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Le 10 septembre 2013, le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne du Québec, Bernard Drainville, présente lors d’une conférence de presse les orientations d’un projet de charte des valeurs québécoises redéfinissant les contours de la laïcité dans la province. Le ministre justifie alors son projet par le « profond malaise » suscité par la persistance de pratiques d’accommodements « déraisonnables », cela malgré la remise en 2008 du rapport de la commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor). Ajoutant que des valeurs fondamentales animent la société québécoise, notamment la primauté du français, l’égalité entre les femmes et les hommes et la neutralité religieuse des institutions de l’État, le ministre estime que « le temps est venu de nous rassembler autour de règles claires et de valeurs communes », au rang desquelles il inclut la préservation des « éléments emblématiques du patrimoine culturel du Québec »[1].

Partant de ce diagnostic, le gouvernement québécois présente le 7 novembre 2013 le projet de loi n° 60, intitulé « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement »[2]. Ce projet s’articule autour de plusieurs propositions que je rassemble ici en cinq points.

Un premier point consiste à modifier la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, une charte à valeur supra-législative adoptée en 1975 par l’Assemblée nationale du Québec. Y seraient affirmés la séparation des religions et de l’État, le principe de neutralité de l’État ainsi que le caractère laïque des institutions québécoises. Y serait également précisé que les droits et libertés consacrés dans la Charte doivent s’exercer dans le respect des principes précités et que la Charte doit prendre en compte l’existence « des éléments emblématiques et toponymiques du patrimoine culturel du Québec, qui témoignent de son parcours historique »[3], à l’instar des symboles de l’héritage catholique de la Province. La charte innoverait enfin en définissant l’accommodement raisonnable et ses balises. Un deuxième point vise à établir dans la loi un devoir de réserve et de neutralité religieuses pour le personnel de l’État dans l’exercice de ses fonctions, cela afin de refléter la neutralité de l’État et sa séparation des religions. Un troisième point a pour but « d’interdire le port de signes religieux facilement visibles et ayant un caractère démonstratif pour le personnel de l’État dans l’exercice de ses fonctions ». Le port de signes qualifiés d’ostentatoires est considéré comme revêtant en soi un aspect de prosélytisme passif incompatible avec une neutralité effective de l’État. Un quatrième point, qui s’inscrit dans le sillage des débats sur le port du voile intégral au Canada, vise à affirmer que les services de l’État doivent être délivrés et reçus à visage découvert. Un cinquième point indique enfin que chaque ministère, institution publique ou établissement public devrait adopter un cadre clair dans lequel les demandes d’accommodements de nature religieuse seraient traitées.

Au regard des propositions du gouvernement québécois, ainsi que des justifications qu’il y apporte dans les débats publics, la laïcité se trouve redéfinie comme un principe politique puisant ses fondements dans le contexte historique particulier à l’évolution de la société québécoise et conditionnant l’association politique à une suspension préalable des appartenances particulières. Selon cette lecture, la séparation des Églises et de l’État est formalisée dans un texte juridique établissant, de ce fait, la laïcité de l’État et de ses institutions. Cette laïcité est garante de certains principes de justice, mais elle ne s’y limite pas car elle soutient aussi des valeurs comme la primauté du français, la préservation du patrimoine culturel et religieux québécois ou l’assimilation des citoyens issus de l’immigration, considérées comme fondamentales pour la société. Dans cette conception, la laïcité supposerait par ailleurs que la participation effective au corps social soit conditionnée à une adhésion « visible » des citoyens aux valeurs qu’elle incarne (Koussens, 2015; 2016).

La réalité de la laïcité québécoise en débat

La conception de la laïcité soutenue par le gouvernement québécois en 2013 n’est pas complètement nouvelle dans le débat et avait déjà, depuis l’ouverture de la controverse sur les accommodements raisonnables en 2006, été partiellement défendue dans plusieurs articles ou essais politiques (Demers et Lamonde, 2013; Lamontagne, 2013), juridiques (Bégin, 2007; Geadah, 2007; Beauchamp, 2011) et philosophiques (Mailloux, 2011; Parenteau, 2014) qui avaient reçu un important écho dans l’arène médiatique[4]. C’est toutefois la première fois qu’elle trouve ancrage dans un projet de loi, acquérant par là même un poids symbolique et une légitimité d’autant plus forts dans le débat public.

