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Cette étude s’inscrit au terme d’un parcours scientifique remarquable par sa cohérence et par la détermination de son auteur. Jean-Denis Gendron livre la troisième composante d’une trilogie dont la première pièce a été sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Strasbourg en 1958 et publiée en 1966 (Tendances phonétiques du français parlé au Canada), et la seconde une étude sur l’origine des accents, parue en 2007 (D’où vient l’accent des Québécois? Et celui des Parisiens?). Parvenu à l’aube de ses 90 ans au moment où il soumet les résultats de sa recherche la plus récente, Jean-Denis Gendron fournit un exemple d’engagement scientifique soutenu et démontre qu’il est possible d’apporter une solide contribution à la recherche même à un âge avancé. Il faut souligner ici la constance de ce chercheur qui n’a pas perdu de vue son objectif en dépit des années et des diverses fonctions administratives, universitaires et publiques qu’il a exercées tout au long de sa carrière.

Dans sa thèse, Gendron avait étudié les caractéristiques phonétiques de dix-sept Canadiens instruits, originaires de la région de Montréal et de la région de Québec et résidant en France, par comparaison avec la pratique de deux sujets parisiens. Il avait montré que la prononciation des Canadiens différait nettement de celle des Français, mais qu’elle n’était pas « non plus celle des milieux canadiens populaires, urbains ou ruraux » (Gendron, 1966, p. 160). Il notait le progrès accompli dans la recherche d’une prononciation canadienne soignée depuis le début du 20e siècle, mais déplorait tout de même que, sur beaucoup de points, elle restait « encore trop tributaire des habitudes phonétiques héritées du parler populaire » (ibid.).

C’est cette première étude qui a fait naître chez lui un questionnement de nature historique. En premier lieu : comment expliquer la contradiction des jugements sur l’usage canadien entre les témoignages que portent les visiteurs européens sous le Régime français et ceux qu’ils formuleront au 19e siècle? De très favorables qu’ils étaient avant 1760, ils deviennent résolument critiques après 1800. En second lieu : quel était au juste l’accent traditionnel des Canadiens et quelle évolution a-t-il suivie pour aboutir au modèle de prononciation soignée qu’on observe chez des personnes instruites dans les années 1950?

La première question a fait l’objet de l’étude publiée en 2007 (voir Poirier, 2009). Le chercheur s’attaque maintenant à la deuxième qui porte sur une période commençant avec la publication du Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge (1841), de l’abbé Thomas Maguire, et qui se termine à la veille de la révolution tranquille (1960). C’est ce modeste Manuel qui a, selon Gendron, provoqué chez les lettrés la prise de conscience de l’importance de l’écart qui s’était creusé entre le français de Paris et celui des Canadiens. Le recueil correctif de Maguire, bien imparfait dans sa facture et son contenu, dénonçait avec force la piètre performance langagière des Canadiens, surtout en matière de grammaire et de vocabulaire. Mais il attirait l’attention aussi sur quelques traits de prononciation, notamment sur « l’articulation vicieuse de la diphthongue [sic] oi, si fréquente chez nous » (Maguire, s.v. prononciation).

Cette observation déclenchera une riposte vigoureuse de la part de l’abbé Jérôme Demers qui prendra la défense de l’usage canadien où s’était conservée l’ancienne prononciation [wè] alors que Paris avait adopté [wa]. Ces deux pédagogues réputés, mais aux visions antagonistes, élargiront le débat à d’autres aspects de la langue et leur échange musclé aura des échos jusqu’au début du 20e siècle. On reconnaîtra avec Jean-Denis Gendron que cette polémique marque le début de la réflexion des lettrés sur la nécessité de réformer le français canadien. Pendant les décennies qui suivront, les aspects proprement phonétiques retiendront cependant beaucoup moins l’attention que les particularismes de vocabulaire, notamment les anglicismes. À la fin du 19e siècle, on avait déjà compilé des glossaires et plusieurs manuels de locutions vicieuses, et Adjutor Rivard avait conscience d’innover quand, en 1898, il publia L’art de dire, consacré à la diction (Gendron, p. 31).

