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Pas facile de déboulonner le héros, de le faire tomber du socle sur lequel on l’a soi-même hissé. C’est pourtant la tâche délicate à laquelle s’est attaqué l’historien et journaliste Pierre Godin dans René Lévesque l’homme brisé publié en 2005. Cet ouvrage constitue le quatrième et dernier tome de la biographie de l’homme politique que Godin avait entreprise il y a plus d’une quinzaine d’années. Cet ultime volet raconte les sept dernières années de la vie de Lévesque, à partir du référendum perdu de mai 1980 jusqu’à son décès le 1er novembre 1987.

Un livre triste à en pleurer où l’on voit descendre aux enfers l’homme que tant de Québécois ont aimé et admiré, celui en qui ils ont reconnu le vrai héros de la Révolution tranquille, le champion de la nationalisation de l’électricité et, quelques années plus tard, le porteur de la libération nationale de tout un peuple. Toutes ces réalisations et toutes ces espérances si bien décrites dans les trois premiers tomes de la biographie se voient fracassées dans un dernier ouvrage où Lévesque n’est plus que l’ombre de lui-même, un homme vaincu par ses ennemis, trahi et abandonné par les siens, échappant petit à petit le contrôle de son parti, de son gouvernement et même de sa vie pour graduellement sombrer, l’alcool aidant, dans une incohérence qui l’amènera à connaître des moments de grande dépression.

Non que l’ouvrage, en dépit de son caractère imposant, apprenne quelque grande nouveauté à ceux qui ont suivi de près les dernières années de la carrière de René Lévesque mais lire toutes ces péripéties condensées en quelques centaines de pages crée un véritable choc. Comment, en si peu d’années, le héros a-t-il pu descendre aussi bas ? Est-ce l’usure provoquée par toutes les luttes qu’il a menées ? Est-ce tous ces coups politiques reçus à répétition, dont certains ont pu s’avérer plus mortels que d’autres ? Est-ce la trahison de ses compagnons de la première heure ? Est-ce sa légendaire indiscipline personnelle qui, avec l’âge, a fini par le submerger jusqu’à lui faire perdre toute grandeur et toute dignité ? Sans en retenir une plutôt qu’une autre, l’ouvrage de Godin suggère toutes ces explications et constitue, en dépit de son aspect absolument désolant, une excellente chronique des principaux événements qui ont marqué le deuxième mandat du gouvernement dirigé par René Lévesque, de 1981 à 1985.

Le livre s’ouvre sur la défaite référendaire de mai 1980 où on voit un Lévesque, momentanément abattu, lancer son fameux À la prochaine fois sans qu’on sache cependant si lui-même y croit vraiment. Même si Lise Payette prétendra que cet échec constitue l’événement politique qui aura définitivement brisé l’homme, on a peine à la croire tellement le biographe nous dépeint alors un premier ministre toujours en pleine possession de ses moyens et occupé à requinquer des troupes passablement plus démoralisées que lui. Ce qui le conduira finalement à l’éclatante victoire électorale d’avril 1981, la plus importante jamais remportée par le Parti québécois, au détriment d’un Claude Ryan austère, sentencieux, au total mal-aimé des Québécois. Les quelques chapitres consacrés à cet épisode constituent le seul moment vraiment heureux de tout le livre. Au point que lorsqu’on en a terminé la lecture, on se dit que Lévesque aurait bien mieux fait de perdre cette élection tellement les quatre années suivantes ne sont qu’une suite ininterrompue de déceptions, d’échecs et de déchéance personnelle.

À commencer bien sûr par le rapatriement unilatéral de la Constitution, à l’automne 1982, au terme de ce qu’il est convenu d’appeler La nuit des longs couteaux. Sans cependant nous apprendre rien de neuf, Godin relate en détail tout cet épisode et montre jusqu’à quel point Lévesque et sa suite ont été, par inconscience, naïveté ou absence de vraie stratégie politique, roulés dans la farine par Jean Chrétien et Pierre Trudeau. Le biographe indique que selon Corinne Côté, l’épouse de Lévesque, c’est là que l’homme s’est convaincu à tout jamais de s’être montré incapable de défendre les intérêts du Québec, qu’il n’a jamais pu se le pardonner et qu’il a cassé pour de bon.

Mais les malheurs ne font alors que commencer. Aussitôt rentré à Québec, le premier ministre doit exiger la démission de Claude Morin, dont il vient de découvrir les liaisons troubles avec les services de renseignements de la GRC. Un geste qu’il reçoit comme un véritable coup de poignard de la part d’un de ses ministres-clés. Et, quelques semaines plus tard, voilà qu’un autre de ses ministres, par surcroît leader parlementaire du gouvernement, Claude Charron, doit à son tour démissionner à la suite d’un minable vol à l’étalage. Curieux hasard que celui qui fait que ces deux hommes comptaient parmi les trois ministres qui l’avaient accompagné à Ottawa, quelques semaines plus tôt.

Quelques mois plus tard, ce sera au tour du fidèle Pierre Marois de quitter le navire, cette fois-ci cependant pour des raisons de santé. Mais qu’importe, Lévesque vient de perdre un autre collaborateur de la première heure, un ministre majeur sur lequel il fondait peut-être sa propre succession. Après cette saignée à l’interne, Godin raconte en détail l’épisode absolument loufoque du renérendum où le premier ministre, qui n’a pas digéré la saga constitutionnelle de l’automne précédent, commence d’abord par attiser le feu indépendantiste au sein de son propre parti pour ensuite demander à tout le monde de l’aider à l’éteindre. Voilà les premières pages où l’auteur nous dépeint un Lévesque soudainement devenu imprévisible, voire incohérent, un homme qui commence à perdre le contrôle de lui-même.

