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D’août 2013 jusqu’au scrutin du 7 avril 2014 déclenché par la première ministre Pauline Marois, cheffe du Parti Québécois, l’élaboration et le dépôt du projet de loi no 60, intitulé Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement, ont fait en sorte que l’attention des médias, de la classe politique, des groupes d’intéressés et du grand public s’est mobilisée sur un ensemble de questions à la fois difficiles, complexes et sensibles[1]. Comment rendre compte de l’initiative du gouvernement de procéder au dépôt du projet de loi no 60? Comment la laïcité s’est-elle imposée comme un objet d’action publique? Qu’est-ce qui l’a élevée au rang de valeur?

Notre réflexion porte sur un objet en apparence simple de la vie politique courante, les politiques publiques. Placées sous la loupe des médias, l’institution législative et la récurrence des activités partisanes confèrent aux politiques publiques le statut d’évidence du sens commun. Volonté d’agir ou de ne pas agir, stratégies, manoeuvres constituent autant de données naturelles de l’histoire des politiques publiques. Rien n’est moins sûr du point de vue des politologues et des sociologues politiques. Pour paraphraser Pierre Bourdieu, les politiques publiques sont et demeurent, à leurs yeux, un objet conquis, construit, constaté. C’est à la recherche de régularités et aux tentatives systématiques de mise en cohérence de l’action gouvernementale que les politologues doivent, en particulier, la mise en évidence de quelques principes logiques qui font sens avec et par-delà ce qu’en font les protagonistes. L’objet « politique publique » lie entre eux et met en forme l’énoncé d’engagements électoraux, l’exercice de mandats, l’élaboration d’orientations, de lois, l’influence et la prise de décision publique dans des secteurs d’activités ou sur des problèmes et enjeux ciblés. Sous une acception large ou étroite, le concept de politique publique en est venu à désigner un phénomène – l’action gouvernementale – appréhendé en tant que processus.

Dans une perspective plus large, privilégiée par des auteurs se réclamant de la sociologie politique et de l’action publique, les politiques publiques constituent une dimension clé de l’exercice du pouvoir et de sa représentation. L’objet « politique publique » est appréhendé en tant que défi de formulation visant soit la mise en avant – ou en relief – de problèmes, soit la publicisation d’enjeux dans le but d’interpeller les pouvoirs publics. L’attention se porte en amont du processus des politiques, si l’on peut dire, au point d’invocation d’une responsabilité collective de la part des acteurs publics (Padioleau, 1982, p. 32; Theonig, 1998, p. 303-306, Hassenteufel, 2011, p. 44).

C’est un examen approfondi de cette portion délimitée du phénomène, au point d’invocation de la responsabilité et à rebours de l’action politique, qu’entreprend la présente contribution. D’un point de vue formel, ce segment correspond à la mise à l’ordre du jour, à l’initiation d’une activité « […] par l’instance (présidence, conseil des ministres, comité exécutif d’un ministère, etc.) habilitée à décider officiellement s’il y a un problème public dans une situation » (Lemieux, 2009, p. 22). Mise à l’ordre du jour ou, selon la perspective adoptée, fin de l’émergence d’un problème ou enjeu. Dans les termes du processus des politiques, l’interrogation initiale se reformule ainsi : une question x est portée à l’ordre du jour du débat public sous divers motifs, circonstances et causes. Pourquoi et comment s’impose-t-il de traiter de tel enjeu? De quel ordonnancement fait-il partie?

En l’occurence, le projet de loi no 60 fournit un cas intéressant pour l’étude des processus politiques, ce sous deux angles privilégiés : l’inscription d’un problème à l’ordre du jour de l’action gouvernementale et la dynamique d’enjeux (Baumgartner, Jones et Mortensen, 2014, p. 87-89). Tel que configuré dans le projet de loi no 60, l’objet laïcité participe d’un enjeu inédit. Après avoir présenté le cadre méthodologique et analytique servant d’ancrage à notre étude et exposé le contexte qui a fait du projet de loi no 60 une priorité gouvernementale avant de « mourir au feuilleton » lors du déclenchement des élections en février 2013, nous nous attacherons dans un premier temps à élucider cet enjeu au moyen d’une analyse de contenu du projet de loi. Nous remonterons ensuite le fil de l’enjeu laïcité dans la liste des priorités (des partis politiques) et notamment dans la dynamique interpartisane ou « interagenda », dans le but d’en retracer les transformations, emprunts et hybridations successives. Enfin, l’ensemble de l’ordre du jour institutionnel sera examiné afin d’identifier les sources de la notion de laïcité telle qu’élaborée dans le projet de loi et l’origine probable de l’initiative du projet lui-même.

