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Longtemps réticent à se livrer à ce genre d’exercice, mais par ailleurs sensible au fait – souvent déploré, comme il le souligne – « qu’il existe au Québec relativement peu de mémoires ou d’analyses rédigés par des gens qui ont été engagés directement dans la politique et les affaires » (p. 10), Claude Castonguay a pris l’heureuse décision de retracer son cheminement professionnel et politique et d’enrichir ainsi le fonds de témoignages personnels légués par des artisans du Québec moderne, ceux de Georges-Henri Lévesque, de Georges-Émile Lapalme, de Paul Gérin-Lajoie, de René Lévesque, d’Eric Kierans, de Fernand Dumont, notamment[1].

S’il fallait choisir le profil type de l’acteur de la Révolution tranquille des années 1960 et 1970 au Québec, le consensus s’établirait assez spontanément sur celui de Claude Castonguay. On ne s’étonne évidemment pas du titre que celui-ci a retenu pour ses mémoires : il s’imposait presque d’emblée à ce pionnier, à ce bâtisseur ayant constamment agi avec autant de ténacité et de détermination que de pondération. Le cheminement dont rend compte l’ouvrage est en fait un parcours à voies multiples qui s’entrecroisent au long d’une carrière s’étendant sur plus d’une quarantaine d’années : la voie du maître d’oeuvre des systèmes de santé, de services sociaux et de sécurité du revenu mis en place au Québec entre 1960 et 1973, celle de l’homme d’affaires devenu un membre éminent de cette nouvelle classe d’entrepreneurs francophones formant ce qu’on a appelé le Québec inc., celles du politique et du citoyen engagé dans la communauté. Parcours singulier qui fait contraste avec la représentation classique de l’exercice de la profession d’actuaire, refermée sur le monde des statistiques et les horizons du calcul des probabilités.

L’audace tranquille de Claude Castonguay se manifeste dès le moment où il doit préciser son orientation, au terme des deux années du programme commun de la faculté des Sciences de l’Université Laval. Il opte pour l’actuariat, discipline absente des programmes de l’établissement et profession alors pratiquement inexistante au Québec. Après une année au département d’études actuarielles de l’Université de Winnipeg, il décide en 1951 de poursuivre sa formation « en solitaire », devenant en 1958 l’un des deux premiers francophones à accéder au titre d’actuaire, fellow de la Society of Actuaries de Chicago, le seul organisme encadrant alors la profession en Amérique du Nord. Durant les sept années de préparation des examens exigés pour l’obtention du titre, tout en travaillant comme stagiaire-étudiant à L’Industrielle, société d’assurance sur la vie de Québec, il est chargé de cours à la faculté des Sciences de l’Université Laval et y collabore à la création d’un programme d’enseignement de l’actuariat. Son diplôme en poche, il dirige pendant quatre ans la section d’assurance sur la vie de La Prévoyance à Montréal, s’inscrivant ainsi parmi les pionniers dans le domaine des services financiers au Québec. Il innove encore en 1962 en créant avec un collègue le premier cabinet de conseillers en actuariat au Québec et au Canada.

Durant ses études en actuariat et notamment grâce aux enseignements des rapports sur la sécurité sociale de Beveridge (1942), pour la Grande-Bretagne, et de Marsh (1943), pour le Canada, Claude Castonguay s’était découvert un intérêt pour les assurances sociales et avait acquis la conviction de leur rôle essentiel comme facteur de développement économique et social. Fort de cette conviction, il offre ses services au premier ministre Jean Lesage au moment où son gouvernement annonce, au début des années 1960, son intention d’instituer un régime universel de retraite pour les travailleurs du Québec. Sa proposition est acceptée pour ainsi dire d’emblée et l’actuaire met le pied dans un engrenage qui le placera au centre des politiques sociales québécoises pendant plus d’une décennie. C’est d’abord la conception du régime de retraite et l’entente négociée avec Ottawa sur la reconnaissance de ce régime particulier au Québec et sur sa compatibilité avec le régime fédéral établi en parallèle (c’était au temps du fédéralisme coopératif portant la marque de Lester B. Pearson, dont l’auteur a manifestement conservé la nostalgie si on en juge par de fréquentes références, explicites ou implicites, au long de ses mémoires), puis la mise en place de la Régie des rentes du Québec en 1965, concurremment avec celle de la Caisse de dépôt et placement du Québec. C’est, peu après, la présidence d’un comité chargé par le premier ministre d’élaborer un projet d’assurance maladie, projet présenté dès le printemps 1966, mais resté sans suite en raison de la défaite du gouvernement Lesage. C’est surtout sans doute, en raison de l’importance déterminante du dossier, la direction des travaux de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social créée en novembre 1966 par le premier ministre Daniel Johnson, suivie de la mise en oeuvre par le conseiller devenu ministre des recommandations de cette commission, principalement dans le cadre de la Loi sur l’assurance-maladie de 1971, de la Loi sur la santé et les services sociaux de 1972 et du Code des professions de 1973.

