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Si, depuis les années 1960, on a prêté beaucoup d’attention au problème de la population mondiale présentée comme une « bombe» qui a été amorcée et qui est en train d’exploser (avec notamment l’influent livre de Paul Ehrlich, la Bombe démographique, paru en 1968 et dont les premières sections sont intitulées : « Trop de gens», « Trop peu de nourriture» et « Une planète en agonie»), le débat s’est déplacé, au cours des récentes années, vers le problème de la dépopulation des sociétés occidentales et du vieillissement démographique. Le déclin des populations nationales et leur vieillissement prononcé sont des processus qui affectent l’ensemble des pays développés dont le Québec, qui présente un indice synthétique de fécondité (1,5 enfant par femme) inférieur au seuil de remplacement des générations (2,1) et un nombre de personnes âgées en forte augmentation, qui dépassera le nombre de jeunes dans un avenir prévisible.

L’ouvrage collectif écrit par Hervé Gauthier, Sylvie Jean, Georges Langis, Yves Nobert et Madeleine Rochon est une contribution importante et actuelle à la connaissance « chiffrée» des processus évoqués. Il confirme à la fois la qualité des publications de l’ISQ et l’expertise des auteurs dans le domaine de l’analyse des transformations de la structure démographique et des conditions de vie des générations au Québec. L’incipit sociologique qui a présidé à son élaboration peut s’énoncer comme suit : quelles sont les caractéristiques démographiques de la population québécoise et comment le Québec s’adaptera-t-il au processus de vieillissement en cours, qui s’amplifiera dans les prochaines décennies ? Pour répondre à cette question, les auteurs ont adopté une approche d’analyse comparative par générations (concept employé dans son sens démographique désignant des groupes d’individus définis en fonction de leur année de naissance). Ils ont fait état de la situation des générations au fur et à mesure de leur avancée en âge et ont comparé, à divers niveaux, les caractéristiques des personnes âgées actuelles avec celles des générations qui le seront dans un avenir plus ou moins rapproché (en arrivant à couvrir, grâce à des données prospectives, une période allant jusqu’à 2051). Avec ce type d’approche, l’ouvrage s’inscrit dans la ligne des autres travaux réalisés au Québec sur la thématique du vieillissement démographique notamment par Nicole Marcil-Gratton, Jacques Légaré et Yves Carrière, et il est complémentaire aux études qui utilisent l’approche d’analyse transversale focalisée sur des portraits successifs de personnes âgées pour faire ressortir leurs différences dans le temps (voir comme exemple l’étude La réalité des aînés québécois, Conseil des aînés, 2001).

Le livre est structuré en cinq chapitres qui abordent : 1) la transformation de la structure par âge du Québec au cours du XXe siècle avec des comparaisons prospectives jusqu’à 2051 (Hervé Gauthier), 2) la mortalité, les causes de décès et l’état de santé de la population québécoise (Madeleine Rochon), 3) la variation des niveaux de scolarité et des changements dans le domaine d’études selon les générations (Yves Nobert), 4) la consommation des ménages par génération (Sylvie Jean) et 5) les revenus des personnes âgées et leurs différentes sources (Georges Langis). Une rubrique de « Faits saillants » placée au début du livre et une synthèse conclusive qui reprend l’ensemble des contributions (mais qui ne débouche malheureusement pas sur un véritable travail comparatif) complètent la structure générale de l’ouvrage. Un deuxième volume, dont la parution est annoncée par les auteurs dans l’introduction, complétera les thèmes analysés dans le présent ouvrage en abordant d’autres aspects des conditions de vie des personnes âgées tels que la situation domestique, la participation au marché du travail, la propriété résidentielle, les revenus des ménages et des individus.

