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Lire la ville, voilà à quoi se consacre, au sens strict, Pierre-Mathieu Le Bel dans ce livre issu de sa thèse de doctorat en géographie. « La ville est à la fois réelle et imaginaire » (p. 19) : tel est le point de départ de cette entreprise de « géographie romanesque », comme l’annonce le sous-titre. Pour Le Bel, l’étude des romans est une sorte de « travail de terrain » (p. 32), et si le corpus est littéraire, la démarche se rattache clairement aux sciences sociales et à la géographie. De brefs encadrés faisant le point sur les écrits géographiques relatifs à la ville – infinie, éclatée et connectée – fournissent à la fois un cadre et un contrepoint à l’analyse des textes.

Plus précisément, Le Bel s’est penché sur l’image de Montréal dans 58 romans dont La Presse ou Voir ont parlé entre 2003 et 2006, « et dont la critique mentionne la montréalité » (p. 35). En plus d’un critère de sélection implicite – à une exception près, ces romans ont été écrits en français – cette façon de choisir le corpus a deux effets. Premièrement, les auteurs connus ou reconnus n’y sont pas privilégiés. Le Bel puise à toutes les sources pour cerner l’imaginaire géographique à l’oeuvre dans les romans, et s’attache à « un ensemble de voix évoquant un espace commun qui nous permet de les inscrire à l’intérieur d’un jeu d’échos » (p. 33). Il n’empêche, certains ouvrages reviennent plus souvent dans les exemples, et un genre s’impose au point qu’un chapitre entier lui est consacré : le polar. Mais surtout, deuxièmement, l’auteur ne part pas d’une définition a priori des contours géographiques de Montréal, ni des marqueurs d’espace qui y rattachent un roman ; ainsi, à la limite, jamais le nom de la ville où se déroule l’action n’est mentionné. Romans montréalais, tous parus dans un court laps de temps : il y a unité de temps et de lieu. Cette dynamique spatiotemporelle est centrale dans l’analyse, car ce livre sur la ville en est aussi et surtout un sur la mémoire.

Ce n’est pas tant Montréal comme ville qui confère l’unité de lieu au corpus, que Montréal dans sa dynamique de métropolisation ; autrement dit les romans se déroulent essentiellement dans ce que, du point de vue politique, on nomme Communauté métropolitaine de Montréal et que familièrement, on désigne comme le « 450 » et le « 514 ». S’il y a donc relative unité de lieu, il n’y a pas pour autant uniformité, et Le Bel note que les rues ou quartiers clairement reconnaissables sont situés dans des quartiers centraux et que les banlieues semblent pour leur part interchangeables. Par ailleurs, même si les romans se caractérisent par leur montréalité, les personnages ne sont pas confinés à la grande région de Montréal, et circulent entre celle-ci et la campagne ou l’étranger.

Les trois chapitres qui constituent le coeur de l’ouvrage sont consacrés à ce qui « fait ville » et l’identité de cette ville, à une époque où elle se dissout dans les banlieues, éclate dans des quartiers déconnectés les uns des autres, tout en étant traversée de réseaux qui la relient à l’ailleurs ; en ce sens la ville des romans est bien la même que celle des géographes. Mais il n’y a pas que Montréal dont l’unité et l’identité fassent problème, les personnages de ces romans sont aussi à la recherche de leur identité, qu’ils cherchent dans le passé. S’approprier le passé – son passé – est bien sûr à la base de la construction identitaire. La centralité du roman noir, tant dans le corpus que dans l’analyse, est liée à cette recherche d’une vérité dans le passé.

Au bout du compte, que trouve Le Bel ? Le temps « de la ville prend la forme d’une spirale et celui de la campagne prend la forme d’un cercle. […] Entre les deux, comme dans l’oeil du cyclone, un trou de mémoire, la banlieue […] qui s’étend sur un temps linéaire qu’on essaie de couper du passé du mieux qu’on peut » (p. 72). Si les personnages semblent tous en quête d’une assise identitaire par l’appropriation d’un passé (p. 56), ils se distinguent à plusieurs égards : les banlieusards ont des comportements plus stéréotypés et plus conservateurs, et les résidents des quartiers centraux se caractérisent par leur « enracinement multiple » (p. 152), forme que prend le cosmopolitisme dans les romans.

Au terme de la lecture, plusieurs questions demeurent, pour d’autres livres. Si la question de la mémoire est centrale dans ce corpus, en aurait-il été de même vingt, trente ou quarante ans plus tôt ? Choisir des romans québécois dont la « montréalité » n’aurait pas été signalée explicitement dans la critique aurait-il permis d’arriver aux mêmes conclusions ? Quelle est la spécificité de Montréal en regard d’autres villes au Québec ou ailleurs ? L’exercice de géographie romanesque auquel s’est livré Pierre-Mathieu Le Bel apporte un regard original à la fois sur Montréal, les romans québécois et la géographie urbaine, et donne envie de poursuivre le périple.