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Toute vie est résolution de problèmes.

Karl Popper

Nous disons « environnement » et non « nature », même si ce dernier mot continue d’être employé en français. Le terme nature fait référence à un ensemble de processus définissant les conditions dans lesquelles les actions humaines se déploient et sur lesquels les sociétés et les êtres humains ont un grand pouvoir de transformation et d’aménagement, sans que ce pouvoir soit illimité. L’environnement, c’est cette même nature une fois entrée en relations historiques avec des sociétés humaines capables de la modeler à leurs fins. Dans son Essai sur l’histoire humaine de la nature, Serge Moscovici (1977) distingue matière et nature, une distinction proche de celle qui est faite ici entre environnement et nature. Moscovici a écrit ce livre vers le début de la montée en puissance de l’écologie politique et des mouvements environnementaux. Son propos n’était pas de rendre compte des idées et des actions écologistes du moment mais, de manière plus philosophique, de reprendre les réflexions de Marx sur le travail et la transformation de la nature, en s’appuyant aussi sur l’histoire des sciences et des techniques. Le livre de Moscovici est resté quelque peu sans écho (Whiteside, 2002) mais pourrait être repris aujourd’hui en changeant ses termes de référence et en faisant porter l’histoire récente non seulement sur le travail, mais sur l’ensemble des activités humaines, de production et de consommation. L’expression « activités humaines » s’est imposée dans les nombreux écrits sur les rapports humains à l’environnement publiés par des agences nationales et internationales, et c’est le terme préféré des chercheurs en « science de la soutenabilité » (Kateset al., 2001).

Il s’est certes produit quelque chose de nouveau au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Même si on peut faire remonter le mouvement écologique – et plus généralement celui, très diversifié, de la défense et de la protection de la nature – à la fin du 19e siècle, lorsque furent définis de grands thèmes environnementaux comme la conservation des ressources et la préservation des espaces naturels dans des grands parcs, c’est seulement dans la seconde partie du 20e siècle que les termes des débats sur l’environnement sont définis à leur tour, d’abord au niveau national et régional, puis de plus en plus au niveau mondial et planétaire. Dans son histoire environnementale du 20e siècle Nothing New Under the Sun (2001), John R. McNeil montre comment ce siècle a engendré une puissante machine à transformer la nature… et à la dégrader. C’est en quelque sorte l’expansion et la généralisation de l’industrialisation, accompagnées d’une forte croissance démographique et d’une augmentation extraordinaire de la capacité à extraire les ressources terrestres, qui ont provoqué ces changements environnementaux, à tel point que des scientifiques ont forgé le terme Anthropocène pour désigner une nouvelle ère géologique dans laquelle la Terre serait entrée après l’holocène (Bonneuil et Fressoz, 2013; Steffenet al., 2011). Ce terme choque parfois car il repose sur une vue très courte de l’histoire de la Terre et donne (ou redonne) aux êtres humains une place centrale dans la modernité scientifique, contredisant les enseignements de l’histoire naturelle (et plus généralement de l’histoire des sciences) selon lesquels l’espèce humaine ne siège plus au sommet de la hiérarchie des êtres vivants, la Terre étant elle-même délogée du centre du Cosmos. Toutefois, ce que l’on veut souligner en remettant les êtres humains au centre de la nature est non plus leur supériorité ontologique mais le pouvoir matériel de transformation des cycles naturels et de destruction qu’ils ont acquis. Les alarmes lancées par les « sombres précurseurs », selon l’expression de Francis Chateauraynaud et Didier Torny (1999), c’est-à-dire des scientifiques, des écologistes et des groupes de citoyens inquiets de l’état de la nature, pointent toutes dans une même direction : une Terre en péril, ou du moins en grande difficulté. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les synthèses de connaissances que publie régulièrement le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), dont la plus récente date de 2014-2015, ou de consulter le rapport de synthèse du groupe de travail sur L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (IPCC/GIEC, 2013, 2014; MEA, 2005). Ce ne sont là que quelques exemples parmi un grand nombre de discours qui énoncent le même message sur les risques que les activités humaines font actuellement peser sur les équilibres naturels et l’intégrité des écosystèmes. Les historiens de la longue durée adoptent une attitude plus réservée quant à la nouveauté du pouvoir des sociétés humaines à transformer et à dégrader l’environnement, affirmant que ce pouvoir leur est acquis depuis au moins la conquête du feu et le recul de la forêt (Chew, 2001; Goudsblom, 1995). Il n’en demeure pas moins que l’ampleur, la vitesse et la profondeur des changements environnementaux globaux sont sans commune mesure avec ce qui a pu arriver dans le passé (Ponting, 2007, p. 412). Il faut donc en tenir compte non seulement dans les sciences naturelles mais aussi chez leurs soeurs, les sciences sociales.

Comment ont réagi les sciences sociales face à cette réalité? Même si on leur reproche parfois – et souvent injustement – de ne pas s’être intéressées assez rapidement à ces nouvelles questions et notamment, pour ce qui est de la sociologie, à celle des changements climatiques (Brulle et Dunlap, 2015; Lever-Tracy, 2008; Yearley, 2009), les sciences sociales ont suivi le mouvement, ne serait-ce que parce que de nouvelles questions sociales se faisaient jour sous leurs yeux. Il fallait bien tenir compte de la montée à partir des années 1960 d’un mouvement écologiste. Ce mouvement, formé de très nombreuses associations, groupes, coalitions, a intéressé la sociologie, la science politique et, souvent dans un contexte de développement, l’anthropologie et la géographie. Les lois environnementales, mises en vigueur à partir des années 1970, dans la foulée de la loi nationale américaine, ont nourri de questions nouvelles le droit et les sciences de la gestion, car citoyens et entreprises devaient maintenant agir dans le cadre de ces nouvelles lois, ou de lois préexistantes refondues pour avoir une plus grande portée environnementale. L’économie des ressources et de l’énergie a dû tenir compte des nouvelles pressions, exercées par divers acteurs sociaux, pour procéder à une utilisation différente des richesses de la Terre, qui risquaient de s’épuiser et de disparaître totalement comme l’annonçait le Club de Rome dès les années 1970.

