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De cet ouvrage que son beau titre place sous le patronage symbolique de Platon, on soulignera tout d’abord le caractère composite : on y trouve en effet une traduction de la célèbre allégorie de la caverne, assortie d’un commentaire par Louis-André Richard (directeur de l’ouvrage), puis deux textes – l’un de Roch Bolduc, l’autre de Mathieu Bock-Côté – dans lesquels ces derniers réfléchissent au devenir de la cité moderne et plus particulièrement aux problèmes qu’aura à affronter la société québécoise dans l’avenir.

Déstabilisant dans un premier temps, ce caractère composite trouve sa raison d’être dans le fait de placer l’ensemble du livre sous le signe du dialogue, c’est-à-dire de la philosophie, que Louis-André Richard définit dès la première ligne de sa présentation comme « une conversation orientée vers une recherche du vrai » (p. 13). Il s’attache ensuite dans son commentaire de l’allégorie de la caverne à montrer que, dans sa forme la plus noble, l’activité politique s’apparente à cette recherche de la vérité qui s’institue, de façon privilégiée, à travers le débat contradictoire, et qu’elle demande une éducation bien particulière, qui « consiste à remettre en question les idées dont nous sommes présentement prisonniers » (p. 37). Il est rare, dès lors que l’on traite de questions qui relèvent de la politique et de l’actualité, que l’on prenne ainsi de l’altitude et ce n’est évidemment pas une mauvaise chose que ce livre aborde ces questions avec un tel degré de généralité et d’abstraction. Mais cela représente un défi considérable.

Relevant ce défi, Bolduc se livre, à propos de la société québécoise actuelle, à un état des lieux sans complaisance. Il n’hésite pas à aborder franchement certains de ces « sujets qui fâchent ». Il ose ainsi parler d’immigration en toute simplicité et sans user de l’habituelle langue de bois. Même chose pour la laïcité, dont il traite sans dogmatisme, d’un point de vue libéral mais néanmoins sensible aux inquiétudes identitaires de la population, avec aussi une certaine sagesse pragmatique qui se méfie visiblement des « idées abstraites » (p. 51) et leur préfère « le monde réel » (p. 52).

Il fait preuve du même franc-parler lorsqu’il évoque les questions économiques. Les idées qu’il défend en la matière ne sont pas vraiment nouvelles, mais sont exposées avec clarté et défendues avec fermeté. Pragmatique, on l’a dit, Bolduc semble se tenir à égale distance d’un néolibéralisme qui s’attache à détruire l’État-providence et d’un utopisme prompt à distribuer des richesses inexistantes, et le tableau qu’il fait de la situation socio-économique du Québec est équilibré, sans sinistrose ni enthousiasme exagéré. Pour améliorer les choses, il indique d’ailleurs quelques problèmes bien ciblés sur lesquels il serait possible d’agir : le décrochage scolaire et le peu de valorisation de la formation professionnelle; la faiblesse des investissements; une fiscalité et des réglementations trop lourdes; un climat social perçu comme conflictuel; des dépenses publiques trop élevées; le déficit actuariel des régimes de retraite; et, enfin, la dette publique.

Bolduc conclut son exposé par douze assertions susceptibles selon lui de faire consensus et de guider par conséquent une gestion saine de la Cité québécoise. Il apparaît toutefois assez clairement que ces affirmations dessinent les contours d’une doxa libérale qui, sous sa plume, n’est jamais remise en question et se présente toujours peu ou prou comme un fait de nature. À la lecture de cette conclusion, on peut donc se demander s’il ne reste pas certaines ombres à dissiper.

Dans son intervention, Bock-Côté s’ingénie justement à jeter un oeil en dehors de cette « caverne » québécoise en examinant ce qu’il appelle « l’anthropologie invisible de la société libérale » (p. 80). Il dénonce ainsi la « dissolution gestionnaire » de la « politique contemporaine » (p. 80) qu’entraîne l’approche apparemment pragmatique de son interlocuteur, celle-ci tendant à évacuer les « querelles politiques fondamentales » au profit du seul enjeu « d’une juste allocation des ressources » (p. 80).

Cette approche libérale aboutit à une désubstantialisation à la fois de la nation politique et de l’individu dont l’identité se voit résumée à un processus multiforme de choix. En ce sens, estime Bock-Côté, elle n’est pas neutre, mais promeut bel et bien une nouvelle donne anthropologique, c’est-à-dire une privatisation du sujet humain aux dépens de son inscription dans un réel social-historique. Il n’y voit au bout du compte qu’un utopisme de plus qui rêve d’engendrer un monde et une humanité désincarnés.

Pour conclure, on regrettera que les réflexions des deux interlocuteurs ne se situent pas exactement sur le même plan, et que, par conséquent, ce débat essentiel qui porte en fin de compte sur la condition humaine n’ait pas véritablement lieu. Comme l’affirme Bock-Côté lui-même, « on n’affronte bien une philosophie qu’en dressant contre elle une autre philosophie » (p. 99). Tant la doxa libérale défendue par Roch Bolduc que celle plus conservatrice que fait sienne Mathieu Bock-Côté gagneraient en effet à faire l’objet d’un débat explicite qu’initie ici le second et qui seul permettrait de sortir la politique du jeu d’ombres fait de petites phrases, de slogans et d’enjeux masqués auquel elle reste trop souvent cantonnée.