ et la CLASSE[2], nous chercherons à illustrer les idées et modes d’action qu’ils et elles mettent de l’avant, ainsi que la compréhension qu’ils ont de leur propre pratique.

Par la suite, nous esquisserons les raisons pour lesquelles la contradiction qui s’exprime au sein du mouvement étudiant entre corporatisme et syndicalisme de combat est elle-même l’expression, au niveau du macrocosme, d’un « blocage institutionnel »[3] qui caractérise la société québécoise comme totalité, en tant qu’elle est dominée par l’hégémonie du néolibéralisme. On peut ainsi proposer une interprétation qui saisit le combat étudiant des dernières années comme le symptôme d’une pathologie sociétale qui concerne le politique au Québec et comme la possibilité d’exercer une souveraineté populaire ici, pour l’heure désamorcée par la « gestion technocratique du social » (Freitag, 1998) actuellement au pouvoir. Cette stérilisation du politique produit elle-même périodiquement des sursauts de « ras-le-bol » dans la jeunesse, la strate sociale la moins intégrée dans le travail et dans des institutions qui la tiennent à l’écart d’une vie publique elle-même marquée par un déficit démocratique important, au sens d’un manque de prise de la collectivité sur le politique et le devenir commun. On peut ainsi proposer une analyse qui voit le mouvement de la jeunesse comme l’une des formes subjectives que génère le passage du pouvoir au contrôle[4] dans les sociétés postmodernes. La forme objective du « blocage institutionnel » produit des individus impuissants, exclus par la nouvelle puissance technico-économique et managériale, lesquels, en retour, ne revendiquent pas tant l’institution d’un pouvoir juste que la puissance instituante, l’autonomie dont ils sont privés. Cette puissance, étant incapable de s’objectiver, ne peut exister que sous forme expressive et démonstrative, mais est fatalement condamnée à s’épuiser en l’absence d’un changement dans les formes objectives de régulation de la pratique sociale, c’est-à-dire en dehors de l’accomplissement d’un projet politique positif qui dépasse la simple négativité. La situation de blocage institutionnel en question n’est pas unique au Québec, bien qu’elle ait, notamment à cause de la situation constitutionnelle du Québec, des particularités locales. En effet, les « printemps » se multiplient dans nombre de pays du fait de la consolidation du capitalisme néolibéral et de l’approfondissement de ses contradictions. L’absence de mouvements de gauche anticapitalistes organisés depuis les années 1970-1980 (Warren, 2007) se double, sur le plan institutionnel et politique, d’un nouvel autoritarisme exercé au nom de l’adaptation au réel économique, et auquel s’ajoutent des formes de contrôle policier et technocratique. Le durcissement des formes sociales objectives engendre une protestation subjective « indignée », laquelle peut être tolérée un temps avant d’être dispersée par les forces de l’ordre, mais à laquelle on interdit d’espérer que ses revendications puissent devenir loi ; bien au contraire, dans le contexte du « blocage institutionnel » actuel, la loi est devenue la règle, le décret, et n’est plus que l’instrument par lequel on rappelle aux populations qu’elles n’ont pas droit de parole quant aux orientations normatives qui président au devenir de leur communauté politique (dans ce cas-ci, le devenir capitaliste et néolibéral d’un corporatisme national social-démocrate keynésien). C’est en gardant à l’esprit ce contexte qu’il faut tâcher de comprendre le soulèvement de la jeunesse québécoise, les raisons pour lesquelles on a refusé de l’écouter, et les raisons pour lesquelles elle a été victime d’une répression aussi marquée.

La montée d’un pôle combatif

L’ampleur des mouvements de grève étudiants de 2005 et 2012 s’explique par le rôle prépondérant qu’ont tendu à y jouer le pôle « combatif », ses principes anarchosyndicalistes et ses tactiques d’organisation et de mobilisation. En 2012, ce pôle, la Coalition large de l’ASSÉ (CLASSE), s’est organisé autour de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et s’est démarqué face aux interventions et modes d’action plus pragmatiques et « concertationnistes » des autres fédérations étudiantes (la Fédération étudiante collégiale du Québec [FECQ] et la Fédération étudiante universitaire du Québec [FEUQ]). L’articulation qu’il opère entre les revendications immédiates sur l’accès aux études et une analyse plus générale des problèmes de société, de même que son organisation basée sur la démocratie directe, en ont fait un vecteur remarqué de la contestation du capitalisme néolibéral en Amérique du Nord[5]. Sa critique de la marchandisation de l’éducation et du bien public, de même que ses revendications en faveur d’une démocratie plus profonde, entrent en confrontation avec la « gouvernance » néolibérale qui caractérise depuis plusieurs décennies la prise de décision politique au Québec. La tension entre pragmatisme et syndicalisme révolutionnaire se retraduit ainsi sous la forme d’un face à face entre un mouvement social organisé autour des luttes étudiantes et préconisant la défense du bien commun et un État gestionnaire aux pratiques inspirées du new public management. Nous verrons que plusieurs facteurs empêchent l’objectivation politique durable des revendications de ce mouvement social, ce qui maintient le Québec prisonnier de l’imaginaire néolibéral.

Le syndicalisme étudiant de combat

On peut remonter le fil du syndicalisme étudiant de combat au Québec jusqu’à l’après-guerre… en France. En effet, l’ASSÉ se réclame explicitement de la « Charte de Grenoble » adoptée par les étudiants français le 24 avril 1946. Ce document fait lui-même écho à la « Charte d’Amiens » adoptée en 1906 par la Confédération générale du travail (CGT), et rédigée notamment par l’anarcho-syndicaliste Émile Pouget. On y articule l’idée du « syndicalisme de combat » (Piotte, 1977)[6]. Celui-ci vise à combiner la défense de revendications immédiates portant sur l’amélioration des conditions de vie ouvrières avec un projet révolutionnaire anticapitaliste visant la transformation globale de la société. À cette fin, les ouvriers sont appelés à s’organiser dans des syndicats révolutionnaires indépendants du patronat, des partis politiques et de l’État.

La charte de Grenoble transpose ces idées dans le cadre de la lutte étudiante, élaborant les bases d’un syndicalisme étudiant combatif, solidaire du syndicalisme ouvrier et des luttes internationales. Son préambule affirme d’abord que les étudiants doivent agir comme « avant-garde » de la jeunesse française pour mener, aux côtés de la classe ouvrière, une révolution émancipatoire et anticapitaliste.

Les représentants des étudiants français […] conscients de la valeur historique de l’époque […] où le monde du travail et de la jeunesse dégage les bases d’une révolution économique et sociale au service de l’homme ; Affirment[7] leur volonté de participer à l’effort unanime de reconstruction, Fidèles aux buts traditionnels poursuivis par la jeunesse étudiante française lorsqu’elle était à la plus haute conscience de sa mission, Fidèles à l’exemple des meilleurs d’entre eux, morts dans la lutte du peuple français pour sa liberté, Constatant le caractère périmé des institutions qui les régissent, Déclarent vouloir se placer, comme ils l’ont fait si souvent au cours de notre Histoire, à l’avant-garde de la jeunesse française[8].

Le document assimile l’étudiant à un « jeune travailleur intellectuel », bref, à un prolétaire-étudiant, qui a droit à des conditions de vie dignes. L’étudiant est aussi présenté comme un « intellectuel » qui « a droit à la recherche de la vérité et à la liberté qui en est la condition première ». En contrepartie, il a le devoir de « définir, propager et défendre la vérité, ce qui implique le devoir de faire partager et progresser la culture et de dégager le sens de l’Histoire ». Tout en défendant la « la liberté contre toute oppression, ce qui, pour l’intellectuel, constitue la mission la plus sacrée ».

Les principes de cette charte seront repris en 1961 dans une « Charte de l’étudiant universitaire » adoptée par l’Association Générale Étudiante de l’Université de Montréal (AGEUM) :

Comme la charte de Grenoble, la charte de l’universitaire soutient l’idée que la condition étudiante est un métier en soi. Conséquemment, cette dernière stipule que l’étudiant ne devrait pas être distrait par un travail durant ses études. Pour qu’il puisse atteindre cet objectif, l’État doit s’engager à instaurer la gratuité scolaire et un présalaire étudiant. En contrepartie, l’étudiant s’engage à exceller dans son domaine.

Leduc, 2010, p. 56

On reconnaît sans peine dans l’héritage de la Charte de Grenoble les idées clefs qui inspireront des décennies plus tard l’ASSÉ, la CASSÉÉ et la CLASSE : défense de la gratuité scolaire, syndicalisme de combat, recours à la grève comme moyen d’action, etc. Ces positions, proche du syndicalisme révolutionnaire des mouvements ouvriers, différencient l’ASSÉ des simples « associations de protection des clientèles » (Gagné, 2002, p. 55) étudiantes qui limitent leur action au lobbying ou à la négociation avec les représentants de l’État, le plus souvent avec l’objectif de défendre l’éducation comme moyen d’intégration au travail salarié et à la classe moyenne. Comme nous le verrons dans les entretiens qui suivent, c’est sous l’influence de ces principes que les mobilisations importantes de 2005 et 2012 ont été rendues possibles. Par ailleurs, comme nous le verrons aussi, le caractère combatif de l’ASSÉ contribue à la marginaliser vis-à-vis du discours officiel ou mainstream, d’autant plus que plusieurs facteurs rendent difficile la traduction de ses revendications dans l’espace politique, de même que l’élargissement de son discours et de ses tactiques aux autres sphères de la société et aux autres mouvements sociaux. Ce qui fait la force de l’organisation étudiante en représente aussi la limite, ou plutôt, devrait-on dire, montre jusqu’où la société québécoise est prête à accueillir un discours anticapitaliste.