Ce message a souvent été repris par la suite, même si l’alarmisme qui le caractérisait s’est apaisé (Meadows, Randers et Meadows, 2004). Ces réactions ont parfois donné naissance à de nouveaux cadres d’analyse, mais, le plus souvent, les disciplines réutilisèrent tout simplement les modes d’explication qui leur étaient familiers. Pour illustrer ce phénomène, prenons l’exemple de la sociologie de l’environnement. Ce choix se justifie par la richesse des recherches sur l’environnement et la diversité des approches théoriques qui caractérisent cette discipline. Ajoutons que dans le cas du Québec, les départements de sociologie des trois principales universités francophones ont été parmi les premiers à donner, au début des années 1980, des cours et des enseignements sur l’environnement bien identifiés. Il existe, en outre, plusieurs introductions générales à la sociologie de l’environnement (Barbieret al., 2012; Carolan, 2013; Hannigan, 2006; Pellizzoni et Osti, 2003; Sutton, 2007).

Objets et modèles d’analyse

Toute discipline aborde des problèmes nouveaux avec des cadres d’analyse et d’interprétation acquis, jusqu’au moment où ceux-ci ne font plus l’affaire. C’est là un des grands enseignements de l’histoire des sciences (Kuhn, 1962; Cohen, 1985). On peut, devant l’inédit et la nouveauté, adopter deux attitudes intellectuelles : soit chercher et inventer de nouveaux cadres, soit se fonder sur les cadres existants. On retrouve au sein de la sociologie ces deux façons de faire (Boudes, 2012). Pour la plupart des sociologues, mettre à l’oeuvre dans leurs recherches les cadres d’analyse et d’interprétation déjà en vigueur au sein de la discipline fut considéré comme la stratégie la plus porteuse. Pour d’autres (Catton, 1980; Catton et Dunlap, 1978, 1980), il fallait changer de modèle d’analyse. Au sein de la sociologie de l’environnement, cette opposition a donné lieu à un double débat : un premier entre une épistémologie réaliste et une épistémologie constructiviste, et un second entre les tenants d’une sociologie qui explique les phénomènes sociaux par d’autres phénomènes sociaux et les partisans d’un élargissement de la gamme des variables explicatives aux phénomènes naturels (Antonio et Clark, 2015). Ces deux débats se recoupent partiellement, mais ils ne doivent pas être confondus.

La sociologie de l’environnement est née, pour une large part, avec l’étude des mouvements écologistes des années 1960 et 1970. On assiste alors à de nombreuses manifestations et actions pour la défense de la nature (Jamison, Eyerman et Cramer, 1990; Rootes, 1999; Heijden, 2014). Celles-ci sont largement publicisées et médiatisées et se terminent parfois par de grands rassemblements comme la journée de la Terre. Les sociologues ne pouvaient qu’être interpellés par le phénomène. Certains, comme Jean-Guy Vaillancourt (1981), ont réussi à montrer que les groupes et les associations écologistes portaient un message particulier et que, s’ils appartenaient à une constellation de mouvements contre-culturels et contestataires, ils n’en maintenaient pas moins leur originalité et leur spécificité d’action. D’autres sont allés assez loin en se demandant si cette avant-garde écologiste ne serait pas le fer de lance d’un changement social profond et à long terme (Cotgrove et Duff, 1980). Mais, à y regarder de près, une fois la surprise maîtrisée, ce sont plutôt les similitudes avec d’autres mouvements sociaux que la sociologie a retenues. Par conséquent, pas besoin d’inventer de nouveaux outils théoriques, il s’agit tout simplement d’appliquer les instruments d’analyse existants, ceux de l’action collective et des mouvements sociaux, pour en arriver à bien comprendre ce qui se passe. Par exemple, si ces mouvements et ces actions écologistes sont structurés comme d’autres actions collectives, les mêmes règles méthodologiques s’appliquent. On peut les observer et les comprendre grâce à divers concepts : les répertoires d’action; la mobilisation des ressources; le cadrage cognitif et normatif des situations et des enjeux; les débats autour de la définition des problèmes; le rapport au politique; l’ouverture ou la fermeture des institutions politiques; enfin, les coalitions discursives qui réunissent les acteurs sociaux en formations plus imposantes pour une action de changement (Snow et Soule, 2010). Bref, rien de nouveau sous le soleil, celui du moins des instruments d’analyse. L’objet est particulier mais adaptable aux méthodes et explications sociologiques courantes.

Le second domaine dans lequel la sociologie de l’environnement s’est investie est l’étude des représentations sociales de l’environnement et des problèmes environnementaux (Dietz, Rosa et Schown 2005; Dunlap et van Liere, 1978; Dunlap et al., 2000; Schownet al., 2015). Ce champ de recherche est très actif et ne semble pas prêt de s’épuiser. Dans ce type d’étude, on cherche à comprendre les changements qui affectent les représentations de l’environnement et, par la suite, les comportements en tenant compte de la nouvelle donne écologique. Ainsi est apparu un courant de recherche assez unique, qui s’interroge sur l’apparition au sein de groupes sociaux sondés par échantillons aléatoires d’un Nouveau Paradigme Écologique (NPÉ) qui serait en train de remplacer graduellement le paradigme courant, que l’on qualifie de paradigme de l’« exceptionnalité humaine » ou de conquête de la nature. Cette hypothèse a pris naissance dans les travaux de William Catton et de Riley Dunlap (1978; 1980), qui ont constaté que les problèmes d’environnement étaient à ce point importants que les êtres humains devaient changer de valeurs, de représentations et d’attitudes s’ils désiraient conserver un environnement de qualité. Le problème de ces enquêtes réside dans ce que les partisans du NPÉ ne représentent qu’une fraction des populations sondées, et, si ce nouveau paradigme trouve preneur dans des pays développés, il est loin de faire l’unanimité (Cotgrove, 1981). L’impératif du développement, qui apparaît dans les politiques publiques et dans les organismes internationaux après la Seconde Guerre mondiale, demeure dominant malgré la volonté exprimée par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations Unies d’orienter le développement vers une prise en compte de la « soutenabilité » écologique (CMED, 1988). À cela s’ajoutent des écrits, nombreux mais épars, sur la décroissance (Flipo, 2007).

