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Il y a deux façons d’aborder l’ouvrage d’Andrée Lévesque. Soit on plonge avec candeur, sans les outils conceptuels habituels, dans l’univers étonnant des idées d’il y a cent ans ; soit, au contraire, on se saisit de ce recueil de chroniques dans un espoir de connaissance et de compréhension et alors, hélas, on est déçu.

Je suis la première à appeler de mes voeux une meilleure représentation des voix féminines dans l’histoire des sciences politiques et sociales québécoises. Il ne fait de prime abord aucun doute qu’Éva Circé-Côté, par la prolixité, la verve, la diversité et la persévérance de ses écrits, mérite sa place au générique des citoyennes et des citoyens qui ont contribué à l’avancement des idées au Québec. Ses écrits devaient être réédités. Mais valent-ils le labeur et l’exclusivité que leur consacre Andrée Lévesque depuis quelques années ?

De fait, ni le simple plaisir de lire, ni l’appétit intellectuel ne sont tout à fait satisfaits par la lecture de cette sélection de chroniques écrites par la femme de lettres Éva Circé-Côté dans divers journaux québécois et sous divers pseudonymes masculins au début du 20e siècle. L’étonnement, certes, est au rendez-vous à chaque page. Pourquoi ces abondantes allusions à Dieu, à l’immoralité et au péché sous la plume d’une femme qu’Andrée Lévesque tient à présenter comme une partisane de la laïcité athée ? Pourquoi cette profusion d’idées hygiéniques, moralistes, eugéniques (la « déchéance de la race » est un thème récurrent), va-t-en-guerre, etc., posées comme des évidences ? (N’est-il pas trop aisé et condescendant de tout expliquer par « la mentalité de l’époque » ?) Comment expliquer l’attrait qu’éprouve Éva Circé-Côté pour les « inutilités charmantes en papier doré » des « magasins de quinze sous », « d’autant plus appréciés qu’ils ne durent pas longtemps… » (p. 61) et mille autres opinions franchement troublantes ?

L’écrivaine recourt abondamment à des formules aujourd’hui jugées creuses, à des proverbes, à des stéréotypes d’une platitude inouïe (il faut se buter à chaque page aux allusions d’Éva Circé-Côté à l’appétit sexuel des hommes, « flot impur [qu’on ne peut forcer) à réintégrer son lit [et qu’il faut donc se contenter de] canaliser » (p. 104) et aux « cervelles d’évaporées » (p. 99) des jeunes « coquettes insatiables qui ne rêvent que toilettes, bijoux et parures » (p. 113)), à des métaphores parfois douteuses (les pensionnats pour filles comme endroits « où l’on élève des plantes de prix » (p. 63)), à des preuves pour le moins circonstancielles et subjectives (« Le gouverneur du pénitencier de Kingston me fit l’aveu un jour que la plupart des meurtriers qui échappent à la potence deviennent fous ou meurent à brève échéance après leur crime » (p. 173)), à des lieux communs (« honneur, gloire à la puissante et maternelle nature qui triomphe dans la femme » (p. 33)), à une érudition impressionnante mais somme toute pompeuse et parfois sans pertinence (même l’enchanteur Merlin est cité [p. 33)] et à un lyrisme proprement insupportable à certains moments (« tandis que le beau sang vermeil de la France gicle des cerveaux et des poitrines sur le champ de bataille » (p. 81)).

Difficile, à travers ce foisonnement, de distinguer nettement, à l’instar d’Andrée Lévesque (Le Devoir, 11 juillet 2005), une écriture qui devait notamment servir à « extirper les préjugés de race, de sexe et de religion » et à militer pour que toutes les Canadiennes françaises et tous Canadiens français aient accès à ce qu’on appelait alors l’ « instruction ». (De fait, dans une chronique publiée en 1916, Éva Circé-Côté écrit : « Assurément, ce n’est pas l’éducation qu’il faut aux filles de cultivateurs et d’ouvriers puisqu’elle les détourne de leur milieu et de leur voie naturelle soit pour les attirer à la vie religieuse soit pour en faire des déclassées. » [p. 65]).

On comprend évidemment que c’était « la pensée et le style littéraire d’un temps » que la rectitude politique n’avait pas encore étouffés. Que les éditorialistes sont soumises à des impératifs de production qui génèrent le meilleur comme le moins bon. Mais du coup, on hésite à accorder aux écrits d’Éva Circé-Côté la valeur qu’Andrée Lévesque veut nous convaincre de leur prêter. En quoi, précisément, les envolées et les coups de gueule d’Éva Circé-Côté constituent-ils des témoignages de progressisme précoce et de pensée rigoureuse ?

Reste le portrait d’époque, bien sûr, de la même façon que les tirs francs et souvent sans but précis de Denise Bombardier dans Le Devoir constitueront peut-être un jour le corpus à partir duquel on tentera de donner un sens à nos contradictions et nos errements. Reste la profusion des sujets traités et l’admirable intrépidité de l’auteure qui ne reculait devant aucune chasse gardée. Vote des femmes, pots-de-vin, censure politique, peine de mort, séparatisme, prostitution, homosexualité, exode rural, querelle des exotiques, immigration (une « menace » [p. 176]), socialisme, théocratie : aucun thème ne la réduit au silence. Il n’en demeure pas moins que la pensée d’Éva Circé-Côté semble avoir suivi des chemins erratiques, emberlificotés, parfois confus. Cela en soi pourrait constituer l’objet d’une analyse d’un intérêt puissant : se référer à la pensée des femmes pour donner à l’hésitation et au doute, aux reculs et aux contradictions une place de choix dans la réflexion humaine, sans égard à son genre. Cela pourrait aussi prêter à une connaissance renouvelée de la complexité de la société québécoise d’il y a 100 ans. Certaines idées, tombées dans l’oubli, mériteraient d’être analysées à la lumière des situations du jour. (Que penser, par exemple, de l’appel que fait Éva Circé-Côté aux jeunes femmes aisées à laisser leurs emplois à celles qui en ont « véritablement » besoin ? Dans notre société où les meilleurs emplois sont souvent occupés par les deux membres d’un même couple, contribuant à l’élargissement de l’écart entre les revenus des plus aisés et des plus démunis, le débat pourrait rapidement devenir épique !) Mais pour que les écrits d’Éva Circé-Côté puissent ainsi servir la connaissance et assouvir la curiosité et l’étonnement qu’ils suscitent à chaque phrase, il faudrait un ouvrage d’une tout autre ampleur, ou au moins un recueil mieux annoté. Les introductions précédant chaque chapitre, à cet égard, sont bienvenues, mais ne suffisent pas.

Qu’Andrée Lévesque réhabilite une penseure alors que les idées des hommes demeurent surreprésentées dans presque toutes les anthologies de façon inexcusable est en soi une entreprise excellente qui fait penser au dévouement d’Alain Lefebvre pour l’oeuvre d’André Mathieu. Mais je ne peux m’empêcher de craindre que les idées d’Éva Circé-Côté, ainsi présentées à nu, dans toute leur vulnérabilité, ne fassent pas le poids vis-à-vis de l’édifice mille fois renforcé, peaufiné, acclamé et expliqué qu’est la pensée des hommes. Peut-être que mon immense intérêt pour la pensée des femmes rend sévère mon appréciation d’un ouvrage qui, tout de même, contribue à la connaissance collective du rôle historique des femmes. Mais bien qu’il convienne de féliciter et de remercier Andrée Lévesque pour le travail accompli au sujet d’Éva Circé-Côté jusqu’à présent, on ne peut que souhaiter encore plus pour la prochaine fois.