Une telle conception de la laïcité avait pourtant été vivement critiquée en 2008 par le rapport de la commission Bouchard-Taylor (Bouchard et Taylor, 2008, p. 137) qui la qualifiait même d’« intégrale » et de « rigide ». Ce rapport estimait en effet que cette approche, qui « permet une restriction plus grande du libre exercice de la religion au nom d’une certaine interprétation de la neutralité de l’État et de la séparation des pouvoirs politiques et religieux » (idem), s’avèrerait problématique dans une société plurielle comme le Québec où « le développement d’un sentiment d’appartenance et d’identification dans une société […] passe davantage par une "reconnaissance raisonnable" des différences que par leur relégation stricte à la sphère privée » (ibid., p. 138). Le rapport de la commission Bouchard-Taylor prônait alors le ralliement à une seconde conception de la laïcité qu’il qualifiait de « laïcité ouverte » et qui aurait caractérisé depuis de nombreuses années déjà les relations entretenues entre les Églises et l’État dans la Province.

Si l’absence de formalisation du principe de laïcité dans une norme juridique, tant au Québec qu’au Canada, a probablement alimenté les débats récents, elle a aussi contribué à l’avancée des connaissances sur la laïcité en sciences sociales et en sciences juridiques, car elle imposait de facto d’appréhender la laïcité dans sa dimension évolutive et non figée afin d’en retracer l’effectivité dans la régulation par l’État de la question religieuse. Plusieurs études sociohistoriques ou juridiques du parcours de la laïcité au Canada ont ainsi retracé comment des éléments de laïcité avaient pu progressivement émerger des modalités juridiques de régulation de la diversité religieuse (Milot, 2002; Woehrling, 2008; Koussens, 2013; Bosset, 2014). En effet, si l’on considère souvent que les principes de liberté de conscience et de religion et d’égalité morale des citoyens bénéficient d’une effectivité réelle depuis leur inscription dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, leurs fondements sont pourtant non seulement multiples, mais aussi souvent antérieurs à l’enchâssement de ces principes au plus haut niveau du droit positif (Rivet, 2005). Il en est de même pour le principe de séparation des Églises et de l’État qui émerge dès la seconde moitié du 18e siècle, soit assez tôt dans l’histoire du Canada : d’une part, la séparation entre les fonctions politiques et religieuses s’amorce notamment avec l’adoption de l’Acte constitutionnel de 1791, qui limite l’exercice de certains droits civils par des membres des clergés aussi bien catholique qu’anglican (Milot, 2002, p. 49-50); d’autre part, l’affirmation de l’absence de religion d’État découle déjà implicitement de la Loi constitutionnelle de 1867 qui, outre les dispositions de son article 93-2[5], demeure globalement muette sur la question religieuse, tout comme l’a ensuite été la Loi constitutionnelle du 28 juin 1871 sur l’Amérique du Nord britannique. Dans ce contexte, et comme l’avaient d’ailleurs rappelé les juges dans la décision Bruker c. Marcovitz du 14 décembre 2007[6], la Cour suprême du Canada s’est toujours fondée sur cette tradition constitutionnelle pour contribuer au processus de laïcisation de l’État et de ses institutions en affirmant la constitutionnalité de la liberté de conscience et de religion[7], dont l’absence de religion d’État[8] et la neutralité de l’État à l’égard des confessions sont les corolaires[9].

En 2008, s’appuyant sur ce parcours historique de la laïcité québécoise, le rapport de la commission Bouchard-Taylor refusait de proposer une conception substantiviste de la laïcité mais en énonçait des principes fondamentaux, ceux-ci permettant dès lors de retracer des éléments de laïcité dans toute société, même si la forme de laïcité détectable peut, le cas échéant, diverger selon l’interprétation que leur accorde les gouvernants politiques en les transposant dans les normes juridiques nationales. Le rapport de la commission Bouchard-Taylor précisait ainsi que l’égalité et la liberté de conscience et de religion renvoient aux finalités que doivent poursuivre les aménagements laïques. Mais pour cela, la gouvernance politique doit mettre en oeuvre les moyens qui en assureront la protection : il s’agit ici des deux autres principes fondamentaux de la laïcité que sont la séparation des Églises et de l’État et la neutralité de l’État à l’égard des conceptions de la vie bonne qui coexistent dans la société (Bouchard et Taylor, 2008, p. 135-137).

