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Je me suis étonné de la manière dont depuis deux décennies le féminisme et la laïcité ont subitement été redécouverts et réinvestis, de l’extrême gauche à l’extrême droite, pour justifier presque toujours des attitudes – mais aussi des lois et des politiques publiques – dont il me parait assez patent qu’elles ont peu à voir avec l’émancipation des femmes ou la séparation des autorités religieuses et politiques, et beaucoup avec l’obscurantisme et la chasse aux sorcières.

Tevanian, 2013, p. 7-8

J’étais en train de réfléchir sur le sujet de cet article au moment où j’ai lu ces lignes, rédigées par un intellectuel français, Pierre Tevanian, familier de l’extrême gauche, et qui servent d’introduction à un véritable pamphlet dans lequel il fait à ses camarades une leçon de marxisme appliqué en démontrant « comment l’athéisme d’aujourd’hui est devenu l’opium du peuple de gauche ». Tiens, me suis-je dit, voilà quelqu’un qui est saisi par le même étonnement que moi à propos d’une poussée inattendue d’athéisme militant contre la religion dans l’espace public. Il cherche à comprendre une intrigante mouvance française alors que je m’interroge sur la signification de la montée en puissance du même phénomène au sein de la société québécoise. Il diagnostique une sorte de maladie d’une partie de la gauche en faisant un usage provocateur de la célèbre métaphore marxienne de la religion comme opium du peuple, alors que j’interroge l’histoire des transformations de la conscience ethnique canadienne-française pour tenter d’en comprendre le cul-de-sac actuel, dont le symptôme pourrait bien se manifester dans la crise née du projet de Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement (Projet de loi 60, mort au feuilleton en mars 2014).

Mon étonnement d’intellectuel québécois va donc emprunter les chemins de l’histoire pour proposer un essai d’explication; ou plutôt, conscient de la modestie des moyens d’un praticien de la religiologie historique, je propose un essai de compréhension de l’espèce de violence avec laquelle une partie importante de l’opinion s’indigne contre la religion, la sienne propre, le catholicisme dont la trace vivante achève de disparaitre, et l’élargit en la transférant à la religion de l’Autre, l’islam plus visible d’une partie de l’immigration nouvelle.

Je fais l’hypothèse que le cul-de-sac identitaire dont je pars manifeste l’ambivalence d’un segment important de la majorité d’ascendance canadienne-française à l’égard de ce qui fut LA religion, SA religion. Ce chemin sans issue nait d’un conflit intrinsèque présent au sein du processus actuel de production de sa conscience identitaire. Par sa nature psychosociale ce conflit répugne à se prêter à une résolution probante. On ne peut donc que proposer modestement un premier éclairage sur ce qui demeurera obscur : le côtoiement de certaines strates, cachées mais signifiantes, de la mémoire commune à l’oeuvre dans la construction sociale de l’identité. Obscur aussi l’objet de substitution, l’islam. Les lignes qui suivent proposent de fouiller l’histoire québécoise et ses multiples feuillets à partir de la piste d’interprétation suivante.

La majorité québécoise a redéfini sa conscience identitaire depuis la Révolution tranquille des années soixante en voulant s’adapter à la perte de son unité religieuse catholique interne et au choix en cours d’un espace national spécifique et reflétant le pluralisme culturel de sa population. Ce processus, encore en gestation, porte en lui simultanément l’estompement de la composante religieuse de l’identité canadienne-française et celui de l’espace nord-américain et canadien traditionnel de référence. La recomposition néonationaliste de l’identité au cours du dernier demi-siècle gravite maintenant autour du vocable « Québécois », qui traduit à la fois la nouveauté de l’espace géopolitique primordial (sinon exclusif) et celle de la citoyenneté inclusive qui assigne un statut civique à tous ses habitants anciens et nouveaux. Ce vocable dissimule donc au moins deux marqueurs identitaires, qui ont été refoulés hors du discours public portant sur l’identité : l’ethnicité religieuse et l’appartenance au grand espace de l’Amérique française et canadienne. Le Québécois d’aujourd’hui passe à la trappe le Canadien français d’hier. Paradoxalement, ce sont peut-être ces marqueurs, disparus mais travaillant encore la mémoire profonde, qui créent l’ambivalence d’une part importante de la société et l’empêchent de reconnaitre et d’accepter la diversité identitaire ancienne et récente du Québec et de rompre avec l’espace fédéral et nord-américain. Cette réflexion vise à clarifier les strates de la mémoire identitaire, son rôle obscur dans les débats actuels et, en conclusion, à proposer des démarches essentielles pour l’avenir collectif.

Pour tenter de clarifier l’énigme que la société québécoise actuelle représente pour la réflexion, scrutons les transformations des consciences identitaires qui s’y sont construites et transformées du milieu du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui. On peut dire que jusqu’à la fin des années 1970 domine une situation de coexistence entre plusieurs consciences ethniques, groupes majoritaires et minoritaires qui construisent une image d’eux-mêmes l’un par rapport à l’autre afin d’affirmer leur place au sein d’un système social hiérarchisé.

La conscience ethnique n’est pas un en-soi objectif, c’est même tout le contraire. Elle s’active dans un sujet au cours d’un processus historique d’interaction sociale où un sujet se pose comme différent d’un autre en s’identifiant à un « Nous » comme distinct d’un « Eux » (Rummens, 2004, p. 5). Plusieurs caractéristiques peuvent fournir un recours utilisable aux fins de la différenciation (âge, sexe, statut, appartenance politique, etc.). La conscience ethnique utilise surtout, quoique non exclusivement, des traits culturels comme la langue, les coutumes, la tradition, la religion, un passé historique commun et, le plus souvent, une combinaison de plusieurs ou de toutes ces caractéristiques (Bastenier, 1998, p. 198). Ce concept rapproche donc le questionnement sociologique portant sur l’utilisation d’une représentation sociale (ici celle de « groupe ethnique ») à des fins de transaction sociale entre un ou des groupes dominés et un groupe dominant, et le questionnement anthropologique interne visant à cerner les traits transmis par la mémoire culturelle vivante[1].

