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« Heureusement une autre génération allait venir qui m’enseignerait l’humilité. La popularité, la réputation des hommes ou des prétendus chefs tient à peu de choses. Elle dure ce que dure la mode des chapeaux de ces dames : l’espace d’un printemps. »

Lionel Groulx, Mes Mémoires, tome 3, Montréal, Fides, 1972, p. 369.

Quoi qu’il en dise, Lionel Groulx aura fait parler de lui beaucoup plus que l’espace d’un printemps, dans l’histoire culturelle du Québec. Depuis sa mort comme de son vivant, thuriféraires et pourfendeurs ont croisé le fer avec passion à son sujet. L’essai de Gérard Bouchard intitulé Les Deux Chanoines, n’a pas échappé à la controverse. On peut même affirmer que tout a été dit concernant ce livre scruté au peigne fin par la critique universitaire, qui y a décelé le meilleur et le pire. La réaction souvent enflammée provoquée par l’essai est d’ailleurs symptomatique de l’importance de Groulx comme symbole culturel. Si nous avions besoin d’une preuve de plus du statut mythique qui accompagne l’icône de Groulx, celle-ci nous est fournie par la polémique qu’a suscitée ce livre, débat dont on trouvera des traces dans les actes du colloque Un héritage controversé. Nouvelles lectures de Lionel Groulx, (VLB, 2005). On a surtout adressé au livre de Gérard Bouchard deux grands reproches, sur lesquels je reviendrai ici : 1) d’avoir rendu la pensée de Groulx inintelligible en dressant le portrait d’un penseur se contredisant à tous moments sur tous les sujets; 2) d’arriver à un constat implacable quant à la carrière de Lionel Groulx, qui se solde, selon Bouchard, par un cuisant échec.

D’entrée de jeu, Gérard Bouchard met son lecteur en garde dans un « avertissement » formel, en appelant à l’ouverture d’esprit de celui-ci : « […] j’ai voulu démontrer que, pour chacun des thèmes et des sous-thèmes qu’il a abordés au cours de sa très longue carrière, Groulx a émis des opinions divergentes, incompatibles, affirmant à la fois le blanc et le noir. L’idée paraît insensée, saugrenue même, et terriblement irrévérencieuse. » (P. 10.) Un peu plus loin, Bouchard parle d’une pensée et d’une personnalité complexes, difficiles à décoder. L’auteur des Deux Chanoines s’est donné un objectif fort louable : débarrasser l’image de Lionel Groulx de la gangue dont elle est prisonnière, pour lui rendre toutes ses dimensions. Bouchard n’est pourtant pas le premier à s’être prononcé sur l’ambivalence de Lionel Groulx. Même de son vivant, ses contemporains ont eu du mal à saisir ce que signifiait par exemple son concept « d’État français ». Cette position était par ailleurs très clairement assumée par Julien Goyette dans l’anthologie qu’il consacrait à Lionel Groulx en 1998, recueil qui désirait déjà rendre à l’homme sa complexité : « Au contraire que certains semblent vouloir nous laisser croire, il ne possédait pas et ne pensait pas posséder la vérité révélée; sa carrière et son oeuvre témoignent de continuités et de contradictions, de convictions et de doutes, de réussites et de défaites. » (Julien Goyette dans Lionel Groulx,Une anthologie, Fides, 1998, p. 19.) Voilà d’ailleurs un blâme que l’on puisse légitimement formuler à l’endroit du livre de Bouchard, d’avoir fait tabula rasa en congédiant beaucoup trop rapidement plusieurs études sur Groulx, qui ont plus de mérites qu’il ne veut bien leur en reconnaître.

Que Bouchard se propose donc de montrer les contradictions dans la pensée de Groulx m’apparaissait comme une bonne nouvelle : n’est-ce pas le propre de l’intellectuel que de refuser son adhésion à des systèmes de pensée préétablis en se remettant constamment en question ? Qui a fréquenté l’oeuvre de Groulx ne peut qu’applaudir à une des conclusions de Bouchard : « À moins que j’aie complètement erré, il faudra désormais s’abstenir de références simplistes à cet intellectuel contradictoire que l’on a trop vite fait de figer dans des rôles soit de modèle, soit de repoussoir : il se trouve à l’étroit dans l’un comme dans l’autre. » (P. 248.) Mais c’est là où le bât blesse : Gérard Bouchard, dans tout le livre, ne dépeint pas un homme qui doute. Il plaque, côte-à-côte, des extraits où Groulx affirme une chose, puis son contraire, sans tenter de hiérarchiser les énoncés dans le système de pensée groulxien. Le choix de Bouchard de faire de la contradiction la colonne vertébrale de la pensée de Groulx aurait pu être pertinent et fort instructif. Malheureusement, l’auteur n’arrive pas à convaincre le lecteur du bien-fondé de ce choix, qui reste purement subjectif ou arbitraire. En refusant de considérer les contextes d’énonciation, en refusant de mesurer la valeur de chaque énoncé, Bouchard s’est privé d’arguments qui auraient pu rendre sa méthode convaincante. Que Groulx ait dit noir et blanc sur plusieurs sujets apparaît évident après la lecture des Deux Chanoines. Non seulement Bouchard ne tient pas compte des lieux d’énonciation de ces contradictions, mais encore il n’évoque pas la part de stratégies inhérente aux contradictions groulxiennes. L’auteur de L’appel de la race posait pour la postérité, tout en louvoyant pour se tailler – puis pour garder – une place dans le champ intellectuel. Cela implique des contradictions passagères, des concessions, des ambiguïtés. En ce sens, il faut revoir toute la confusion autour du concept d’État français à la lumière de la stratégie d’écrivain, qui a permis à Groulx de bien tirer son épingle du jeu, d’être suffisamment ambivalent pour être applaudi et non honni.