On lit avec un intérêt soutenu le récit du parcours du conseiller tout comme celui du ministre dans le domaine des politiques sociales, mais, à vrai dire, il n’apporte en général pas d’éléments nouveaux quant à la connaissance et à la compréhension de l’évolution des choses dans ce domaine. Peut-être l’auteur aurait-il pu nous en dire davantage sur certains aspects de ses expériences, par exemple sur la dynamique interne des travaux de la Commission d’enquête qu’il a présidée tout comme sur les interactions de celle-ci avec les divers groupes et milieux concernés. À propos de l’orientation des travaux de la commission, son président rappelle que ses collègues et lui ont « adopté une règle simple : celle de maintenir en place tout ce qui semblait susceptible d’être corrigé et amélioré. Je voulais de la sorte éviter de répéter ce qui me paraissait avoir été une erreur de la commission Parent, consacrée à l’éducation. Je croyais à l’époque et je continue de croire aujourd’hui qu’il aurait été préférable de conserver, d’adapter et d’améliorer les collèges classiques et les écoles techniques plutôt que de les remplacer entièrement par les nouvelles créatures qu’étaient les cégeps et les écoles polyvalentes » (p. 57). Compte tenu de l’ampleur des réformes proposées et mises en application dans le secteur de la santé et des services sociaux, certains s’étonneront de lire ce rappel… Autre rappel, quelques lignes plus bas : « Le principe de l’égalité des chances guida également nos réflexions et nos travaux. » J’arrive mal, pour ma part, à concilier le principe évoqué avec le jugement de l’auteur sur la réforme de l’éducation : je ne crois pas qu’il ait vraiment bien évalué les exigences que comportait, dans le cadre de celle-ci, le respect du principe de l’égalité des chances dans une perspective de démocratisation et de modernisation de notre système d’enseignement. Sur un tout autre registre, celui des faits, il me paraît opportun de signaler qu’il n’est pas exact d’écrire que le rapport spécial sur l’assurance maladie remis par la commission Castonguay au premier ministre Johnson en 1967 est « resté lettre morte jusqu’à la défaite du parti [l’Union nationale] en 1970 » (p. 59). La Régie de l’assurance maladie a bien été mise en place en 1969 par le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand : on a un peu trop tendance à oublier les réalisations (autres que la Loi 63) de ce premier ministre…

Claude Castonguay a résolu, dès le moment où il est entré en politique, de s’en tenir à un seul mandat. Élu en 1970, il ne participera pas au deuxième gouvernement de Robert Bourassa, formé en 1973. Il reprend pour un temps sa carrière de consultant, puis décide en 1976 de rerourner « aux affaires » et de s’« engager pleinement dans un projet de longue haleine » : ce sera celui de la transformation d’une petite société d’assurance, La Laurentienne de Québec, en une puissante organisation de services financiers, le Groupe La Laurentienne. La feuille de route de l’homme d’affaires, entre 1977 et 1990, est impressionnante. Son itinéraire commence au moment de l’acquisition par La Laurentienne de l’Imperial Life de Toronto (« C’était la grenouille, la frog, qui avalait le boeuf » [p. 152-153]) et se poursuit notamment par l’implantation de La Laurentienne aux États-Unis, par une significative expansion canadienne de la compagnie grâce à la fusion avec Les Prévoyants du Canada, par de nouvelles percées en Grande-Bretagne et aux Antilles, par la prise de contrôle de la Banque d’épargne de la cité et du district de Montréal, celle-ci devenant dès lors la Banque Laurentienne du Canada (« … mon meilleur coup en affaires », écrit l’auteur).