Étudions tout d’abord la genèse et les transformations du Québec en tant que société pluraliste misant sur l’ethnicité. Nous prendrons comme site principal d’observation la naissance et l’évolution de ce que j’appelle le Grand Récit national conservateur qui a prédominé dans la majorité et servi de matrice à la construction institutionnelle des années 1860 jusqu’à l’après-Deuxième Guerre mondiale, moment où commence une mutation qui s’exprime avec la victoire du Parti Québécois à la fin des années 1970. Ce moment annonce la possibilité d’une nouvelle fondation sociopolitique. C’est aussi la période du passage à l’ambivalence de la religion dans le Grand Récit nationaliste de la majorité. Il faudra donc scruter les composantes de cette transformation dont les effets agissent encore aujourd’hui. Nous serons dès lors munis d’un tableau historique suffisamment riche pour observer de plus près le travail des deux marqueurs disparus qui hantent notre ambivalence actuelle : l’espace large de l’Amérique et le temps long de notre patrimoine catholique. Il restera à conclure par la question pragmatique classique : que faire maintenant?

La recomposition de l’identité nationale : Du Grand Récit ethnique conservateur au projet d’une identité inclusive sous le premier gouvernement du Parti Québécois

L’apparition d’une véritable conscience de soi en tant que Nation remonte au milieu du 19e siècle et au gouvernement de l’Union des deux Canadas, grâce auquel la Grande-Bretagne entend fusionner les deux races qui en sont venues aux armes dans les rébellions de 1837 et 1838. Développé d’abord par le parti patriote majoritaire au sein du parlement du Bas-Canada créé en 1792, le rapport de force opposant le groupe canadien au groupe britannique a perdu sous l’Union l’arène politique où il pouvait imposer sa majorité et il doit alors développer un nouvel instrument, symbolique celui-là : un Grand Récit historique. C’est dans le contexte d’un processus de minorisation sociopolitique que se développera une construction religieuse de la nation canadienne-française, grâce à un travail de mythologisation et de ritualisation qui a donné sens et puissance à une destinée collective (Rousseau, 2005).

Le Grand Récit national : genèse et structure

Il faut cesser de voir le milieu du 19e siècle québécois à travers la lunette simpliste d’une tension entre progressisme et conservatisme, identifiés au libéralisme et à l’ultramontanisme. Sans récuser tous les acquis de cette interprétation devenue classique, il me semble fécond de penser plus radicalement cette période comme le moment instituant (Dumont, 1993) où la société canadienne-française « se rapporte(nt) à elle(s)-même(s) en se produisant en tant que telle(s), dans [sa] singularité et [sa] contingence, en traçant une frontière entre le dehors et le dedans, entre les ennemis et les amis, entre les pratiquants et les non-pratiquants ou entre les mécréants et les croyants » (Caillé, 2002, p. 304). Ce moment instituant le social en tant que tel constitue ce qu’Alain Caillé appelle « le politico-religieux », en posant qu’« à l’intersection du religieux et du politique, on trouve d’une part les rituels (du côté de la pratique), et de l’autre, les grands récits (du côté du symbolique) » (ibid.)[2].

C’est au milieu du 19e siècle, précisément, que commence l’élaboration du Grand Récit fondateur de cette Nation-Église canadienne-française (Laurin-Frenette et Rousseau, 1983; Rousseau, 2001). François-Xavier Garneau avait fait advenir le Nous collectif dans l’imaginaire du récit entre 1845 et 1852 avec la première édition de son Histoire du Canada français[3]. L’Agent qui dirige cette histoire combine les progrès de la science et de la liberté des peuples. Du Grand Récit salvifique héritier de la vision chrétienne du monde, Garneau ne retient que l’influence bénéfique des « tendances humanitaires du christianisme ». Étienne-Michel Faillon, visiteur sulpicien qui vécut plusieurs années à Montréal, voudra réécrire ce récit sous la forme d’un véritable mythe providentiel des origines qui donnera sa structure symbolique à tous les rituels nationaux subséquents[4] (Faillon, 1865). Le Canada français catholique ira ainsi trouver son fondement au creux du Grand Récit salvifique chrétien, comme un de ses feuillets.

Résumons l’architecture de l’Histoire de la colonie française en Canada de Faillon. Le sujet de ce récit est l’histoire nationale des héros comme lieu d’un destin collectif dont la quête est tout entière orientée (objet) vers l’extension du royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’Église catholique, par une colonisation à visée missionnaire. Cet objet est offert par la Providence à la « jeunesse nationale », c’est-à-dire à l’élite en qui réside l’avenir du groupe national. Mais pareille quête ne va pas sans lutte. Heureusement, le sujet dispose du Roi, de héros fondateurs exemplaires, de la grâce qui facilite le désir désintéressé, afin de vaincre l’opposant qui regroupe les Indiens, les protestants et les marchands, ou plus généralement tous ceux qui n’agissent que par intérêt propre (concupiscence).

Voici donc tracée la structure de fond d’une vocation nationale dès les trois premiers volumes d’une oeuvre inachevée. Mais nous avons remarqué une classification particulièrement marquante, celle qui sépare les actants positifs du récit (sujet-objet, destinateur-destinataire, adjuvant) de l’actant négatif. Cette opposition permet qu’il y ait récit, c’est-à-dire enchainement de potentialités sans cesse menacées de tourner court et de rater l’objet. Ce qu’il faut retenir, dans ce premier récit mythique des origines de la Nation, c’est le rôle d’opposants que l’on fait jouer aux protestants et aux marchands, ce qui pour les lecteurs de la deuxième partie du 19e siècle suffisait pour désigner « les Anglais »[5]. Voilà donc, chevillée au coeur de la définition religieuse de la Nation, l’opposition « Nous national » – « Anglais ». Il sera plus facile de la consolider par la suite que de la faire disparaitre.

Nous tenons ici une véritable matrice symbolique nationale qui fournira la structure de fond de tous les discours et pratiques qui jalonneront le rappel de la destinée nationale jusqu’à la Révolution tranquille des années 1960. Cette matrice fabrique la différence identitaire du groupe dans son aventure nord-américaine : la Nation canadienne-française possède une vocation dans le Nouveau Monde. Cette vocation la distingue de tous les autres groupes classés en principe du côté des adversaires[6]. Elle s’appuie sur une transcendance qui la fait échapper à la contingence de l’histoire. Une version libérale et moins théologique de l’histoire existe, faisant davantage place à l’alliance avec les Autres, mais elle demeure marginale.

La conscience identitaire se sédimente ailleurs que dans les discours et les rites nationaux. Elle s’exprime aussi dans l’organisation sociale sous la forme particulière de la confessionnalisation des institutions et du rapport de l’État à la religion, qu’il faut maintenant examiner.