Entretiens avec les acteurs et actrices des mobilisations de 2005 et 2012

Afin de comprendre comment les acteurs des mouvements de grève étudiante de 2005 et 2012 se représentaient leur lutte et les facteurs qui en avaient fait des mobilisations de masse, nous avons interrogé, entre les mois de janvier et février 2013, quatre personnes impliquées de près dans les événements. D’abord, nous avons rencontré ensemble François Baillargeon, membre fondateur de l’ASSÉ, militant lors de la grève de 2005, et Keena Grégoire, membre de l’exécutif de l’ASSÉ et du Comité maintien et élargissement de la grève en 2012. Héloïse Moysan-Lapointe, qui a également participé à la fondation de l’ASSÉ et à la grève de 2005, a répondu à nos questions par écrit. Enfin, nous avons rencontré à Montréal l’ex-co-porte-parole de la CLASSE, Gabriel Nadeau-Dubois. Ces entretiens montrent le rôle du pôle étudiant combatif dans l’organisation des mobilisations de masse du printemps 2012, tout en illustrant les limites de ces mouvements, et les difficultés, pour la société québécoise, d’accueillir une critique radicale de ses formes politiques et de ses orientations économiques.

Le point de vue d’Héloïse Moysan-Lapointe

Héloïse Moysan-Lapointe a participé à la fondation et au développement de l’ASSÉ de 2001 à 2004, notamment à titre de membre de l’exécutif national. En 2005, elle a réintégré les rangs de l’organisation à titre de membre du Comité média de la CASSÉÉ. À ce moment-là, l’objectif militant est de montrer que les coupures dans les prêts et bourses sont le « symptôme d’une logique plus profonde de privatisation de l’éducation (privatisation par un glissement de l’État vers l’entreprise, et privatisation par un glissement de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle) ». S’il lui est apparu difficile d’amener ce lien dans l’espace public médiatique, Héloïse Moysan-Lapointe estime par ailleurs qu’une telle analyse a eu des effets positifs à l’intérieur de l’ASSÉ, notamment en ce qui a trait à la « conscientisation des membres et du développement d’un discours plus précis sur la marchandisation de l’éducation ».

C’est cette même capacité, propre à l’ASSÉ, de lier les enjeux particuliers aux logiques plus globales qui lui apparaît prévaloir en 2012. Au-delà du discours « corporatiste qui dit « je ne veux pas payer plus, moi ! », un discours qu’elle qualifie de « débile », l’ASSÉ a lié l’accessibilité aux études à la défense du « caractère public et collectif » de l’éducation contre « son assujettissement aux lois du marché, contre la mondialisation néolibérale et capitaliste ». L’analyse plus englobante de l’ASSÉ est identifiée comme caractéristique de son discours politique.

Héloïse Moysan-Lapointe estime aussi que la « culture démocratique », qui est pour elle à la fois un moyen et une fin, est la « condition matérielle nécessaire à un mouvement combatif ». Il y a un « travail constant de la base » dans les instances. Les militant-e-s participent à une « procédure » facilement maîtrisable par chacun : la base, en assemblée générale, vote des mandats qui sont envoyés à l’exécutif et « toutes les instances et comités » travaillent dans la « transparence ». En cela, la pratique de l’ASSÉ s’oppose aux « messages de mobilisation creux [qui] sont des pétards mouillés évidents, [qui] font la joie des médias, et sont en soi démobilisants ».

Cette « culture militante », de même que le fait de « s’assumer comme organisation combative », sont des éléments qui peuvent contribuer à marginaliser l’ASSÉ et à diminuer sa crédibilité dans les médias dominants. L’ASSÉ réagit alors en « travaillant plus activement sur les rapports de force matériels (politiques, économiques) que sur des rapports symboliques (médiatiques principalement) », remarque-t-elle en usant d’un vocabulaire aux accents marxisants. Ainsi, dans l’organisation, il n’est pas vu comme « souhaitable de se conformer à ce qui est présenté médiatiquement comme réaliste, ou acceptable ». Cette « autonomie plus grande face au discours dominant » favorise, selon Héloïse Moysan-Lapointe, l’apparition d’analyses plus originales ou critiques, notamment sur la marchandisation de l’éducation. Le mouvement s’appuie également sur des médias et des recherches « autonomes », de même que les médias sociaux. Cette culture repose globalement sur une conception de la mobilisation par la base (bottum-up), où l’implication de chacun-e est favorisée.

Le discours officiel s’attache à montrer « l’obsolescence de l’ASSÉ ». Pourtant, l’organisation continue de croître et d’augmenter sa puissance de mobilisation. C’est, selon Héloïse Moysan-Lapointe, parce que l’ASSÉ a un « ancrage » dans les besoins et qu’elle répond à des « problèmes réels » : « besoin d’accessibilité aux études, bien sûr, mais aussi besoin d’exercer un pouvoir réel dans une soi-disant démocratie, besoin de sortir d’un rôle préassigné dans un contrat social qu’on n’a pas signé, besoin de s’attaquer à la violence économique ». Il faut ajouter à cela un « travail constant [de mobilisation] dans les années creuses » qui permet d’entretenir la flamme du militantisme. C’est ce qui explique, selon elle, que l’ASSÉ parvienne à organiser en bout de course des mobilisations de masse d’une telle importance.

La mobilisation de 2012 s’est avérée, pour la militante, beaucoup plus « documentée » et beaucoup moins « approximative » dans ses idées et revendications que celle de 2005. Le discours trop « intuitif » de 2005 n’est pas parvenu à relier les « coupures aux problèmes plus globaux », cette question se trouvant escamotée par « l’entente à rabais qui la balaya sous le tapis ». Elle estime également que l’ASSÉ aurait gagné, à l’époque, à se décentraliser et à donner plus d’initiative aux instances locales et régionales.

Ceci dit, la mobilisation de 2012 n’a pas été non plus un succès complet du point de vue d’Héloïse Moysan-Lapointe. Elle a l’impression qu’en bout de piste, le « reste de la société » a abandonné les étudiants : « Cette lutte avait clairement dépassé le cadre étudiant, et pourtant, elle reposait encore sur leurs seules épaules. C’est un fardeau démesuré ». Par la suite, après les élections, les étudiants se sont retrouvés face à un parti capable de noyer la question : « À la veille du grand « sommeil » (sommet) du PQ [Parti québécois], nous nous retrouvons avec les mêmes dérives de l’éducation, avec un parti beaucoup plus habile pour dépolitiser la question ». Cette finale au goût amer démontre selon elle que les conditions actuelles tendent à isoler les luttes étudiantes en empêchant la solidarité avec l’ensemble de la société : « Il faudra se questionner activement sur les possibilités réelles offertes aux citoyen-ne-s pour participer à des luttes sociales. Les syndicats, malgré plusieurs appuis moraux, n’ont pas su jouer un rôle véritablement actif dans l’affaire ».

Dans les propos d’Héloïse Moysan-Lapointe, on retrouve des idées et des moyens tactiques clefs : analyse politique globale, combativité, culture démocratique, enracinement dans les besoins des étudiants des classes populaires, etc. Par ailleurs, on entend aussi l’impression selon laquelle le mouvement étudiant est abandonné à lui-même et marginalisé par le discours dominant, comme si sa lutte venait s’échouer sur la frilosité des autres secteurs de la société. Sa combativité représenterait en quelque sorte une « arme à deux tranchants » : à la fois formidable moteur de mobilisation de masse, mais facteur de marginalisation quand viendrait le temps pour cet esprit de contaminer d’autres mouvements, notamment le mouvement ouvrier.

Entrevue avec François Baillargeon et Keena Grégoire

Après des études collégiales au Collège Édouard-Montpetit, François Baillargeon s’est engagé dans l’ASSÉ dès son congrès de fondation en 2001, alors qu’il venait tout juste d’arriver à l’UQAM. Il a fait partie de l’exécutif national de l’organisation entre 2002 et 2004 avant de s’impliquer localement à l’UQAM. Il a ensuite milité dans le cadre de la grève étudiante de 2005. Keena Grégoire, pour sa part, était étudiant au cégep Bois-de-Boulogne. Il a participé durant trois années (2009-2012) à de nombreuses tournées régionales pour le compte de l’ASSÉ, où il a occupé le poste de secrétaire aux affaires externes. Il était également membre du Comité maintien et élargissement de la grève de la CLASSE afin de consolider et d’augmenter les assises du mouvement, notamment en région.

