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Interroger l’état du secteur de la santé et des soins médicaux, en particulier depuis l’effervescence du reengineering des soins hospitaliers, exige de revenir sur l’évolution des grands indicateurs de performance de ce champ d’activités humaines et sociales. D’abord, parce que ces données constituent une sorte d’objectivation du champ, bien que toute statistique sur le sujet doive être considérée avec circonspection. Ensuite, parce qu’elles ont servi de fondement à une certaine interprétation de la dynamique régissant ce secteur d’activité, largement dominée par la pensée économique marginaliste et néolibérale, ce qui a conduit au diagnostic de « crise du système sociosanitaire » et aux politiques de sa « modernisation » (Bonneville, 2003a ; Carré et Lacroix, 2001). Enfin, parce qu’elles permettent de détecter une autre réalité, moins visible à première vue que celle proclamée par le courant de pensée plus haut évoqué, mais bien réelle et lourde de conséquences sur les plans tant humain que social et médical.

Le but de cet article est d’analyser l’évolution de certains grands indicateurs de performance du secteur de la santé au Québec afin de montrer qu’ils témoignent de processus qui ont un sens différent de celui qu’on en a dégagé pour légitimer les politiques de réorganisation du secteur des soins hospitaliers et médicaux, comme solutions à la crise décrétée du système sociosanitaire. Pour ce faire, nous avons étudié l’évolution de ces indicateurs pour la période de 1975 à 2005, à partir des statistiques officielles de différentes sources[1], en centrant l’analyse sur l’évolution des dépenses publiques et privées par affectations de fonds.

Un accroissement considérable des dépenses en médicaments

L’analyse des dépenses publiques et privées[2] de santé par catégories d’affectation de fonds révèle d’abord que ces dépenses ont partout augmenté (voir les lignes 1 à 20 des tableaux 1 et 2). Les dépenses pour certaines composantes du système sociosanitaire ont crû beaucoup plus rapidement que d’autres (tableau 2, colonne 8, lignes 1 à 20). C’est le cas des médicaments pour lesquels on note une augmentation considérable des dépenses publiques leur étant affectées pour la période de 1975 à 2005, passant de 412,8 millions de dollars canadiens[3] constants à près de 2,1 milliards en 2005 (tableau 1, ligne 9), ce qui représente un taux de croissance de 1 392,7 % (tableau 2, colonne 8, ligne 9). Du côté des dépenses privées en médicaments, la croissance pour la même période fut nettement moins grande (253,3 %), mais tout de même très importante, (tableau 2, colonne 8, ligne 10).

Tableau 1

Dépenses publiques et privées de santé par catégories d’affectation de fonds, Québec, 1975 à 2005 – dollars constants (‘000 000) de 2005

 

(1)

1975

(2)

1980

(3)

1985

(4)

1990

(5)

1995

(6)

2000

(7)

2005

Hôpitaux

(1) - publiques

(2) - privées

 

4 745,9

303,6

 

4 985,0

462,5

 

5 630,6

647,4

 

6 522,6

761,5

 

6 443,9

517,9

 

6 930,6

313,8

 

7 875,8

336,7

Autres établissements

(3) - publiques

(4) - privées

 

627,0

176,3

 

1 043,6

286,1

 

1 291,1

366,0

 

976,9

446,2

 

928,1

593,9

 

1 121,5

688,6

 

1 289,3

946,4

Médecins

(5) - publiques

(6) - privées

 

1 528,6

14,1

 

1 645,7

14,6

 

1 785,8

20,6

 

2 053,2

18,3

 

2 232,7

20,9

 

2 209,5

65,8

 

2 637,5

49,9

Autres professionnels

(7) - publiques

(8) - privées

 

31,1

231,4

 

125,3

398,7

 

165,7

717,8

 

270,3

1 146,6

 

272,2

1 492,9

 

254,5

1 968,5

 

254,6

2 874,3

Médicaments

(9) - publiques

(10) - privées

 

142,8

800,3

 

246,5

489,8

 

350,9

915,5

 

579,2

1 327,5

 

839,1

1 696,8

 

1 384,4

2 098,4

 