Largement discutés dans les milieux universitaires, les travaux de la commission Bouchard-Taylor ont ouvert la voie à de vifs débats dont Guillaume Lamy (2015) rassemble les arguments en trois familles de pensées qu’il qualifie de « républicains civiques », de « républicains conservateurs » et de « penseurs libéraux ». Ces derniers, en s’appuyant sur le rapport de la commission, ont discuté les fondements normatifs et les modalités de mise en oeuvre de ces principes dans la gouvernance politique (Maclure et Taylor, 2011; Weinstock, 2014, p. 21), proposant de nouveaux outils de compréhension de la laïcité à partir de modélisations idéal-typiques (Milot, 2008; Baubérot et Milot, 2011) qui ont ensuite permis de mettre en lumière la pluralité des aménagements laïques dans d’autres sociétés que le Québec, à l’instar de la France (Baubérot, 2015; Koussens, 2015), de l’Argentine (Mallimaci, 2014, p. 221) ou du Japon (Daté, 2014, p. 169).

Les travaux de la commission Bouchard-Taylor ont également été vivement critiqués : ils auraient mésinterprété l’expérience historique particulière de la majorité franco-québécoise (Thériault, 2010, p. 152 et suivantes) au profit d’une naturalisation de la « diversité sociale » (Beauchemin, 2010, p. 40-41); ces travaux auraient détourné un concept de laïcité « authentique » (Rocher, 2013, p. 37), d’« inspiration républicaine » (Baril et Lamonde, 2013, p. 2) au profit d’un « sécularisme libéral » (Parenteau, 2013, p. 81; 2014, p. 31); ils auraient enfin contribué à affaiblir la garantie des droits – et en particulier ceux des femmes (Descarries, 2013, p. 97) – en refusant d’enchâsser le principe de laïcité dans une norme juridique (Turp, 2013, p. 174).

Tentant de contribuer à la synthèse, Gérard Bouchard ajoute alors que la laïcité recouvre un cinquième principe, le respect des « valeurs coutumières ou patrimoniales » (Bouchard, 2012, p. 199), pouvant, le cas échéant, disposer d’une préséance sur les principes de neutralité et de séparation des Églises et de l’État (ibid., p. 219). Ancrant cette conception de la laïcité dans sa proposition de modèle d’interculturalisme pour le Québec, l’auteur indique en effet que « tout comme l’interculturalisme, le régime de laïcité inclusive se veut un modèle mitoyen, entre la formule républicaine trop peu soucieuse de la libre expression des différences, et le néo-libéralisme individualiste, trop peu sensible aux impératifs collectifs » (ibid., p. 224).

Ce numéro thématique sur la laïcité au Québec n’a pas pour objectif de s’inscrire dans le débat théorique. Il ne poursuit aucune visée normative ni ne défend une conception de la laïcité plutôt qu’une autre, la polysémie inhérente au terme « laïcité » rappelant plutôt au chercheur le caractère dynamique de la réalité sociale qu’il a pour but d’analyser. En effet, n’ayant jamais fait l’objet d’une définition officielle, même dans les rares États ayant pourtant officiellement proclamé le principe comme fondement de leur organisation constitutionnelle à l’instar de la Turquie (1924), du Japon (1946), de la France (1946) ou du Bénin (1990), la laïcité n’a pas de contenu propre. Les significations qu’on lui attribue évoluent au gré des contextes historiques et des enjeux politiques. Ce faisant, la liberté conceptuelle qui en découle favorise la diffusion de représentations multiples – toutes légitimes – de ce qu’est la laïcité, ce qui contribue à nourrir le débat scientifique.