Pour Keena Grégoire, l’ASSÉ arrive à générer des mobilisations massives parce qu’elle tient un « discours qui est global, qui propose un projet et une vision de société ». La lutte ne se limite pas à la seule revendication de la gratuité scolaire, mais remet en question la marchandisation de l’éducation et des services sociaux au nom de valeurs de justice sociale : « Ce qui dirige notre lutte, ce sont des principes et des valeurs. Ce n’est pas seulement de payer zéro dollar, c’est la logique sous-jacente à la gratuité ». La force de ce discours, selon lui, est de dépasser les questions purement économiques ou techniques pour atteindre le fond des choses : « Il est beaucoup plus facile de mobiliser les gens en faisant cela qu’en se cantonnant à des trucs techniques très particuliers. Cela donne des mobilisations beaucoup plus ancrées qui ont plus de profondeur ». Le deuxième élément qu’il identifie est l’existence d’une pratique démocratique « forte », dans les assemblées générales et les comités de mobilisation, qui donne le contrôle du mouvement aux acteurs de la base :

Les structures ne sont pas un élément détaché de la lutte. Comme si on avait pu voter notre grève en conseil d’administration […] et avoir les mêmes résultats ! C’est une partie intégrante du succès de notre capacité à créer des mobilisations […] L’Assemblée générale est un moment politique en soi.

À cela, il faut, selon François Baillargeon, ajouter la capacité de l’ASSÉ à politiser, à travers la formation et le développement d’une analyse politique large, ses militants et militantes :

La grande masse des étudiants entre en scène à des moments exceptionnels, mais ce sursaut massif de la combativité ne serait pas possible ou serait beaucoup plus difficile s’il n’y avait pas une formation politique beaucoup plus large et une analyse plus globale qui fait que dans toutes les associations membres, il y a une poignée de militant-e-s aguerris qui ont des capacités d’organisation, d’analyse, de rédaction, de structurer le processus démocratique pour faire participer tout le monde. C’est une structure qui est capable de faire se poursuivre cette culture d’organisation et de lutte même dans les moments creux de la lutte. […] Cette flamme-là qui se maintient à petit feu est déterminante quand viennent les occasions de se lancer dans la lutte. Les autres organisations étudiantes ne génèrent pas et n’entretiennent pas cette culture, ce qui fait qu’il y a difficilement un mouvement de lutte spontané qui émerge de ces campus. Ils n’entrent dans le mouvement que quand il est déjà en marche, quand la lutte existe concrètement.

Pour lui, la hausse des frais de scolarité fait partie d’une vague « d’attaques contre les conditions de vie » de la population. L’appui populaire offert à la grève étudiante de 2012 s’expliquerait par une jonction entre la volonté de résistance des étudiants et le mécontentement général dans le reste de la population. Mais cet appui demeure néanmoins circonscrit, puisque plusieurs contraintes empêchent les autres mouvements sociaux, notamment le mouvement syndical, d’être « contaminés » par la combativité de l’ASSÉ. Le droit de grève étudiant n’est pas, du moins pour l’heure, aussi encadré qu’il ne l’est dans le mouvement syndical : il y a « reconnaissance de fait d’une pratique combative, mais qui est réprimée de plus en plus ». Cette situation permet aux étudiants de faire la grève avec des conséquences moins lourdes que d’autres secteurs de la société. C’est pourquoi le mouvement étudiant sert d’« exutoire » et mène « par procuration la lutte que plein de gens ont envie de mener contre le gouvernement, les politiques de droite, les libéraux, tous les politiciens détestés… pour la justice sociale ». Selon lui, la population mène cette lutte en appuyant le mouvement étudiant. En 2012, « on est même allé plus loin, les gens se sont mouillés directement », notamment avec les assemblées de quartier et les mouvements des casseroles. Cela est possible parce que le mouvement étudiant se « porte candidat » pour devenir porteur des insatisfactions populaires, « il formule politiquement sa lutte. Il veut volontiers faire de sa lutte une lutte populaire, il veut représenter les intérêts du peuple. Du moins dans le cas de l’ASSÉ ».

Keena Grégoire opine dans le même sens en soulignant que les fédérations étudiantes cherchent généralement pour leur part à limiter la lutte aux enjeux strictement étudiants, par exemple en se limitant à parler « d’une hausse de 1 625 $ » ; « ils avaient l’impression de perdre le contrôle quand ça devenait une lutte populaire ». Selon François Baillargeon, ce « corporatisme » des fédérations étudiantes s’apparente à celui de « n’importe quel syndicat qui ferait sa lutte sans vouloir mobiliser la nation en entier ».

L’ASSÉ, pour sa part, aurait plutôt le « fantasme de mai 1968 : nous serons l’étincelle… Ce que l’ASSÉ veut, c’est la grève générale au sens d’une lutte de classes. À défaut de le réaliser, c’est présent dans le discours ». Keena Grégoire reconnaît volontiers qu’il y a là une influence « claire et nette » du marxisme dans le positionnement de l’organisation : « Il y a une lecture de classe dans le discours de l’ASSÉ […] qui vient politiser la lutte ». Ainsi, l’ASSÉ s’identifie clairement à la tradition de lutte des mouvements ouvriers, alors que les fédérations étudiantes se présentent plutôt comme idéologiquement neutres.

L’arrimage qu’elle pratique entre revendications immédiates et changement social plus global ne signifie pas pour autant que l’ASSÉ gagne sur les deux tableaux. Selon François Baillargeon, le discours des étudiants est souvent trop abstrait ou éloigné des préoccupations des classes populaires pour les mobiliser. Keena Grégoire ajoute qu’il y a également des problèmes en ce qui concerne la mobilisation en région, de même qu’une difficulté à maintenir la lutte dans la durée une fois que le mouvement parvient à avoir gain de cause sur un enjeu particulier ; il devient ensuite difficile de justifier la poursuite de la lutte. Pour François Baillargeon, cela mène toujours à une déception pour les militants et militantes qui ont espoir de changements de société plus profonds :

Il y a une tension entre le mouvement politique et le mouvement syndical qui mène des luttes pour des revendications, pour améliorer les conditions. Ce qui motive les militants les plus aguerris et radicaux, c’est plus de faire vivre un mouvement politique. C’est toujours cet aspect-là qui est déçu au détour des luttes revendicatives, même victorieuses, car elles n’ont pas le choix de s’arrêter.

Cette déception est amplifiée, selon Keena Grégoire, du fait qu’il existe peu de lieux d’implication et d’organisation pour les militants plus radicaux en dehors du mouvement étudiant. Il y a le « milieu syndical qui au final n’est pas stimulant politiquement », de même que « les partis politiques comme Québec solidaire, avec toutes les limites que ça implique, les groupes communautaires » ; bref, il n’y a « pas de réponse enthousiasmante » pour qui chercherait à continuer la lutte en dehors du milieu étudiant.

C’est pourquoi, selon François Baillargeon, l’ASSÉ occupe une telle place dans le paysage politique québécois, une place qui « s’explique par la faiblesse de l’extrême-gauche et de ses organisations ». En l’absence d’organisation anticapitaliste de masse, les gens « investissent tout leur militantisme dans une structure comme l’ASSÉ ». Il identifie lui aussi l’absence de lieux d’implications au-delà du mouvement étudiant comme un problème : « Dans une société où l’extrême-gauche serait en santé, ce n’est pas là que ça se passerait. Tu apprendrais à te politiser dans le mouvement étudiant, mais ensuite tu aurais un projet politique clair » plutôt que d’aller vers les syndicats ou le mouvement communautaire, qu’il décrit comme des « éteignoirs ».

François Baillargeon souligne néanmoins qu’il faut savoir reconnaître, malgré le plafonnement de la lutte, que la capacité d’initiative du mouvement, en 2012, était infiniment plus élevée que lors de la précédente grève :

2005 est presque un non-événement par rapport à 2012 : on s’est contenté de ne plus aller en classe et de quelques manifestations sporadiques et centralement organisées, quelques actions ici et là par des groupes affinitaires. Ce cadre a éclaté en 2012. C’était une manifestation ininterrompue.

Cela s’explique, pour Keena Grégoire, par le fait que le mouvement ait choisi de laisser de côté les occupations pour « faire la lutte en dehors de nos lieux d’études ». Il rappelle aussi que le mouvement était beaucoup mieux préparé qu’en 2005, puisque le travail de mobilisation s’était entamé deux ans avant le déclenchement de la grève : « c’est tout sauf une grève spontanéiste : en février 2010 les gens savaient qu’il y aurait une grève à l’hiver 2012 ». Un Rassemblement national étudiant (RNE) tenu les 7 et 8 mai 2011 avait permis de regrouper des associations des quatre coins du Québec. Nombre d’associations ont alors vu que « l’ASSÉ n’était pas la caricature qu’on en fait » et ont choisi plus tard de se joindre à la CLASSE. Le résultat de ce travail a été la création d’un pôle combatif étudiant beaucoup plus important qu’auparavant :

Le pôle combatif est beaucoup plus fort en ce moment qu’en 2005. Nous avons été capables de nous imposer incontestablement comme les gens qui menaient la lutte et qui en étaient responsables. […] La CLASSE représentait 80 000 personnes. […] Le nombre d’étudiants organisés dans des associations organisées dans un pôle combatif qui suivaient les principes de l’ASSÉ était beaucoup plus grand en 2012 qu’en 2005.