La laïcité en tant que norme et objet de politique publique

Les questions soulevées par l’initiative du projet de loi no 60 sont au coeur de la problématique des politiques publiques. En tant que phénomène à analyser, une politique est délimitée, circonscrite en fonction d’un objet désigné d’action et d’intervention publique. Le processus des politiques renvoie à un ensemble d’institutions, d’organisations et d’acteurs occupés à prendre des décisions dont ils seront redevables (Lemieux, 2009, p. 22-23). En vertu de cette logique, le pouvoir politique, pour ce qu’il peut contrôler, s’exprime fortement par sa mainmise sur l’ordre du jour de l’action gouvernementale. Autrement dit, il se manifeste par sa capacité d’y faire entrer certaines notions, et d’en exclure d’emblée[2] d’autres qui relèvent du lexique des adversaires, ou encore d’écarter des options préalables qui, de son point de vue, pourraient le rendre vulnérable et entamer sa marge de manoeuvre. De même, et quel qu’en soit le résultat, une initiative gouvernementale renvoie à un choix politique destiné à s’approprier un objet et à le faire éventuellement figurer dans une loi (Dearing et Rogers, 1996, p. 72).

Il faut tout d’abord faire une distinction entre deux approches possibles de la laïcité, l’une axée sur la sociologie historique (Milot, 2002; Baubérot et Milot, 2011), et l’autre portant sur la régulation étatique des religions (Côté, 2001, 2003; Côté et Gunn, 2006). Fondée sur le postulat d’un processus graduel d’émancipation du politique et du juridique par rapport au religieux, la première confère à la laïcité le statut d’analyseur privilégié des rapports entre société et institution religieuse, entre l’État et les Églises. Pour la seconde approche, l’analyseur privilégié de la comparaison entre les pays de tradition démocratique est le traitement accordé par l’État aux minorités religieuses impopulaires, non protégées et non conformistes. La laïcité y est appréhendée en tant qu’une modalité particulière du règlement de la question religieuse. Elle est l’expression datée et située d’un clivage (Église/État) ayant mené, dans certains cas, à l’adoption de dispositions législatives et constitutionnelles expresses. Elle n’est pas synonyme de séparation de l’Église et de l’État (Fox, 2007) et représente une des trajectoires de la neutralité (Amiraux et Koussens, 2014). La première approche relève de l’histoire des idées et de la sociologie critique; la seconde, de la comparaison des régimes politiques. La première s’attend à trouver des dispositions formulées en termes de rapports Églises-État; à défaut, elle conclura au « mutisme constitutionnel » sur le sujet (Baubérot dans Milot, 2002, p. 9). La seconde approche voit dans les dispositions formulées, dans leur variété, de même que dans l’interprétation qui en est faite l’expression de préférences publiques non limitées au cadre des rapports Églises-État (Côté, 1999). Soit le débat politique et la décision publique se sont opérés sur d’autres bases, soit le terme « laïcité » fut envisagé et écarté, soit encore il fit l’objet de débats et fut adopté sous un libellé ou une forme qui permit d’en arriver à une décision politique[3].

Un exemple concret d’élaboration de la norme servira à mettre en relief ces différences de perspective. Au plan formel, les dispositions à valeur constitutionnelle relatives à la laïcité interviennent, en France, au Préambule de la Constitution du 2 octobre 1946, entérinée par référendum le 13 du mois précédent. Elles évoquent de manière dramatique, au premier alinéa, le contexte dans lequel elles s’inscrivent : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés […] » (l’italique est de nous). Comme suite à l’énoncé de cette intention originaire concernant le traitement de la question religieuse, la politique des clivages et des partis s’exerça à fond autour du libellé de l’alinéa 13, d’où une conclusion en des termes – « L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État » – qui relancent le jeu et seront repris et incorporés sous l’Article premier de la Constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »[4].

L’accent mis par la première approche sur le temps long et sur les continuités, plutôt que sur les textes fondateurs et les ruptures marquantes de l’époque contemporaine, joue sans doute également un rôle dans l’appréciation du débat actuel entourant la laïcité, quoique tous s’entendent à reconnaître le fait que ce dernier pâtit de l’interférence des controverses portant sur l’immigration et la sécurité.

Les normes sont votées par le pouvoir législatif, mises en oeuvre par le pouvoir exécutif (normes d’application) et interprétées par le pouvoir judiciaire. En tant que norme constitutionnelle, la laïcité est l’exception plutôt que la règle dans les pays occidentaux. En droit interne, la norme de laïcité est inexistante. La plupart, sinon la totalité, des attributs conférés à la laïcité dans le cadre du projet de loi n° 60 – neutralité, séparation – font partie intégrante des normes constitutionnelles en vigueur dans plusieurs pays, dont les États-Unis et le Canada (Fox, 2006, 2007), sans être dérivés d’une norme de laïcité (Lampron, 2014). Pour ce qui est de la France, des juristes et comparatistes s’intéressant à l’histoire politique reprennent à nouveaux frais la genèse et l’interprétation de la norme de laïcité. Ils remettent en cause l’évidence du lien tissé, d’une part, entre la séparation et la laïcité, et d’autre part, entre la neutralité et l’invisibilité de la religion dans l’espace public (Koussens et Amiraux, 2014; Philip-Gay, 2015).

