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Il est pour le moins étonnant que ces débats opposant promoteurs et détracteurs de la Confédération entre 1864 et 1873 dans les différents parlements coloniaux, depuis Terre-Neuve jusqu’à la Colombie-Britannique en passant par l’Assemblée constituante de Rivière-Rouge avant l’annexion forcée du Manitoba, n’aient pas été publiés – sauf à coups d’extraits où prédominaient les discours des représentants du Canada-Uni – avant 1999, date de l’édition originale anglaise dont on accueille aujourd’hui la traduction. Sans doute fallait-il attendre que la culture politique d’ascendance britannique présidant à ces délibérations soit en fâcheuse posture, et même en passe d’être entièrement recouverte par une autre, pour qu’on puisse s’intéresser sérieusement à ce moment fondateur ? Quoi qu’il en soit, l’initiative d’Ajzenstat et de ses collègues, auxquels Kelly et Laforest emboîtent le pas dans la version française, doit être saluée à plus d’un titre.

L’ouvrage met d’abord en exergue la pensée politique des « Pères de la Confédération ». Contre l’interprétation classique voulant que celle-ci flottait au ras des pâquerettes, que les Pères étaient essentiellement des pragmatiques, c’est-à-dire des négociateurs jaloux défendant âprement les seuls intérêts de leur province, la lecture des débats révèle plutôt une analyse minutieuse de plusieurs principes politiques et des institutions parlementaires. Tous expriment en effet de solides convictions à propos de la responsabilité ministérielle, de la pertinence des partis politiques, des vertus et défauts de l’union législative ou de l’union fédérale, etc. Le regroupement de leurs propos sous cinq grands thèmes – liberté, prospérité, identité, fédéralisme et droits des provinces, élaboration d’une constitution –, à défaut de rendre directement accessible au lecteur non averti leur richesse intellectuelle, ne gomme pas la diversité des vues exprimées : les questions soulevées par exemple par la notion de liberté sur la côte est ou dans la province du Canada-Uni, où l’on pratiquait déjà le gouvernement responsable, ne sont pas les mêmes qu’en Colombie-Britannique ou à Rivière-Rouge, où les institutions représentatives étaient moins élaborées. L’éventail des positions ne se laisse pas non plus ramener au clivage entre conservateurs et libéraux, mais demeure, sans grande surprise, imprégné de parlementarisme britannique. Comme on possède déjà une excellente étude de la signification de la Confédération au Canada français[1], la présente publication intéresse surtout par ce qu’elle nous apprend sur la teneur des débats ailleurs.

Le second intérêt du livre tient en effet au décentrement du regard qui lui fait embrasser l’ensemble des débats et pas seulement ceux ayant animé les deux provinces du Canada-Uni – même si on sait que celles-ci ont pesé de tout leur poids démographique dans l’élaboration du projet, et par la suite à travers la représentation proportionnelle à la population. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, les provinces coloniales ne se leurrent d’ailleurs pas, loin de là. Mais on découvre avec surprise que les hésitations des Maritimes et de la Colombie-Britannique concernaient moins l’union elle-même que ses modalités ; que les représentants de ces provinces étaient jaloux de leur autonomie coloniale, et qu’ils craignaient la dilution du sentiment d’appartenance politique rattaché à leurs assemblées législatives déjà anciennes. En somme, qu’ils n’étaient pas convaincus que la forme fédérale de l’union serait une garantie suffisante pour protéger l’individualité politique de leurs colonies. Enfin, plus concrètement, ils craignaient que les nominations liées aux institutions fédérales ne soient sous contrôle exclusif des Canadiens. Que le nom de la nouvelle entité dont on négociait la création reconduise celui des colonies réunies par l’Acte de 1840 ajoutait évidemment à leur méfiance.

De même, l’anti-américanisme soi-disant derrière le projet de Confédération doit être relativisé et ne plus être présenté comme son seul, ou son plus déterminant, incitatif. En Nouvelle-Écosse et en Colombie-Britannique, l’intérêt économique faisait en effet envisager l’annexion américaine. Si bien que ce qui frappe, c’est de voir combien les colonies côtières, à l’est comme à l’ouest, ne se sentaient pas, ou si peu, liées à celles du Canada-Uni. L’idée traverse l’esprit que les récriminations contre le « Canada central » sont finalement plus anciennes que le pays lui-même ! Si en définitive la Confédération voit néanmoins le jour, on doit en chercher la raison ailleurs que dans les intérêts bassement matériels des colonies. Plutôt que par le ventre, c’est par en haut, si l’on peut dire, que leur communauté s’est imposée : par l’attachement à la Couronne britannique et à son empire. L’ambition impériale qui allait embraser les consciences quelque trente ans plus tard était déjà là, bien que sous forme embryonnaire, dans l’option sentimentale en faveur de la Confédération.