La CLASSE a aussi développé des alliances avec les mouvements communautaires et syndicaux, notamment avec la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, et ceci dès novembre 2009. En 2012, elle a également rejoint la Table des partenaires universitaires (TPU)[9]. Auparavant, seule la FEUQ représentait les étudiants à cette table. Signe de l’influence croissante des positions de l’ASSÉ sur les autres mouvements sociaux, la TPU a publié en novembre 2010 un « Manifeste de l’université québécoise. Pour une université libre, accessible, démocratique et publique » que la FEUQ a pour sa part refusé de signer.

Selon François Baillargeon, « l’ASSÉ s’est rendue incontournable » et est parvenue à contourner l’hégémonie des fédérations étudiantes qui n’ont « pas une culture de lutte ni d’organisation démocratique ». N’eût été la qualité des porte-parole comme Martine Desjardins (présidente de la FEUQ), les fédérations étudiantes auraient tout simplement, selon lui, été « balayées ». Désormais, selon Keena Grégoire, les fédérations craignent la croissance de l’ASSÉ et sont menacées de nombreuses désaffiliations, ce qui les mène à tenter de « réduire notre importance ». La différence de culture entre les fédérations étudiantes et l’ASSÉ se vérifie aussi dans l’attitude des organisations face au recours à la grève :

Ils voient la grève comme un passage obligé, embêtant, ils s’en seraient bien passé. Alors qu’à l’ASSÉ, c’est vu comme un moment politique enthousiasmant qui a une valeur en soi. Si elle avait pu enterrer la hausse en échange de quelque compromis, elle l’aurait fait.

Keena Grégoire estime aussi que la FEUQ n’a pas voulu participer au débat de fond sur la marchandisation du savoir soulevé par la grève. Selon lui, « la grève a mis de l’avant ce débat auquel elles [les fédérations] n’ont pas participé », car elles auraient préféré « enterrer [la hausse] et s’entendre avec l’État » et surtout « ne pas avoir à lutter », c’est-à-dire ne pas avoir à faire la grève.

François Baillargeon va dans le même sens : les fédérations veulent avant tout « s’intégrer à la société telle qu’elle est, dans les meilleures conditions possibles », plutôt que de chercher à faire naître des transformations globales. Il souligne également leur « parenté politique bien connue avec le PQ », qui « offre filières professionnelles et carrières […]. C’est l’antichambre de la fonction publique et du personnel politique bourgeois et nationaliste ». Keena Grégoire relève à ce titre « l’exemple grossier et caricatural de Léo Bureau-Blouin », ancien président de la FECQ devenu député du PQ immédiatement après la grève étudiante, mais précise que cet exemple remarqué tend à masquer le fait que « beaucoup d’anciens élus à la FEUQ ont des jobs d’attaché politique [au PQ] en ce moment ».

Selon Keena Grégoire, puisqu’elle est ne jouit pas de la proximité des fédérations étudiantes avec le PQ, l’ASSÉ ne pouvait rien gagner lors du Sommet sur l’éducation organisé en février 2013 par le gouvernement[10] : « l’ASSÉ n’est pas basée sur un modèle qui permet de participer à ce genre d’instance ». Il pense plutôt que la véritable tâche politique viendra après le Sommet, et consistera à « recréer une nébuleuse de gauche » comprenant des organisations prêtes à « reprendre la combativité et la radicalité en éducation dans d’autres sphères de la société ».

François Baillargeon pense pour sa part que l’expérience de la lutte a appris aux gens à « défier les injonctions, la loi, l’autorité. On peut affronter la police. Les gens l’ont fait. Ça va changer leur volonté et leur capacité de lutter dans l’avenir ». Il espère que cela mènera les militants étudiants à « subvertir les limites du mouvement syndical ». Selon lui, les occasions de lutter vont se multiplier, notamment à cause de la crise économique, comme le montre l’exemple de la Grèce. Il faudra selon lui créer des « partis qui sont capables de remettre en question le capitalisme, poser la question de la révolution, remettre en question la démocratie et les institutions bourgeoises ». Il faut pour cela s’attacher à construire « politiquement une force révolutionnaire, [un] parti communiste révolutionnaire, en ce qui me concerne ».

Mais selon Keena Grégoire, le mouvement étudiant a de la difficulté à trouver l’unité sur les « solutions politiques » qui dépassent la lutte pour des revendications immédiates : « Ça a été une des grosses limites de la CLASSE quand on est arrivés aux élections : on ne savait plus quoi dire, on s’est cachés et on a attendu que ça finisse ». L’impression que le conflit étudiant a été « réglé par les élections » fait que les gens se sentent « dépossédés de leur lutte et de leur victoire ». L’ASSÉ semble bien en mesure de faire la critique du capitalisme ou de remettre en question la légitimité des autorités, mais ses revendications et ses luttes demeurent réformistes, puisqu’elles ne visent, au fond, qu’à « intégrer plus les classes populaires au système d’éducation bourgeois ». Selon François Baillargeon :

Il y a un mur idéologique qu’on se refuse de franchir. Le mur est là. Pour faire partie du petit cercle restreint du noyau, tu vas être plus bienvenu si tu te dis révolutionnaire, anarchiste ou communiste. Mais le travail qu’on va te demander concrètement, c’est une lutte réformiste, qui carbure sur une énergie potentiellement révolutionnaire. On va faire la critique du capitalisme sans se permettre de mettre sur la table son dépassement.

Pour François Baillargeon toujours, articuler publiquement un projet explicite de dépassement du capitalisme est devenu d’autant plus difficile que la domination idéologique de la bourgeoisie atteint un niveau sans précédent : « On est à un point où dans la lutte des classes ou au niveau idéologique la bourgeoisie domine outrageusement […]. La question de la révolution et du dépassement du capitalisme, la bourgeoisie a réussi à en faire des non-questions ». Keena Grégoire souligne que la priorité de la CLASSE était de créer un mouvement de masse et que, dans un tel cadre, l’ASSÉ se trouve limitée dès lors qu’il s’agit de tenir un discours anticapitaliste : « il y a une crainte que plus on sera radical, moins le mouvement sera massif ». Le dépassement d’une telle aporie est, pour Keena Grégoire, l’un des principaux défis des années qui viennent pour la gauche québécoise :

Il va falloir être capable d’articuler quelque chose, la proposition d’un projet en dehors du capitalisme, ça me semble prioritaire pour la gauche de faire cela. Je pense qu’il y a une peur de le faire tout seul à l’ASSÉ. On est déjà [catégorisés comme très] à gauche. Il va falloir que les nouveaux espaces d’implication s’entre-alimentent les uns les autres.

La discussion avec Keena Grégoire et François Baillargeon montre que la consolidation d’un pôle étudiant combatif a été importante dans le succès de la mobilisation étudiante de 2012. Mais elle révèle aussi combien il est difficile pour cette combativité de déborder les luttes étudiantes liées à des revendications immédiates et de se traduire en projet politique de transformation globale de la société à visée anticapitaliste. À défaut de régler cette impasse, soulignent-ils, l’énergie potentiellement révolutionnaire des militants et militantes radicaux continuera d’être captée par les luttes étudiantes réformistes, sans pour autant impulser un changement profond quant aux institutions démocratiques ou à la domination économique capitaliste.

Entretien avec Gabriel Nadeau-Dubois

Celui que l’année 2012 retiendra comme le visage de la mobilisation a commencé à s’impliquer en 2007-2008 au cégep Bois-de-Boulogne. Après un passage au comité du journal de l’ASSÉ, L’Ultimatum, Gabriel Nadeau-Dubois entamera deux mandats consécutifs à l’exécutif national (2010-2012). C’est ainsi qu’il en viendra à occuper le poste de secrétaire aux communications et de co-porte-parole de la CLASSE lors de la grève de 2012.

Selon Gabriel Nadeau-Dubois, les mobilisations de l’ASSÉ s’appuient sur trois principes. D’abord, la défense de l’accessibilité aux études. Ensuite, la critique de la marchandisation de l’éducation. Enfin, le mouvement procède à une « critique très forte des institutions et de la classe politique québécoise », ce qui le mène à « une revendication de démocratisation plus profonde » de la société. Ceci se traduit dans le fonctionnement de la CLASSE (démocratie directe), un mode d’organisation qui est « l’incarnation d’une alternative politique aux institutions électorales ».

Ce mode d’organisation est fondé sur la primauté des assemblées générales : « Toutes les grandes décisions politiques ont été prises par les grévistes eux-mêmes dans leurs assemblées générales. C’est ce qui a fait la force du mouvement ». Cette culture démocratique se manifeste aussi par une volonté de politiser la base étudiante, et de favoriser sa participation active dans la prise de décision :

On ne participe pas de la professionnalisation du politique. [Notre approche] prend pour point de départ que chaque être humain est capable de s’intéresser à la politique. Ce n’est pas en confiant la politique à des experts qu’on va régler les problèmes et avancer collectivement. Au contraire, c’est en faisant confiance aux gens, en ayant confiance qu’il y a une intelligence qui est donnée en partage aux gens, et que c’est collectivement que nous devons déterminer les finalités [de la société].

En plus de son mode d’organisation démocratique, l’ASSÉ se caractérise selon lui par « son positionnement politique clair » :

L’ASSÉ est fondée sur des idées. Sa raison d’être est de défendre ses idées et non pas strictement d’être la plus massive possible. On est moins dans une logique de représentation de membership que de défense d’un point de vue. Cette base de principe est alimentée par la démocratie des assemblées générales. C’est une organisation qui existe pour défendre une vision et elle ne prétend pas à la neutralité politique. C’est une organisation étudiante de gauche. Je trouve ça important de sortir de la logique de représentation de membership pour avoir une analyse plus générale de la société.