L’ouvrage de Gendron examine dans le détail le lent processus d’évolution qui aura pour effet de faire disparaître les traits de prononciation les plus marqués par comparaison avec l’usage parisien moderne. Dans son ouvrage de 2007 (Gendron, 2007, Appendice C, p. 255-275), l’auteur en avait dressé une liste élaborée et avait montré que ces traits étaient liés à des tendances phonétiques anciennes qui s’étaient figées dans de nombreux mots (hureux pour heureux, quéqu’un pour quelqu’un, escuser pour excuser, ferdonner pour fredonner, souyé pour soulier, cannesson pour caleçon, etc.). Il développe cet inventaire dans la deuxième partie de son dernier livre, dans les chapitres où il fait le bilan des corrections apportées à la prononciation dans les milieux instruits, pour aboutir à une description systématique de l’accent canadien traditionnel. Cette partie est en somme une explication détaillée des changements qui se sont produits au cours de la période de 120 ans qu’il a examinée. Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur raconte comment s’est effectuée la modernisation de l’usage ancien et évalue la contribution des individus et des institutions qui l’ont rendue possible. L’explication de Gendron, qui tient dans une soixantaine de pages, met à l’avant-plan des pédagogues dont l’apport avait jusqu’ici échappé aux historiens de la langue.

Il faut dire que le travail de ces zélateurs a été d’autant plus méconnu que l’idéal qu’ils poursuivaient était loin de constituer une priorité au sein de la société agricole de l’époque. La petite élite à laquelle ils appartenaient n’avait aucun pouvoir et, on l’a vu avec Maguire et Demers, elle avait du mal à dégager un consensus. Le fait de bien parler n’était pas valorisé et – nous ajoutons – ne soulevait toujours pas l’enthousiasme chez les jeunes des collèges dans les années 1950. Les curés, qui auraient pu appuyer le mouvement de réforme de la langue, préféraient se mettre à la portée de leurs ouailles. Cette indifférence collective s’ajoutait aux nombreux obstacles que devaient renverser les partisans d’une langue publique de qualité : distance avec la France, héritage provincial, domination anglaise, difficulté pour l’élite issue du peuple de se constituer en corps distinct de celui-ci… Gendron souligne le fait que la petite élite culturelle, en pratiquant l’usage soigné qu’elle travaillait à faire émerger, se plaçait en situation de diglossie par rapport à l’ensemble de la population. En somme, la variété soignée proposée devait, aux yeux des contemporains, paraître coupée de la variété usuelle et quelque peu ésotérique. On peut rappeler, à l’appui de ce jugement de l’auteur, le mépris dans lequel de grands journalistes de la première moitié du 20e siècle, tels Olivar Asselin et Louis Francoeur, tenaient le parler canadien (voir Gagnon, 1985). L’attitude était la même chez ceux que l’on a appelés les « retours d’Europe », ces intellectuels québécois qui éprouvaient une honte viscérale en redécouvrant, après un séjour en France, la société fermée et inculte du Canada français (voir Tanguay, 1999). Gendron reconnaît que la résistance au changement a pu être alimentée par l’intransigeance de certains qui ne voulaient rien concéder à l’accent canadien. Cela explique en partie, selon lui, l’impact limité qu’a eu l’action des pédagogues sur le français parlé en public.

C’est dans les collèges que va s’opérer la transformation de l’accent traditionnel. Conformément à l’orientation qu’avait indiquée Maguire, on espérait « élever par l’enseignement dans les collèges la qualité du discours public » (p. 27). L’élan premier est donné par les pédagogues du Séminaire de Québec, notamment Mgr Thomas-Étienne Hamel dans les années 1850, puis l’abbé Pierre-Minier Lagacé vingt ans plus tard, et enfin Adjutor Rivard qui a relancé et élargi le mouvement au début du 20e siècle. Montréal entre en scène avec la publication de Parlons français. Petit traité de prononciation (1905) de Joseph Dumais qui se rattache à la tradition du Séminaire de Québec. Mais l’école de la métropole prendra bientôt les devants avec la fondation du Conservatoire Lassalle. Le théâtre, la radio puis la télévision contribueront à la diffusion et à la légitimation du modèle linguistique en gestation.