2 131,6

2 827,5

Immobilisations

(11) - publiques

(12) - privées

 

365,7

125,0

 

153,5

232,9

 

288,4

130,2

 

340,7

25,3

 

506,4

19,5

 

641,3

75,2

 

763,5

122,4

Santé publique

(13) - publiques

(14) - privées

 

400,0

---

 

328,8

0,0

 

534,7

0,0

 

441,0

0,0

 

618,9

0,0

 

418,6

0,0

 

499,1

0,0

Administration

(15) - publiques

(16) - privées

 

325,5

50,0

 

237,8

61,3

 

319,7

50,6

 

348,6

80,8

 

308,6

274,8

 

583,6

248,9

 

625,3

642,1

Autres dépenses

(17) - publiques

(18) - privées

 

141,5

123,7

 

225,0

51,2

 

273,5

54,5

 

455,9

98,9

 

584,3

142,1

 

733,5

177,5

 

859,3

211,1

Total

(19) - publiques

(20) - privées

 

8 052,4

2 354,2

 

9 103,7

2 521,3

 

10 640,4

3 331,4

 

11 941,7

4 133,3

 

15 183,2

4 758,8

 

14 277,5

5 213,6

 

16 936,0

7 609,7

P : Prévision.

Source : Données construites sur la base de celles de l’ICIS (2005) et sur la base de données E-Stat de Statistique Canada.

-> See the list of tables

Tableau 2

Taux de croissance comparée des dépenses publiques et privées de santé par catégories d’affectation de fonds, Québec, 1975 à 2005 – dollars constants (‘000 000) de 2005

 

(1)

1975

(2)

1980

(3)

1985

(4)

1990

(5)

1995

(6)

2000

(7)

2005p

(8)

2005/1975

Hôpitaux

(1) publiques

(2) privées

 

---

---

 

5,0

52,3

 

13,0

40,0

 

15,8

17,6

 

-1,2

-32,0

 

7,6

-39,4

 

13,6

7,3

 

65,9

10,9

Autres établissements

(3) publiques

(4) privées

 

---

---

 

0,7

62,3

 

23,7

27,9

 

-24,3

21,9

 

-5,0

33,1

 

20,8

15,9

 

15,0

37,4

 

105,6

436,8

Médecins

(5) publiques

(6) privées

 

---

---

 

7,7

3,5

 

8,5

41,1

 

15,0

-12,6

 

8,7

14,2

 

-1,0

214,8

 

19,4

-24,2

 

72,5

253,9

Autres professionnels

(7) publiques

(8) privées

 

---

---

 

143,1

21,2

 

-30,3

24,2

 

34,9

19,9

 

0,7

30,2

 

-6,5

31,9

 

0,0

46,0

 

718,6

1 142,1

Médicaments

(9) publiques

(10) privées

 

---

---

 

72,6

-38,8

 

42,4

86,9

 

65,1

4,5

 

44,9

0,3

 

65,0

23,7

 

54,0

34,7

 

1 392,7

253,3

Immobilisations

(11) publiques

(12) privées

 

---

---

 

58,0

86,4

 

87,9

-44,1

 

18,1

-80,6

 

48,6

-02,3

 

26,6

285,6

 

19,1

62,8

 

108,8

-2,1

Santé publique

(13) publiques

(14) privées

 

---

---

 

-17,8

0,0

 

62,6

0,0

 

-175

0,0

 

403

0,0

 

-324

0,0

 

192

0,0

 

24,8

0,0

Administration

(15) publiques

(16) privées

 

---

---

 

-269

226

 

344

-175

 

90

597

 

-115

2401

 

891

-94

 

71

1580

 

92,0

1 184,2

Autres dépenses

(17) publiques

(18) privées

 

---

---

 

59,0

-58,6

 

19,0

6,4

 

66,7

81,5

 

28,2

43,7

 

25,5

24,9

 

17,2

18,9

 

507,3

70,7

Total

(19) publiques

(20) privées

 

---

---

 

13,1

7,1

 

16,9

32,1

 

12,2

24,1

 

27,1

15,1

 

-6,0

9,6

 

18,6

46,0

 

110,3

223,2

P : Prévision.