Les recherches sur le mouvement écologiste, appelé aussi mouvement vert, font partie d’un courant dit d’écologie politique (Forsyth, 2003; Newmann, 2005). Ce vaste champ empirique et théorique produit de très nombreuses études de cas. Les études portant sur les conflits sociaux liés à l’environnement et à ses ressources se penchent sur les mobilisations, les enjeux des conflits, l’évolution des luttes et leur dénouement. Elles ne font pas toujours apparaitre de vastes mouvements sociaux, mais ces conflits font partie d’une politisation de l’environnement. Nombre de recherches examinent des conflits et des enjeux locaux, mais d’autres, plus ambitieuses et s’inscrivant par exemple dans la perspective du système mondial (Rudel, Roberts et Carmin, 2011), examinent les rapports à une échelle plus macroscopique et à plus long terme. Cette écologie politique « macroscopique » met en lumière les mécanismes dits structurels ou systémiques des conflits sur l’environnement. Les rapports capitalistes entre le Nord et le Sud sont souvent l’objet privilégié des chercheurs, qui offrent une vision quelque peu déterministe des rapports sociaux et économiques à la nature, déterminés par de grandes variables structurelles dont il est difficile de se soustraire. Cette écologie politique prend en partie sa source dans des travaux critiques ou marxistes sur l’histoire du système capitaliste, celui-ci soumettant la nature à ses fins comme il a soumis auparavant le travail. Au sein de la sociologie de l’environnement, la métaphore de l’engrenage de la production (treadmill of production) s’est imposée pour décrire ce processus (Schnaiberg, 1980; Gould, Schnaiberg et Weinberg, 1996; Gould, Pellow et Schnaiberg, 2004). D’autres travaux dans la même veine, mais utilisant des méthodes différentes, ont mis l’accent sur les métabolismes de la production de biens et de services au détriment de la nature (Foster, Clark et York, 2010; York et Mancus, 2009). En somme, que les recherches en écologie politique s’inscrivent dans une perspective locale ou globale, l’enseignement qui s’en dégage est double : l’environnement entre en ligne de compte dans la production capitaliste à une échelle de plus en plus mondiale et cet engrenage de production produit très souvent des conflits locaux qui peuvent se répercuter à des échelles plus larges. En d’autres termes, les mouvements environnementaux locaux peuvent prendre de l’ampleur et se convertir en mouvements, ou mobilisations, plus importants. Cela explique en partie les mobilisations et revendications de diverses associations et organisations « vertes » (ONGE, organisations non gouvernementales environnementales) dans les grands forums mondiaux, pour défendre ici la forêt et ses habitants et riverains, là l’agriculture et ses petits producteurs, là encore les collectivités locales aux prises, selon le cas, avec la grande entreprise ou le pouvoir d’État. Tous ces acteurs sociaux ont été malmenés par l’accélération de la production à l’échelle mondiale et l’engrenage dans lequel elle entraîne les acteurs et les institutions. Cette écologie politique, de grande ou de petite échelle, pose une question ancienne dans des termes nouveaux. En effet, sous le concept de justice environnementale, les chercheurs en sciences sociales se demandent si les problèmes d’environnement vécus localement n’accentuent pas les inégalités sociales et n’en créent pas de nouvelles (Blanchon, Gardin et Moreau, 2011; Laigle et Tual, 2007; Schlosberg, 2007, 2013). Un vaste champ, inscrit fortement dans la tradition sociologique, s’est ouvert.

C’est un peu en réaction à cette vision économique et politique des rapports à l’environnement qu’est né au sein de la sociologie un autre courant « théorique » que l’on a qualifié de modernisation écologique. Ce courant a pris naissance à la fois dans des travaux empiriques et dans des réflexions à caractère plus normatif sur le mouvement écologique en Europe de l’Ouest (Huber, 2008; Jänicke, 2008; Mol, Sonnenfeld et Spaargaren, 2009b). Les auteurs, sociologues et politologues, se sont demandé si, à la suite de la mobilisation et des revendications des mouvements sociaux, deux des grandes institutions de la modernité, l’État et l’entreprise, n’étaient pas en train de « s’écologiser », c’est-à-dire d’intégrer les nouvelles contraintes environnementales à leurs pratiques et politiques. Sur la foi d’abord de quelques études de cas (Hajer, 1995; Mol, 1995), qui au cours du temps se sont multipliées, ces auteurs ont soutenu, parfois imprudemment, que les économies les plus avancées avaient entrepris un long processus de modernisation écologique visant à réduire leurs impacts sur l’environnement, voire à restaurer des équilibres naturels dégradés. Plutôt que de qualifier leur approche de thèse ou de programme de recherche, ils l’ont présentée de façon un peu présomptueuse comme une théorie. Il s’en est suivi un débat animé entre modernisation écologique « forte » et modernisation écologique « faible », et des auteurs ont soumis la thèse au test de la vérification empirique, pour conclure qu’elle était, pour l’instant, peu probante (York, Rosa et Dietz, 2003). Les auteurs qui défendent cette thèse reconnaissent ses lacunes, mais croient toujours en son potentiel explicatif pour rendre compte d’une réalité en changement rapide (Mol, Spaargaren et Sonnenfeld, 2009b). Dans la sociologie de l’environnement canadienne, peu de chercheurs ont adhéré à la thèse, la réfutant sur la base de recherches dans le domaine des ressources naturelles (énergie, forêt, production agricole intensive), où tarde à advenir une modernisation écologique même faible (Guay, 2012). Le modèle de l’écologie politique « macro » et « micro » domine les recherches canadiennes, y compris québécoises. Aux États-Unis, pays où on devrait s’attendre à ce que la thèse de la modernisation écologique, même faible, se vérifie dans certains domaines d’activités industrielles, les sociologues y ont été également plutôt opposés, tout en reconnaissant sa valeur heuristique dans certains cas (Buttel, 2000). On peut expliquer cette opposition, tant aux États-Unis qu’au Canada, par le fait d’une dépendance intellectuelle historique des chercheurs dans ces deux pays où la sociologie de l’environnement s’est rapidement formée à partir de l’étude des conflits environnementaux et des mobilisations sociales en environnement. L’écologie politique y est devenue dominante et s’est montrée peu réceptive à la thèse de la modernisation écologique, laquelle est parfois perçue comme représentant l’évolution des rapports à l’environnement dans des pays avancés comme ceux de l’Europe du Nord et de l’Ouest, dont certains sont pauvres en ressources, habitués à la coopération entre les grands acteurs sociaux et à la social-démocratie, et dont les institutions politiques ont été davantage pénétrées par le mouvement vert (Buttel, 2000). Quoi qu’il en soit, cette thèse demeure à l’ordre du jour et continue de nourrir la recherche sociologique (Gendron, 2006; Scanu, 2015).