Pour des études sociographiques sur la laïcité

Les débats sur la laïcité tenus lors des travaux de la commission Bouchard-Taylor ont été critiqués pour leur trop grande « abstraction conceptuelle » (Thériault, 2013, p. 40 et suiv.) et l’évanescence de la notion de laïcité a probablement alimenté le « malaise » et « l’impression de privilège, l’impression d’inégalité, l’impression que nous ne sommes pas tous égaux, l’impression qu’il n’y a pas de balise », auxquels se réfère le ministre Bernard Drainville lorsqu’il justifie le projet de « Charte des valeurs de la laïcité »[10]. Mais ce dernier débat serait également resté « trop théorique et conceptuel » pour Pierre Anctil, qui déplore que se soit « ainsi créé un espace de discours nettement détaché des aspects empiriques du pluralisme, et où s’étaient affirmées péremptoirement des notions peu susceptibles de susciter une compréhension objective du vivre-ensemble » (Anctil, 2016, p. 51).

Comme le souligne Sherry Simon, ce n’est donc plus à une traduction de la laïcité en termes de « valeur » qu’il faut s’attacher, celle-ci ne pouvant dès lors continuer d’être appréhendée comme un déterminant théorique « absolu » (Simon, 2016, p. 67 et suiv). La laïcité est aussi devenue un objet d’analyse permettant de comprendre les nombreux aménagements politiques et juridiques par lesquels l’État va, directement ou indirectement, réguler la diversité religieuse, mais également d’étudier les logiques d’acteurs présents dans le débat social. Et cet objet s’apparente à une véritable boule à facettes, la laïcité procédant d’aménagements politiques et juridiques qui divergent dans le temps, mais aussi dans l’espace et selon la nature du fait social que l’État doit traiter. La réalité politique et juridique de la laïcité tout comme ses effets sociaux ne correspondent donc pas toujours aux discours sur la laïcité qui peuvent pourtant avoir un fort écho dans le débat public.

Comment comprendre aujourd’hui l’objet « laïcité » à partir du Québec? Comment la laïcité est-elle interprétée par ceux-là même qui sont en charge d’en mettre en oeuvre les principes fondamentaux, qu’il s’agisse des milieux politiques (fédéraux, provinciaux, municipaux), du pouvoir juridique ou des gestionnaires de services publics? Quels sont les lieux où prend forme la laïcité dans ses aménagements concrets? Quels nouveaux vocabulaires de la laïcité émergent dans les débats québécois et quels contenus normatifs sont associés à la notion? Qui sont les nouveaux acteurs de la laïcité et dans quelle mesure sont-ils conscients de leur rôle?

Répondre à ces questions suppose nécessairement la production d’enquêtes favorisant la compréhension des aménagements laïques qui prennent peut-être forme autour de principes éthérés dont les gouvernants s’adonnent à l’exégèse, mais qui naissent aussi de l’interprétation qu’en font les citoyens à partir de leurs expériences concrètes du pluralisme (Amiraux et Koussens, 2014, p. 13). Il s’agit donc de questions auxquelles ce numéro thématique tente de répondre à partir de contributions qui s’appuient toutes sur des recherches empiriques novatrices pour analyser les trajectoires historiques, les fondements philosophiques, les ancrages juridiques et les débats sociaux sur la laïcité québécoise à partir d’un double fil conducteur (narratif et juridique) permettant d’articuler les représentations sociales et les impensés des débats sur la laïcité avec les dispositifs de régulation de la diversité religieuse. Ce numéro thématique donne des clés de compréhension des débats sur la laïcité à partir de regards, souvent interdisciplinaires, qui empruntent aux outils théoriques et méthodologiques des sciences humaines et sociales et des sciences juridiques.

La composition du dossier

Louis Rousseau ouvre ce numéro par une analyse historique qui éclaire comment l’après-Révolution tranquille édifie une nouvelle fondation sociopolitique dans laquelle le rôle de la religion – autrefois ethnique – s’avère plus qu’ambivalent. En décortiquant les modalités de la construction sociale d’une identité nationale québécoise oscillant entre opposition et réaffirmation de ses liens avec l’héritage religieux catholique, l’auteur questionne ainsi le rapport de nos contemporains à la religion, et par là même à la laïcité. Comment, dans un tel contexte, les représentations de la laïcité vont-elles se mettre en place et dans quelle mesure le catholicisme reste-t-il une matrice de normalisation des croyances conditionnant les façons dont l’État et ses institutions se saisissent du phénomène religieux, principalement quand celui-ci n’est pas normalisé dans la culture majoritaire? Car, précisément dans les débats les plus récents sur la laïcité, et en réaction à la visibilité d’expressions religieuses associées « à l’étranger », certains marqueurs du Christianisme ont pu être réactivés dans le débat social.