Le processus des politiques publiques

Comment expliquer l’émergence de l’enjeu de la laïcité sous le gouvernement Marois? Quelles sont les sources d’élaboration de l’objet laïcité ainsi promu? Une perspective largement accréditée et objectivée du processus des politiques inscrit l’activité gouvernementale au coeur de la régulation des affaires publiques. Pour une part, ces affaires constitueraient des problèmes en traitement alors que, concurremment, se profilent des problèmes en émergence par la voie d’affaires qui sont comme en attente de statut. Les divers acteurs politiques bataillent pour attirer l’attention des élus et des décideurs et obtenir une forme ou une autre d’intervention gouvernementale[5]. Pour ce qui est de la gouverne, « [l]es tentatives de régulation sont constamment alimentées par de l’information nouvelle qui entraîne de nouvelles interventions sur les affaires publiques » (Lemieux, 2009, p. 19). Trois processus concurrents et reliés entre eux par des activités concrètes contribuent à la régulation des affaires publiques et concourent à la réalisation des politiques publiques : l’émergence, la formulation et la mise en oeuvre. Le processus d’émergence s’enclenche avec la prise en charge de problèmes publics par le système politique,

[…] en vue de les soumettre à des normes qui présideront à la régulation. Si cela arrive, il y a mise à l’ordre du jour gouvernemental de problèmes qui étaient ou non à l’ordre du jour public. Le processus de formulation se déroule dans le système politique et consiste à formuler des mesures qui pourront être appliquées aux situations à réguler dans l’environnement externe ou dans l’environnement interne.

Lemieux, 2009, p. 21, italique ajoutée

Que « cela arrive » dépend notamment de la capacité d’un acteur politique à percevoir, donner corps à et se faire l’écho d’un malaise ou d’une tension générée dans l’opinion ou auprès de certains publics par tel événement ou situation. Cela est enclenché par une prise en charge sur fond d’une conjoncture réelle ou appréhendée. La prise en charge renvoie au travail politique de base – efforts de politisation sur enjeux, paris d’appropriation, de formulation et de sélection de thèmes – à l’effet escompté d’accroître son audience, son capital politique et, pour ce qui a trait des partis, son capital électoral (Garraud, 1990, p. 30). Cela débouche enfin sur la mise à l’ordre du jour. À ces points de jonction s’inscrit la mesure à l’étude. Le projet de loi n° 60, même resté à l’état d’initiative, est potentiellement riche d’enseignements sur les possibilités et les limites de la régulation gouvernementale.

Ordre du jour et liste de priorités

Néanmoins, le phénomène à décrire et que nous espérons contribuer à élucider est davantage circonscrit et évolutif : pourquoi et comment s’impose-t-il à un gouvernement de traiter de la question x à un moment donné, et ce faisant, de choisir telle approche, telle voie de règlement ou de solution? Baumgartner et Jones (1993, p. 31) furent parmi les instigateurs et les principaux promoteurs d’une théorie du policy-making et de la reconnaissance de priorités axée sur la fluctuation de l’attention relative portée à l’un ou l’autre enjeu, l’image de cet enjeu et le statut de priorité[6] d’un problème porté à l’ordre du jour de l’action d’un gouvernement[7]. En amont et autour du processus législatif, ces travaux ciblent les choix, contraintes et opportunités d’action du gouvernement en tant qu’il constitue l’un des pouvoirs publics entretenant un rapport structuré avec le pouvoir législatif et judiciaire. Le concept d’« agenda de politique » (policy agenda; aussi public agenda ou governmentagenda) en constitue le coeur. Processuelle, à l’instar de la précédente, cette approche s’intéresse aux enjeux et au déroulement du processus décisionnel public dans divers secteurs, tout autant qu’au résultat des activités. En partie sous l’inspiration des schèmes de l’interactionnisme symbolique, du constructivisme et de la théorie des conflits, des chercheurs de langue française notamment regroupés autour d’un programme dénommé l’État au concret ont fait passer dans l’usage un vocabulaire et des formulations appliquées dès lors à l’étude de la lutte pour la reconnaissance d’un donné problème par les autorités. La « perception d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être », la « découverte d’un problème », la « définition d’une situation comme problématique », les « procédures d’étiquetage qui […] qualifient [un problème] comme relevant de la sphère de compétence des autorités publiques » (Padioleau, 1982, p. 24-25) sont devenues des catégories de l’appréhension fine des processus cognitifs de l’interaction ordinaire en société politique. Au coeur de la société politique, figurée à l’instar d’une scène, les protagonistes étaient désignés au titre d’« entrepreneurs de l’agenda politique ». Ces derniers étaient divisés en deux groupes, soit la classe des élites établies (partis politiques, syndicats, administrations) et le secteur des mouvements sociaux (Padioleau, 1982, p. 36-37). Axée sur les acteurs sociaux, l’analyse en référait également à la « carrière d’une controverse » pour marquer la part de contingence inhérente à l’agenda social. Les phases d’émergence, de spécification, de diffusion d’un problème et d’« inscription sur l’agenda politique » vinrent scander la carrière d’un problème (Padioleau, 1982, p. 31-32).

