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Au moment du décès de Jacques Henripin, le 2 septembre 2013, au surlendemain de son quatre-vingt-septième anniversaire, on a souligné à juste titre que disparaissait alors celui qui a été le père de la démographie au Québec. Il aura été pour le Québec ce qu’a été pour la France Alfred Sauvy, le fondateur de l’Institut national d’études démographiques (INED) de Paris et, dans la deuxième moitié du 20e siècle, l’un des analystes les plus perspicaces des rapports entre les phénomènes de population et les autres dimensions des réalités économiques, sociales et culturelles. Stagiaire à l’INED de 1951 à 1954, Jacques Henripin a trouvé chez Sauvy le maître qui « a inspiré toute [sa] carrière de scientifique soucieux des problèmes de son temps », ainsi qu’il l’a souligné dans ses mémoires.

C’est d’abord au sein du Département de science économique de la Faculté des sciences sociales que Jacques Henripin a pu établir dès 1954 la démographie comme discipline universitaire à l’Université de Montréal. C’est à lui que, tout naturellement, Fernand Dumont et moi avons confié le thème des « études démographiques » dans le cadre du premier colloque de Recherches sociographiques consacré en 1962 à la « situation de la recherche sur le Canada français ». Il a conclu son exposé en insistant sur la nécessité et l’urgence de la formation de chercheurs dans un domaine où tout était à faire. Deux ans plus tard, il fondait le Département de démographie de l’Université de Montréal, auquel il est resté associé jusqu’à sa retraite en 1994.

Comme en témoigne la publication en 1998, aux Éditions Varia, de ses Souvenirs et réflexions d’un ronchon – un titre qui grossit peut-être un peu abusivement un trait de personnalité se manifestant à l’occasion de polémiques occupant en définitive une place assez marginale dans son oeuvre –, Jacques Henripin a réalisé un ensemble impressionnant de travaux axés sur la connaissance scientifique des phénomènes démographiques et de leurs liens avec l’évolution des sociétés québécoise et canadienne, travaux qui lui ont valu de prestigieux honneurs, dont le Prix Léon-Gérin en 1982. La bibliographie qu’il a eu l’excellente idée d’insérer dans ses mémoires comporte quelque cent vingt titres d’ouvrages, rapports de recherche et articles de revues. Les principaux champs de recherche où, a-t-il écrit, il a pratiqué son métier « avec amour, sinon avec passion » – j’ajouterais : avec rigueur et clarté – sont la fécondité (je rappelle notamment Les enfants qu’on n’a plus au Québec, en collaboration avec P.-M. Huot, E. Lapierre-Adamcyk et N. Marcil-Gratton, aux Presses de l’Université de Montréal en 1981, et Naître ou ne pas être, à l’Institut québécois de recherche sur la culture en 1989), la démolinguistique (en particulier, La situation démolinguistique au Canada : évolution passée et prospective, en collaboration avec Réjean Lachapelle, à l’Institut de recherches politiques en 1980) et les politiques de population, avec un intérêt particulier pour le vieillissement et ses conséquences. Il faut ajouter à cette bibliographie quelques titres, fruits d’une retraite active, dont Les enfants, la pauvreté et la richesse au Canada, La métamorphose de la population canadienne et Pour une politique de population, trois ouvrages publiés aux Éditions Varia, en 2000, 2003 et 2004 respectivement, et un tout dernier, chez Liber en 2011, Ma tribu. Un portrait sans totem ni tabou, sorte de manifeste où Jacques Henripin donne libre cours à sa vision d’un avenir du Québec indissociable du destin de la société canadienne-française au sein de l’ensemble canadien.

Ex-stagiaire de l’INED à mon tour entre 1952 et 1954 et devenu chargé de l’enseignement de la démographie au Département de sociologie de l’Université Laval, j’ai accueilli avec enthousiasme la proposition de Jacques Henripin de travailler avec lui, en 1962, à l’élaboration de perspectives de population à l’intention de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, la commission Parent. Nos prévisions ont fait l’objet d’un ouvrage publié en 1964 aux Presses de l’Université Laval : La population du Québec et de ses régions, 1961-1981. Nous ne savions pas alors, pas plus que quiconque, que le Québec allait connaître au cours des prochaines années une baisse de la fécondité de sa population à un rythme tout à fait inédit, atteignant aujourd’hui seulement le niveau de population totale que donnait pour 1981 notre jeu d’hypothèses le plus conservateur et même considéré par un de nos collègues de l’INED comme difficilement justifiable sur la base des données alors observables. Vingt-cinq ans plus tard, même s’il a écrit avoir « un peu regretté » mes « excursions dans la fonction publique et les paradis sécessionnistes » (Souvenirs…, p. 97), Jacques Henripin m’a invité à partager avec lui la direction d’un numéro spécial de L’Action nationale sur la situation et l’avenir de la population du Québec qui a connu une bonne diffusion et dont les Presses de l’Université de Montréal ont publié une version fortement remaniée en 1991, sous le titre La population du Québec d’hier à demain. Une collaboration dont je conserve aussi un excellent souvenir.