Dans cette perspective, la laïcité a pu être présentée comme protectrice de certaines valeurs qualifiées de patrimoniales ou culturelles. Il s’agit, comme le préconisait le projet de « Charte des valeurs »de la prise en compte de certains éléments emblématiques et toponymiques qui correspondraient au parcours historique d’une société et que l’on associe alors à son patrimoine culturel. Sans justifier ce dernier état de fait, Louis Rousseau indique d’ailleurs qu’une mémoire patrimoniale peut effectivement être activée, opérant des tris dans la mémoire commune d’une société entre différents faits historiques pour reconstruire aujourd’hui une nouvelle identité nationale. Et c’est précisément ce qu’illustre le texte de Geneviève Zubrzycki qui défend la thèse selon laquelle la patrimonialisation de symboles religieux dans les débats les plus récents sur la laïcité traduit leur re-sacralisation en tant que symboles nationaux associant catholicisme et sécularité dans un même projet national.

Au regard de ces deux premières contributions, c’est certes à partir d’un rapport au religieux, mais aussi et surtout à l’aune d’un projet national en perpétuelle redéfinition que se construit l’idée de laïcité au Québec. Si, en contexte québécois, ce projet apparait souvent menacé, c’est parce qu’il doit respecter les cadres normatifs définis par le constituant canadien alors même que ceux-ci contrecarreraient certains attributs de la souveraineté et contribueraient à diluer toujours plus l’identité nationale. S’inscrivant dans cette perspective, l’article de Bertrand Lavoie défend alors la thèse selon laquelle le bijuridisme peut être une clé de compréhension des tensions entre la laïcité et le multiculturalisme. À partir d’une analyse du droit positif, c’est-à-dire des cadres juridiques de référence, l’auteur souligne l’existence de nombreux points de rencontre entre le multiculturalisme et des aménagements laïques qui, même en contexte québécois, ne remettent pas en cause l’éthique de la reconnaissance portée par le multiculturalisme. C’est alors, nous dit-il, essentiellement dans les cultures juridiques que peuvent être identifiés des points de friction et, si tension il y a entre multiculturalisme et laïcité, celle-ci résiderait essentiellement dans une intériorisation difficile du caractère mixte du droit québécois au sein de la culture juridique québécoise. L’analyse par Valérie Amiraux et Jean-François Gaudreault-Desbiens des jurisprudences française et québécoise relatives au port de symboles religieux illustre parfaitement le propos de Bertrand Lavoie. Ces deux auteurs retracent comment, en s’inscrivant dans des traditions civiliste ou de common law, la France et le Québec divergent dans des aménagements laïques qui ne peuvent s’émanciper des cadres normatifs qui les gouvernent au risque de susciter, tout particulièrement en contexte québécois, quelques dissonances politiques sur ce que recouvrirait réellement l’idée de laïcité.

Car au delà de ses aménagements juridiques, la laïcité est aussi un discours socialement construit par des acteurs toujours plus nombreux et diversifiés. En effet, depuis une dizaine d’années, de nombreux individus ou regroupements d’individus qui parfois n’avaient jamais pris position sur la laïcité, à l’instar de partis politiques, de représentants de confessions religieuses, des groupes homosexuels, des groupes féministes ou d’organisations syndicales, se sont sporadiquement engagés dans les débats les plus récents sur la laïcité, générant occasionnellement d’inopinées coalitions au regard des stratégies discursives qu’ils décidaient d’adopter.