En contrepoint de l’étude des politiques publiques centrée d’un côté sur la prise de décision politique, de l’autre sur l’agenda législatif formel avec les notions de cycle, de courants et de processus aboutis (Lemieux, 1991; 1995), le propos visait à ressortir l’aspect construit de l’agenda par la voie d’une focalisation sur « […] l’émergence d’enjeux pour l’action gouvernementale » (Leca et Thoenig, 1985 dans Garraud, 1990, p. 17 ).

Le concept d’agenda désigne l’ensemble des questions – hiérarchisées selon leur importance et leur degré de priorité – inscrites à l’ordre du jour d’un traitement public à un moment donné. Ainsi, un objet est désigné aux fins d’intervention dans un domaine de régulation délimité, ou du moins circonscrit et entrant en interaction avec d’autres objets. L’agenda de politique représente un instantané de ce qui est par ailleurs en mouvement. Le concept de « mise à l’agenda » (agenda-setting) a été proposé pour traduire ce mouvement. La lutte politique est marquée par une vive concurrence pour attirer, retenir et conserver l’attention des médias, de l’opinion et des décideurs publics.

La sélection, la formulation, la communication des enjeux ou objets à traiter en priorité par chacun, en bref la mise à l’ordre du jour des priorités, comportent un aspect tout à la fois stratégique, programmatique, et prospectif. L’enjeu doit pouvoir attirer l’attention du ou des publics ciblés, mobiliser les troupes partisanes, en plus d’être perçu par les principaux protagonistes en tant qu’objet légitime de l’action publique. Les notions de cadre et de cadrage (de frame et framing , d’après Goffman, 1971, Snowet al, 1986) en sont venues à désigner des processus d’attribution de sens et d’interprétation des objets d’une manière appropriée aux circonstances ou requise par l’interaction. Appliquées à la mobilisation des militants et de l’opinion publique, elles ont rapidement traversé la frontière linguistique nord-américaine via l’étude des mouvements sociaux, de l’allocation de ressources symboliques dans les politiques publiques (Breton, 1984; Côté, 1999, 2001) et de la communication politique (Hallahan, 2001, p. 34-43). Depuis Jeon et Haider-Markel (2001), notamment, le tracé de la définition des problèmes, des cadres ou de la qualification des enjeux est un incontournable de l’analyse de l’agenda politique.

L’enjeu et la dynamique d’enjeux

Dans le cadre du processus délibératif, on en est venu à désigner comme enjeu une question ou un problème social dont des parties en concurrence, en conflit ou en désaccord conviennent de traiter (Dearing et Rogers, 1996, p. 3). Le choix de promouvoir tel ou tel enjeu et de l’inclure dans la liste des priorités serait le fruit d’un pari ou d’un calcul portant sur une anticipation de gains, une minimisation des pertes, la quête ou le maintien de sa crédibilité ou de sa légitimité.

Les acteurs et les arènes

Le jeu politique ou institutionnel public est structuré autour de la présence d’arènes qui se trouvent en rapport déterminé les unes par rapport aux autres (Hilgartner et Bosk, 1988). Au sein de chacune s’établirait une priorisation des problèmes à traiter. Diverses catégories d’arènes ont ainsi été identifiées, dans le but notamment d’établir le sens de la relation de pouvoir ou d’influence existant entre elles, et en prenant en compte la perception de tel ou tel problème en tant que requérant en priorité une attention publique[8]. Chacune des parties prenantes ou intéressées au débat politique ou à la décision publique voit à mettre en forme les questions, à cibler les enjeux ou à ordonner ses priorités à un moment donné (Garraud, 1990, p. 27).

La dynamique interagenda

L’expression utilisée pour traduire ce mouvement est celle de « dynamique interagenda ». L’expression est passée dans l’usage pour désigner ce mouvement. Dans l’acception que nous lui donnons, elle capte ce qui se rapproche le plus d’une logique descriptive d’ensemble. Une nomenclature utile regroupe en l’occurrence les différents agendas composant l’agenda institutionnel ou public, distingués selon le type de pouvoir auquel ils correspondent : agenda gouvernemental, agenda de l’administration publique (pouvoir exécutif ); agenda parlementaire, agendas partisans (partis politiques), agenda du public (opinion publique) ou des publics (médias sociaux, groupes d’intéressés) (pouvoir législatif); agenda judiciaire (révision) (pouvoir judiciaire). Une autre nomenclature, relevant de la théorie des choix politiques (régulation des propositions, formulation des alternatives et étiquetage des options politiques), est axée sur l’« agenda de politique ». Dans cette nomenclature, le policy agenda se trouve alimenté en amont par les partis politiques, façonné par le mandat, centré sur l’exercice du pouvoir gouvernemental dont la direction ou les préférences sont conditionnées par l’opposition, tout en tenant compte de la dynamique des élections (Sniderman et Levendusky, 2007). Ainsi définies, les notions d’arène et d’agenda serviront à la fois d’horizon et d’ancrage pour une description que nous espérons rigoureuse, sinon exhaustive, de la trajectoire de l’objet d’intervention publique à l’étude[9].

