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Voici rassemblés enfin à peu près tous les textes publiés sur les Autochtones par le sociologue Jean-Jacques Simard au cours de sa longue et fructueuse carrière, commencée, nous confie-t-il, un soir de 1967 dans le petit village cri de Wemindji. Même pour un dilettante comme moi qui avais parcouru à la pièce l’oeuvre de Simard, au hasard de mes découvertes étudiantes, la lecture de cette somme de plus de quatre cents pages a de quoi surprendre et étourdir, tant par la qualité impressionnante de l’écriture que par l’érudition mise ici au service de l’intelligence. Que voilà du grand art ! Pour ceux qui ne connaissent des questions autochtones que les clichés à la mode sur les vertus du bon Sauvage, il est impérieux de se procurer cet ouvrage admirable a coopertura usque ad coopertura, mais ce l’est autant pour ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de fréquenter l’oeuvre de Simard car ils auront le bonheur de découvrir une prose sociologique à peu près unique, aussi épique qu’incisive.

La première thèse du sociologue de l’Université Laval est simple : la colonisation impériale française, puis britannique, des terres américaines a lentement rapetissé les frontières du monde autochtone, non seulement dans ses dimensions territoriales, ce qui va de soi, mais également dans ses dimensions politiques et symboliques. Bien que des historiens pourront critiquer cette perspective, arguant qu’elle occulte la différence fondamentale entre la colonisation française et anglaise (dans la mesure où les réserves jésuites visaient davantage, par leur intégration à titre de sujets dans la monarchie française de droit divin et la famille du Christ, la protection des tribus indigènes contre les exactions des commerçants et des spéculateurs), Simard a raison d’utiliser le terme, sinon le thème de la réduction pour éclairer le processus historique auquel ont été confrontés les peuples autochtones surtout à partir du XIXe siècle. Ceux-ci ont été réduits géographiquement au fur et à mesure où ils ont été parqués dans l’enclave de la réserve ; politiquement quand l’alliance militaire est devenue, auprès d’une aristocratie elle-même de plus en plus une classe d’apparat, le vestige d’un autre âge ; économiquement quand l’économie de subsistance fut remplacée par la traite des fourrures, avant que celle-ci ne disparaisse pour laisser les Autochtones dans la condition de wards of the state ; juridiquement, avec la loi de 1876 qui crée le statut d’Indien, sorte d’apartheid à l’envers (à l’envers, dans le sens où l’on peut sortir du système de la racialisation mais point y entrer, alors qu’en Afrique du Sud, c’était le contraire) ; enfin, mentalement, puisque les Autochtones n’en finissent pas, encore aujourd’hui, de se représenter leur avenir dans le miroir des « Blancs ».

Pour illustrer cette réduction, l’auteur puise la majorité de ses exemples les plus percutants dans les méandres des pouvoirs bureaucratiques qui forment le labyrinthe à l’intérieur duquel s’est retrouvé progressivement piégé le destin autochtone. Près du quart de l’ouvrage est consacré à l’expérience de la Baie-James, d’où ressort une conclusion qui est bien exposée dans le chapitre « Les structures contre la culture » : les accords gouvernementaux ont permis de résorber, par l’injection de fonds spéciaux pour la création de foyers d’accueil, centres de jour, hospices, services de santé et le reste à l’avenant (suivant en cela un organigramme de plus en plus sophistiqué), la plus criante misère individuelle, mais au prix d’une vaste aliénation collective qui est venue, en retour, hanter les existences personnelles avec la montée du taux de suicide, les ravages de l’alcoolisme et les autres problèmes sociaux. Le thème de « l’État, rouage de notre exploitation », qui avait fleuri dans les années 1970 chez les apôtres de la société civile, semble ressurgir sous la plume de Simard – peut-être ici un peu trop impatient de souligner les effets pervers de la longue marche des technocrates du ministère des Affaires indiennes pour se permettre d’insister longuement sur le relèvement général des conditions de vie facilité par le Traité de la Baie-James. Pour l’auteur de La Réduction, l’Autochtone, émancipé du besoin, s’est aliéné de l’avenir. Voulant se sortir de la réduction au moment où l’État-interventionniste prenait son essor, il s’est présenté comme victime de l’histoire jusqu’à devenir le dupe de sa propre mise en scène. C’est un peu, nous dit Simard, comme si les Autochtones, pour amadouer le loup occidental, s’étaient déguisés en moutons et que, depuis, leurs enfants n’en finissaient plus de bêler.