Selon Gabriel Nadeau-Dubois, le discours de l’ASSÉ affirme que les étudiants sont également des citoyens, et que l’éducation est un aspect parmi d’autres de la société. L’ASSÉ ne se cantonne pas à la défense des intérêts étudiants, mais aborde aussi les questions du féminisme, de l’environnement ou de la justice sociale : « Ça montre qu’on n’est pas seulement dans une logique de défense d’intérêt, logique dans laquelle on est trop souvent dans la politique. Nous avons un projet de société qu’on détermine collectivement dans nos assemblées générales ».

Selon l’ex-porte-parole, le succès de la mobilisation de 2012 s’explique en partie par le terreau fertile qu’offre une conjoncture politique favorable, marquée notamment par l’impopularité du gouvernement Charest, d’autant plus que celui-ci a eu une attitude de « mépris et de violence » envers les étudiants, ce qui lui a nui. Il faut ajouter à cela « le travail fait par la frange combative du mouvement pour tisser des liens avec différents groupes sociaux avant même que la lutte ne commence ». Gabriel Nadeau-Dubois affirme qu’on a notamment sous-estimé l’influence « exponentielle » de la « Coalition main rouge » lorsqu’est venu le temps de relayer les mots d’ordre de mobilisation dans plus de « 200 groupes sociaux, comités logements, etc. ». La CLASSE, affirme-t-il, avait une position de leadership dans cette coalition « parce que la FEUQ ne siégeait pas à la coalition, et la FECQ était marginalisée parce qu’elle ne s’y intéressait pas ».

Selon Gabriel Nadeau-Dubois, la mobilisation a été bien dosée et rythmée parce que précédée d’une « vraie escalade des moyens de pression digne d’un manuel ». Pour une rare fois, une revendication claire, « bloquer la hausse », était partagée par les trois associations étudiantes. La CLASSE s’est vite révélée « prépondérante sur le terrain et dans l’espace public », représentant entre 50 et 70 % des grévistes selon le moment. Les étudiants étaient parvenus à « construire une organisation combative, résolument progressiste et de masse ».

L’ancien porte-parole admet néanmoins certaines erreurs. Le mouvement est entré dans une « logique d’action-réaction » avec le pouvoir qui l’a parfois empêché d’avoir du recul alors que « les libéraux intervenaient moins et calculaient mieux leurs interventions. Cela tient selon lui de l’inexpérience : « on commençait, on était jeune on n’avait jamais fait ça ». Il estime aussi que les têtes d’affiche ont été « surmédiatisées ». De plus, le mouvement s’est avéré d’une ampleur beaucoup plus grande que prévu. Il a donc été difficile de suivre la cadence, mais aussi de faire atterrir le mouvement en bout de course :

On n’a pas vraiment été capable de […] terminer [la grève]. […] On a poussé le gouvernement dehors. Et on s’est ramassé un peu devant nos propres contradictions. Parce que quand on défait un gouvernement, dans nos rêves des fois ça veut dire la révolution, mais dans la réalité, ça veut dire une élection. Le mouvement étudiant n’a pas été capable de composer avec cet élément-là parce que l’enjeu de l’électoralisme est un très grand facteur de division à l’intérieur.

La CLASSE a appelé à la poursuite du mouvement alors que les assemblées générales étaient plutôt enclines à voter un retour sur les bancs d’école. En ce qui concerne spécifiquement les élections, la CLASSE a « décidé de ne prendre aucune position […]. On ne donnera pas de directive de vote, ni d’aller voter, on va seulement ne rien dire ». C’est selon Gabriel Nadeau-Dubois la « preuve qu’on a un gros défi dans le mouvement étudiant : régler la question du relais politique de nos revendications ». Ce problème vient du fait que l’ASSÉ s’est historiquement braquée contre les fédérations étudiantes, jugées trop proches du PQ : « On ne veut tellement pas tomber là-dedans qu’on va se mettre dans la position inverse qui n’est peut-être pas la meilleure ».

Malgré les difficultés qu’a rencontrées le mouvement, Gabriel Nadeau-Dubois estime que celui-ci a eu le mérite de révéler un « malaise dans la jeunesse et dans la population quant à l’orientation que prennent nos institutions, qui semblent à la dérive ». Pour lui, cette prise de conscience se fait sur fond de repolarisation sur l’axe gauche-droite, et signale le « retour de débats politiques forts sur les finalités de nos institutions ». Au nombre des gains, il identifie aussi la « politisation de la jeunesse qui aura certainement des effets positifs à long terme ». À court terme, cependant, les retombées sont plus décevantes :

À court terme c’est difficile d’être très optimiste. Le gouvernement du Parti québécois dont la grève a un peu accouché déçoit les attentes. Il démontre à ceux qui en doutaient encore qu’il ne constitue pas une alternative réelle au néolibéralisme. […] Au niveau politique c’est plutôt bouché. Québec solidaire tarde à progresser. C’est plutôt inquiétant, notamment aussi au niveau du mouvement syndical.

À l’annulation de la hausse des droits de scolarité succède une indexation des droits de scolarité qui s’avère tout aussi problématique pour lui. De plus, au-delà de la question de l’accessibilité, Gabriel Nadeau-Dubois se désole aussi du « consensus dans la classe politique » sur le détournement instrumental et économicisé des finalités des institutions d’enseignement :

On n’a pas réussi à corriger l’orientation que prennent les universités, ce qui était quand même un élément qui était au coeur des critiques du mouvement étudiant. […] On se rend compte qu’il va falloir faire plus que des grèves pour corriger cette direction, pour donner un coup de gouvernail, parce qu’on a tout un bateau à faire virer de bord. Ça ramène sur le tapis la question du relais politique de nos revendications.

Après 2012, Gabriel Nadeau-Dubois prévoit une « période de réalignement » pour le mouvement étudiant, durant laquelle cette question devra être abordée :

Il va falloir avoir des débats sur l’articulation entre syndicalisme de combat et politique partisane. Il y aurait moyen d’avoir une position plus nuancée et plus réaliste que la position unilatérale dans laquelle on est, sans tomber dans le schème du syndicat au service du parti.

Il espère une « consolidation du pôle combatif », qui profiterait notamment de désaffiliations des fédérations étudiantes. Le mouvement devra aussi discuter à nouveau de son rapport avec les médias dominants, un « sujet de tension » entre ceux qui cherchent à y défendre le discours de l’ASSÉ et ceux qui estiment que cela est peine perdue. Il espère aussi que le mouvement puisse « sortir d’une culture d’affrontement un peu puérile entre associations étudiantes ». Ultimement, selon l’ex-porte-parole de la CLASSE, les prochaines années révéleront véritablement l’impact du mouvement de 2012 sur les autres secteurs de la société :

Le mouvement étudiant a accouché d’une génération de militants qui vont percoler dans d’autres sphères de la société, mais cela va prendre un certain moment. Peut-être que c’est ce qu’il faut attendre pour que ça débloque vraiment au niveau politique. Pour le moment, le peu de résultats à court terme de la grève démontre qu’il y a un blocage institutionnel important au Québec, notamment à cause du mode de scrutin et d’autres problèmes. Il faudra attendre et avoir de la patience. À court terme, je ne suis pas très optimiste. Mais à long terme, il me semble improbable, considérant l’impact que la grève de 2005 a déjà eu, que tout ce mouvement n’ait pas d’impact significatif sur la société québécoise. On peut avoir confiance que les centaines de milliers de jeunes mobilisés cette année vont continuer de défendre ces idées-là dans les prochains dix ou quinze ans…

Selon Gabriel Nadeau-Dubois, au-delà d’une conjoncture politique favorable, c’est donc l’émergence d’un pôle combatif, appuyé sur une analyse politique globale et sur une culture de participation démocratique forte, qui explique le succès de la mobilisation de 2012. Gabriel Nadeau-Dubois reconnaît également les limites du mouvement étudiant, notamment la difficulté à traduire ses revendications dans l’espace politique. Il estime aussi que les retombées à court terme, si elles sont décevantes, seront contrebalancées par les retombées à long terme de la politisation de la jeunesse. Ses propos donnent l’impression que la revendication de démocratisation profonde dont il parle, de même que les questionnements sur la domination de l’économie sur l’éducation, arrivent trop tôt pour la maturité politique du Québec, ou du moins sont, pour l’heure, incapables de dépasser le « blocage institutionnel » qui les empêche d’êtres objectivées politiquement.

Pistes d’interprétation : un Québec bloqué sous l’hégémonie du néolibéralisme

Dans cette partie, je propose des pistes d’interprétation pour comprendre l’émergence de mouvements comme celui du printemps 2012, le tout à partir des contradictions de la société québécoise. Je développerai d’abord la question de ce que j’appelle le « blocage institutionnel » de la société québécoise, lequel se couple à la domination hégémonique du néolibéralisme sur ses institutions et sa population. Ensuite, je traiterai de la difficulté du mouvement à dépasser ce blocage, notamment parce que son organisation en réseau le cantonne dans la négativité, ce qui permet certes l’expression d’une certaine « indignation », mais ne permet pas, pour l’heure, les transformations politiques et institutionnelles qui opéreraient un véritable dépassement dialectique dudit blocage. Ce dernier, bien loin d’enfermer le Québec dans l’« immobilisme », le mobilise en fait tout entier, en verrouillant le gouvernail vers le cap d’une soumission adaptative au capitalisme.