Genèse de la déconfessionnalisation des institutions civiles

Sans religion d’État (anglicane) depuis le milieu du 19e siècle (1854)[7], la société québécoise pluraliste s’est pourtant construite sur des piliers confessionnels identitaires, de 1840 jusqu’après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Il est important de noter que déjà, en 1832, le parlement du Bas-Canada, le premier dans l’Empire britannique, avait levé tout obstacle à la participation pleine et entière des Juifs aux affaires de l’État. Aux yeux de l’État, la non-discrimination entre les personnes de religions différentes est donc acquise en principe et avec elle la liberté de conscience et de religion. Mais l’autonomie de l’État et de la société civile à l’égard des normes religieuses particulières mettra un siècle environ à apparaitre dans les faits puisque dans le Canada–Uni, comme dans les provinces du Dominion après 1867, tant la société canadienne-française que la société canadienne-anglaise se développeront très largement à l’intérieur d’institutions confessionnelles qui prendront en charge l’éducation, la santé et l’aide sociale, sans compter de multiples autres institutions (Westfall, 1990).

Au cours de la transition vers le capitalisme industriel comme lors de son déploiement dans la première partie du 20e siècle, la vie sociale canadienne, tout particulièrement au Québec, aura donc organisé son développement institutionnel sur le modèle de ce que l’on appelle aujourd’hui des piliers confessionnels, plus ou moins forts et importants dépendamment de l’importance démographique de chaque Église. À cet égard, la spécificité de l’histoire québécoise tient à l’écrasante majorité de la population catholique, comparée aux minorités protestantes, et à sa structure religieuse particulière.

L’Église catholique, au Québec comme en France à la même époque, a disposé alors d’un volontariat d’élite : clercs, religieux et religieuses, qui ont fourni la main-d’oeuvre et les cadres institutionnels d’un vaste domaine de services en expansion dont l’État libéral et bourgeois ne voulait pas s’occuper (Fecteau, 2004, p. 343-344). C’est ainsi qu’à partir de 1840 et grâce à une revitalisation considérable de la motivation religieuse d’inspiration ultramontaine (Rousseau et Remiggi, 1998), le segment ecclésiastique du catholicisme québécois en est venu à présider à la confessionnalisation de très larges secteurs sociaux, ce jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Qui dit confessionnalisation catholique dit cléricalisation, ce qui est moins le cas pour les minorités protestantes. L’État démocratique n’était ni catholique ni protestant, mais enregistrait dans son fonctionnement la forte pression des institutions civiles confessionnelles exclusivistes, et celle des électeurs.

Le processus de déconfessionnalisation des institutions québécoises est repérable dès la fin du deuxième conflit mondial. Dans le contexte actuel des débats autour du projet d’une Charte de la laïcité, il est piquant de rappeler la bouillante controverse qui a vu triompher pour la première fois la distinction toujours actuelle entre l’appartenance confessionnelle des individus et la non-confessionnalité ou neutralité des organisations. Cette controverse a été lancée par le dominicain Georges-Henri Lévesque pour légitimer la non-confessionnalité du nouveau Conseil Supérieur de la Coopération en décembre 1945 dans la revue Ensemble! Déjà, il commençait à s’imposer de tenir compte du pluralisme religieux (et ethnique) pour permettre la participation de citoyens croyants ou non dans des institutions neutres religieusement.

De ce débat de clercs catholiques[8], soutenus certes par des élites laïques mais opposant des dominicains à des jésuites et à des évêques, est né un processus typiquement québécois de déconfessionnalisation qui s’accélérera évidemment avec la prise en main par l’État des mandats de la santé, de l’aide sociale et de l’éducation au cours de la Révolution tranquille. La déconfessionnalisation de toutes les structures dépendant de l’État québécois s’est achevée avec la Loi 118 (2000), qui déconfessionnalise le système scolaire, et la Loi 95 (2005), qui remplace l’enseignement religieux par un programme d’éthique et de culture religieuse. La laïcité de l’État et des institutions publiques n’était donc pas en train de naître en 2013 avec le projet de loi 60. Tout au plus s’agissait-il d’en prendre acte formellement en utilisant la catégorie de « laïque ».

Depuis la déconfessionnalisation de l’éducation, à laquelle ont contribué les gouvernements du Parti Québécois et du Parti Libéral, on peut dire que ce long processus est aujourd’hui accompli et que l’idée d’un retour du religieux à une fonction englobante ou de pilier social ne représente plus qu’un fantasme, alimenté par des médias qui nous présentent à répétition des extrémistes politiques instrumentalisant des lectures religieuses du monde.

Depuis 1945, le corps institutionnel qui exprimait l’identité canadienne-française catholique de la majorité québécoise (État et grandes institutions de la société civile) a donc cessé graduellement de proclamer l’appartenance de la société au monde catholique. Celle-ci avait permis à partir de 1840 la transition vers l’économie capitaliste industrielle d’une population dominée politiquement et socialement par le pouvoir colonial britannique et son contrôle de l’immigration. La force identitaire de la Nation-Église avait pesé lourd dans la création des États provinciaux (1867) dotés d’un champ de compétences qui se superposait assez bien aux domaines pris en charge par le monde ecclésiastique catholique depuis 1840. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, une élite de laïcs et de clercs commence à redéfinir des enjeux moins défensifs face à l’Autre. La sacralisation de toutes les institutions nationales a fini son temps utile. L’épiscopat se prépare à découvrir que son pouvoir d’influencer l’économie et le politique par sa fonction incontournable d’arbitre social se heurte à la résistance de l’état libéral duplessiste (grève de l’amiante [1949], conflits ouvriers, etc.).

En phase avec le dynamisme progressiste des catholiques belges et français, une élite accède à une relecture de la tradition chrétienne accessible grâce aux renouveaux bibliques, patristiques, ecclésiologiques et organisationnels (mouvements nationaux et internationaux liés à l’Action catholique et au scoutisme). En sortira un programme de réformes élaboré par des catholiques qui touche simultanément le temporel et le spirituel au cours de la Révolution tranquille. La Nation s’y trouve incluse, et c’est largement ce sujet imaginaire qui aura séparé les progressistes catholiques au cours des années soixante. Pour les uns, la seule Nation possible maintenant s’inscrit dans les frontières du Québec; pour les autres, le Canada français comme société ne peut vivre et se développer que dans l’ensemble fédéral (Rousseau, 2005, p. 447).