Si les limites de ce compte rendu ne permettent pas de restituer toute la richesse des informations et des analyses, quelques extraits pourront constituer des illustrations de la pertinence de l’ouvrage pour tous ceux qui s’intéressent à l’étude du Québec. Ainsi, dès le premier chapitre, Hervé Gauthier fait part de l’ampleur du phénomène de vieillissement de la population québécoise. En effet, la proportion des personnes âgées (65 ans et plus) passera de 5,8 % en 1961 à 29,7 % en 2051 (environ 2,3 millions de personnes selon un scénario qui suppose une fécondité de 1,5 enfant par femme et un solde migratoire d’environ 19 000 personnes par année). Les besoins propres à ce groupe d’âge prendront donc une importance considérable et devront être satisfaits dans un contexte de réduction de la population active. À cet égard, l’auteur constate que « les prochaines décennies sont source d’inquiétude pour ceux et celles qui, demain, feront partie du groupe de personnes âgées, mais aussi pour tous les responsables de programmes touchés par cette évolution et qui doivent tenir compte de l’avenir ». Cette inquiétude pourrait toutefois être relativisée parce que, comme ce même auteur le constate, « les changements démographiques se feront progressivement », les nouvelles générations de personnes âgées ayant également une meilleure santé que les précédentes (chapitre 2), ce qui contribuera à relâcher la pression sur le système de santé. Plus scolarisés que les retraités actuels, les futurs retraités seront aussi plus riches que les générations précédentes (chapitre 5), portés à suivre des activités éducatives et culturelles tout au long de leur vie et à rester plus longtemps sur le marché du travail (chapitre 3). Le livre suggère que, paradoxalement, le vieillissement recule au fur est à mesure qu’il progresse statistiquement. Sur plusieurs aspects de leur vie, les seniors d’aujourd’hui et de demain n’ont plus grand-chose en commun avec ceux d’hier dans la mesure où l’intensification du vieillissement va de pair avec des transformations qualitatives dans les rôles, la nature et les caractéristiques des personnes âgées. Ainsi, à travers leurs rôles de nouveaux consommateurs (de loisir, de santé, de culture, d’éducation), les aînés revalorisent de plus en plus leur image, parfois compromise par les transferts collectifs dont ils semblent être devenus les bénéficiaires unilatéraux.

En plus d’offrir un portrait dynamique des divers aspects de la population québécoise dans son évolution vers le troisième âge, l’intérêt du livre provient également de ses références pancanadienne et panaméricaine. Les auteurs ne se bornent pas au cadre national québécois mais se tournent avec raison vers l’extérieur et établissent des comparaisons avec l’ensemble du Canada, avec la province de l’Ontario ou avec les États-Unis. Ainsi, on apprend par exemple que la proportion de personnes âgées au Québec dépasse déjà largement celle qui est prévue aux États-Unis (24,4 contre 18,5 chez les voisins du Sud en 2025), que les Québécois dépensent 21 % de moins que l’ensemble des Canadiens pour les loisirs et 17 % de moins pour la lecture, que, de façon générale, dans tous les cas, les ménages dépensent plus pour se divertir d’une génération à l’autre au même âge, tout en dépensant moins pour la lecture.

Je salue dans ce livre le mode de rédaction retenu qui, même s’il est teinté du style des publications gouvernementales, s’efforce toujours de combiner présentation synthétique de données et mise en perspective contextuelle. On ne trouvera pas toutefois dans l’ouvrage une « pensée du social » marquée par une consistance théorique capable de lui donner le caractère d’un instrument d’analyse sociologique. Il sera utile au sociologue plutôt comme source pour des analyses explicatives ou comme prolégomènes à une sociologie des générations. Le livre donne des informations importantes sur l’histoire des générations au Québec depuis le début du siècle, sur leur physionomie et leurs interactions et ouvre des perspectives d’analyse, par exemple sur la question de l’articulation entre l’histoire collective et les histoires individuelles. Comment passerait-on de l’histoire individuelle à l’histoire collective si ce n’est parce que l’individu s’insère, par ses projets, ses idées, son travail, sa façon de voir le monde, dans des représentations qu’il partage avec d’autres ? La génération, ce « morceau intransférable et irréversible du temps historique » comme disait Ortega Y Gasset, est, à cet égard, ce qui délivre l’individu de la famille, ce qui le porte à une existence sociale, et, de ce point de vue, la dynamique des générations, qui n’est pas une succession mais bien plus une tension féconde, constitue le moteur des innovations sociales. Sur ce dernier point, les auteurs du livre font preuve d’une grande intelligence analytique parce qu’ils présentent les scénarios de l’avenir démographique au Québec sous formes diversifiées et non comme la simple amplification du présent.

J’aimerais noter que le livre pose également la question de la progression rapide d’une « société multigénérationnelle » où des générations nombreuses et différentes sont appelées à se côtoyer. Là réside justement le grand défi pour les chercheurs en sciences sociales qui doivent penser les nouvelles formes de lien social en train d’émerger et pour les politiques sociales et économiques qui doivent gérer une extrême diversité des situations en élaborant un nouveau contrat social entre les générations.

Les informations contenues dans ce livre, la clarté de l’exposition et la précision de présentations des concepts garantissent un apprentissage solide dans le domaine démographique pour tous ceux qui consentent à s’en donner la peine. Destiné à un public large, l’ouvrage est un instrument de travail qui peut nourrir les réflexions des chercheurs, des décideurs, des enseignants et des étudiants sur des questions dont on parle beaucoup mais qui restent encore trop méconnues.