Source : Données construites sur la base de celles de l’ICIS (2005) et sur la base de données E-Stat de Statistique Canada.

-> See the list of tables

L’augmentation des dépenses publiques affectées aux médicaments implique, pour l’ensemble de la période analysée, un accroissement du poids relatif de cette dépense dans le total des dépenses publiques pour l’ensemble des catégories d’affectation de fonds. Il s’agit d’une augmentation de 614,2 %, compte tenu du fait que les dépenses publiques pour les médicaments ne représentaient que 1,7 % du total des dépenses publiques en santé en 1975, alors que cette proportion s’élevait à 12,6 % en 2005 (tableau 3).

À l’inverse de cette tendance à l’augmentation considérable des dépenses publiques en médicaments, ce sont les dépenses publiques destinées aux hôpitaux, aux médecins et à la santé publique qui ont augmenté le moins, respectivement de 65,9 %, 72,5 % et 24,8 % (tableaux 1 et 2, lignes 1, 5 et 13). En effet, les dépenses publiques affectées aux hôpitaux, aux médecins et à la santé publique sont passées respectivement, entre 1975 et 2005, de 4,7 milliards de dollars constants à 7,9 milliards, de 1,5 milliard de dollars constants à 2,6 milliards, et de 400 millions de dollars constants à près de 500 millions (tableau 1, colonnes 1 et 7, lignes 1, 5 et 13). Mais ce qu’il importe le plus de noter en ce qui regarde ces dépenses, c’est que leur poids relatif par rapport au total des dépenses publiques de santé n’a cessé de diminuer, contrairement à ce que nous venons de constater pour les dépenses publiques de santé affectées aux médicaments. Pour la santé publique, la diminution au cours de la période est de 39,6 %, puisque cette proportion était de 4,8 % en 1975 et de 2,9 % en 2005 (tableau 3, ligne 13). Pour les hôpitaux, cette diminution est de 18,6 %, du fait qu’ils représentaient 57,1 % du total des dépenses publiques en 1975 et 46,5 % de ce même total en 2005 (tableau 3, ligne 1). Dans le cas des médecins, le poids relatif des dépenses publiques leur étant affectées par rapport au total des dépenses publiques a aussi diminué de 15,2 %, passant de 18,4 % de la dépense publique totale en santé en 1975 à 15,6 % en 2005 (tableau 3, ligne 5). Quant aux dépenses consacrées à la santé publique, leur proportion par rapport au total des dépenses publiques a diminué de 39,6 %, puisque cette proportion était de 4,8 % en 1975 et de 2,9 % en 2005 (tableau 3, ligne 13).

Les dépenses publiques pour les hôpitaux et les médecins sont pourtant les deux composantes du système sociosanitaire qui ont été les plus visées par le discours politico-économique sur la cause de la crise du système de soins. Il y a donc lieu de s’interroger en profondeur sur la pertinence de cette vision économiciste et essentiellement administrative du caractère inflationniste de ces coûts.

Tableau 3

Répartition en pourcentage des dépenses par affectations de fonds, Québec, 1975 à 2005 – dollars constants (‘000 000) de 2005

 

(1)

1975

(2)

1980

(3)

1985

(4)

1990

(5)

1995

(6)

2000

(7)

2005p

(8)

2005/1975

Hôpitaux

(1) publiques

(2) privées

 

57,1

13,0

 

54,8

18,3

 

61,8

19,4

 

54,6

18,4

 

42,4

10,9

 

48,5

6,6

 

46,5

4,4

 

-18,6

-66,2

Autres

établissements

(3) publiques

(4) privées

 

7,5

7,5

 

11,5

11,3

 

12,1

11,0

 

8,2

10,8

 

6,1

12,5

 

7,9

13,2

 

7,6

12,4

 

1,3

65,3

Médecins

(5) publiques

(6) privées

 

18,4

0,6

 

18,1

0,6

 

16,8

0,6

 

17,2

0,4

 

14,7

0,4

 

15,5

1,3

 

15,6

0,7

 

-15,2

16,7

Autres

professionnels

(7) publiques

(8) privées

 