La recherche d’un nationalisme civique : l’effet de la victoire du PQ (1976)

Le processus d’aboutissement de la transformation de la conscience ethnique canadienne-française accompagne la montée en puissance d’un nationalisme progressiste. Porté en 1960 par le programme du PLQ qui donne au NOUS ethnique le goût et les moyens de s’émanciper des multiples aspects de la domination qui s’exerce sur lui en concentrant un maximum de pouvoirs au sein de l’État provincial, ce mouvement émancipatoire débouche sur une proposition de rupture du lien fédéral et de souveraineté politique de l’État québécois. Avec la naissance d’un parti souverainiste et la victoire électorale du PQ en novembre 1976, la possibilité de totaliser la nation ethnique dans un État devient l’objet proposé à la quête collective. Réfléchissons à une des implications de cette nouvelle étape de la redéfinition de l’identité de la majorité.

Intéressons-nous pour ce faire à un évènement particulier et pourtant de portée générale : le choix du nom d’un nouveau parti au moment où le Mouvement Souveraineté Association fondé par René Lévesque en tient la réunion de fondation à l’automne 1969. Plusieurs noms circulaient au sein de l’assemblée de fondation, dont celui de Parti Québécois. L’adjectif « québécois » désignant l’ensemble de la province de Québec et en principe donc, l’ensemble de ses citoyens, était alors très récent. Le terme État du Québec commençait à remplacer le vocabulaire constitutionnel de Province de Québec. La jeunesse et la mouvance nationaliste s’étaient emparées de cette nouvelle désignation territoriale et politique porteuse de fierté, de dynamisme et de rupture avec la tradition.

Alors que les interventions portant sur le choix du nom du nouveau parti se succédaient au micro de l’assemblée de fondation et que la majorité de celles-ci appuyaient le choix de « Parti Québécois », René Lévesque, fondateur et chef du MSA, intervint pour dire qu’il ne favorisait pas ce choix. La très démocratique assemblée choisit de déplaire à son chef bien-aimé, ce qui sera fréquent par la suite, et opta pour le nom de Parti Québécois dans l’enthousiasme. René Lévesque demanda à prendre la parole. « Je respecte votre choix, dit-il à l’assemblée, mais sachez que nous sommes un parti politique qui souhaite prendre le pouvoir et que lorsque ce sera fait, le mot Québécois désignera tous les citoyens du Québec et non seulement la majorité canadienne-française »[9]. Ces simples mots définissaient une citoyenneté commune et faisaient voler en éclat les frontières identitaires établies depuis quatre siècles.

Le terme de Canadien avait d’abord permis de distinguer les colons de la Nouvelle-France des Français et des Premières Nations. Puis, quelque part au 19e siècle, les Anglais établis dans la colonie conquise avaient commencé à parler des deux Canadas et les qualificatifs de Canadiens français et Canadiens anglais s’étaient ajoutés au vocabulaire. Dans les années 1960 il était toujours d’usage de distinguer les « Canadiens » des « Anglais ». Voici maintenant qu’en moins de 10 ans le projet souverainiste québécois avait fait disparaitre le terme de Canadien français pour le remplacer par celui de Québécois, limitant l’espace occupé par cette population à la portion québécoise de l’ensemble canadien. René Lévesque venait de dé-ethniciser le nouveau vocable de la taxonomie identitaire et de l’ouvrir vers l’universel de la citoyenneté d’un État du Québec en mal de souveraineté complète[10].

Si l’on veut résumer les déplacements internes de la conscience identitaire de la majorité québécoise depuis les années soixante à l’aide du vocabulaire utilisé pour nommer le NOUS, elle s’est dite tout d’abord dans le vocable de « Canadien », puis de « Canadien français », désignant les descendants de la colonisation française et exclusivement catholique du 17e siècle. La découverte de la fin de l’unanimité religieuse au sein de cette population en 1960 (Mouvement laïc de langue française) a biffé le marqueur religieux catholique de l’énoncé identitaire requis par un ensemble de procédures civiles (serments, etc.). L’adoption rapide du terme « Québécois » quelques années plus tard ajoute à la disparition du marqueur religieux la disparition du marqueur géographique qui dénotait l’identité nord-américaine et canadienne de l’ethnie d’origine française. Se fragilisait en même temps le lien qui unissait jusqu’alors les Canadiens français du Québec et ceux des autres provinces. C’est cette nouvelle identité, en rupture avec une longue tradition et aujourd’hui encore mal assurée, qui entreprend une nouvelle carrière au début des années soixante-dix et est proposée à tous, anciens établis comme nouveaux arrivants. L’ascendance canadienne-française catholique est passée dans la catégorie des fantômes mémoriels. Il n’y a sans doute pas lieu de s’étonner outre mesure que la rupture avec les facteurs religieux et spatiaux historiques de l’identité provoque à l’occasion de terribles ébranlements dont les ressorts demeurent largement inconscients. Mais cela n’explique pas la montée en importance actuelle d’une colère antireligieuse.

Genèse du rôle ambivalent de la religion dans le Grand Récit nationaliste de la majorité

Pour nous rapprocher un peu plus du coeur de la question que nous cherchons à éclaircir, soit le changement de statut de la religion qui, d’adjuvant de la quête nationale en devient l’adversaire, il faut retourner au Grand Récit national où se construit et évolue la conscience ethnique majoritaire. Après l’amorce du processus de déconfessionnalisation des institutions et l’invention sémantique du Québécois, comment se recompose la narration de soi qui se veut commune?

Avec le nationalisme souverainiste, l’inclusion de l’Anglais dans le NOUS citoyen

Tentons de la saisir dans sa manifestation la plus officielle, celle qui dispose à partir de 1976 du pouvoir de définition propre à l’État et, de ce fait, ne circule plus sous la seule forme de l’opinion mais utilise l’appareil du pouvoir et son efficacité historique propre[11]. La définition du sujet de l’histoire a changé. On ne parle plus des Canadiens ni des Canadiens français, mais bien des Québécois. Le « Nous national » se trace maintenant un espace d’habitation qui correspond à des frontières géographiques et politiques déterminées et restrictives par rapport à l’espace imaginaire d’antan qui hésitait entre l’Amérique française et le Canada.