Un troisième grand courant de pensée en sociologie de l’environnement plonge de profondes racines dans la sociologie, tout en créant un certain malaise. Il s’agit de l’écologie humaine, revue et renouvelée en « néo-écologie humaine ». C’est au sein de la sociologie urbaine que Robert Park et ses collègues de l’Université de Chicago lancent un ambitieux programme de recherche qui pose les jalons théoriques de l’écologie humaine, définie comme l’ensemble des rapports qui se tissent entre des collectivités sociales, à diverses échelles, et leurs milieux naturels, aménagés ou dégradés (Park, 1936; 1952; Hawley, 1986). Ces jalons théoriques ont connu une sorte d’achèvement dans le « modèle POET », qui postule les relations entre quatre grandes variables : Population, Organisation sociale, Environnement et Technologie (Duncan, 1961, 1964). Ce modèle de départ de l’écologie humaine de l’École de Chicago n’a pas résisté au temps et n’a pas eu grand succès au sein de la sociologie. Mais, sous l’impact de la prise de conscience et de l’amélioration de la connaissance des nombreux problèmes écologiques qui se sont récemment posés aux sociétés contemporaines, des auteurs, surtout américains, comme Catton, Dietz, Dunlap, Rosa, ou York, ont donné une nouvelle impulsion à l’écologie humaine, en en changeant radicalement les méthodes d’enquête et le mode d’explication. La nouvelle approche n’emprunte plus ses concepts à l’écologie biologique (compétition, invasion, succession, domination) comme le faisait l’écologie humaine de l’École de Chicago, et redéfinit le cadre dans lequel cette néo-écologie humaine doit être pensée (York, Rosa et Dietz, 2003; Rosaet al., 2010). Elle adopte des sciences de l’environnement l’identité IPAT (I=PxAxT), qui signifie que les impacts sur l’environnement (I) sont fonction de la population (P), de l’abondance matérielle (A, affluence en anglais) et du progrès technologique (T) (Ehrlich et Holdren, 1971). Son programme de recherche vise à rendre compte des impacts sur l’environnement en mettant en évidence le rôle de certaines variables sociales, politiques, économiques et culturelles sélectionnées avec soin. Dans une série de travaux pionniers comparant les pays entre eux, les auteurs s’inscrivant dans ce courant montrent que les impacts écologiques sont fonction des variables postulées par le modèle. La mesure de ces variables a conduit à des tours de force méthodologiques, car aucune des variables énoncées par le modèle IPAT ne se mesure directement. Elles doivent aussi subir des transformations quantitatives pour répondre aux exigences des méthodes statistiques (méthodes de régression) servant à tester le modèle IPAT sur des données disponibles. Par exemple, comment mesure-t-on le progrès technique (variable T)? Pour y parvenir, les chercheurs sont forcés d’utiliser des ersatz de mesures, comme le taux d’urbanisation. La variable dépendante I (pour impact) peut, elle, varier. Il n’existe pas encore d’indice composé et universel permettant de mesurer la somme des impacts sur l’environnement. Deux mesures ont le plus souvent été utilisées : les émissions de gaz à effet de serre – mesure indirecte de l’impact écologique –, et l’empreinte écologique, mesurée par la quantité d’hectares de sol consommée. On peut facilement percevoir que, à partir d’une identité simple, il faut pour tester le modèle procéder à des opérations numériques et statistiques nombreuses. Mais le programme de recherche est lancé et, pour l’instant, ce sont surtout des sociologues américains qui le font progresser. Le concept d’« écosociologie », tel que développé par Jean-Guy Vaillancourt (1981), partage la même préoccupation de lier les facteurs sociaux aux facteurs écologiques et vice versa. Dans les deux cas, toutefois, la démonstration de l’influence déterminante des facteurs écologiques sur les phénomènes sociaux demeure un défi. De manière générale, la sociologie de l’environnement demeure ancrée dans son mode d’explication : elle explique les phénomènes sociaux par des phénomènes du même genre et la conception d’une théorie écosociologique unifiée reste encore à l’état de projet (Murdoch, 2001).