Signe de ce blocage institutionnel : la direction indiscutable vers l’internationalisation et la commercialisation de l’enseignement supérieur, qui produit comme effet contraire le mécontentement et les mobilisations que nous avons vus. Il n’y a pas ici de hasard : le fait que les luttes sociales les plus mobilisatrices des dernières années se soient déroulées dans le milieu étudiant révèle combien l’éducation, la connaissance et la jeunesse ont été placées au coeur de l’évolution et des contradictions récentes du capitalisme néolibéral ou avancé (Laval, 2012 ; Martin et Ouellet, 2011). La « deuxième massification » de l’université, celle qui mène « vers la société et l’économie du savoir » depuis les années 1980, marque le « recul des traditions héritées dans chaque nation au profit de «modèles» inspirés des pays dominants, anglophones, et relayés par des organismes internationaux » (Charle et Verger, 2012, p. 201) comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’objectif est d’employer la connaissance comme catalyseur pour ranimer un processus d’accumulation capitaliste à bout de souffle.

L’esprit des réformes qui se répandront dans le monde entier est adopté par Margaret Thatcher au tournant des années 1980 : injection de logiques de new public management, compétition, rentabilité dans le secteur de l’enseignement, mise au pas du corps professoral par des mesures d’évaluation de la performance, hausse des droits de scolarité, financement à la performance, démultiplication des évaluations du personnel et de la recherche, traitement « différentiel » des départements et des institutions, etc. L’objectif est de détruire une « idéologie universitaire hostile aux affaires » pour raffermir les « liens entre l’université et les applications techniques et industrielles » (Charle et Verger, 2012, p. 205). Cet arrimage est considéré comme central à la relance de la valorisation du capital. C’est ainsi que l’université et son personnel se trouvent placés au coeur des projets de développement. Les étudiants font les frais des hausses de droits de scolarité et se trouvent soumis au mécanisme disciplinaire de l’endettement (Lazzarato, 2011). C’est dans ce contexte que l’on voit apparaître des mobilisations étudiantes importantes, non seulement au Québec, mais aussi au Chili, en Angleterre, en France et ailleurs, le tout dans un temps rapproché.

En ce qui concerne le Québec, les personnes rencontrées dans le cadre de nos entretiens offrent nombre de réponses convergentes lorsqu’il s’agit d’expliquer les principes et tactiques qui sont derrière l’ampleur des mobilisations étudiantes, notamment celle de 2012. En 2005, l’ASSÉ n’était pas parvenue à conserver la direction politique du mouvement de grève. Il en va tout autrement en 2012, où sa place devient prépondérante, et où ses principes et tactiques se sont beaucoup répandus dans le mouvement : capacité de lier la hausse des frais de scolarité à la marchandisation capitaliste de l’université et de critiquer le détournement des finalités institutionnelles qui en résulte, organisation sur la base de la démocratie directe, recours à la grève générale comme moyen alors que les fédérations étudiantes y sont généralement peu enclines, critique du manque de démocratie dans le système parlementaire, remise en question du capitalisme, actions directes, etc. Fidèles aux principes de l’anarcho-syndicalisme combatif hérités notamment de la Charte de Grenoble, le mouvement entend s’organiser indépendamment du patronat, des partis politiques et de l’État. Cette indépendance lui donne une grande force de mobilisation. Il lui est par contre difficile, quand la grève se solde par des élections, de tirer son épingle du jeu, puisque le terrain électoral n’est pas le sien, et que sa critique du parlementarisme, de l’électoralisme et de l’État l’amène à s’en distancer. De même pour le Sommet de l’éducation, où les revendications de l’ASSÉ ont été écartées d’entrée de jeu. Ajoutons à cela la tendance des médias à associer le mouvement à la « violence », à décrédibiliser son discours anticapitaliste et à discréditer l’option de la gratuité scolaire. En effet, d’après les analyses de Simon Tremblay-Pépin, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), sur les 143 éditoriaux et chroniques publiés entre 2005 et 2010 et qui ont abordé la question de la hausse des frais de scolarité, « 125 ont clairement pris position en faveur de la hausse, 14 ont mis un bémol à cet appui et quatre textes seulement – moins d’un texte par année ! – s’y sont opposés » (Tremblay-Pépin, 2012).

Voici sans doute l’expression de la domination idéologique qu’évoquait François Baillargeon. Il est difficile pour les étudiants de trouver dans l’espace public ou politique un écho à leur discours, qui est inspiré des idées libertaires, de la critique marxiste du capitalisme, du féminisme radical et de l’analyse en termes de classes. Cela tient en partie de la quasi-absence d’organisations qui s’appuient sur les principes anarcho-syndicalistes, anticapitalistes ou marxistes en dehors du mouvement étudiant. Cela s’explique aussi en partie par le sort qui a été celui du marxisme au Québec, incarné dans des mouvements marxistes-léninistes (« M-L ») qui en avaient une lecture bien particulière, et où on lisait sans doute les marxistes (Lénine, Trotsky, etc.), mais très peu Marx lui-même. Ces mouvements ont du reste disparu avec leur vocabulaire et leurs concepts dans les années 1980-1985. On peut parler par la suite d’une « crise de la transmission » du marxisme, qui tient aussi à l’influence de la contre-culture : les anciens marxistes de Parti Pris peuvent difficilement jouer le « rôle du père » en transmettant leur héritage, puisqu’ils refusent de s’installer dans la posture d’« autorité » que cela supposerait. Résultat : les étudiants prêchent leur anticapitalisme dans le désert d’un Québec où leur discours marxisant[11] demeure marginal, sans pouvoir s’appuyer explicitement sur quelque tradition ou organisation, alors que l’élite politique prêche plutôt l’adaptation stratégique aux contraintes du capitalisme mondialisé.

Certes, comme le disent nos interviewés, il y a des syndicats ou mouvements communautaires, dont plusieurs peuvent même travailler en solidarité avec le mouvement étudiant, mais leur positionnement reste toujours beaucoup plus modéré que le discours et que les tactiques de l’ASSÉ, notamment à cause des contraintes qui pèsent sur ces mouvements. Le mouvement communautaire dépend de l’État et de bailleurs de fonds pour son fonctionnement, ce qui le rend souvent frileux devant la radicalité. Quant au mouvement syndical, il ne peut songer à aller jusqu’à la grève générale, puisqu’il est lui-même entré dans une logique de « partenariat » (Piotte, 1998) avec le patronat. Par exemple, la dernière convention des employés du secteur public rend les hausses de salaire conditionnelles à la croissance du PIB : le mouvement syndical a donc très peu intérêt à perturber le fonctionnement de l’économie.

Sur l’enjeu particulier de l’accessibilité aux études, l’ASSÉ trouve des alliés, et peut mener des mobilisations qui atteignent l’ampleur de mouvements de masse sans précédent, notamment à cause de la conjoncture politique, celle d’une impasse causée par les libéraux de Jean Charest. Mais lorsqu’il s’agit du second versant du syndicalisme de combat, c’est-à-dire oeuvrer à un projet de transformation globale qui viserait à sortir le Québec du néolibéralisme et à édifier un ordre postcapitaliste, l’ASSÉ se trouve embourbée et isolée, alors que la plupart des acteurs, comme en fait foi l’événement spectaculaire que fut le Sommet sur l’enseignement supérieur de février 2013, se rallient au « consensus » et au « réalisme » économique du PQ. Même à l’ASSÉ, comme le soulignent François Baillargeon et Keena Grégoire, les idées révolutionnaires demeurent de l’ordre d’une « énergie », d’une impulsion, à partir desquelles carburent des luttes dont l’aboutissement s’avère au fond réformiste, c’est-à-dire qu’elles visent à garantir l’accès à l’université de masse. On retrouve certes une critique de l’économie du savoir dans le discours étudiant, mais quand l’enjeu de la hausse des frais de scolarité se trouve battu, même temporairement, il semble que le mouvement n’ait plus le souffle de lutter sur ces enjeux fondamentaux, plus idéologiques ou politiques.

Le Québec se trouve ainsi dans une curieuse situation. Suivant le train de l’OCDE et des autres puissances occidentales, les partis dominants embrassent tous l’idée que les frais de scolarité doivent augmenter, et adoptent l’idéologie de l’économie du savoir, c’est-à-dire l’utilisation de l’enseignement et de la recherche comme levier de croissance pour stimuler le capital. Certes, lorsqu’un parti menace de hausser trop rapidement les frais de scolarité, il provoque une réaction, qui prend la forme d’une grève dont l’ampleur croît à chaque fois à mesure que le pôle étudiant combatif fait la démonstration que ses principes et tactiques de mobilisation ont une meilleure effectivité que ceux des fédérations étudiantes dites « corporatistes »[12]. L’insatisfaction de l’ensemble de la population, qui n’a pas la possibilité matérielle d’entrer en grève générale, sauf au prix de grands sacrifices, se cristallise sous la forme d’un certain appui populaire au mouvement étudiant. Mais ce qu’il demande, et la façon dont il le demande (ses moyens d’action) entrent en conflit avec les a priori idéologiques dominants. Bien sûr, ceux de la classe politique et des médias dominants, mais aussi ceux d’une population souvent gagnée à l’hégémonie du néolibéralisme, ce qui rend les étudiants minoritaires (dès lors, nécessairement, en tant que mouvement contre-hégémonique, ils ne peuvent immédiatement renverser cette hégémonie).