L’objet de la quête sacrée n’est plus le salut de l’âme du groupe, c’est-à-dire de son héritage culturel, mais bien plutôt la construction d’un futur qui lui appartienne parce que bâti librement par lui-même. Ce projet concerne tant les francophones majoritaires que les groupes minoritaires car il « leur appartient en tant que Québécois » (Laurin, 1978, p. 64)[12]. L’« Anglais » change donc de place dans cette nouvelle configuration de la destinée collective. Du dehors, il passe au-dedans[13]. Son rôle de conquérant et d’oppresseur est encore rappelé dans le récit que le nouveau nationalisme fait de l’aliénation coloniale. Mais au fur et à mesure que le texte se rapproche du présent, il se voit remplacé par un opposant beaucoup plus grand, à savoir les « grands mouvements de la vie nord-américaine » qui ont présidé au sous-développement économique et culturel du Québec et à la dépossession croissante de ses outils de production et d’expression. L’Américain entre en scène avec les réseaux dominants du néo-capitalisme des transnationales. Les résultats de l’analyse économique, sociale et politique remplacent maintenant la tradition de l’ennemi héréditaire. La structure d’opposition qui crée la tension du groupe n’a pas changé mais les termes ne sont plus les mêmes. L’« Anglais » n’est plus l’Autre de la mythologie nationale puisque celle-ci lui cherche une place au-dedans du « Nous » en tant que minorité (Rousseau, 1979). Le Grand Récit semble alors sur le chemin d’une dé-ethnicisation, comme l’avait marqué René Lévesque. Les années 1980 et 1990 auront-elles obéi à la même logique?

Quelque vérité, sagesse ou espoir que l’on puisse tirer de l’analyse politologique de l’évolution des opinions constitutionnelles au Québec entre 1980 et aujourd’hui, il reste vrai que quelque chose est mort ce soir de mai 1980 avec la victoire du NON chez les francophones eux-mêmes. Le désir d’autodétermination restait celui d’une minorité. Le Nous rêvant et rêvé, tout croyable qu’il fût, n’était pas cru de tous. Il n’avait donc pas la force de se faire image de la communauté, de faire advenir une nouvelle communauté (Rousseau, 2001).

À partir de ce moment, insensiblement, l’objet de la quête, ce qui donnait sens et direction à l’intrigue historique du groupe, commença à être instrumentalisé. L’indépendance perdit son statut de symbole de la transcendance visée pour s’introduire dans le règne des moyens, par définition toujours relatifs et contingents. Le discours bourassien[14] prit le relais. L’échec des accords du lac Meech (1990) et la dramatisation pancanadienne dont ils furent l’objet réactivèrent durant plusieurs mois une polarisation identitaire traditionnelle opposant Nous à Eux (qui nous rejetaient). Plusieurs pensent qu’une rupture radicale eût alors été possible tant l’identité se remit soudain à bouillir de ferveur[15]. Il n’advint qu’un parti indépendantiste au Parlement fédéral, une extraordinaire Fête nationale couverte par toutes les télévisions du monde et un deuxième référendum (1995) perdu par une très mince majorité de 50 000 votes attribuée par Jacques Parizeau[16] à « l’argent et à des votes ethniques ». Ce dernier terme allait révéler par la suite un imperceptible clivage au sein de la mouvance néonationaliste entre les tenants de l’assimilation pure et simple à la majorité et les tenants d’une approche inclusive des nouveaux groupes d’arrivants en provenance de l’extérieur de l’aire chrétienne traditionnelle. La religion allait pouvoir revenir au centre des enjeux identitaires après le 11 septembre 2001.

L’essoufflement de l’utopie de la libération nationale des années soixante et soixante-dix et sa transformation en un simple projet visant à se donner des outils de gestion étatiques mieux adaptés à l’environnement économique, social et politique du monde actuel, ont donc introduit le Québec dans la phase actuelle de sa recherche d’identité, où il faut non seulement inventer un nouvel Objet pour une quête collective, mais également une nouvelle définition du Sujet de cette quête. Les années du néonationalisme avaient réussi à faire sortir le trait ethnoreligieux catholique de la liste des traits d’une nationalité définie de plus en plus par l’appartenance linguistique.

Mais cette phrase glisse un peu trop légèrement sur un processus de fond affectant les consciences, soit la sortie silencieuse de leur communauté de pratique des catholiques canadiens-français en train de devenir des Québécois. Quelles qu’en soient les causes – elles nous échappent encore largement d’ailleurs –, cet abandon de la pratique et des règles aura affecté sans avertir l’appartenance nourricière des Québécois au Grand Récit chrétien au sein duquel se rechargeait leur Grand Récit mythique national[17] et où par conséquent se fortifiait leur conscience identitaire. Rappelons rapidement quelques traits de ce processus qui va inverser la mémoire profonde pour mieux la réinvestir dans la peur de l’Autre, laquelle maintient pour un temps un Sujet identitaire réactionnaire.

La désagrégation des communautés catholiques majoritaires

La réforme profonde du catholicisme romain qui prend place au milieu des années soixante reconnait le caractère positif des mouvements de l’histoire contemporaine. Elle promeut à la fois une religion plus libre et personnelle, ressourcée par le contact direct avec la Bible et l’expérience liturgique, la reconnaissance de l’égalité fondamentale des laïcs et du clergé, et l’engagement dans la construction de la cité humaine[18]. Tout cela entre en résonnance profonde avec l’entreprise progressiste imaginée et en voie d’être réalisée par les agents politiques de la Révolution tranquille. Le clergé québécois se retire de la direction de pans entiers des institutions appartenant au domaine provincial, interprétant ce rôle historique comme ne relevant pas de sa responsabilité mais bien de celle des pouvoirs publics. Consigne est donnée d’un redéploiement uniquement pastoral des effectifs ecclésiastiques[19].

Mais c’est justement dans l’espace plus spécifiquement religieux des communautés de pratique que la crise de fond va éclater à partir des années soixante-dix. Une révolution culturelle sans précédent est en train d’éclater en Occident au terme de trois décennies d’une prospérité qui semble sans fin. Toutes les institutions vouées à la transmission d’une vision du monde et de régulations normatives deviennent suspectes d’attenter à la libre expression du potentiel humain. Cela touche tout particulièrement le modèle familial et sa structure d’autorité et les Églises chrétiennes incapables de réagir en temps réel aux bouleversements (Hobsbawm, 1994). Le centre du catholicisme romain va refuser durant un demi-siècle de prendre en compte la révolution culturelle qui traverse l’Occident, y compris chez ses propres fidèles. Ceux-ci décrochent d’une pratique religieuse régulière qui ne répond plus à leurs aspirations spirituelles de plus en plus marquées par les traits d’une individualisation, d’une subjectivation et d’une standardisation a minima du croire (Hervieu-Léger, 2001). L’évènement dont les conséquences immédiates et à long terme représentent le mieux ce que l’on nommera plus tard une « guerre culturelle » lancée par le pouvoir romain est l’encyclique Humanae vitae, par laquelle le Pape Paul VI condamne le contrôle chimique des naissances à l’été 1968. Le rejet massif de cet interdit met fin à la structure efficace d’un monde catholique séculaire tournant autour d’un Savoir-Pouvoir objectif et infaillible. Une médiation sacrée fondamentale disparait. Cela fragilisera quelque peu l’assise identitaire québécoise dans sa composante romaine antiprotestante. Invisible en surface, une plaque tectonique vient de bouger.