En l’occurrence, cet article entreprend l’étude d’une intervention gouvernementale, ou plus précisément celle de l’initiation d’un projet de loi. Selon la théorie dite du mandat, en régime démocratique, ce type d’objet ou de politique découle logiquement et chronologiquement d’un engagement électoral (Pétry, 2002, p. 10-12). Les partis politiques font connaître leurs orientations, propositions et engagements par le biais d’un programme, l’arbitrage et le partage entre ces éléments s’effectuant dans le cadre d’une compétition électorale. Cependant, en cas de victoire électorale, la nature même du mandat conféré sur cette base pose aux spécialistes des défis d’ordre analytique[10], sans parler des diverses approches et mesures possibles de l’adéquation entre les engagements et les réalisations (Pétry, Bélanger et Imbeau, 2006, p. 3-4). Bien que notre enquête porte sur un projet de loi non abouti plutôt que sur une réalisation gouvernementale, elle relève d’une semblable démarche de regroupement et de comparaison entre diverses traces et sources à l’appui d’une même initiative. L’étude puisera en outre à la riche base textuelle des enquêtes consacrées aux préoccupations politiques des partis, plus particulièrement aux bilans de réalisation des engagements électoraux.

La carrière de la laïcité sous le gouvernement Marois

Les contours et le contenu de la notion de laïcité seront décrits par touches successives, en allant de l’économie générale du texte jusqu’à l’ordonnancement juridique du projet de loi. Nous avons effectué une analyse thématique de contenu dans le but de repérer et d’extraire les éléments significatifs. Le lexique des thèmes d’investigation a été établi au préalable à partir des notions (mots, locutions) fonctionnellement ou expressément liées par le gouvernement Marois au répertoire de l’action publique en matière religieuse[11]. Ces thèmes sont les suivants : laïc/laïcité/laïque; neutralité (religieuse); religion/religieux; confession/confessionnalité/confessionnelle; valeur(s); identité/patrimoine/appartenance; égalité/homme(s)/femme(s); institutions/État; séparation/religion(s). Axée sur l’objet laïcité sous ses diverses formes lexicales, l’analyse ciblera tour à tour l’occurrence d’un terme (présence/absence), le sens conféré dans la phrase et le texte, la fréquence d’emploi (absolue, relative), le (les) rapport(s) de co-occurrence(s), ainsi que la signification en contexte.

À ces premiers indices notionnels et contextuels de la laïcité présents dans le projet de loi no 60 seront adjoints ceux glanés dans les discours et déclarations publiques du gouvernement, du ministre responsable et de la première ministre. De la présentation du projet, l’on progressera à rebours en analysant les documents d’orientation et de consultation (septembre et novembre 2013), les interventions à l’Assemblée nationale, le discours d’ouverture de la session parlementaire et la présentation du cabinet Marois. À cette étape, nous pourrons considérer avoir appréhendé la notion de laïcité inscrite à l’ordre du jour gouvernemental ainsi que l’agencement des éléments significatifs s’y rapportant. Il s’imposera alors d’en suivre les ramifications dans l’ordre du jour partisan et la dynamique interagenda. Une mise en perspective de la notion gouvernementale de la laïcité et des recommandations portées par ailleurs à l’ordre du jour institutionnel public viendra boucler le parcours de carrière de l’objet laïcité sous l’impulsion du projet de loi no 60.

Le cas du projet de loi no 60

Au moment de la campagne électorale de 2012, peu d’observateurs, voire d’experts, se seraient risqués à prédire le retour sur le devant de la scène de la question des accommodements raisonnables et la mise en jeu de restrictions relatives au port de signes religieux. Quels sont les contours et les contenus de l’objet inédit laïcité tels qu’ils ressortent du projet de loi no 60 de Charte des valeurs? Comment l’objet émerge-t-il dans la liste des priorités politiques au Québec?

Afin de répondre à ces questions, nous allons d’une part nous concentrer sur les traces de l’objet laïcité à l’ordre du jour partisan sur le long terme (1994-2014). De l’autre, nous nous attacherons à reconstituer le contexte de la prise de décisions et de l’exercice du pouvoir par le Parti Québécois (2012-2014). Nous serons ainsi mieux en mesure de comprendre et d’expliquer l’inclusion de la Charte des valeurs dans sa liste des priorités. Dans le cas qui nous occupe[12], le projet de loi no 60 n’a pas d’antécédent direct dans le programme politique du parti gouvernemental (plateforme électorale du Parti Québécois en 2012) ni dans l’ordre du jour gouvernemental des premiers mois. Au sein de la classe politique, on note une absence de consensus quant au règlement de la question des accommodements raisonnables. À l’exception des deux principaux protagonistes (PQ et PLQ), les autres partis affirment s’en remettre aux recommandations dites prioritaires de la Commission Bouchard-Taylor dont, au premier chef, à des consultations en vue de définir la laïcité et l’interdiction du port de signes religieux par des agents désignés de l’État[13].