Ajoutons qu’une portion du mouvement lui-même n’est pas imperméable à certaines composantes de l’idéologie hégémonique néolibérale, par exemple la critique unilatérale de la dimension institutionnelle du commun[13] au profit d’une valorisation de l’autonomie des individus et des réseaux communicationnels[14]. Ainsi, soulignons que le mouvement n’a lui-même pas, à cause de son anti-électoralisme, de son hostilité aux institutions délibératives ou aux structures de parti, la capacité de relayer politiquement ses revendications, ni celle de s’organiser à la manière des partis révolutionnaires traditionnels. Sa frange plus libertaire ne le souhaite d’ailleurs ouvertement pas[15], préférant employer plutôt une rhétorique révolutionnaire[16] et favoriser la mise en place d’instances de démocratie directe dans les quartiers. À court terme, cependant, cette impasse semble condamner le mouvement anti-hégémonique à s’échouer sur le blocage institutionnel, élément relevé également par Gabriel Nadeau-Dubois, d’autant plus, comme le souligne Héloïse Moysan-Lapointe, qu’il se trouve abandonné en bout de course par le « reste de la société », finalement plus avide de « paix sociale » que de changement social. Selon nos interlocuteurs, le Québec semble laisser sa population étudiante porter seule sur ses épaules des idées, un combat et un radicalisme pour lesquels ses institutions n’offrent pas de place, comme en témoigne la lettre d’une étudiante du collégial, publiée en mars 2013 :

Il y a eu des élections et pas plus de volonté de changement qu’avant et ma génération a soudainement réalisé qu’elle ne pourrait pas faire passer son message à travers des parades et des slogans. Elle voulait se battre contre l’idée qu’il est impossible de modifier l’ordre établi et contre un avenir social qui ne semblait pas rose du tout, mais nous nous sommes sentis à court d’outils. C’est alors que le rouge de colère du carré symbolique a pris tout son sens. Rouge de colère contre une société malade qui hait plus ses étudiants que les porte-étendard de la collusion, rouge de colère contre ceux qui réduisent à néant ce que nous avons, très maladroitement, tenté de construire comme projet social. Rouge de colère et soudainement prêts à détruire plutôt que de se taire, faute d’autres moyens. Ça vous fait peur ? Imaginez notre peur de voir que notre société n’est même pas prête à faire une place à un mouvement social au départ gorgé de tant de bonnes intentions…

St-Amand, 2013

Le projet de l’élite politique semble être tout au plus d’intégrer le Québec à la « société telle qu’elle est », bref de gérer technocratiquement la place du Québec dans le capitalisme mondialisé. L’échec des mouvements politiques des années 1960 et 1970 (syndicalisme, gauche, PQ, etc.) a effectivement mené à la mise en place d’une gestion technocratique, social-démocrate d’abord, puis néolibérale. Cette technocratie a continué de se draper des habits du « progressisme » en se montrant favorable à un certain libéralisme des moeurs, un libéralisme contre-culturel ou libertaire : ainsi, le « consensus » médiatico-politique spectaculaire sur la parité homme-femme dans les conseils d’administration ou en politique (féminisme libéral), le mariage gai, l’euthanasie, etc. Il n’empêche que ce progressisme de façade masque un blocage politique dur dès lors qu’il s’agit d’emprunter toute autre direction générale que celle du capitalisme mondialisé. C’est ce blocage masqué par le « progressisme » ambiant qui force le mouvement étudiant à jouer un rôle démesuré, et à s’épuiser sans parvenir à réorienter le gouvernail de la société québécoise. À long terme, cela peut former des militants et militantes – mais à court terme, ses victoires, bien qu’impressionnantes (le premier ministre Jean Charest a tout de même perdu le pouvoir à l’issue de la crise) sont forcément d’ampleur limitée. Qu’une société en vienne à reporter sur les épaules des étudiants et étudiantes sa volonté de transformation sans l’aborder nulle part ailleurs, pour ensuite les conspuer quand ils se mettent en marche – tout cela est symptomatique de l’état de blocage politique qui y règne.

La vaste majorité des mouvements sociaux, notamment ceux lancés par les grandes organisations syndicales, limitent leurs luttes à des revendications redistributives ou à des combats défensifs, par exemple contre la privatisation des services publics, sans faire de critique du mode de production économique ou des institutions politiques. De plus, seul le mouvement étudiant ose aujourd’hui flirter avec les idées anarcho-syndicalistes, le féminisme radical, l’analyse de classe marxiste, la critique du capitalisme et le syndicalisme de combat, des idées qui étaient pourtant discutées dans les organisations syndicales dans les années 1970. Si le mouvement étudiant de 2012 a autant fasciné, c’est peut-être que les étudiants et étudiantes regroupés autour de l’ASSÉ sont à peu près les seuls qui disent haut et fort qu’ils n’ont pas accepté que le Québec ne devienne guère plus qu’une marchandise (Lefebvre et Warren, 2010) et entretiennent encore, de manière plus ou moins explicite, l’espoir porté par les idéaux de la Révolution tranquille (justice sociale, gratuité scolaire, égalité, etc.). Les autres fédérations étudiantes ne s’en préoccupent pas outre mesure, du moment que les consommateurs de services sont satisfaits et peuvent trouver de l’emploi, comme en témoigne la recommandation suivante, extraite du rapport présenté par la FEUQ au Sommet de l’Enseignement supérieur de novembre 2012 :

Que la culture de la formation permette aux étudiants de s’adapter aux réalités du secteur public et du secteur privé étant donné que la majorité des diplômés devront faire carrière à l’extérieur de l’université.

FEUQ, 2012, p. 6

On aurait cependant tort de limiter l’analyse du blocage à la « fermeture » de la société québécoise à l’égard d’un mouvement étudiant qui serait pour sa part sans reproches. En effet, l’analyse de l’ASSÉ n’est pas elle-même exempte d’apories. Par exemple, elle tend à survaloriser le « rapport de force » matériel au détriment du discours et du symbolique. Cela se manifeste par exemple dans son attitude face aux médias, bien illustrée par les propos d’Heloïse Moysan-Lapointe, qui estime que l’action et la construction d’un rapport de force « matériel » sont un meilleur terrain pour l’ASSÉ que l’espace « symbolique » médiatique. On reconnaît, dans cette opposition entre « infrastructure » et « superstructure », l’héritage du structuralo-marxisme d’inspiration althussérienne qui forme historiquement le substrat inconscient du marxisme québécois, c’est-à-dire le peu qui a été transmis malgré la crise de transmission abordée plus haut (Laurin-Frenette, 2005). La même opposition entre la vérité « matérielle » et le caractère soi-disant fumeux du symbolique fait que le discours de l’ASSÉ reconduit parfois l’attitude des « M-L », qui disqualifiaient la culture et la question nationales au nom d’un internationalisme où le prolétaire est pensé comme un individu abstrait et délié, n’appartenant à aucune communauté sociale concrète. Par exemple, le manifeste de la CLASSE (CLASSE, 2012) ne mentionne pas l’État fédéral, ni son action en éducation, ni sa domination historique sur la nation québécoise, concept lui-même le plus souvent assimilé par la gauche radicale au « nationalisme bourgeois ». De même, l’indépendance du Québec, le mot « culture », la question de la langue ne sont pas abordés dans le texte, même si plusieurs de ces discours étaient représentés dans la rue, sous la forme d’affiches, de drapeaux ou de poèmes[17]. Le manifeste aborde par contre la décolonisation, les droits des « bisexuelles » et des « femmes autochtones » (Classe, 2012) : la défense des identités particulières a droit de cité, ce qui représente un sain élargissement de l’ancienne analyse économiciste par trop étroite que l’on pouvait trouver dans un certain marxisme. Cela dit, il est difficile d’articuler ces luttes particulières à un projet politique positif à visée universaliste qui réinscrirait les revendications identitaires dans des formes sociales globales. Au contraire, les formes institutionnelles et la société existante sont présentées comme disciplinaires et oppressantes, et c’est donc indépendamment d’elles et contre elles que devrait s’articuler la lutte des particuliers de l’universel, compris comme étant une représentation fausse et oppressante de la réalité. Ce repli sur la défense du droit des singularités à l’émancipation (Fraser, 2009) rend difficile à la fois l’articulation d’une critique dialectique du rapport social capitaliste, étant donné la logique et le processus totalisant de ce dernier, et l’esquisse d’un projet politique alternatif qui soit par ailleurs en mesure de s’arrimer à l’héritage culturel-symbolique et historique antérieur. Si l’on comprend le néolibéralisme, aujourd’hui hégémonique, comme une opération de désymbolisation et de désinstitutionnalisation[18] des rapports sociaux au profit d’un individualisme et d’un contrôle social organisationnel-technocratique immédiat, on peut considérer que l’opposition à un tel mouvement joue l’émancipation de l’individu contre la gestion, mais qu’elle partage avec elle, implicitement ou catégoriellement, un rejet commun des anciennes formes symboliques et institutionnelles, ce qui peut être interprété comme un signe de la profondeur de l’hégémonie néolibérale et de son emprise sur les consciences.