La génération née entre 1945 et 1960 a eu accès, par l’expérience familiale surtout, aux dernières années où prédominait une religiosité de type ethnoreligieux. Mais son expérience adulte a fait d’elle la porteuse d’un nouveau régime du croire, le mode culturel.

Analysant l’évolution des variables fondamentales de la pratique religieuse au sein de toutes les religions du Canada, l’équipe de E-Martin Meunier (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011) peut conclure que « [c]’est au Québec post Révolution tranquille, du moins des années 1970 aux années 2000, que se trouve l’un des plus importants régimes de la religion culturelle que le Canada ait connu. Durant cette période, le catholicisme a d’abord été une "question de culture" où l’affirmation identitaire des Québécois passait, entre autres, par une religiosité empreinte de liens de mémoire avec un certain Canada français, de filiation intergénérationnelle et d’un certain désir de distinction nationale » (Meunier, 2007, p. 715). De prime abord, le régime religieux culturel pose, en effet, un paradoxe logique qui défie toutes les théories de la sécularisation. Comment expliquer la stabilité de la référence catholique alors que l’immense majorité d’une génération traite les énoncés de la papauté romaine dite « infaillible » concernant le domaine de la morale familiale comme des opinions sans poids d’autorité, délaisse massivement la pratique coutumière, souhaite un enseignement religieux qui ne passe plus par le clergé et, simultanément, demande aux rites de l’Église d’inscrire les nouveau-nés dans un espace social plus large que celui du registre civil et ne veut pas laisser ses morts disparaître sans des funérailles religieuses? Ces conduites, en effet, ont résisté d’une manière intrigante au décrochage rapide de la régulation morale cléricale et de la pratique dominicale.

L’équipe de Meunier constate en effet, jusqu’en 2000, une évolution extrêmement lente des taux de désaffiliation au catholicisme et de l’essor du groupe des « sans religion ». Cette combinaison paradoxale de gestes majeurs de rupture avec l’institution catholique cléricale et de fidélité à l’inscription de la référence catholique constitue le noyau expérientiel dont émane ce que je nomme l’ambivalence religieuse de la génération qui atteint graduellement l’âge de la retraite. Chez les moins de 35 ans actuels, presque majoritairement « sans religion »[20], l’exculturation du catholicisme de leur conscience identitaire semble pratiquement accomplie suite à la rupture de la transmission depuis deux générations. L’ambivalence religieuse semble donc un état de conscience porté essentiellement par ceux et celles qu’on appelle les « baby-boomers » formés dans la mutation de la révolution culturelle.

L’apparition de la religion en tant qu’Opposant à la quête de liberté

Depuis deux générations en effet, les « enfants de la Révolution tranquille » ont fait de leur rupture avec les règles morales du catholicisme et la pratique de la messe paroissiale régulière l’un des principaux marqueurs les différenciant de leurs parents devenus adultes dans l’après-guerre. « Nous, nous sommes sortis de la religion! », peuvent-ils affirmer ensemble pour se sentir participer d’une même vague historique émancipatrice et fondatrice d’un nouveau Québec, presque d’une nouvelle humanité. Les baby-boomers ont produit et diffusé dans les chaires universitaires et les médias une image glorifiant leur groupe comme porteur des Lumières et triomphant de la Grande Noirceur qui avait abouti aux années duplessistes et remontait sans doute au 19e siècle, si ce n’est plus tôt encore.

Depuis les années 1970, lorsque l’on parle de religion dans les cours d’histoire, les médias de masse, le théâtre et le cinéma, les Québécois d’ascendance canadienne-française marquent surtout leur distance avec ce continent de leur mémoire collective. L’Église (entendre ici le monde ecclésiastique) est décrite comme un oppresseur des consciences contre lequel près de deux générations ont même défini leur identité. Il s’en est suivi la constitution d’une mémoire identitaire « honteuse » et la mise en scène d’une sorte de « haine antithéologique » dont les ressorts idéologiques et les effets de profondeur sont analysés par Gilles Labelle (2006). Et cette représentation demeure malgré l’émergence en ce début de siècle d’une nouvelle historiographie (Ferretti, 1992 et 1999; Meunier et Warren, 2002; Bienvenue, 2003; Piché, 2003) qui n’a de cesse de mettre en cause le leitmotiv de l’opinion commune selon lequel la religion est responsable de l’oppression à laquelle avait mis fin la Révolution tranquille. Une révision historique est en cours mais n’a pas encore délogé l’image construite par les baby-boomers à propos du rôle négatif du catholicisme, identifié à la religion en général. Cette image s’ajuste d’ailleurs étonnamment bien à la doxa nationale qui imprègne encore aujourd’hui le Grand Récit victimaire des écoliers québécois. Comme l’écrit Jocelyn Létourneau, « les jeunes Franco-Québécois se montrent (…) redevables du récit du manque pour synthétiser l’expérience québécoise dans le temps » (Létourneau, 2014, p. 220). On leur a répété sans faire de nuances que la Religion, après l’Anglais, avait été responsable de l’inaccomplissement national.

En 2011, la doxa commune mettant la religion au rang des composantes hostiles de la vie nationale fait son apparition au sein du Conseil du statut de la femme, une institution de l’État qui a pour fonction d’effectuer des travaux de recherche destinés à éclairer l’action gouvernementale dans la promotion de l’égalité homme-femme. C’est à cette occasion que s’exprime avec force et pour la première fois une nouvelle thèse voulant qu’il s’impose à l’État de proclamer la laïcité stricte qui doit être la sienne s’il veut véritablement promouvoir et protéger l’égalité de la femme. Dans son avis intitulé Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (28 mars 2011)[21], le Conseil du statut de la femme appelle à la définition d’une laïcité stricte par l’État (ou de l’État?), et reprend le leitmotiv universel et déjà ancien de la responsabilité capitale de toutes les religions, principalement d’origine abrahamique, dans l’infériorisation historique du statut de la femme. D’où l’argument massue : la « laïcité ouverte » que semble prôner le gouvernement québécois libéral de l’époque menace de favoriser la perpétuation de l’inégalité des femmes du Québec au motif du respect de la liberté religieuse et de ses normes. L’État doit donc protéger les femmes contre les règles religieuses asservissantes en balisant au moyen de normes et de règles claires le champ d’extension licite des règles religieuses.