Les questions de recherche

Trois questions sont à l’étude. Quels sont les contours et les contenus de l’objet laïcité tels qu’ils ressortent de l’ordonnancement général du projet de loi no 60? À quelles sources peut-on faire remonter la problématisation dont cet objet participe? À quelles logiques ou initiatives peut-on associer les divers éléments ou composantes du problème esquissé?

Même s’il est demeuré à l’état de projet, l’étude du projet de loi pour une Charte des valeurs est fructueuse car elle révèle des logiques collectives rarement mises en lumière, à savoir la construction collective d’un problème public à résoudre et la mise en cohérence de l’action publique.

Laïcité : les contenus significatifs

Les contenus significatifs de l’objet de politique publique laïcité renvoient dans un premier temps à la dénomination de la laïcité et aux éléments mis en rapport avec l’objet dans le texte du projet de loi no 60. Dans un second temps, le parcours de l’objet laïcité sera établi en se basant sur une combinaison d’indicateurs de saillance qualitatifs et quantitatifs, parmi lesquels l’occurrence de l’objet, la variation de son sens et la fluctuation de son usage.

Le corpus documentaire

La sélection du corpus documentaire approprié à l’atteinte de ces objectifs a été opérée suivant le critère de l’inscription de l’objet laïcité à l’ordre du jour des politiques. L’objet laïcité englobe la mention expresse et la dénomination du mot - ce qu’est la laïcité, ce qu’elle n’est pas – sa désignation en tant que question qu’il faut examiner et trancher, le rôle et le statut relatifs de la laïcité tel que mis en rapport avec d’autres objets et désignations pertinentes au projet de loi no 60.

Outre le projet de loi, le corpus inclut les autres sources publiques constitutives de l’ordre du jour gouvernemental, soit les documents d’orientation et de consultation déposés en septembre 2013, les « propositions » déposées le 7 novembre 2013 après le dépôt du projet de loi, le discours d’ouverture de la session parlementaire et lors de la présentation publique du Conseil des ministres, par la première ministre, lors de la cérémonie d’assermentation des membres. L’agenda législatif a été circonscrit aux interventions, discours et déclarations en Chambre telles que consignées au Journal des Débats de l’Assemblée nationale du Québec, depuis l’ouverture de la quarantième législature jusqu’au dépôt du projet. Ont de même été inclus les éléments pertinents du corpus législatif antérieur (soit les recommandations publiques et projets de loi) portant mention de, ou mis en rapport avec l’objet législatif laïcité du projet de Charte des valeurs.

En amont de l’ordre du jour gouvernemental, le corpus inclut les divers textes faisant état de propositions et d’orientations relatives à la laïcité. L’indicateur des agendas de politique retenu est celui de la plateforme électorale. Au sein de la plateforme électorale de l’un ou l’autre parti, selon le cas, l’analyse retracera l’occurrence des thèmes associés à laïcité et remontera jusqu’à la première occurrence du mot laïcité. Sur le plan de la méthode, l’ensemble des témoignages se conforme au critère de validité pertinent en l’espèce, soit l’examen discursif de plusieurs documents d’un même type (Paillé et Muchielli, 2008, p. 162).

L’analyse thématique

Le relevé systématique et la synthèse des contenus significatifs du discours gouvernemental ont été soumis à une analyse thématique. Appliqué aux propos relatifs à la laïcité à l’intérieur du texte et en allant à rebours du projet de Charte des valeurs, le procédé a pour but d’en saisir la teneur sur la base d’attributs conférés par le locuteur, à savoir les mentions et références expresses à la laïcité. Ces indices constituent des thèmes, soit « un ensemble de mots permettant de cerner ce qui est abordé dans l’extrait du corpus correspondant tout en fournissant des indications sur la teneur du propos » (Paillé et Muchielli, 2008, p. 186).

La thématique générale a été dressée sur la base d’éléments lexicaux (mots, locutions) portant dénomination de la laïcité dans le projet de loi, ainsi que de notions ou thèmes qui lui sont explicitement liés. Un lexique d’investigation d’une douzaine de termes a été établi et enrichi par recoupement des thèmes et ramifications de l’objet jusqu’à la première occurrence de la laïcité dans l’ordre du jour politique[14]. Au sein du corpus délimité, le morphème a constitué l’unité de base du repérage et du relevé des thèmes. La liste des morphèmes a été établie tel qu’indiqué ci-dessus.