Lorsqu’il assume l’entière direction du Groupe La Laurentienne, en 1982 (« Pour moi, actuaire, c’était le summum de ce que je pouvais souhaiter sur le plan professionnel. »), Claude Castonguay est « certain d’avoir fait le bon choix en optant pour les affaires plutôt que pour la politique » (p. 185), mais il ne se désintéresse pas pour autant du politique et tout particulièrement de l’évolution de « l’éternelle question du statut du Québec ». Il participe activement à la campagne référendaire de 1980 comme partisan du non (nous nous sommes d’ailleurs tous deux affrontés à la télévision de Québec, Claude Morin ayant refusé ce débat avec un ami – il avait raison de donner ainsi priorité à l’amitié plutôt qu’à l’enjeu politique, note aujourd’hui l’auteur). En 1990, à l’invitation du premier ministre Brian Mulroney, il accepte de devenir sénateur, justifiant son choix par une volonté de contribuer à une nécessaire réforme en profondeur du régime fédéral. Il se trouve dès lors plongé dans la tourmente des suites de l’échec de l’accord du lac Meech jusqu’à sa démission, deux mois après le rejet de l’entente de Charlottetown, le 26 (et non le 28) octobre 1992. De son expérience comme sénateur, Claude Castonguay conserve un souvenir amer. Il n’hésite pas à écrire qu’il a commis « une grave erreur » en acceptant la nomination : « Non seulement j’avais dû laisser des fonctions que j’aimais (dont celle de chancelier de l’Université de Montréal) pour entrer au Sénat, mais je n’y ai connu que la déception et n’ai obtenu aucun résultat. » (P. 221.) Claude Castonguay s’abstiendra de participer à la campagne référendaire de 1995 : « Il m’aurait été impossible d’argumenter avec crédibilité en faveur d’un non à la souveraineté après avoir soutenu depuis tant d’années que des changements s’imposaient. » (P. 236.) Il n’en a pas moins collaboré, durant les années 1995-1996, avec les gouvernements des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, présidant le comité qui a conduit à la mise en place du régime québécois d’assurance médicaments que l’auteur présente, avec une évidente fierté, comme unique au Canada et aux États-Unis et comme un exemple réussi de partenariat public-privé.

Le dernier chapitre des Mémoires, intitulé « L’avenir », constitue en fait une sorte de « mémoire » ou de manifeste dans lequel l’auteur présente des vues proches de celles du Manifeste pour un Québec lucide publié en 2005 par un groupe de personnalités réunies autour de l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, notamment sur les finances et la dette publiques, sur la place du privé dans le secteur de la santé. « Graduellement, au cours des années, écrit Claude Castonguay, mes opinions se sont déplacées de la gauche vers ce que je crois être le centre de l’échiquier politique. » (P. 245.) L’auteur présente par ailleurs, dans ce chapitre, une synthèse de sa position sur « la question nationale ». Il réaffirme que le Québec ne peut se satisfaire de l’actuel régime fédéral où il ne trouve pas la pleine reconnaissance de sa spécificité, il évoque à nouveau les « rendez-vous ratés » qu’ont été « Victoria, le Référendum de 1980 et le rapatriement de la Constitution, l’accord du lac Meech et l’entente de Charlottetown », il note que la réflexion liée à la rédaction de ses mémoires l’a amené à « mieux comprendre » les motivations des souverainistes, mais il conclut : « Sur le plan purement émotif, je suis porté à réagir comme eux, mais mon expérience m’oblige à conclure que nous devons poursuivre notre lutte à l’intérieur de l’ensemble canadien. » (P. 259.) Bien des lecteurs, me semble-t-il, pourront éprouver quelque étonnement à lire cette conclusion au terme du récit de l’« expérience », en tout cas de l’expérience politique, de l’auteur.