Du printemps 2011 au printemps 2013, le Parti Québécois a déployé un activisme politique tous azimuts pour faire adopter une Charte de la laïcité dont la visée principale est de renvoyer le religieux dans l’espace privé en lui interdisant toute visibilité personnelle au sein des institutions de l’État et de celles qu’il finance. Cette laïcité aurait ainsi du même coup une visée émancipatrice pour les femmes appartenant à la tradition « machiste » musulmane qui sont « forcées de porter le voile ». Un débat s’en est suivi, qui a divisé profondément l’opinion publique selon de nouvelles lignes de fracture, y compris au sein du mouvement féministe lui-même. Cette poussée antireligieuse et stigmatisant les Québécois appartenant à l’Islam s’est heurtée à un verdict électoral sévère le 7 avril 2013. Elle continue néanmoins à se manifester à l’occasion, tant au sein d’institutions partisanes que dans l’opinion publique.

C’est de cette hystérisation antireligieuse combinant une sorte de haine de son propre passé et un rejet de l’Autre qu’est née mon urgence de comprendre. Rien ne permet de penser en effet que la paix de la cité dont l’État est le gardien soit menacée par des croyants et leurs institutions. Alors pourquoi la peur, pourquoi l’hostilité, pourquoi la répression de la liberté religieuse au sein d’une société nord-américaine exemplairement libérale et post-moderne? Ayant déplié quelques feuillets de notre histoire nationale, le temps est maintenant venu de conclure en retrouvant l’hypothèse initiale.

Le travail de deux marqueurs disparus : l’espace de l’Amérique et le catholicisme

L’hypothèse que déploie cet article pour expliquer la montée en importance du mouvement d’expulsion du religieux hors de la scène publique québécoise au cours de la dernière décennie pose que ce travail de lynchage idéologique et politique d’un adversaire symbolique va de pair avec la croissance d’une anxiété identitaire liée au désenchantement de la quête nationale et à l’apparition d’une diversité religieuse publique que la matrice catholique de notre néonationalisme n’arrive pas à intégrer. Comme la France laïque héritière du catholicisme unitaire d’État, une partie du Québec actuel se refuse au pluralisme sociétal. Défini par son expulsion du religieux hors de l’espace public, ce modèle de Nous identitaire cherche à fonder l’avenir en généralisant la règle de l’assimilation pure et simple – ou de l’expulsion. Il n’y aurait là, répétait le ministre Drainville, que l’acte final de la refondation de l’histoire du Québec dans la Révolution tranquille. L’histoire résiste heureusement quelquefois à de pareilles simplifications politiciennes. Les enjeux identitaires renvoient à des processus beaucoup plus complexes affectant notre rapport à l’espace et à la dimension religieuse de la culture.

L’espace imaginaire

La question de l’espace dans la conscience identitaire contemporaine, d’abord. Ce thème surprendra peut-être car il fait rarement l’objet d’attention dans les innombrables titres de la bibliographie nationaliste québécoise. Je ne puis ici qu’en suggérer la pertinence au sein d’une réflexion qui donne de l’importance au Grand Récit national. Rappelons-nous que notre mythologie fondatrice conservatrice donnait à notre quête collective un objet qui était l’extension du Royaume de Dieu dans le Nouveau Monde. Dans la deuxième partie du 19e siècle, cette mythologie rassemblait l’épopée des missionnaires et des découvreurs qui avaient ouvert l’Amérique autochtone à la civilisation catholique française et celle des immigrants dans l’espace des États-Unis et du Canada depuis l’exode hors de la vallée du Saint-Laurent commencé dans les années 1830. Partout se fondaient des paroisses catholiques canadiennes au milieu d’une expansion protestante industrielle et agricole. La générosité de la chair des pauvres enrichissait le vaste espace de l’Amérique du Nord.

L’implacable rencontre avec la réalité démographique de l’assimilation culturelle rapide des Canucks et des French Canadians partout à l’extérieur du Québec provoqua la mutation du nationalisme canadien-français en indépendantisme québécois lors des États généraux du Canada français en 1967. La Nation n’aurait plus d’avenir, ni au sud de la frontière, ni dans le reste de l’espace canadien; elle ne pourrait survivre qu’au Québec en disposant des capacités défensives d’un État souverain. Le rêve nord-américain s’avérait une impasse car dépourvu des moyens permettant sa réalisation. Le néonationalisme l’abandonna.

Le grand espace du rayonnement démographique et spirituel se transforma dans la quête du statut de pays pleinement autonome, membre à part entière du concert des nations. Le nationalisme québécois contemporain est internationaliste, le plus internationaliste de toutes les provinces du Canada par le rayonnement de sa culture, ses ententes commerciales et sa participation directe à l’Organisation de la Francophonie et de l’UNESCO. Pour que ce nouvel espace s’ouvre vraiment à sa quête, il lui faut disposer d’un pouvoir conséquent, ce que la constitution du Canada ne lui permet pas en plénitude. Faut-il ou non abandonner la projection d’un NOUS étatique inclusif pour la laisser aux quêtes individuelles désirées par la jeune génération? L’indétermination permanente de notre espace actuel qui oscille entre le monde, le Canada fédéral ou le Québec, laisse en suspend un marqueur essentiel de notre Grand Récit identitaire. Cela fait partie d’une sourde anxiété encore mal prise en compte aujourd’hui.

Le marqueur catholique

D’autre part, les dernières années ont été témoins d’une réémergence forte et négative à la fois du marqueur religieux. Or, comme je viens de le montrer, cela se produit au moment même où la désagrégation institutionnelle du catholicisme en tant que référence ethnique et culturelle a franchi de nouveaux seuils et que la « sortie de la religion » majoritaire des institutions ayant un lien avec l’État semble définitivement achevée. Quel processus se cache sous ce phénomène social contradictoire qui fait figurer en adversaire collectif ce qui n’est plus qu’une dimension de la mémoire?