Dans la poursuite des travaux qu’elle avait menés sur la consultation publique organisée lors des travaux de la commission Bouchard-Taylor (Côté, 2008), Pauline Côté présente avec Félix Mathieu un article qui questionne la manière dont la laïcité s’est imposée au titre d’objet d’action publique pendant le débat sur le projet de « Charte des valeurs de la laïcité ». Les auteurs y analysent les logiques de l’action gouvernementale dans la mise à l’ordre du jour politique de la question de la laïcité, ainsi que les contenus de l’objet laïcité tels qu’ils ressortent de l’ordonnancement général du projet de loi n° 60. Le texte d’Emily Laxer et d’Anna C. Korteweg leur fait ensuite écho. Présentant une analyse des représentations véhiculées dans les journaux et communiqués de presse des partis politiques au cours du débat précité, les auteures mettent en lumière le rôle central des partis politiques québécois dans la mise en scène des symboles religieux minoritaires pour construire de nouvelles représentations rivales de l’identité nationale québécoise, usant de ce qu’elles qualifient de « politiques de la culture » pour mieux générer des significations culturelles propices à leur maintien au pouvoir, ou à la conquête de ce pouvoir.

À la lumière de ces deux articles, on observe que les partis politiques québécois ont indéniablement élaboré de nouveaux discours et associé à la laïcité de nouveaux vocabulaires porteurs de valeurs parfois ignorées des aménagements juridiques traditionnels. C’est à cette même conclusion qu’aboutissent Samuel Dalpé et David Koussens dans un texte qui illustre comment la polémique suscitée par le projet de « Charte des valeurs » (2012-2014) a été directement initiée par le pouvoir politique en place et réduite au port jugé problématique de symboles religieux dans la sphère publique, en dehors même d’« incident » préalablement caractérisé. Dans leur article qui s’appuie sur une analyse lexicométrique d’articles de nouvelles et d’éditoriaux publiés dans la presse francophone québécoise pendant le dernier débat précité, les auteurs mettent en lumière les territoires et profils lexicaux autour desquels s’est articulée la production journalistique ayant mobilisé la notion de laïcité, et montrent comment cette notion a été quasiment exclusivement associée aux modalités de la régulation de l’expression individuelle des convictions religieuses.

Cette dernière circonstance, et l’insistance particulière des débats sur le port d’un symbole en particulier – le voile islamique – a certainement favorisé l’émergence d’un nouvel acteur dans les débats sur la laïcité – les groupes féministes –, mais aussi l’association de plus en plus étroite de la laïcité avec le principe d’égalité entre les hommes et les femmes (Benhadjoudja, 2014, p. 145; Tahon, 2014, p. 80-81). Se basant sur une étude de mémoires présentés auprès de la « Commission Bouchard-Taylor », puis de l’Assemblée nationale du Québec lors des consultations sur le projet de loi n° 60, Lori G. Beaman et Lisa Smith dénoncent une telle association dont les prémisses seraient intimement liées à la persistance d’une conception patriarcale repérable dans la négation de la capacité des femmes, croyantes ou non croyantes, de disposer de leur propre et entière autonomie. C’est à une laïcité « falsifiée » que l’on aurait alors à faire, pour rependre ici une expression du sociologue français Jean Baubérot (2014), celle-ci se construisant essentiellement en réaction au religieux, et plus particulièrement au religieux minoritaire, pour mieux affirmer des valeurs qui ne seraient « partagées » que dans les systèmes culturels propres à nos sociétés occidentales. Le sociologue français montrait d’ailleurs comment, en contexte hexagonal, plusieurs déplacements rhétoriques s’étaient opérés au cours des quinze dernières années, faisant de la laïcité une valeur nationale de droite, voire d’extrême droite. Ce que plusieurs auteurs français (Hajjat et Mohammed, 2013; Hennette-Vauchez et Valentin, 2014) qualifient de « nouvelle laïcité » trouve quelques partisans dans le débat québécois, comme l’illustre enfin le texte de Frédérick Nadeau et Denise Helly. Partant d’une analyse des arguments développés dans les pages Facebook tenues par des partisans du projet de loi n° 60, ces derniers auteurs estiment en effet qu’une « droite radicale » s’est bien emparée du débat sur la laïcité, contribuant toujours plus au déplacement de ses significations dans le débat public québécois.

Dix ans après l’ouverture de la controverse sur les accommodements raisonnables et deux ans après la fin de la controverse sur le projet de « Charte des valeurs de la laïcité », ce numéro thématique dresse ainsi un premier état des lieux des terrains de la laïcité au Québec, ceux-là même où continue de se construire la notion et où se transforme cet objet « laïcité » dont nombre de contours restent encore à étudier.