Article body

Dix ans après son « grand frère » – L’État québécois au XXIe siècle, déjà dirigé et publié chez le même éditeur, en 2004, par Robert Bernier –, l’ouvrage invite à nouveau à inventorier quelques-unes des politiques publiques conçues et mises en oeuvre par l’institution centrale de la société québécoise. Il y a une décennie, la question qui donnait le ton à la majeure partie des contributions était commandée par la recherche des effets que le changement de siècle, et même de millénaire, était censé exercer sur l’instance étatique, considérée dans ses modes d’action comme dans ses relations avec les citoyens. Aujourd’hui, ce qui se trouve plutôt en jeu, c’est le difficile inventaire de l’héritage de la Révolution tranquille, un peu plus d’un demi-siècle après l’arrivée au pouvoir de « l’équipe du tonnerre » de Jean Lesage. Cela conduit en toute logique à la mise sous examen du « modèle québécois ». L’introduction de Nelson Michaud, directeur général de l’École nationale d’administration publique (ENAP), parle à cet égard de « croisée des chemins » (p. VIII); l’auteur souhaite donner corps au besoin d’accueillir « un contexte nouveau dans l’esprit de ce qui a prévalu au moment de la Révolution tranquille » (p. X), faute sans doute de pouvoir en initier ou en imaginer une nouvelle…

Le mot d’ordre devient dès lors celui d’innovation, mission qui est précisément impartie en priorité à un ouvrage collectif qui présente les mêmes qualités intrinsèques que celui de 2004, mais qui ne va pas sans inspirer les mêmes réserves. Les mêmes qualités, dans la mesure où il est fait appel à des spécialistes avérés des questions traitées et qui se tournent volontiers vers l’analyse historique et l’approche comparative, que celle-ci soit à visée internationale ou intra-canadienne. Il faut aussi relever le soin apporté à la présentation : la clarté de l’écriture, la précision de la table des matières, qui occupe onze pages et qui se poursuit par la liste de 59 figures et de 77 tableaux. Les réserves ont trait à nouveau à la composition de l’ouvrage, à commencer par l’absence de problématique générale. On peut aussi noter la quasi-absence de contributeurs extra-québécois. À ce plan du casting, il n’est évidemment pas illégitime d’avoir sollicité pour près de la moitié d’entre eux – 32 au total – des auteurs qui ont un lien étroit avec l’ENAP, mais la forte représentation de cette institution aurait sans doute mérité qu’une place soit accordée à l’analyse de son rôle quasi magistériel.

Deux questionnements transversaux se dégagent des contributions : existe-t-il un modèle québécois et, si oui, qu’est-il devenu? Et quels sont les vecteurs – réels ou potentiels – du renouvellement de la gouverne politique? Chacun de ces deux fils directeurs se nourrit des nombreuses questions qui émaillent la plupart des chapitres et qui se trouvent frappées du sceau d’une forte mais vertueuse incertitude. Celle-ci naît de la perception des contradictions que porte en elle la société québécoise et que résume N. Michaud lorsqu’il énonce qu’« il n’est pas faux d’affirmer que notre société, que l’on dit progressiste à maints égards, est en fait extrêmement conservatrice » (p. IX).

La mesure des effectifs de l’emploi public représente l’un des indicateurs emblématiques du modèle québécois : l’ampleur des interventions de l’État est en effet l’objet de débats polémiques, les uns défendant une cure de minceur lorsque d’autres plaident contre un risque de démantèlement. La comparaison avec l’Ontario est tout naturellement convoquée à titre de possible contre-modèle. Pierre Cliche et Mathieu Carrier soutiennent que l’emploi public au Québec, tout en étant « un peu particulier » (p. 27), se compare « avantageusement » (p. 21) à celui du voisin ontarien, du moins si l’on tient compte du niveau de l’offre de services, plus élevé au Québec que dans la province voisine. « Dans le contexte économique mondial, est-il possible de maintenir l’État-Providence québécois sans que cela ne plombe les finances publiques ou nuise à la croissance économique? » (p. 197). Cette question de Stéphane Paquin, Jean-Patrick Brady, Pier-Luc Lévesque et Luc Godbout rejoint, dans des termes très similaires, celle qu’inspire à Luc Godbout et Suzie St-Cerny l’examen de la politique fiscale (p. 303). Comparé au Danemark, à la Finlande et à la Suède, pays que ces auteurs tiennent pour les plus sociaux-démocrates de la planète (p. 198), le Québec affiche une moindre croissance du PIB, la plus faible productivité du travail et des inégalités sociales plus manifestes. Mais les choix des pays scandinaves se trouvent d’autant plus difficiles à copier que le Québec est la province canadienne la plus endettée.

