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Le secteur culturel a fait l’objet d’analyses variées et fouillées qui se sont toutefois majoritairement concentrées sur les oeuvres culturelles produites. La recherche sur les politiques culturelles et, de surcroît, sur la genèse et l’élaboration de ces politiques – travaux florissants sur le continent européen – demeure très peu explorée au Québec et au Canada. Plusieurs raisons pourraient être avancées pour tenter de comprendre ce phénomène mais il n’en demeure pas moins que, malgré les invitations lancées successivement par John Meisel, Stephen Brooks ou Vincent Lemieux, la science politique a été traditionnellement quelque peu réticente à considérer le secteur culturel comme terrain légitime d’investigation. Analysant les relations et rapports de force qui se sont tissés entre de nombreux acteurs politiques dans le cadre de ce qui est devenu la première véritable politique culturelle du Québec (adoptée en décembre 1992 par le gouvernement de Robert Bourassa), ce livre s’inscrit donc dans une démarche novatrice et comble une lacune évidente. Trois parties structurent l’ouvrage. La première est consacrée à l’exposition de la problématique de recherche, la seconde aborde l’émergence de la politique culturelle et la politisation croissante de la culture au Québec tandis que la troisième se penche sur l’élaboration et l’adoption de la politique.

La problématique est d’abord marquée par le souci d’examiner tant les comportements et intérêts des acteurs en présence que leurs systèmes de croyances et l’ensemble des référents discursifs qu’ils mobilisent au gré de leurs interactions. Des éléments tant cognitifs que non cognitifs cohabitent ici de façon fort judicieuse. Le cadre d’analyse choisi est celui des coalitions plaidantes (Advocacy Coalition Framework) élaboré par Paul A. Sabatier et Hank C. Jenkins-Smith, que Diane Saint-Pierre explique et synthétise de façon éclairante. Mais ce n’est pas tout d’utiliser un modèle théorique ; encore faut-il savoir l’appliquer empiriquement, ce qui est réalisé ici de façon convaincante.

Cette approche possède de nombreux avantages, dont celui de tenir compte du contexte tant économique que sociopolitique entourant l’élaboration de la politique : « Le débat constitutionnel déchirant qui perdure depuis le début des années 1980 et qui ravive plus que jamais la flamme nationaliste d’une majorité de Québécois, les traités de libre-échange, la mondialisation des marchés et les inquiétudes croissantes quant au devenir de l’État-providence imposent le maintien et même l’accroissement de la présence gouvernementale dans la sphère culturelle » (p. 167). Est ainsi démontré comment la politique culturelle est étroitement liée au débat sur l’avenir politique du Québec et de quelle façon la culture devient un élément clé de la « société distincte ». La culture n’est plus seulement un secteur des politiques « parmi d’autres » mais fait dorénavant partie des grandes missions de l’État québécois. En conséquence, le ministère se voit doté du rôle de responsable des grandes orientations culturelles (et non de simple gestionnaire de programmes) et de la fonction de coordination horizontale avec les autres ministères et acteurs pertinents.

Un autre avantage du cadre d’analyse utilisé est de tenir compte de toutes les dynamiques de négociation et de conciliation des intérêts divergents entre des acteurs susceptibles de ne pas partager les mêmes univers de sens quant aux finalités de la politique et au rôle de l’État dans le secteur culturel. On cerne bien, quoique de façon inégale selon l’acteur politique en question, comment les différents groupes d’intérêt du milieu culturel se sont organisés et consolidés et quelles stratégies ils ont mises en place afin de faire valoir leurs intérêts. Toute la diversité des acteurs en présence est pertinemment explorée (ministères, sociétés d’État, gouvernement fédéral, municipalités, groupes, associations, milieux des affaires, différents domaines culturels, fonctionnaires, ministres, experts, journalistes, etc.) de même que l’éventail des lieux où s’articule et se négocie la représentation des intérêts (que ce soit dans le cadre de « forums professionnels » impliquant des discussions plutôt privées ou dans celui d’une plus vaste commission parlementaire). L’auteure montre le rôle de ce que Sabatier et Jenkins-Smith appellent le policy broker (que l’on peut traduire par médiateur), qui « maintient le niveau de conflit politique dans des limites acceptables, recherche des compromis raisonnables afin de réduire l’intensité des discordes et suggère des solutions aux problèmes […] » (p. 190).