La seconde thèse de Jean-Jacques Simard semble être d’une simplicité égale à la première : il faut que les peuples autochtones apprennent à se sortir de la réduction sociale dans laquelle on les a poussés et dont ils ont dû faire ensuite le moyen de leur survivance. Par-delà les finesses et les subtilités de l’analyse, et malgré l’acceptation du principe de l’autonomie politique, la solution proposée par le sociologue de Laval reprend les grandes lignes de l’ancienne philosophie libérale. Une telle position a son mérite au sein d’une académie souvent gagnée par un communautarisme spontané. Cependant cela permet d’expliquer pourquoi ses conclusions demeurent souvent en porte-à-faux par rapport aux longues chaînes de raison exposées dans son ouvrage. On semble parfois, quoi que l’auteur s’en défende, se retrouver devant une actualisation du vieux discours de la politique impériale britannique : émancipez-vous en vous occidentalisant ! Grand lecteur de Claude Ryan dans les années 1960-1970, Simard envisage le devenir des peuples autochtones au fond de la même manière que l’ancien directeur du Devoir concevait celui des Canadiens français : la première qualité de la personne est d’être responsable ; nous sommes toujours quittes envers le passé quand celui-ci trahit les libertés individuelles ; l’économie et ses injonctions (performance, rentabilité ou efficacité) sont l’horizon ultime du devenir humain, alors que les valeurs humaines (famille, appropriation symbolique, sens de la vie) sont placées à l’échelle des personnes ; etc.

À force de revendiquer le droit d’être une clientèle privilégiée de l’État, les Autochtones ont fini par devenir une caste de bénéficiaires. Simard refuse de croire que le dernier mot de l’histoire ait été dit. Celui qu’il ajoute pour la suite du monde est, malgré qu’il emprunte au discours libéral, généreux, sinon humaniste. Il y a, nous dit le sous-titre, d’un côté, un Autochtone inventé, et de l’autre les Amérindiens d’aujourd’hui, autre façon d’affirmer que le « vrai » Amérindien ne peut pas être cet être du passé qui nous appelait autrefois, par son étrangeté déroutante, à une manière d’être au monde différente de celle de notre contemporanéité affairée, intéressée et libérale. Nous contenterons-nous d’une telle fin de l’histoire ? Les dangers du détour par le miroir de l’autre se dissiperaient-ils grâce à l’acceptation, par les Autochtones, des valeurs libérales qui les ont mis à l’envers ? Et qui acceptera de croire que la culture et la vision du monde propres aux peuples indigènes ont été entièrement et irrémédiablement emportées avec la « modernité », alors que, dans certains cas, le passage des igloos aux HLM s’est fait il y a à peine cinquante ans ?

Peu importe la réponse apportée à ces questions, il demeure que La Réduction s’impose d’emblée comme un incontournable de la sociologie québécoise. Il faut lire ce livre pour sa finesse analytique et pour vérifier par soi-même que l’étude des contradictions de la pratique déborde largement les thèses que j’ai tenté d’en dégager pour les fins du présent coup d’oeil et pour lancer la discussion. Si vous avez déjà lu la majorité des articles et chapitres du recueil, dites-vous que les textes ont subi de très nombreuses modifications et actualisations et que le travail exceptionnel d’édition fera de votre relecture une expérience stimulante. Depuis que, dans les discours officiels de l’après-guerre, le « problème autochtone » est devenu la « question autochtone », il n’a pas cessé de poser un défi à la conscience canadienne. Malgré la minceur de la philosophie politique sur laquelle il s’appuie, ou peut-être pour cette raison même, l’ouvrage de Simard nous aide, avec d’autres livres parus récemment, à relever ce défi.