0,4

9,8

 

1,4

11,3

 

1,6

21,5

 

2,3

27,7

 

1,8

31,4

 

1,8

37,8

 

1,8

37,8

 

350,0

285,7

Médicaments

(9) publiques

(10) privées

 

1,7

34,0

 

2,7

19,4

 

3,3

27,5

 

4,9

32,1

 

5,5

35,7

 

9,7

40,2

 

12,6

37,2

 

641,2

9,4

Immobilisations

(11) publiques

(12) privées

 

4,4

5,3

 

1,7

9,2

 

2,7

3,9

 

2,9

0,6

 

3,3

0,4

 

4,5

1,4

 

4,5

1,6

 

2,3

-69,8

Santé publique

(13) publiques

(14) privées

 

4,8

0,0

 

3,6

0,0

 

5,0

0,0

 

3,7

0,0

 

4,1

0,0

 

2,9

0,0

 

2,9

0,0

 

-39,6

0,0

Administration

(15) publiques

(16) privées

 

3,9

2,1

 

2,6

2,4

 

3,0

1,5

 

2,9

2,0

 

2,0

5,8

 

4,1

4,8

 

3,7

8,4

 

-5,1

400,0

Autres dépenses

(17) publiques

(18) privées

 

1,7

5,3

 

2,5

2,0

 

2,6

1,6

 

3,8

2,4

 

3,8

3,0

 

5,1

3,4

 

5,1

2,8

 

200,0

-47,2

Total

(19) publiques

(20) privées

 

77,9

22,1

 

78,3

21,7

 

76,2

23,8

 

74,3

25,7

 

76,1

23,9

 

73,3

26,7

 

69,0

31,0

 

-11,4

40,3

P : Prévision.

Source : Données construites sur la base de celles de l’ICIS (2005) et sur la base de données E-Stat de Statistique Canada.

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En effet, le poids relatif des dépenses totales et publiques affectées aux hôpitaux par rapport à celui consacré aux médicaments a rapidement et constamment chuté au cours de la période étudiée : il était 33,23 fois plus élevé que le coût des médicaments dans le secteur public contre seulement 3,69 fois en 2005 (tableau 4, ligne 1). Et le poids relatif des coûts totaux en hôpitaux par rapport à ceux des médicaments est passé de 5,35 fois plus en 1975 à 1,66 fois plus en 2005 (tableau 4, ligne 2). Par ailleurs, le poids relatif des dépenses affectées aux médecins dans le secteur public a lui aussi fortement et rapidement chuté, passant de 10,7 fois plus par rapport aux coûts entraînés par les médicaments en 1975 à 1,24 fois plus en 2005 (tableau 4, ligne 3). Il en va de même pour la comparaison du poids relatif des dépenses totales pour les médecins et les médicaments, le ratio « Dépenses totales Médecins »/« Dépenses totales Médicaments » s’abaissant de 1,64 à 0,54 (tableau 4, ligne 4). Finalement, la ligne 5 du tableau 4 indique que la proportion des dépenses totales en médicaments par rapport au total des dépenses de santé est passée de 9,1 % en 1975 à 20,2 % en 2005.

Tableau 4

Évolution comparée et du poids relatif des dépenses pour les hôpitaux, les médecins et les médicaments, Québec, 1975 à 2005 (dollars constants de 2005, ‘000 000 $ et ratios)

 

(1)

1975

(2)

1980

(3)

1985

(4)

1990

(5)

1995

(6)

2000

(7)

2005p

(1) Ratio « Dépenses publiques Hôpitaux »/ « Dépenses publiques

33,23

20,22

16,05

11,26

7,69

5,01

3,69

(2) Ratio « Dépenses totales Hôpitaux » / « Dépenses totales Médicaments »

5,35

7,40

0,50

3,83

2,75

2,08

1,66

(3) Ratio « Dépenses publiques Médecins » / « Dépenses publiques Médicaments »

10,70

6,68

5,09

3,54

2,66

1,60

1,24

(4) Ratio « Dépenses totales Médecins » / « Dépenses totales Médicaments »

1,64

2,25

1,43

1,09

0,89

0,65

0,54

5) Proportion (%) « Dépenses totales Médicaments » / « Dépenses totales santé »

9,10

6,3

9,10

11,90

12,70

17,80

20,20

Source : Données construites sur la base de celles de l’ICIS (2005) et sur la base de données E-Stat de Statistique Canada.