Les indices de saillance

S’agissant d’un même texte (projet de loi no 60), les indices de saillance comprennent l’occurrence d’un thème (présence/absence), le sens conféré dans la phrase et le texte, la fréquence d’emploi (absolue, relative), de même que le(s) rapport(s) de co-occurrence(s). Seuls ou agrégés, ils signaleront l’importance conférée à l’objet par le législateur.

Dans l’ensemble du corpus, seuls et agrégés, les indices de saillance retenus pour la documentation approfondie du parcours de l’objet présent à l’un ou l’autre ordre du jour sont l’occurrence du thème de la laïcité (présence/absence), sa récurrence, le regroupement et le recoupement des thèmes, l’importance conférée par le rédacteur ainsi que la signification en contexte.

La laïcité dans l’économie du projet de loi no 60

Le projet de loi no 60 fut déposé à l’Assemblée nationale du Québec lors de la 1ère session de la 40e législature, le 7 novembre 2013, par M. Bernard Drainville, ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne. Le texte fait vingt et une pages comportant douze chapitres et trois annexes, toutes incluses dans le corpus. Le titre retenu, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement, est à la fois descriptif et programmatique. Il est descriptif, par sa matière et l’ordre du traitement annoncé. Il se révèle programmatique du fait qu’à l’exception de « l’égalité entre les femmes et les hommes », tous les termes significatifs du projet de loi sont inédits[15].

Le tableau 1 donne un premier aperçu de la répartition et de la fréquence des éléments significatifs.

Tableau 1

Laïcité et notions associées au projet de loi no 60 : Relevé des thèmes

Laïcité et notions associées au projet de loi no 60 : Relevé des thèmes

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On relève ainsi trois mentions distinctes du terme laïcité (sous la forme du nom) dans le projet de loi, deux dans l’intitulé[16] et une dans les notes explicatives. Le mot n’est cependant pas défini. L’expression « valeurs de laïcité » en marque chaque occurrence. Associée à « valeurs » toujours employé au pluriel, la préposition de introduit le complément d’objet laïcité[17] dans un rapport déterminé d’appartenance indiquant qu’il relève du domaine des valeurs. Sous la forme d’adjectif, « laïque » est d’emploi plus fréquent. On en dénombre onze occurrences réparties assez également dans le projet de loi[18]. À l’exception d’une imputation aux « organismes publics », tous les détenteurs de l’attribut sont l’État[19]. Dans le contexte du projet gouvernemental, la signification du vocable laïcité est contenue sous les deux premiers objets explicitement revendiqués du travail de législation : énoncer des valeurs, au premier rang desquelles figure la laïcité, et cadrer l’exercice des droits et libertés fondamentaux :

Ce projet de loi a pour objet d’instituer une Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement.

Le projet de loi a aussi pour objet de préciser, dans la Charte des droits et libertés de la personne, que les droits et libertés fondamentaux qui y sont prévus s’exercent dans le respect des valeurs que constituent l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci, tout en tenant compte des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique.

On relève ensuite que l’ordre d’énonciation des valeurs, dans le titre de la page couverture du projet, dans les notes explicatives et dans le titre général coiffant le Préambule, diffère de l’ordre adopté ailleurs dans la Charte. Ainsi, dans le Préambule, cinq motifs sont déclinés au chapitre de l’affirmation des valeurs fondamentales de la nation québécoise : « Considérant que l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci constituent des valeurs fondamentales de la nation québécoise »[20].

Du premier rang, l’évocation de la laïcité glisse au dernier. Dans le même temps, par effet de cumul des prépositions, le « caractère laïque de l’État » en vient à exprimer un rapport d’agent avec la nation québécoise. Le préambule du projet recèle encore plusieurs indices de l’agencement symbolique dont participe la laïcité. Il est reproduit ci-dessous par commodité :

PRÉAMBULE

L’Assemblée nationale du Québec affirme les valeurs que constituent la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci;

L’Assemblée nationale réitère l’importance qu’elle accorde à la valeur que représente l’égalité entre les femmes et les hommes;

L’Assemblée nationale reconnaît qu’il y a lieu de prévoir certaines mesures visant à assurer le respect de ces valeurs;

L’Assemblée nationale estime qu’il est nécessaire d’établir certaines balises pour le traitement des demandes d’accommodement, notamment en matière religieuse;

L’Assemblée nationale réaffirme l’importance qu’elle accorde aux droits et libertés de la personne[.]

L’affirmation des valeurs s’y fait par la voix de l’Assemblée nationale du Québec. Le premier paragraphe édicte les orientations normatives sur lesquelles le législateur souhaite fonder la légitimité de son projet[21]. À l’instar de la « neutralité religieuse », le « caractère laïque » est affirmé une fois posée la « séparation des religions et de l’État ». Au premier et au second paragraphe du préambule[22], une distinction entre les valeurs est instaurée par un choix de verbe. D’un côté, celles que l’on affirme : la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci; de l’autre celle, au singulier, dont il convient de réitérer l’importance : l’égalité entre les femmes et les hommes. Au regard de l’effectivité du droit à l’égalité sous la Charte québécoise, une telle distinction paraît somme toute rhétorique. Le but visé par le rapprochement des termes est probablement l’accroissement de la charge normative et affective des premiers.