Et le plus difficile reste à venir. Aux prises avec l’une des pires crises économiques depuis La grande dépression, alors que le chômage et la récession déferlent sur tout le Québec, le premier ministre décide finalement que ce sont les employés de l’État qui devront être mis à contribution pour renflouer une caisse désormais à sec. On leur retirera les augmentations de salaires consenties quelques mois plus tôt, dans la ferveur référendaire. Un geste qui vaudra au Parti québécois de s’aliéner pour longtemps ses traditionnels alliés syndicaux et dont Lévesque paiera personnellement le prix en étant comparé publiquement à Klaus Barbie, le tristement célèbre boucher de Lyon. L’homme est alors devenu Le boucher de New-Carlisle, une injure, nous rappelle Godin, particulièrement cruelle pour celui qui, 40 ans plus tôt, avait découvert avec horreur les camps de concentration nazis.

Le biographe se sert également de cet épisode pour nous laisser entrevoir l’émergence d’un nouveau René Lévesque, plus amer, plus aigri, plus autoritaire aussi, moins capable qu’auparavant de dégager des consensus au sein de ses troupes. Au conseil des ministres, son attitude a changé : il cherche moins à convaincre, est plus renfrogné et n’hésite pas à couper brutalement la parole à ceux dont les propos l’ennuient ou sont contraires à ses propres opinions. Il a commencé à boire plus que de raison et plus tôt dans la journée. Certains remarquent même qu’il lui arrive de se présenter pompette aux réunions.

C’est dans cet état que l’homme se lance tête baissée, à l’automne 1984, dans la pire crise de sa vie politique et qu’il décrète, dans une sorte de Crois ou Meurs auquel il ne nous avait jamais habitué, la mise au rencart, temporaire diront les plus indulgents, de l’option souverainiste. Brian Mulroney vient d’être élu à Ottawa et Lévesque donne raison à l’aile plus modérée de son parti et de son gouvernement qui croit qu’il faut donner une dernière chance au renouvellement du fédéralisme. Une décision capitale qui provoquera un véritable schisme et entraînera la démission immédiate de plusieurs ministres et députés, dont Jacques Parizeau et Camille Laurin.

Godin décrit très bien tout ce qui s’est passé durant ces quelques mois fatidiques alors que Lévesque, qui apparaît seul et désemparé, choisit de sacrifier son propre idéal et ses vieux compagnons de route au mirage fédéraliste alimenté par Lucien Bouchard, Pierre-Marc Johnson et quelques jeunes loups de son gouvernement de plus en plus en lambeaux. Et il souligne, non sans intérêt, que cet épisode dramatique survient alors que le premier ministre est désormais privé de Jean-Roch Boivin et Michel Carpentier, deux collaborateurs de la première heure qui se sont toujours fait une spécialité de tricoter des compromis entre toutes les factions du gouvernement et du parti. Godin indique même que Parizeau aurait dit quelques années plus tard à Boivin que cette crise ne serait jamais survenue s’il avait encore été auprès du chef.

Quoi qu’il en soit, ces événements constitueront le véritable début de la fin et la majeure partie du reste de l’ouvrage n’est que l’affligeant spectacle d’un homme malade, démoralisé, que l’abus d’alcool rend paranoïaque et agressif, même à l’endroit de son épouse.

Certains amis et proches de Lévesque, dont Parizeau et Yves Michaud, ont reproché à l’auteur d’avoir trop insisté sur les derniers mois de sa vie de premier ministre et d’avoir donné des détails, par ailleurs abondamment repris par les médias, sur ses nombreuses frasques de l’époque. Ce reproche m’apparaît mal fondé. L’homme était alors toujours aux commandes de l’État et ses errances personnelles ne pouvaient qu’influencer sa manière pour le moins erratique de diriger son gouvernement. Au point qu’après l’épisode absolument consternant des vacances à La Barbade, auquel Godin consacre quelques pages de son livre, plusieurs ministres se sont ouvertement demandé si leur chef était toujours apte à gouverner et si le Québec disposait, comme les Américains, d’une procédure d’impeachment.

Et que dire de ces quelques lignes où l’auteur nous dépeint un Lévesque rendu fou furieux par tous les complots qu’il croit percevoir autour de lui et qui se déchausse pour aller, en pieds de bas, coller son oreille aux portes closes derrière lesquelles ses collaborateurs se réunissent ? Lui qui a toujours accueilli avec un haussement d’épaules les rumeurs et les cancans, le voilà, dans les derniers mois de son règne, présenté comme une bête traquée qui sursaute au moindre bruit et qui croit que tout le monde veut sa peau. Quelle désolation !

Heureusement, les derniers chapitres sont un peu moins tristes. Godin nous présente l’homme revenu à la vie privée et réconcilié avec sa femme. Après un voyage autour du monde offert par le parti en guise de cadeau de départ, l’ex-premier ministre, redevenu plus serein, rédige une autobiographie qui connaîtra un grand succès et réamorce sa carrière de journaliste, un projet auquel sa mort prématurée mettra cependant un frein.

Somme toute, René Lévesque l’homme brisé reste un ouvrage indispensable, en dépit de son côté particulièrement douloureux. Il ferme, sans complaisance mais sans acharnement non plus, le long et si riche récit de la vie d’un homme qui a profondément marqué le Québec et dont le charisme et le courage ont touché à jamais le coeur de ses concitoyens. Toute triste soit-elle, l’errance des dernières années ne devrait toutefois pas parvenir à occulter l’émouvant souvenir de celui que tant de Québécois appelaient affectueusement René.