Enfin, le dernier courant s’avère davantage une méthode d’analyse qu’une théorie des rapports sociaux à l’environnement, bien qu’on puisse ne pas être d’accord sur cette distinction. De très nombreux problèmes écologiques ne surgissent pas dans la conscience des acteurs sociaux tout armés, si on peut dire, si bien définis à l’avance qu’une réponse, une solution, devient évidente et nécessaire. Non, les choses se passent autrement et c’est justement cette manière d’être et de se penser autrement que le constructivisme écologique s’est donné pour tâche de présenter, de décrire et d’expliquer (Guay, 2002; Hannigan, 2006; Irwin, 2001). Le constructivisme dit en gros ceci : les problèmes écologiques deviennent des problèmes collectifs non pas naturellement, mais en raison de l’action délibérée d’acteurs sociaux qui les mettent sur la scène publique pour en débattre et trouver des solutions. Cela donne lieu à des controverses qui suivent une trajectoire sociale complexe (Guay et Hannigan, op. cit.; White, 2004). Le rôle des chercheurs est de suivre de très près les acteurs et les organisations qui s’engagent dans la controverse, les idées et les normes défendues et proposées, de même que les solutions et les décisions choisies (actions, pratiques, politiques publiques, changements techniques). Cette méthode a nourri de très nombreuses recherches, influencées par d’autres traditions de recherche dans des champs variés de la sociologie : la sociologie des problèmes sociaux et publics; la sociologie des controverses scientifiques et sociotechniques; la sociologie politique de la mise à l’ordre du jour par les pouvoirs publics; enfin, la sociologie des rapports entre experts et « profanes », citoyens et décideurs. Il n’existe pas de modèle théorique général pour décrire ce courant de recherche, bien que ses représentants les plus audacieux, comme Bruno Latour (1999; 2011), pensent que derrière le constructivisme se cache une conception des rapports humains aux objets et aux êtres et états naturels qui peut conduire à repenser la modernité. Beaucoup de travaux recensés au Canada et au Québec se placent dans le cadre des controverses socioécologiques (Dumas, Raymond et Vaillancourt, 1999; Guay, 2012; Guay et Hamel, à paraître). Les auteurs divergent sur la conception du statut des êtres naturels que les controverses révèlent (peu adhèrent à la conception de Latour), mais la démarche est relativement similaire chez tous : suivre les acteurs, leurs arguments, leurs actions et réactions, et observer les interactions sociales et discursives entre eux. Les textes présentés dans ce numéro s’inscrivent pour la plupart dans ce courant de recherche : ils portent sur des controverses socioécologiques, sur la manière dont un problème écologique se voit approprié et transformé dans l’espace public et politique et devient objet de décisions, ou de report de décisions, après qu’on en a débattu dans divers forums et arènes. L’étude des controverses socioécologiques a ceci d’intéressant qu’elle met en scène une recherche de « vérité » (Quelle est la nature du problème? Quelles sont ses incidences? Quels effets auront les décisions?) et un jeu de pouvoir entre acteurs pour la définition du problème et la définition de la solution. Nous n’irions pas jusqu’à dire avec Ulrich Beck (2001) que, dans la seconde modernité, les « rapports de définition » se sont substitués aux rapports sociaux classiques, mais le chercheur qui réfléchit sur les controverses publiques en matière d’environnement ne peut qu’être frappé de ce que les enjeux et rapports de définition font appel à la fois au sens à donner aux choses naturelles, à soi, et au pouvoir différencié des acteurs participants.

Pour conclure sur ces grandes approches théoriques, si elles semblent se distinguer radicalement les unes des autres, ce ne peut être le cas qu’en apparence. L’écologie politique s’oppose à la modernisation écologique, mais à la suite de conflits sur les ressources et l’environnement, les solutions trouvées – une nouvelle norme environnementale, un mécanisme de participation publique à la décision environnementale – peuvent aller dans le sens de la modernisation écologique. Une controverse socioécologique peut surgir dans l’espace public à la suite de conflits d’environnement prolongés. Les deux approches s’avèrent donc plutôt complémentaires qu’opposées. Enfin, la recherche en écologie humaine telle qu’elle se pratique aujourd’hui peut conduire à préciser la nature des problèmes, à identifier leurs sources et à façonner les représentations des acteurs participant à un conflit sur l’environnement ou à une controverse publique. Chaque approche possède en propre ses méthodes, sa manière de poser les questions, son choix de variables, son mode d’explication, mais toutes contribuent à élaborer une vision sociologique complexe des rapports sociaux à l’environnement.

Les contributions à ce numéro

L’histoire environnementale s’est taillée une place de choix dans l’historiographie du Québec. Yves Hébert a dressé le portrait des idées et des associations écologiques au Québec sur une longue durée (Hébert, 2006). Il a montré que les préoccupations environnementales s’y sont affirmées dès le 19e siècle, dans la foulée de l’industrialisation, de l’urbanisation et surtout de l’exploitation de plus en plus intensive des ressources naturelles. De plus, si des inquiétudes furent publiquement exprimées, par exemple au sujet de l’exploitation forestière, les mobilisations ont été plus rares. C’est par le truchement de diverses associations de naturalistes que la conscience environnementale s’est développée. Ces associations combinent un souci de mieux connaître – et faire connaître, aux jeunes notamment – la nature, à une volonté de mieux la conserver et de la protéger. Il ne serait pas exagéré de dire que c’est en partie grâce à ces associations que s’est construite une sensibilité nouvelle à propos de la nature, pour reprendre l’expression de Keith Thomas (1983), sensibilité qui participe d’un longue mutation de la représentation et de l’action.

L’historiographie environnementale québécoise s’est beaucoup penchée sur les enjeux environnementaux urbains (Castonguay et Dagenais, 2011; Dagenais, 2011; Fougères, 2004). Les grandes villes en expansion ne sont pas des milieux de tout repos et rencontrent des problèmes liés à l’implantation des industries et à l’afflux des populations rurales. Les conditions de vie et d’habitat urbains sont souvent déplorables; l’hygiène publique est une préoccupation constante. Divers mouvements sociaux et professionnels font pression pour agir. La grande ville de la fin du 19e et du début du 20e siècle s’emploie à la construction de grands réseaux techniques urbains et à la création de grands parcs et d’espaces verts. Michèle Dagenais, dans un livre sur la maitrise de l’eau à Montréal, montre la diversité des mesures qu’il a fallu prendre pour venir à bout des problèmes posés par l’eau à Montréal (Dagenais, 2011). Les pouvoirs municipaux y ont appris, au terme de nombreux débats, controverses, jeux de pouvoir et d’influence, à mieux maîtriser l’eau, et d’autres villes ont dû également l’apprendre à leur tour (Castonguay et Evenden, 2012; Douglas, 2013, p. 117-139).