-> See the list of tables

Tout un ensemble d’autres données étaye ce constat d’une sorte de virage vers une sur-médicamentation des soins. Ainsi, la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ) confirmait en 2003 que le coût des médicaments avait connu entre 1980 et 2000 une croissance explosive, la part des dépenses relatives aux médicaments dans le budget de la santé étant passée de 5,8 % à 16,9 % (Breton, 2003). Cette hausse s’est fait surtout sentir au niveau des médicaments prescrits[4], pour lesquels les Québécois dépensent le plus au Canada. En 2001, les dépenses pour les médicaments prescrits par habitant s’élevaient à 471 $ au Québec, contre 426 $ en moyenne au Canada (Gervais, 2005a) ; et, en 2004, ces moyennes étaient respectivement passées à 626 $ et à 562 $ (RiouxSoucy, 2005), soit des augmentations de 32,9 % et de 31,9 % qui indiquent également bien la tendance.

Des conséquences du virage vers la sur-médicamentation sur la prestation des soins

Ces données montrent que les conditions de prise en charge clinique des patients ont été profondément modifiées, qu’il y a eu et que se poursuit un net virage vers une médicamentation de plus en plus importante, on pourrait dire massive et intensive, vers une sur-médicamentation des soins hospitaliers et médicaux. Sur la base des données analysées plus haut, nous pouvons avancer que cette sur-médicamentation constitue un passage obligé, une composante essentielle, de l’actuelle réorganisation (modernisation) du système de soins. En effet, la réduction relative des dépenses totales et publiques consacrées aux hôpitaux et aux médecins – qui s’est concrétisée par la diminution des établissements hospitaliers et des lits d’hôpitaux et par la décroissance relative des effectifs médicaux (particulièrement chez le personnel soignant définissant classiquement l’intervention clinique et thérapeutique, les médecins et les infirmières et infirmiers) par rapport à l’évolution des besoins, qui eux n’ont fait que croître (Bonneville, 2003a, p. 187-206) – exige une autre façon de traiter la maladie et le patient[5]. Cette autre façon, non seulement nécessite-t-elle moins de travail médical vivant et plus de travail « mort » – c’est-à-dire du travail objectivé en produits, particulièrement des médicaments et certaines technologies, par exemple de surveillance à distance des patients (Lemire, 2001a et 2001b ; Reiser, 1978) – mais requiert un accroissement important de l’intensité du travail médical vivant, ce qu’on nomme l’accroissement de la productivité (Bonneville, 2003). Dans ce contexte, il s’agit de faire mieux avec moins et surtout plus avec moins… de temps. Ainsi, le médecin, coincé entre la masse croissante des patients à voir, et à traiter, et le manque d’effectifs et de temps, a forcément tendance à réduire sa pratique à la prescription et verse dans le syndrome de la prescription à la chaîne, de la prescription immédiate (lors de visites qui ne durent parfois qu’à peine cinq minutes), répétitive, intensive et substitutive de la relation humaine de service (Gadrey, 1996), qui caractérise pourtant la relation médecin-patient. Le médecin est par conséquent contraint de « court-circuiter » sa relation avec le patient en établissant le plus rapidement possible un lien probable entre les plaintes (physiques) du patient et un médicament. On comprendra ici que rédiger une prescription « sur-le-champ » s’avère plus rapide, et même plus apprécié des patients, que d’interroger ceux-ci en profondeur en leur proposant éventuellement de modifier quelques-uns de leurs comportements (habitudes de vie) pour éviter que les problèmes pour lesquels ils consultent ne se manifestent à nouveau. En même temps, d’un autre point de vue, le médecin est la cible d’une industrie pharmaceutique qui use de tous les moyens dont elle dispose pour tenter d’influencer les habitus de prescription. Les représentants pharmaceutiques, la distribution d’échantillons de médicaments, le financement de revues et de congrès spécialisés, etc., en sont quelques moyens clés. Dans une étude récente, Lauzon et Hasbani (2002) ont en effet montré que le marketing occupe une place centrale dans les dépenses des industries pharmaceutiques. Les dépenses totales consacrées en frais de marketing et d’administration se sont élevées, pour les neuf entreprises analysées par Lauzon et Hasbani, à près de 316 milliards de dollars US de 1991 à 2000.