Enfin, quand il s’agit de cautionner la Confédération, il est étonnant de ne trouver personne pour condamner les mécanismes de la représentation parlementaire. Tous semblent plutôt réfléchir à partir d’elle. Ceux qui demandent le vote du « peuple » le font pour une raison plus technique que politique : comme le parlement existant sera automatiquement dissout par l’acte même qui crée la nouvelle entité, le peuple doit s’exprimer directement, par voie référendaire. Les autres s’opposent à cette modalité craignant qu’elle fasse fi des voix minoritaires. Pour ceux-là, seul le débat parlementaire permet d’intégrer toutes les opinions politiques, majoritaires et minoritaires. L’opposition entre partisans et détracteurs de la confédération ne recoupe donc pas celle entre tenants de la représentation parlementaire et adeptes du plébiscite, comme le voudrait le sens commun québécois.

Mais le livre n’est pas exempt de travers. Ainsi, la partie thématique sur l’identité porte à confusion : un chapitre interroge Britanniques ou Canadiens ?, mais les Macdonald, D’Arcy McGee et Campbell (seuls Canadiens, au sens étroitement provincial du terme) cités là chantent à l’unisson la beauté de l’empire britannique, tandis qu’ailleurs, on craint que l’adhésion au projet fasse troquer l’allégeance à l’empire contre une dépendance économique et politique vis-à-vis du Canada-Uni. Autrement dit, personne ne songe à renoncer à son appartenance britannique et le terme « canadien » renvoie aux habitants du Canada-Uni, non à l’entité qui résultera de la Confédération. L’intitulé des chapitres projette donc des catégories contemporaines qui embrouillent, plus qu’elles n’éclairent, notre compréhension de ces échanges vieux de plus d’un siècle.

Deux annexes retiennent l’attention. L’appendice Une histoire de livres retrace les interprétations globales de la Confédération en les intégrant à une périodisation en quatre temps. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le grand récit est largement tributaire de la place du Canada dans l’empire britannique et accentue en conséquence les libertés constitutionnelles de la tradition anglaise. Le nationalisme canadien, d’abord balbutiant mais bientôt triomphant, détrône cette vision au deuxième temps en insistant successivement sur les limites imposées par le pouvoir impérial à l’autonomie coloniale, sur les visées économiques et nationalistes des Pères fondateurs, et finalement sur la prééminence du pouvoir central sur les législatures provinciales. Puis vient le silence qui suit la célébration du centenaire de la Confédération, période malheureuse où l’histoire constitutionnelle et politique fut abandonnée au profit de l’histoire sociale. Dans ce contexte d’éclipse de la tradition politique s’est effectué le rapatriement de la constitution, suivi des pourparlers entourant l’Accord de Charlottetown ironiquement destinés à renouer, symboliquement du moins, avec les débats fondateurs de la Confédération. Leur échec retentissant marque le début du dernier temps : ayant mis en évidence l’ampleur de la déficience traditionnelle, il a généré une série de travaux qui renouvèlent notre compréhension de la Confédération et l’interprétation des idées politiques de l’époque. L’ouvrage d’Ajzenstat et al. participe de ce renouveau intellectuel dont on peut attendre d’autres études.

La traduction comporte une annexe supplémentaire, rédigée par Kelly et Laforest, dont l’ambition est d’offrir le pendant français de ce bilan historiographique, avec son découpage propre. Ici, deux veines mutuellement exclusives sont repérées dès l’origine. L’une prédomine jusqu’au milieu des années 1930, c’est la thèse du provincialisme, ou si on préfère, celle du pacte entre provinces signataires. Selon cette interprétation, l’autorité impériale ne fait que sanctionner le schème élaboré par les représentants des colonies signataires de l’entente, et l’autorité de l’État fédéral repose tout entière sur ce dernier. La seconde interprétation s’impose progressivement au cours des cinquante années suivantes. Le centralisme fédéral supplante alors la théorie du pacte, non sans quelques affrontements épiques avec elle. La thèse provincialiste connaît ensuite une éclipse totale, car l’historiographie se détourne dès les années 1950 de la Confédération, laissant toute la place à l’interprétation centralisatrice. La période « révisionniste » engendre ses propres critiques que Kelly et Laforest répartissent en trois écoles, auxquelles ils identifient leurs propres travaux. Chacune à sa manière, ces écoles tentent de renouer avec la tradition politique québécoise. Le balancier connaît donc en parallèle le même mouvement que dans l’historiographie canadienne (anglophone) en vertu duquel un retour aux sources est amorcé et avec lui, un cortège de nouvelles interprétations.

À l’heure où le cynisme citoyen à l’égard des politiciens atteint des maxima et où la légitimité des institutions représentatives plonge au contraire dans des profondeurs abyssales, ces Débats sur la fondation du Canada offrent un stimulant contraste. Mais il y a plus. Mûrs pour une salutaire et vigoureuse réforme de leurs institutions politiques, les Canadiens (Québécois compris) feraient bien de se pencher d’abord sur l’esprit de leur loi fondamentale au temps de sa fondation, ne serait-ce que pour mesurer tout ce qui les en sépare aujourd’hui.