L’article de Stéphane Castonguay poursuit ces recherches historiques sur l’eau et ses problèmes. Le cas des rivières urbaines est intéressant à plus d’un titre. Adoptant une perspective de moyenne durée, l’auteur montre que depuis 1970, différents types de rapports à l’eau et aux problèmes qu’elle pose se sont succédé et se sont juxtaposés à la fois. Les mobilisations ont pris naissance autour de la prise de conscience des problèmes et ont agi sur la prise de décision et l’action publique. En prenant comme exemples deux rivières qui traversent des villes au passé industriel du centre du Québec et qui se déversent dans le fleuve Saint-Laurent (Shawinigan et Drummondville), il constate qu’une reconquête des rivières urbaines est à l’oeuvre, même si elle ne se fait pas sans tensions. Différents usages de ces rivières sont entrés en conflit : les usages productifs et économiques se sont butés à un accroissement des usages récréatifs. Les usages récréatifs s’intègrent bien dans une stratégie de reconquête des centres urbains, malmenés par la désindustrialisation que les deux villes ont subie. En terminant, l’auteur prend soin de préciser que ces mouvements de reconquête des rivières urbaines ne sont pas un phénomène purement local, mais touchent de très nombreuses villes du Québec au passé industriel et qui se sont récemment désindustrialisées (Castonguay et Evenden, 2012). Cet article s’inscrit, en termes sociologiques, à la fois dans l’analyse des controverses socioécologiques et dans l’écologie politique des conflits sur l’usage et la représentation de l’environnement.

Les enjeux forestiers font partie de la vie économique, sociale, politique, régionale et culturelle du Québec (Chiasson et Leclerc, 2013). Le rapport à la forêt peut être considéré, dans une région comme le Québec, mais aussi dans d’autres provinces canadiennes comme la Colombie-Britannique, sous l’angle d’un phénomène social total, où se croisent plusieurs, sinon toutes les dimensions de la vie sociale. Dans son article, Sara Teitelbaum, faisant elle aussi porter son regard sur la moyenne durée, de 1960 jusqu’à aujourd’hui, décrit la marche, longue et semée d’embûches, des Autochtones vers une participation plus directe au régime forestier du Québec. En faisant l’historique des revendications autochtones, des demandes de participation et des changements de régimes forestiers, l’auteure observe que les cadres institutionnels ne sont pas toujours favorables à l’expression des revendications des Premières Nations. Même si les droits autochtones sur le territoire et la forêt sont de plus en plus reconnus, grâce à des jugements de la Cour suprême du Canada, les choses ne s’améliorent que très lentement en pratique. Les régimes forestiers se sont ouverts à la participation des Autochtones assez tardivement, en 2001, soit bien après la reconnaissance juridique de leurs droits. Ceux-ci n’ont pas encore obtenu de reconnaissance officielle dans les régimes forestiers, lesquels utilisent des expressions comme « valeurs », « intérêts » ou « besoins », de préférence à « droits ». Les Autochtones ont gagné en visibilité, mais ont-ils gagné en pouvoir de décision? La participation des Autochtones est plus manifeste qu’auparavant, mais un vaste fossé sépare leurs intérêts de ceux du gouvernement du Québec et des intérêts industriels, économiques et régionaux qu’il représente. Les « droits » autochtones sont confinés à l’ordre des opérations et n’atteignent pas l’ordre des décisions et des politiques. L’auteure fait le même constat de demi-succès, ou de demi-échecs, à l’égard de la participation et des retombées économiques. La participation demeure souvent unilatérale et les Autochtones jouissent peu des revenus tirés de la forêt. Sont apparues, certes, des zones gérées par les Autochtones, mais elles ne forment qu’une petite partie de la grande forêt commerciale. De plus, l’encadrement gouvernemental y est omniprésent. L’avènement d’une co-gouvernance forestière avec les Autochtones demeure toujours un défi, que la Paix des Braves pourrait relever. Portant sur les relations entre l’évolution du régime forestier québécois et les relations avec les Autochtones, la recherche de Teitelbaum s’inscrit nettement dans la tradition de l’écologie politique : les conflits entre les populations locales que sont les Autochtones et les intérêts industriels et gouvernementaux sont ici très manifestes. De plus, ils durent dans le temps. Ces conflits, qui touchent à des droits fondamentaux et à des intérêts bien ancrés, ne semblent pas en passe d’être résolus. On peut, comme les tenants d’une écologie politique « macro », reprocher à l’écologie politique centrée sur l’analyse des conflits locaux son manque d’ouverture à des considérations plus larges et aux effets structurels qui pèsent sur les relations locales. Mais l’on ne saurait faire l’économie d’une analyse des dynamiques microsociologiques, ne serait-ce que parce qu’elles peuvent conduire, malgré leurs limites, à des changements dans les rapports sociaux à l’environnement et à ses ressources.