Bref, il n’est pas surprenant de constater qu’on utilise, avec exagération même, la prescription de médicaments, comme dans le cas des antibiotiques (Gravel, 2003 ; PC, 2003) et des antidépresseurs, entre autres pour les jeunes de moins de 20 ans (RiouxSoucy, 2004). Or, on sait aujourd’hui que cette médicamentation substitutive à la santé et à la relation de service médical humain conduit à une sur-médicamentation de plus en plus prégnante, qui est responsable d’une détérioration de la santé et (ou) de la capacité « naturelle » de la recouvrer et, pire, d’un taux très élevé d’hospitalisation, particulièrement chez les personnes âgées et les dépressifs, dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis plus de trente ans[6].

Il y a dans ce contexte de réorganisation structurelle des soins hospitaliers et médicaux un ensemble de facteurs, dont l’idéologie économiciste-productiviste présidant cette réorganisation des soins depuis un bonne quinzaine d’années, mais aussi d’autres causes sur lesquelles nous reviendrons en conclusion, qui conduisent plus ou moins directement à une sur-médicamentation systématique et systémique. Notons cependant que toute cette dynamique rend les médecins de plus en plus dépendants, « clients », de solutions de soins qui viennent non pas de la médecine en tant que telle, mais « d’ailleurs », c’est-à-dire d’une industrie pharmaceutique dont l’intérêt d’affaire est de vendre sa production, des médicaments, et même d’élargir le plus possible la production (invention) de ces « solutions » objectivées en « pilules », par exemple en psychiatrie où il s’agit d’isoler certains des comportements humains courants que l’on trouve problématiques (syndrome prémenstruel, timidité excessive, magasinage compulsif…) pour les réifier en maladies (ici mentales), auxquelles on trouvera une solution pharmacologique, une pilule (Collard, 2003), ce que dénoncent plusieurs praticiens (Perreault, 2004, reprenant les paroles du psychiatre Christian Hébert de l’Institut Philippe-Pinel prononcées lors du congrès annuel de l’Association des médecins psychiatres du Québec).

Toute cette réalité sociomédicale en mouvance accélérée laisse entrevoir que les rapports marchands s’insinuent de plus en plus dans les entrelacs de l’organisation sociale et professionnelle des soins médicaux et hospitaliers. L’augmentation considérable des dépenses publiques et la croissance nettement plus modeste mais fort importante des dépenses privées consacrées aux médicaments veulent dire un accroissement considérable de la prescription, de l’usage et de la consommation « consumériste » de médicaments et par conséquent un élargissement proportionnel des conditions de mise en valeur des investissements de l’industrie pharmaceutique à l’oeuvre en périphérie et dans le système sociosanitaire. Il n’est donc pas surprenant que cela coïncide avec une pression systématique et grandissante des firmes pharmaceutiques sur les médecins pour la prescription de leurs produits autant que sur la population et les patients pour l’usage et la consommation de ces produits. Pression qui n’est pas exercée en vain. En effet, selon les données de l’IMS Health[7] publiées en mars 2004, les ventes mondiales de médicaments s’élevaient en 2003 à près de 500 milliards de dollars US, une hausse de 11 % par rapport à 2002. Près de la moitié de ce total provient de l’Amérique du Nord. En tête de liste des médicaments les plus vendus vient le Liptor de Pfizer traitant l’excès de cholestérol (Reuters, 2004), ce qui étonne peu ceux qui sont informés des problèmes de poids de cette population. Ainsi, l’évolution de la profitabilité des entreprises pharmaceutiques indique clairement que l’accroissement des possibilités de mise en rentabilité des investissements des pharmaceutiques en santé, en « mal-santé », pour reprendre Carré et Lacroix (2001, p. 283), et en soins médicaux et hospitaliers est considérable et que cela constitue aussi une base objective du virage vers la sur-médicamentation.