Se pourrait-il que l’on soit témoin d’une tentative de refondation symbolique de la conscience ethnique majoritaire grâce à une stratégie d’inversion du pôle religieux de sa structure. Incertaines de l’objet de leur quête collective, perturbées par des années d’ouverture citoyenne à l’accueil d’étrangers dont elles scolarisent pourtant les enfants dans une matrice scolaire linguistique commune, sorties de la protection offerte traditionnellement par l’Église catholique, les générations de la rupture avec la mémoire redoutent que le chaos s’installe et détruise l’ordre nouveau. Aiguillonnées par l’appréhension de l’échec et de la disparition éventuelle de la Nation, ces générations pourraient être disponibles pour le grand acte de refondation. Une stratégie défensive déploie son scénario : la laïcité la plus stricte doit servir de forteresse pour contrer la présence de ce qui parait maintenant le plus grand danger pour la survie du groupe, soit l’entrée dans une société post-séculière avec la présence de croyants dans l’organisme protecteur de la Nation, l’État lui-même, et bien au-delà dans les organisations et sur la place publique. Le Parti Québécois de l’ère Marois en a fait le coeur symbolique de ce qu’il a estimé être une stratégie gagnante. S’il l’a fait, c’est qu’il a cru possible de rejoindre ainsi l’état d’esprit d’une majorité.

Peut-on y trouver des analogies avec la Grande Peur qui saisit la France révolutionnaire entre l’été 1793 et l’été 1794 alors que Paris voit des ennemis partout, à l’intérieur comme à l’extérieur, et déclenche, pour se fabriquer une unité, des campagnes de déchristianisation et tente de s’inventer le culte de la déesse raison? Peut-être est-ce pousser trop loin la comparaison. Les ennemis d’alors étaient bien réels alors que les ennemis de la paix sociale au Québec sont largement fantasmés. Mais de part et d’autre se discerne l’exacerbation de la fonction instauratrice de la religion sous la forme de sa négation symbolique. Parce qu’une certaine image de la Nation ethnique canadienne-française catholique est en train de mourir, celle où se donnait le mieux à voir son unité, on s’attaque à la figure de l’auxiliaire transcendantal pour lyncher ce que l’on décrit maintenant comme l’ennemi. Sous la figure du musulman imaginaire, cet ennemi est disponible pour servir de bouc émissaire. Les six mois de discrimination publique de la liberté religieuse autorisée par le gouvernement Marois se sont terminés par le rejet massif de la stratégie antireligieuse. L’ordre n’est en aucune façon rétabli toutefois.

Le rapport du Québec à sa mémoire doit être transformé et cela doit avoir lieu tout particulièrement au sein du courant nationaliste engagé dans la recomposition d’un Québec issu de l’histoire longue et optant pour l’inclusion citoyenne. Ce qui demeure « impensé » dans ce courant, c’est la place de la religion. Or, ce « non-lieu » de l’identité historique est théoriquement et pratiquement insoutenable pour une majorité qui se reconnait dans un projet de continuité.

Dans une société qui entre maintenant dans un régime religieux pluraliste, à l’abri d’un État qui, pour cela même, doit agir en régime de claire laïcité, la dimension religieuse doit prendre sa place dans la culture de notre société. Elle fait partie de la mémoire longue de notre culture (patrimoine matériel et immatériel), à côté de celle de nos hôtes autochtones, de nos concitoyens et concitoyennes issus de la Réforme ou porteurs des traditions orthodoxes, à côté aussi de la mémoire juive et, bientôt, de celle de l’islam et d’autres mémoires non chrétiennes avec lesquelles nous avons à faire société. Précisément parce qu’elle n’est plus simplement celle de concitoyens engagés dans la recomposition créatrice de leur foi, elle acquiert l’objectivité et l’universalité d’une donnée culturelle disponible pour tous et toutes à titre de matériaux où puiser, entre autres, pour l’invention de la Cité commune.

Dans ce nouveau contexte, la mémoire religieuse des Québécois d’ascendance canadienne-française catholique fait partie des ressources symboliques publiques. Des cinéastes comme Arcand, Émond, Lanctôt, Pool et d’autres y puisent librement et courageusement. La revue l’Inconvénient, par exemple, a réuni écrivains et penseurs sous le thème provocateur de « Chrétiens malgré nous » (nov. 2007, n° 31). L’historiographie religieuse du Québec est en plein renouvèlement depuis la fin du siècle dernier. À l’étranger, des penseurs comme Jürgen Habermas, Marcel Gauchet ou Jean-Luc Nancy convoquent le legs de la mémoire chrétienne pour sa réinterprétation au coeur de la pensée séculière. L’État du Québec commence lui aussi à assumer sa responsabilité culturelle et éducative en se dotant d’une politique élargie du patrimoine et, surtout, en rendant accessible aux jeunes générations l’initiation au patrimoine religieux élargi du Québec dans le cadre du riche programme d’Éthique et de culture religieuse. Voilà le type d’aménagement qui ouvre une voie féconde à la réinterprétation du domaine religieux dans l’espace public de la création artistique, de la pensée théorique et des institutions culturelles.

Le terme de patrimoine désigne d’abord l’ensemble des éléments qui constituent la tradition socioculturelle particulière du Québec et celle des personnes et des groupes qui viennent y bâtir maison. Mais il désigne aussi un certain type de rapport à cet héritage qui transforme les « faits historiques » en matériaux choisis pour la construction actuelle d’une identité collective signifiante. Il s’agit donc d’une opération continue de tri dans la mémoire commune disponible de la société, d’attention à certaines références et souvent de rejet ou d’oubli de certaines autres, de nouvelles mises en relation du passé avec la construction de l’avenir pour répondre adéquatement au défi du passage du temps. Vu sous cet angle, l’activation d’une mémoire patrimoniale peut être vue comme un geste appartenant au coeur d’une éthique publique contemporaine.

Le Québec en construction peut et doit transformer la peur en curiosité, la crainte du Bonhomme Sept Heures en apprivoisement de ce qui est maintenant à distance. Yvon Rivard a raison d’écrire :

Mes amis de la Charte ont raison, nous sommes menacés par le déracinement, mais c’est moins par le multiculturalisme que par le refoulement, dans les chaumières et dans la conscience, de la dimension religieuse de notre culture. La Charte préfère défendre la laïcité récemment acquise, qui serait le noyau de notre identité (et assurerait je ne sais comment, l’égalité homme-femme), plutôt que la langue et le territoire qui sont menacés depuis toujours. Comment peut-on décréter que ce pays a cinquante ans et qu’il est menacé par des « pauvres gens » qui n’ont pas encore réussi à se débarrasser du religieux, comme il l’était jadis par les « Sauvages qu’il fallait évangéliser »? Je ne suis pas croyant, mais je crois qu’aucune culture, surtout si elle en a été imprégnée, ne peut faire l’économie de la transcendance dont les religions sont le plus souvent de mauvaises traductions; s’affoler à la vue de signes religieux est le signe que nous n’en avons pas encore trouvé de meilleure.

Rivard, 2014, p. 135-136