Le bilan qu’on peut dresser de ce mouvement montre que ce sont surtout les prononciations présentant une différence d’ordre orthoépique par rapport au français de Paris qui ont été corrigées alors que les caractéristiques canadiennes relevant de l’orthophonie ont pu être atténuées mais ont en bonne partie résisté à l’action corrective. La distinction des deux catégories de phénomènes est bien expliquée aux pages 75-76. On parle d’orthoépie quand il s’agit de rétablir la forme d’un mot qui a subi l’une des modifications suivantes : addition d’un son (tablier > tabelier), retranchement d’un son (obstiner > ostiner), transposition de sons voisins (pauvreté > pauver), substitution d’un son à un autre (lécher > licher). On parle d’orthophonie quand il s’agit de rectifier des sons dont la qualité n’est pas parfaite, par exemple les voyelles [i], [u] et [ou] qui sont trop ouvertes dans certains contextes, ou encore les voyelles nasales [an], [in], [un] et [on] qui sont nasillardes plutôt que vraiment nasalisées du fait que le voile du palais n’est pas suffisamment abaissé.

Si l’on observe l’usage actuel, on constate donc que les caractéristiques québécoises touchant la qualité des sons et décrites par Gendron aux pages 77-141 se maintiennent en grande partie dans l’usage courant, par exemple l’ouverture des voyelles [i], [u] et [ou], la nasalisation incomplète des voyelles nasales, le timbre très ouvert de la voyelle [è] dont la longueur favorise en plus la diphtongaison, etc. L’assibilation de [t] et [d] devant les voyelles fermées (comme dans petsit, dzire) a été fortement décriée par les pédagogues et des Français de passage, par exemple le linguiste Charles Bruneau dans une causerie à la radio de Radio-Canada, en 1939 : « La plus désagréable de toutes pour l’oreille française, c’est la prononciation canadienne du groupe ti, dans tirer, par exemple, et du groupe di, dans diviser. », (Grammaire et linguistique, 1940 environ, p. 18). Or, l’assibilation s’est non seulement conservée, mais elle a été avalisée au point de devenir un trait identitaire incontournable du français québécois. Par contre, le timbre sombre du [a] postérieur s’est un peu atténué, la palatalisation forte des occlusives [t] et [d] (chanquier pour chantier, guiâble pour diable) est disparue. Il y a donc eu négociation entre les exigences élevées de la petite élite et les habitudes du peuple. Si les traits qui avaient pour effet de modifier la forme des mots ont été éliminés et quelques-unes des habitudes articulatoires corrigées ou du moins atténuées dans l’usage public, la façon traditionnelle de prononcer certains sons demeure de nos jours présente à des degrés divers dans le parler de ceux qui se soucient de leur prononciation. Radio-Canada fournit un exemple de cette « insertion graduelle du naturel dans une langue et une prononciation au départ trop guindée, trop déclamatoire, résultant d’un excès d’énergie, d’une énergie non contrôlée dans l’articulation […] » (p. 215).

Gendron n’a pas voulu s’attaquer à la période qui commence en 1960, estimant qu’il lui aurait fallu scruter la documentation pertinente de façon approfondie, comme il l’a fait pour la tranche chronologique 1841-1960. On peut penser cependant qu’il partage l’analyse de Robert Dubuc dont il reproduit un texte de 2001 portant sur la norme à Radio-Canada (Appendice B, p. 251-254). Dubuc observe que, depuis le début des années 1990, « la norme de référence s’est distendue : on perd de plus en plus le sens des niveaux de langue, le populaire et le familier s’infiltrent dans des situations de communication à caractère officiel. […] En somme, de plus en plus, Radio-Canada, imitée en cela par tous les médias, au lieu de fournir un modèle de langue à son public, se contente de lui présenter un miroir de ses façons de s’exprimer ». On ne peut sans doute pas demander à Jean-Denis Gendron de faire un effort supplémentaire pour nous expliquer ce qui s’est passé depuis le début de la Révolution tranquille concernant la norme de la prononciation québécoise. L’examen de cette question devra cependant être fait. Il permettrait de jeter un éclairage sur la place qu’occupe la qualité de la prononciation dans l’échelle des valeurs de la société québécoise.

L’étude que vient de publier Jean-Denis Gendron est une pièce maîtresse dans le domaine de la phonétique québécoise. Pour la connaissance des origines et de l’évolution de la prononciation, elle est comparable à celle que Marcel Juneau a fait paraître en 1972 (Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec). Il faut féliciter l’auteur pour sa détermination à mener à terme l’ambitieuse recherche qu’il s’était assignée en préparant sa thèse, soutenue il y a près de soixante ans.