L’analyse n’est pas dénuée de nuances et expose plusieurs « contradictions » à l’oeuvre au sein du milieu culturel. D’abord, les acteurs sont souvent partagés entre la revendication d’une augmentation des budgets du ministère des Affaires culturelles et la crainte d’une bureaucratisation et technocratisation de la culture. À ce sujet, la nouvelle politique augmentera les budgets consacrés à la culture tout en créant, à l’instar de ce qui existe déjà dans le milieu cinématographique, un Conseil des arts et des lettres du Québec, organisme « à distance » du ministère, administré par des représentants du milieu culturel et responsable de la distribution des fonds publics. Ensuite, l’attachement d’une majorité d’artistes au nationalisme et à la souveraineté du Québec entre souvent en contradiction avec l’affirmation de la nécessité de maintenir le lien avec le gouvernement fédéral pour d’évidentes raisons financières. La politique ne fera finalement aucune mention de la question du rapatriement complet des pouvoirs en matière culturelle, pourtant à l’ordre du jour depuis l’échec constitutionnel de Meech et proposé par le Groupe conseil sur la politique culturelle du Québec (Rapport Arpin). Enfin, on voit bien que le milieu culturel est écartelé entre une conception économique et marchande de la culture (l’accent de plus en plus placé sur les industries culturelles) et une approche liant la culture à l’identité collective et au développement personnel. La politique culturelle tentera à cet égard de ramener un certain équilibre en augmentant les actions et les fonds liés aux créateurs et artistes (évoluant à l’extérieur de ces industries), aux municipalités et aux régions. 

La conclusion comporte une bonne critique de la valeur heuristique du cadre d’analyse, l’auteure effectuant une comparaison utile avec d’autres approches théoriques de la recherche sur les politiques publiques. L’ouvrage, qui par ailleurs ne cède jamais à un langage trop « hermétique », comporte plusieurs tableaux et figures qui contribuent de façon fort utile à la compréhension des éléments abordés. Quelques aspects auraient toutefois gagné à être davantage explorés. D’abord, la notion de systèmes de croyances est très peu discutée sur le plan théorique ; il existe à ce sujet une littérature de plus en plus importante concernant les éléments discursifs mobilisés au sein des processus d’émergence et d’élaboration des politiques publiques. Son application concrète dans le septième chapitre – voir notamment la structure tripartite des systèmes de croyance des élites politiques – est cependant réussie. Ensuite, l’auteure ne discute pas la différence entre une coalition et d’autres notions « apparentées » dans le domaine de l’analyse des politiques, que ce soient par exemple les réseaux ou les policy communities.

Le lien proposé entre ressources naturelles et culture, par l’intermédiaire du niveau de richesse collective, n’est pas du tout évident et pourrait être discuté. On aurait pu examiner davantage l’impact du développement des ressources technologiques, un élément particulièrement important dans le domaine culturel mais trop rapidement abordé ici. La relation entre les valeurs socioculturelles de la structure sociale et la culture gagnerait aussi à être mieux étayée, de même que celle entre l’évolution de l’opinion publique à l’égard des institutions politiques et la culture. La polarisation des groupes d’intérêt pourrait aussi être précisée car on discerne plutôt mal quels groupes appartiennent à quelles coalitions (notamment, qui sont les « alliés » et les « adversaires » dont il est fait mention à la page 168 ?). On apprendra finalement qu’il n’existait qu’une seule coalition. De plus, si tous les acteurs examinés ont influencé le développement de la politique, persiste toutefois l’impression qu’ils sont plus ou moins sur le même pied d’égalité. Or, il est patent qu’acteurs et groupes d’intérêt ne possèdent pas une égale influence et il aurait été souhaitable d’effectuer une certaine hiérarchisation de ces rapports de force.

Sur le plan épistémologique, bien que l’auteure adopte une approche typiquement hypothético-déductive, il n’en demeure pas moins que l’induction est fréquemment mise à contribution, observations et analyses débordant souvent le cadre d’analyse proposé. Il aurait été intéressant que la critique du modèle évoque cet aspect. Finalement, même si Diane Saint-Pierre affirme être tout à fait consciente de cette lacune, il aurait tout de même été pertinent, ne serait-ce que de façon très sommaire, d’aborder quelques éléments liés à la mise en oeuvre de la politique et au bilan que l’on peut en dresser douze années après son adoption. Ces quelques remarques n’enlèvent toutefois rien à un ouvrage qui est non seulement d’une grande qualité mais qui est également important en ce qui concerne les pistes de recherche qu’il permet d’ouvrir.