Au demeurant, Bouchard ne voit pas en Groulx un homme complexe, mais plutôt un penseur qui n’arrive pas à se faire une idée claire sur une multitude de sujets. Ce faisant, l’essayiste pointe parfois de vraies contradictions et parfois de simples paradoxes propres à tout être humain. Le lecteur aura l’impression désagréable que Bouchard utilise un lit de Procuste pour servir les fins de sa démonstration. Avec la même méthode, c’est-à-dire la comparaison d’énoncés tirés de leur contexte, on pourrait arriver à dire que Gérard Bouchard est lui-même un penseur ambivalent. Il affirme par exemple que « la pensée de Groulx était tout sauf monolithique et radicale. C’est plutôt l’indécision, la fragmentation et l’éclatement qui en seraient les propriétés principales. » (P. 210.). Soit, mais comment alors peut-on dire du même homme qu’il était « celui qui ose dans une société qui se refuse » (p. 245) et clamer enfin que « le tâtonnement et le doute n’étaient pas son style » ? (P. 247.) Dans le texte de Bouchard, ces énoncés ne sont pas nécessairement contradictoires : hors du contexte, ils s’opposent manifestement.

Malgré tout, Bouchard accroche plusieurs vérités au passage concernant Groulx. Balayer cet essai du revers de la main équivaudrait à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il faut être aveuglé par la mauvaise foi pour ne pas voir que la vie de Groulx débouche sur un échec à presque tous les points de vue. La parole d’un vieillard aigri, amer, en rupture avec la société qui l’entoure se profile en filigrane dans ses mémoires. Elle éclate à chaque page de Chemins de l’avenir, dans lequel il affirme par exemple que les « rues de nos villes sont pleines de ces galopins de 14 à 18 ans, aux lèvres sensuelles, au sourire fané, au rire contracté, le visage chroniquement bourgeonné, stigmates implacables du jeune libidineux. » (Groulx, Chemins de l’avenir, Fides, 1964, p. 27.) Les dernières années de sa vie sont d’ailleurs contaminées par ces implacables constats : il ne sait plus parler aux jeunes, ses livres tardent à rejoindre le public, il s’adresse à des « salles vides ». « Je mourrai avec la conscience d’avoir perdu ma vie », cette phrase qu’il griffonne dans un de ses carnets sonne le glas d’une époque où on lui donnait du « cher maître » en lui écrivant. Il n’y a donc pas d’hérésie à prétendre que Lionel Groulx est finalement un homme de « l’échec ». Encore une fois, Julien Goyette écrivait en 1998 : « D’ailleurs, du point de vue strictement idéologique, la carrière de Groulx débouche sur ce que l’on peut aisément voir comme un échec; un échec, cependant, qui est peut-être moins le sien que celui de sa communauté de pensée : les traditionalistes canadiens-français. » (Julien Goyette dans Lionel Groulx,Une anthologie, Fides, 1998, p. 19.) À cet égard, on peut se demander si la peinture d’un Lionel Groulx défait ne contribuera pas elle-même à la transformation du mythe, en lui donnant un visage plus humain. La rhétorique de l’échec accompagne toute la littérature nationaliste québécoise, et le perdant y fait presque figure de symbole : souvenons-nous de Menaud revenu fou de la montagne, après un combat qui n’a même pas eu lieu, faute d’opposants.

Si l’on en croit le ton souvent cinglant de son essai, Gérard Bouchard ne déteste pas la polémique. Nonobstant quelques réserves, on lui saura gré d’avoir voulu renouveler la figure de Groulx en présentant un point de vue original sur un penseur certes incontournable dans l’histoire des idées au Québec.