Les données que nous venons d’analyser conduisent à parler d’une marchandisation de plus en plus prononcée du système sociosanitaire au Québec. Toutefois, cette marchandisation ne se fait pas directement mais plutôt par glissements, déplacements et introduction de différents produits issus de technologies qui pénètrent et occupent de plus en plus l’espace des pratiques cliniques et thérapeutiques. C’est au coeur de ce processus que s’inscrit la tendance à la sur-médicamentation des soins et que s’affirme l’emprise grandissante de l’industrie pharmaceutique sur le secteur des soins hospitaliers et médicaux.

Si cette sur-médicamentation participe de l’actuelle modernisation (réorganisation structurelle) du système sociosanitaire, elle est toutefois loin de garantir une solution à la crise de celui-ci. Au contraire, elle tend à induire toute une série d’effets pervers, c’est-à-dire défavorables, sur la santé. Il n’est pas non plus assuré que la médicamentation à elle seule (nous ne disons pas ici sur-médicamentation) règlera le problème de la croissance des coûts en soins médicaux et hospitaliers, compte tenu de tout un ensemble de variables, mais dont les plus importantes sont, en plus du vieillissement de la population, la fragilisation de l’état de santé par la pollution environnementale et le stress généré par la course à la productivité, l’augmentation importante et constante de la consommation de médicaments et les pressions à la consommation exercées par les pharmaceutiques. Comme en témoignent les données que nous avons analysées, tout cela conduit plutôt à des dépenses qu’à des économies.

La distinction que nous venons de faire entre médicamentation, comme partie intégrante de la médication, et sur-médicamentation est importante pour qu’on comprenne bien le sens de notre analyse. Il n’est aucunement de notre intention de nier l’apport nécessaire des médicaments à la pratique médicale et au recouvrement de la santé. L’administration de médicaments fait partie intégrante de la pratique médicale et du recouvrement de la santé, comme plusieurs travaux classiques en sociologie de la pratique professionnelle médicale l’avaient d’ailleurs déjà montré (entre autres Freidson, 1984). On pourrait en dire autant, sous condition de la prégnance d’une conscience éthique, de l’invention et de la prescription de nouveaux médicaments. Le problème ne réside pas au niveau du médicament comme tel, dans son ontologie, mais dans la tendance à la généralisation de sa consommation abusive, par conséquent dans sa réification en panacée tous azimuts pour la santé et en substitut tout aussi généralisé de la pratique médicale[8]. C’est dans la transgression de la finalité d’usage que réside le virage vers la sur-médicalisation, où la prescription-consommation de médicaments n’est plus quelque chose d’exceptionnel, mais devient une normalité quotidienne, même pour le vie entière, non pas dans les cas d’exception, mais pour de plus en plus d’individus.

Et il y a plus. Toute cette effervescence réorganisatrice du système sociosanitaire et sur-médicamenteuse des pratiques médicales et de la santé vécue au quotidien s’élabore dans un contexte de déresponsabilisation de l’État, que certains nomment désengagement, retrait, modernisation, allègement… et de responsabilisation (imputabilité) des individus pour leur état de santé et l’entretien de celle-ci. Or cette responsabilisation se fait à travers une triple idéologie. Une première de culpabilisation pour l’état individuel de santé (Crawford, 1977 ; Carré et Lacroix, 2001), qui a conduit, par exemple, une ex-ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec à déclarer publiquement que si les Québécois avaient le cancer, c’était de leur faute (PC, 2000). Une deuxième de consumérisme opérant dans le champ de l’absorption de médicaments, mais aussi dans celui de la consommation des produits naturels, suppléments nutritifs, nutriments, etc., et où s’exerce une forte pression à la consommation, particulièrement de la part des pharmaceutiques. Et finalement, une autre qui opère sur la base anthropologique du « demeurer-en-vie », du désir d’être vivant, quoi qu’il en coûte. Voilà qui augure de jours fastes pour les pharmaceutiques.