Les articles de Sébastien Chailleux et de Nancy Emond s’inscrivent quant à eux carrément dans l’analyse des controverses socioécologiques. Ils participent d’un constructivisme écologique pour lequel discours et actions se forment mutuellement. Les enjeux et les débats portent ici sur les connaissances, les représentations, la définition des situations, les cadrages normatifs et cognitifs des problèmes, et les jeux discursifs qui appuient les mobilisations et sont façonnés par elles. Chailleux mobilise plusieurs éléments théoriques dans son analyse de la controverse sociale sur l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste au Québec. Il choisit l’approche de l’acteur-réseau et de la problématisation des questions. Par problématisation, il faut entendre les systèmes d’alliance et de confrontation, de conflit et de coopération qui se mettent en place dans le cadre de l’émergence d’un problème écologique, souvent traduit en enjeu social, économique, culturel et politique. Les lieux convoités par les industriels de l’énergie sont très habités et font l’objet d’une intense exploitation agricole. Il n’est pas étonnant que des mobilisations sociales se soient produites et que la controverse ait connu un développement houleux. L’auteur suit de près les acteurs qui participent à une problématisation – il souligne toutefois la pluralité des problématisations – conduisant à un dénouement inachevé : la controverse ne s’est pas encore stabilisée et est loin d’être close. En effet, si un moratoire sur l’exploration des gaz de schiste a été déclaré, la recherche se poursuit pour mieux connaître les risques attachés à leur exploration et à leur exploitation dans des milieux habités. De plus, les industriels n’ont pas baissé pavillon. Ils maintiennent leur volonté d’extraire les gaz de schiste et d’en faire profiter le Québec. Si les deux gouvernements qui se sont succédé sont demeurés ouverts, malgré le moratoire, à la filière gazière dans la vallée du Saint-Laurent, les mobilisés, eux, ne rendent pas les armes, toujours décidés à faire échec à l’entreprise gazière. La controverse est devenue très politique : mettant aux prises, d’un côté, les riverains et les habitants locaux et, de l’autre, les industriels, elle s’est rapidement déplacée dans l’arène politique. L’auteur fait ressortir les liens forts entre les enjeux scientifiques et technique et les enjeux politiques municipaux et provinciaux, les uns et les autres ayant tendance à s’instrumentaliser mutuellement. La recherche établit qu’il peut exister un rapport entre une approche d’écologie politique et l’analyse des controverses socioécologiques. Ces deux modes d’analyse se complètent et montrent comment discours et actions sont intimement liés.

L’analyse des controverses publiques ne se désintéresse pas du rôle des institutions dans les relations entre acteurs sociaux. Bien au contraire, car celles-ci encadrent les décisions et les choix des acteurs. Émond campe son analyse dans un cadre sociologique institutionnel. Elle appréhende les institutions à partir de la définition du sociologue Richard Scott (2008) : une institution est l’ensemble des normes et des règles formelles et informelles – à quoi il faudrait ajouter les traditions d’action (Bevir, 2013). Ces normes et règles guident la conduite des acteurs et, loin d’être uniquement des contraintes pesant sur ces derniers, elles sont aussi des ressources mises à leur disposition pour agir et se conduire. Les connaissances et l’information ne trouvent pas toujours leur juste place dans la conception des institutions par différents auteurs (chez Bevir si, chez Scott aussi mais plus indirectement), mais elles sont certes des ressources que peuvent mobiliser les acteurs avant de décider et d’agir. On connaît le rôle des communautés épistémiques dans l’élaboration des régimes internationaux d’environnement et il n’est pas exclu que de telles communautés se forment sur des enjeux locaux (Haas, 2004). Inscrivant sa recherche dans la foulée de la Politique nationale de l’eau de 2002, Emond se penche sur quatre organismes de bassin versant (OBV) chargés de mettre en oeuvre la politique et de mener une gestion intégrée de l’eau par bassin versant. Ces organismes sont des lieux de concertation dont les finalités et les moyens se butent à d’autres acteurs sociaux forts comme les municipalités, les industriels et les agriculteurs. Le législateur a créé ces organismes de concertation en souhaitant que se produise au niveau le plus pertinent une concertation qui lie les acteurs participants aux décisions, c’est-à-dire à un plan directeur de l’eau que les membres, et au premier chef les municipalités, s’engagent à respecter et à mettre en oeuvre par différents mécanismes comme les contrats de bassin. En comparant les quatre OBV, Emond fait apparaître des différences importantes entre eux. Celles-ci s’expliquent par des conditions écologiques locales et des caractéristiques sociales. De plus, la gestion intégrée exige une concertation à diverses échelles territoriales et, par conséquent, une gouvernance multi-niveaux qui est encore loin d’être en vigueur. Enfin, ce qui est géré, ce sont les problèmes actuels les plus pressants. Une gestion des risques à plus long terme, comme ceux associés aux changements climatiques, est écartée faute de moyens et souvent de connaissances. Si les OBV possèdent des référents communs, comme la gestion intégrée de l’eau, qui jouit d’un fort appui international, de nombreux obstacles pratiques, comme des moyens financiers déficients, le manque d’expertise sur les risques à plus long terme, une connaissance à parfaire, des outils conceptuels nouveaux comme l’approche écosystémique qu’il faut apprendre à maitriser, ne facilitent pas le passage de l’intention à la réalité. Dans son portrait tout en nuances, Emond ouvre un vaste champ de recherche dans lequel le territoire et son aménagement occupent une place fondamentale. Son analyse fait une large place aux institutions et signale leur importance dans les controverses socioécologiques. Les institutions, au sens où elle les définit, sont à la fois le point de départ et le point d’arrivée d’une controverse publique. Formées d’éléments cognitifs, normatifs et symboliques, comme les représentations sociales du territoire, des fins et des moyens, les institutions sont une variable lourde dans les études sur les enjeux écologiques.