La politique internationale du Québec s’inscrit dans la dynamique impulsée par la Révolution tranquille. Selon Stéphane Paquin, l’application de la doctrine Gérin-Lajoie ainsi que le développement d’une paradiplomatie identitaire ont fait du Québec « un des États fédérés les plus actifs sur la scène internationale, sinon le plus actif » (p. 445). Alexandre Couture Gagnon, Yves Francis Odia et Filip Palda établissent également une relation directe entre le bouleversement des années 1960 et le développement d’une politique provinciale d’immigration. Ils énoncent trois orientations susceptibles de rendre plus efficiente une action publique à visée tout à la fois démographique, économique et politique : l’assouplissement du marché du travail, un plus large recours aux frais d’utilisation des services sociaux et, de façon plus insolite, la vente aux enchères des citoyennetés…

La place qu’occupe Hydro-Québec dans la société québécoise s’avère plus paradoxale qu’il n’apparaît de prime abord et mérite donc attention : alors que la nationalisation de l’électricité a marqué le processus d’« appropriation nationale » de l’un des principaux facteurs du développement économique, c’est surtout une « désappropriation territoriale » et un « délestage » des régions productrices qu’observe Marie-Claude Prémont. Tout se serait passé comme si dans le mot d’ordre « Maîtres chez nous! », le « nous » recouvrait une échelle hiérarchique de périmètres territoriaux et sociaux inégalement servis et honorés. Cette analyse critique trouve un prolongement dans l’étude des pratiques commerciales d’Hydro-Québec conduite par Luc Bernier, qui se demande si « la politique énergétique ou la politique de développement régional sont élaborées en interaction avec cet important instrument de politique? » (p. 76). La priorité depuis longtemps accordée à la production d’hydroélectricité compte évidemment pour beaucoup dans le bon bilan des émissions de gaz à effet de serre du Québec, qui se situent à environ 50 % de la moyenne canadienne. Toutefois, cette filière représente moins de la moitié de l’énergie consommée au Québec, qui ne saurait donc faire l’économie d’une politique climatique, en particulier du côté du gaz et du pétrole.

Les défis de l’État québécois – et canadien… –, ne sont pas à analyser seulement à l’aune de l’héritage de la Révolution tranquille; ils ont aussi trait, comme dans tout système étatique, au nécessaire renouvellement de la gouverne politique. Au premier rang de ces défis, figurent l’exercice et le devenir de la démocratie, et donc les relations gouvernants/gouvernés. Dans son analyse de l’éthique gouvernementale et de ce qu’il dénomme « l’industrie du scandale dans le service public », Yves Boisvert – qui ne saurait tenir l’OCDE pour une « ONG parisienne »… (p. 111) – met le doigt, sans concession, sur ce qui constitue indéniablement l’un des révélateurs les plus significatifs des dysfonctionnements institutionnels : la différence de « cultures politiques » (p. 101) entre la population et les élites politico-administratives.

L’adoption, en 2000, de la Loi sur l’administration publique s’inscrit comme une étape importante dans la quête d’une gestion publique performante. Son but est à l’évidence d’apporter une réponse positive et crédible à la question centrale que (se) pose Pierre Cliche : « Peut-on dire que la prise de décision publique s’appuie aujourd’hui sur les informations issues de la gestion axée sur les résultats? » (p. 122). Le lecteur est invité à constater qu’il demeure une (trop) forte marge de progression dans le processus d’instauration d’une nouvelle culture managériale tournée vers la transparence et la reddition des comptes. Dans un registre en apparence tout autre, ce sont pourtant aussi des obstacles à un changement de gouvernance qu’observe Benjamin Lefebvre dans son analyse de la politique de soutien du revenu agricole au Québec : les effets pervers des programmes d’assurance stabilisation de ce revenu ont largement dissuadé les producteurs d’opérer une meilleure anticipation des risques du marché. Le Québec paraît se caractériser aussi par la difficulté à convertir en transferts technologiques et donc en retombées commerciales l’investissement consenti dans le domaine de la recherche et de l’innovation : Nathalie Saint-Pierre et Robert Bernier pointent les obstacles d’origine mi-culturelle et mi-corporatiste qui entravent les échanges entre l’université et l’industrie.

Parmi les facteurs les plus structurants appelés à modeler les choix politiques, il convient de retenir l’évolution démographique : au cours des 15 prochaines années, la population des personnes âgées de 65 ans et plus va en effet doubler, pour atteindre 2,3 millions de personnes en 2031. De telles données ne sont pas étrangères à la proposition de Jean-Louis Denis et Johanne Préval de repenser le système de santé en termes de « gouvernance clinique ». La situation démographique du Québec ne sera pas non plus sans effets pratiques sur le recrutement de l’administration d’État : alors que d’ici 2020 le Québec devra remplacer plus du quart de sa population active – pas moins de 1 400 000 postes… –, la fonction publique québécoise arrive seulement en cinquième rang parmi les choix d’orientation professionnelle (p. 24-25).

Dresser en un volume, fût-il à la fois substantiel et sectoriellement diversifié, les défis que rencontre l’action étatique d’une formation sociale représente une véritable gageure. S’agissant du Québec, l’aventure pourrait bien se doubler d’une difficulté mais aussi d’un intérêt supplémentaires. Le chapitre consacré à la politique d’immigration mentionne de façon en apparence incidente que « l’État a, en quelque sorte, remplacé l’Église comme institution principale de la Belle province ». Cette remarque est tout sauf anodine : la Révolution tranquille a en effet souvent été identifiée à ce passage fondamental de relais. Cette forme de filiation – ou d’engendrement… – a structurellement doté l’État d’une mission et d’une vocation qui sont indissociables du « modèle québécois » et qui ne sauraient donc trouver leur plein accomplissement dans la seule fonction managériale de l’administration publique. Bien sûr, telle n’était pas la visée de ce projet éditorial, mais il n’est pas pour autant illégitime, pour élucider les défis portés aujourd’hui par l’État, de s’interroger sur la façon de rapporter l’utopie de la Révolution tranquille ainsi que ses avatars contemporains – transitions ou ruptures? – au « grand récit » québécois.