À la défense du « différentialisme » (Labelle, 2007) s’ajoute celle de la création de « nouveaux espaces démocratiques ». L’école doit être vidée de ses « hiérarchies » pour devenir un « lieu d’égalité et de respect des différences », d’« épanouissement universel », « une éducation libératrice qui jette les bases de l’autodétermination ». L’accent est placé sur la dimension du refus de la contrainte institutionnelle disciplinaire, ce qui permettrait aux individus particuliers, dont les différences seraient reconnues, de s’engager dans des « espaces » de libre délibération et d’association. On reconnaîtra là les idées d’inspiration libertaires (anti-autorité[19]) et l’imaginaire réticulaire des mouvements altermondialistes. À la verticalité disciplinaire de l’institution, on oppose l’horizontalité du réseau où chaque particulier différencié peut exprimer immédiatement sa différence.

La combinatoire différentialisme-réseau semble se présenter comme une alternative à l’idéologie néolibérale dominante ; or, comme le montre Gilles Labelle (Labelle, 2007), elle fait bien plutôt intimement partie de l’hégémonie en réduisant la société à une collection d’individus déliés, mais reliés immédiatement par la communication. Il n’est pas surprenant, vu la prégnance de cet imaginaire dans les mouvements sociaux, qu’on y trouve un usage si répandu et acritique des réseaux du Web 2.0 (Facebook, Twitter, etc.). Aucune dialectique n’est possible entre un mouvement social qui cherche à créer le radicalement neuf à partir de la communication réseautée entre singularités nominales[20] et des institutions politiques dominantes braquées qui assimilent cette demande à une perturbation de la « paix sociale », et refusent de s’ouvrir à la revendication d’une « démocratisation plus profonde » de la société québécoise. « Nous sommes le peuple », affirme le manifeste de la CLASSE ; mais ici, le « peuple » est celui de la société civile, du moins celle qui prend part aux manifestations, et il se retrouve en face d’un État capitaliste qui lui est sourd, et qui est de ce fait présenté comme purement extérieur. Voilà qui explique pourquoi la jeunesse peut voir l’État strictement comme un adversaire, un étranger, qui l’institue lui-même comme son opposition sous la forme de la singularité déliée. Ceci immunise a priori la jeunesse contre quelque défense de l’éducation ou du socialisme républicains, des idées disparues depuis longtemps de l’imaginaire de la gauche (Michéa, 2013) pour ne plus laisser qu’une opposition binaire et non dialectique entre un capitalisme technocratisé appuyé sur les États et une organisation individualiste en réseau chez les « résistants », qui cherchent à bâtir un « rapport de force » désymbolisé contre la gestion technocratique hégémonique néolibérale dans ce même espace désymbolisé. Autrement dit, si le syndicalisme de combat s’avère nettement plus performant que le corporatisme des fédérations étudiantes pour ce qui est de mener des mobilisations, il n’empêche pas que ses propres présupposés sont à interroger dès lors qu’il est question de dépasser la simple opposition binaire de forces (le « rapport de force »), du moins si l’intention des acteurs est l’institution d’un véritable changement de société.

En 2012, au Québec, un enjeu somme toute réformiste, la reconnaissance par l’État du droit d’accès à l’éducation capitaliste, devient la source d’un conflit sociétal de grande importance quand, dans ce capitalisme financiarisé, la généralisation de l’endettement individuel et de la marchandisation du savoir deviennent des conditions structurelles de possibilité de la poursuite de la valorisation du capital. L’étudiant veut pouvoir se brancher où il le veut dans le « réseau » de l’éducation ou dans le « système scolaire », et il veut que ce soit peu cher (gel des frais) ou gratuit, comme peut l’être le logiciel open source. Mais c’est une demande inacceptable pour l’État, outil du capitalisme financiarisé, qui doit s’assurer que les singularités se branchent sur les compétences et les programmes susceptibles de relancer l’accumulation, ce qu’elle ne fera que si la marchandise porte un prix : la liberté de façade se révèle ici gouvernementalité et contrôle (Dardot et Laval, 2010). Dans un tel cadre, l’éducation doit être définie par les impératifs financiers, elle doit mettre en rapport le sujet non pas avec la culture commune, mais avec des compétences et aptitudes formelles qui permettent de le façonner et de l’adapter aux besoins de l’industrie[21]. On peut voir le mouvement étudiant comme une tentative du pôle subjectif de ce rapport aliéné de s’émanciper de la contrainte financière, le tout au nom d’une volonté d’autodétermination abstraite tout à fait conforme à celle du sujet individualiste de l’ère des réseaux[22]. Mais puisque cette autodétermination idéaliste ne cherche à se fonder que sur elle-même, elle est toujours suspendue au-dessus du précipice (Ab-grund), à la manière des personnages de dessins animés qui restent en l’air tant qu’ils s’agitent, mais entrent en chute libre dès lors qu’ils s’arrêtent et constatent qu’ils ont marché dans le vide, non sans avoir lancé un regard de désarroi à la caméra. Alors, le mouvement meurt de l’épuisement de son énergie, et les institutions en place reprennent leur marche régulière, comme en fait foi l’indexation récente des droits de scolarité par le gouvernement Marois, pourtant élu sur la promesse de renoncer à l’augmentation de ces mêmes droits. À l’issue de chaque crise, les fédérations étudiantes corporatistes et l’État s’entendent sur une nouvelle formule d’arrimage entre les sujets, l’organisation de formation à l’économie qu’est devenue l’éducation et les organisations économiques que sont les corporations, du moins tant qu’une nouvelle forme positive d’institution ne sera pas mise en place par des mouvements qui, pour l’heure, semblent incapables d’articuler leurs projets dans ce langage du fait de leur imaginaire anti-institutionnel. Ajoutons, au passage, que les catégories de la Charte de Grenoble, héritées du fordisme, pourraient elles aussi faire l’objet d’un examen critique : en effet, parler de l’étudiant comme d’un « travailleur », n’est-ce pas reprendre à son propre compte les catégories du capitalisme contre une conception des rapports institutionnels qui ne serait pas d’ordre économique[23] ?

Il n’empêche que la résilience des catégories marxistes, fussent-elles celles d’un marxisme plutôt orthodoxe, de même que la prégnance d’idées et pratiques anarcho-syndicalistes ou altermondialistes, comme les modes d’organisation en réseaux, dans une organisation comme l’ASSÉ, demeure tactiquement ce qui a permis à cette organisation d’orchestrer les mobilisations sociales les plus importantes de l’histoire récente du Québec, et de mettre de l’avant une critique des effets de la logique marchande qui dépasse en radicalité la plupart des discours produits par les autres mouvements sociaux. Comme le révèlent nos entretiens, les acteurs et actrices de ces mouvements réalisent bien que la difficulté sera de transposer leur analyse, leur culture démocratique, leur combativité et leur anticapitalisme dans des organisations de masse qui ratissent plus large que le milieu étudiant. Aucun projet politique positif de cet ordre n’est pour l’instant en marche, le Québec restant pour l’heure, une « société à débloquer » (Beaudet, Lefebvre et Martin, 2012). Hélas, il semble que, du point de vue du pouvoir, ces étudiants soient porteurs d’un désir de réfléchir aux orientations qui président au devenir du Québec, un désir qui semble en lui-même intolérable dans un Québec qui préfère déposer le soin de juger de son devenir au système de l’économie mondialisée, et qui renvoie tout autre discours à « la violence et l’intimidation » (Jean Charest) ou l’assimile à un « psychodrame » (Pauline Marois). Il n’en demeure pas moins que les mouvements étudiants, s’ils aspirent à être autre chose que ce désir, et autre chose que du sable dans l’engrenage, devront s’interroger sur leurs propres a priori, notamment leur position anti-institutionnelle qui oppose l’individu, l’action spontanée ou le réseau à la « société » perçue comme une contrainte à abattre ou une fiction à éventer. L’énergie « antisociale », comme négativité, peut beaucoup lorsqu’il s’agit de perturber, mais elle tourne rapidement court et s’avère incapable d’instituer durablement une façon de faire société qui serait plus juste, si elle ne résiste qu’au nom de l’individualité abstraite réseautée que revendique une part du mouvement sans y voir un produit de la forme d’aliénation dominante. Pour sortir de l’impasse, peut-être faudrait-il savoir entendre cette phrase d’une jeune poétesse, écrite au printemps 2012, et qu’il vaut la peine de méditer : « On n’est pas des glaçons […] Le mot collectivité n’a pas disparu » (ReadmanPrud’homme, 2013, p. 20). Voici la réminiscence d’un commun possible, une possibilité de refaire société, comme présente en creux, appelant reconnaissance, qui se cherche dans les résistances, et dont le bruissement représente sans doute l’héritage le plus remarquable de ce mouvement dans une ère autrement gagnée au nominalisme triomphant, cette conception toute atomistique du social.