La création d’aires protégées de différentes catégories est reconnue comme un bon moyen de protéger et de faire croître la diversité biologique. Les États ont créé ce type d’espaces dès la fin du 19e siècle pour répondre à des mobilisations en leur faveur ou pour anticiper la croissance de la demande de lieux de récréation et de contact avec la nature « sauvage ». On doit à ce mouvement, appelé d’abord de préservation, puis de conservation, l’existence des grands parcs nationaux de l’Amérique du Nord (le mouvement est continental bien que les raisons d’intervention diffèrent au Canada et aux États-Unis). L’article d’Olivier Craig-Dupond et Gérald Domon examine la rationalité de la création volontaire d’aires protégées dans la région des Cantons-de-l’Est. Par volontaire, il faut entendre la décision par des acteurs non gouvernementaux de prendre en charge la création d’un espace naturel en vue de sa protection. Les acteurs engagés dans ce mouvement, de faible intensité pour le moment, peuvent, en principe, être des propriétaires privés, mais aussi des associations civiles, voire des municipalités. Ils sont soutenus dans leur entreprise par les gouvernements fédéral et provincial, qui y voient une bonne façon d’atteindre les objectifs de protection de la biodiversité, bien que, comme le notent les auteurs, la contribution de ces espaces privés demeure très limitée. Ces nouveaux acteurs privés jouissent aussi d’avantages fiscaux, faisant de l’entreprise une sorte de partenariat entre le privé et le public. Les auteurs suivent de très près l’évolution des pratiques et des encadrements gouvernementaux dans ce domaine depuis la fin des années 1980. Ils expriment finalement des réserves sur les expériences, en se demandant si elles n’éloignent pas les pouvoirs publics de leurs responsabilités et si les pratiques en cours contribuent de manière positive aux objectifs de protection de la biodiversité auxquels ont adhéré les gouvernements depuis la signature de la Convention sur la diversité biologique en 1992. Selon les auteurs, les aires de conservation « privées » aident à atteindre l’objectif de 12 % du territoire du Québec qui sont protégés, mais guère plus. Le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec se sont donné une stratégie, mais les actions en vue de déclarer comme protégés de grands territoires tardent à se manifester. En conclusion, les auteurs se demandent, sans pouvoir fournir de réponse définitive, ce que ces pratiques de conservation coûtent en fonds publics et si la sélection des aires se fait selon des critères scientifiques bien établis de représentation de la nature canadienne. Leur article ne permet pas de conclure qu’on ait pour l’instant affaire à un univers social très controversé, mais qui sait si celui-ci ne le deviendrait pas davantage si on se rendait compte que les sommes investies, directement et indirectement, ne sont pas justifiées et si les critères de sélection ne reposaient pas sur des fondements scientifiques.

L’article de Chantal Royer et d’Arthur de Granpré s’inscrit dans un champ relativement bien étudié de la sociologie de l’environnement. Avec les psychologues, les sociologues ont enquêté sur les valeurs écologiques, les dispositions à agir en matière d’environnement et les actions entreprises pour protéger l’environnement et atténuer les impacts sur l’environnement. C’est le domaine des représentations sociales de la nature et de leur rapport aux conduites. Le portrait qui en ressort est souvent très nuancé, comme le sont les conclusions des analyses effectuées par Royer et de Granpré dans le cadre d’une série d’enquêtes sur les valeurs des jeunes. Si certains des jeunes de 14 à 25 ans interrogés au cours de trois enquêtes entre 2003 et 2012 se montrent parfois très préoccupés par les problèmes d’environnement, d’autres sont plutôt indifférents. Alors que certains développent des dispositions à agir en environnement et font des gestes concrets, notamment en matière d’élimination des déchets, le plus grand nombre demeurent sur la touche. Les auteurs pensent que les valeurs environnementales sont des valeurs latentes qui peuvent être mobilisées au besoin lorsqu’un problème écologique particulier éclate. On peut penser à la présence de jeunes dans les manifestations sur l’environnement et à l’engagement de plusieurs d’entre eux dans des groupes et associations écologistes, bien qu’il ne faille pas négliger l’influence des générations d’après-guerre qui, selon la thèse d’Inglehart (1997), ont, de manière générale, adopté des valeurs post-matérialistes dont font partie les valeurs environnementales.

Les observations du sociologue Riley Dunlap sur l’émergence d’un nouveau paradigme écologique doivent être fortement nuancées. Si ce paradigme ne s’impose pas aux jeunes d’aujourd’hui, risque-t-il de s’effriter à la longue et de devenir un paradigme latent plutôt que manifeste? Sera-t-il en mesure de conduire au besoin à des actions et à des positions politiques? La faiblesse des partis verts au Canada est la preuve que valeurs et actions ne convergent pas forcément. Royer et de Granpré ne condamnent pas les jeunes et tentent de rendre compte de leur timidité écologique par le contexte dans lequel ils sont placés. Ce qui est peut-être plus porteur pour la recherche sur les mouvements sociaux, autre point fort en sociologie de l’environnement, ce sont ces jeunes pour qui l’environnement est devenu une valeur fondamentale. Les gestes personnels qu’ils accomplissent peuvent-ils se traduire en action collective plus organisée? Cet article invite à continuer l’enquête sur les jeunes et l’environnement dans d’autres directions.

Les articles rassemblés dans ce numéro sur l’environnement mettent en évidence la diversité des enjeux écologiques au Québec. Ils ne traitent que d’une toute petite partie des problèmes d’environnement qui frappent la société québécoise. Celle-ci est aussi prise dans un engrenage de production et de consommation et ne peut échapper à la mise en débat des situations environnementales, sous l’impulsion de mobilisations populaires et de groupes professionnels, autant sur des actions publiques que sur des actions privées. Les articles de ce numéro traitent d’enjeux écologiques sur une durée moyenne, d’une à quelques décennies. Ils montrent ainsi que les débats écologiques ne se règlent pas en un tour de main et qu’ils tendent à se prolonger dans le temps. Les recherches rapportées ici s’inscrivent de plain-pied dans trois des principales approches théoriques à l’environnement présentées ci-dessus. Représentations de l’environnement, conflits et controverses sur les ressources ont caractérisé la manière dont les collectivités se sont emparées des questions d’environnement. Au terme de ces recherches, force est de constater que tout n’est pas joué. Les conflits sur l’appropriation des rivières urbaines, la controverse sur les gaz de schiste et le débat sur la place des Autochtones dans le régime forestier sont loin d’être clos. La privatisation de la création des espaces protégés peut donner lieu à des conflits et à des controverses. Si les organismes de bassin versant tentent de pratiquer la concertation, des tensions peuvent éclater à tout moment. Les jeunes ne se mobilisent pas facilement, mais ne ferment pas la porte à la mobilisation et à des changements de conduite. L’enseignement que l’on peut tirer de ces recherches réside dans le caractère dynamique et très souvent inachevé de nombreuses controverses socioécologiques. Mais on doit se rendre compte que les mises en problématique de l’environnement évoluent et peuvent porter des fruits. Même si leurs progrès sont souvent lents, elles peuvent conduire à des décisions qui empruntent la voie du développement durable ou, en termes plus sociologiques, s’inscrivent dans une trajectoire de modernisation écologique à long terme.