Incidemment, tel qu’employé dans les locutions « caractère laïque de l’État », « caractère laïque de celui-ci », « caractère laïque des organismes publics »[23], le recours à l’adjectif est nettement (quatre fois) plus fréquent que celui au nom. Ce fait mérite une attention particulière, même si le corpus est de petite taille. Encore faut-il pouvoir déceler la signification exacte de cet attribut rapporté à l’État et aux organismes publics.

Faute d’indices supplémentaires à tirer de l’emploi du mot « laïque », pris isolément, l’on poursuivra le sens conféré par association[24]. Dans le texte, le repérage s’attache aux co-occurrences de termes significatifs reliés par une conjonction ou une locution conjonctive. Les éléments « la neutralité religieuse » [de l’État] et « le caractère laïque de celui-ci » interviennent conjointement à six reprises dans le projet de loi no 60[25]. À une reprise, par ailleurs, on relève qu’il sera tout à la fois requis des organismes publics de « faire preuve de neutralité en matière religieuse » et de « refléter le caractère laïque de l’État ». Enfin, pour ces termes d’utilisation exclusivement conjointe, sans que les notions soient définies ou délimitées, le recours aux articles définis la et le devant « neutralité religieuse » et « caractère laïque » confère à ces derniers un sens prescriptif déterminé.

De quoi la prescription sera-t-elle faite? À qui s’adresse-t-elle? Comment? L’unique conjonction des attributs déterminés « la neutralité religieuse » et « le caractère laïque de l’État » intervient au Chapitre IX « POUVOIRS ET FONCTIONS DU MINISTRE ». En vertu de l’article 33, il est prévu que le « ministre propose au gouvernement toute mesure appropriée portant sur la neutralité religieuse et le caractère laïque de l’État et sur le traitement des demandes d’accommodement en matière religieuse ». Sous « POUVOIRS DU GOUVERNEMENT » au Chapitre X, article 36, par ailleurs, on note ce qui suit :

Le gouvernement peut adopter des règlements pour faciliter la mise en oeuvre de la présente Charte, y compris pour définir les termes et expressions qui y sont utilisés ou en préciser la portée, notamment en déterminant les cas, conditions et circonstances suivant lesquels un objet marque ostensiblement, par son caractère démonstratif, une appartenance religieuse.

Enfin, des dispositions prévoient que, dans le cadre de leur mission, les organismes publics assujettis sont tenus de « faire preuve de neutralité en matière religieuse et refléter le caractère laïque de l’État tout en tenant compte, le cas échéant, des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique »[26]. Par quelque côté qu’on l’aborde, on peut d’ores et déjà inférer que le pouvoir normatif éventuellement exercé eu égard à la neutralité religieuse, au caractère laïque de l’État ou aux deux, ne sera ni séparé de, ni indifférent à la religion. De fait, dans l’économie du projet de loi no 60, outre que de voir à encadrer « les demandes d’accommodement », on propose la mise en oeuvre inédite de devoirs de neutralité et de réserve « en matière religieuse »[27].

Avant d’aborder ce point des devoirs en matière religieuse, et afin de mieux en cerner les contours, il nous incombe de faire ressortir les occurrences des expressions « neutralité religieuse » et « neutralité en matière religieuse ». Hormis les cas déjà évoqués dans lesquels elle est un attribut de l’État, la « neutralité religieuse » n’apparaît, sans complément, qu’à une reprise dans le texte, et ce dans la locution « faire preuve de neutralité religieuse »[28]. Celle-ci se trouve au Chapitre II, « DEVOIRS ET OBLIGATIONS DES MEMBRES DU PERSONNEL DES ORGANISMES PUBLICS », au chef de la Section I « DEVOIRS DE NEUTRALITÉ ET DE RÉSERVE EN MATIÈRE RELIGIEUSE ». (L’italique est de nous) Sachant par ailleurs que la neutralité religieuse et le caractère laïque de l’État relèvent des pouvoirs et fonctions du ministre responsable, et que dans l’ordre de leur apparition dans le texte ces deux derniers termes interviennent après la séparation des religions et de l’État, il est raisonnable d’en inférer que la neutralité religieuse projetée en sera une, à tout le moins, d’intervention en matière religieuse. Pour conclure sur ce point, on notera l’usage des prépositions « de » et « en » aux extraits d’articles ci-après : « faire preuve de neutralité religieuse »[29], « faire preuve de neutralité en matière religieuse »[30], d’où il ressort que le fardeau de neutralité religieuse repose sur un, ou une pluralité d’individus « membre[s] du personnel d’un organisme public »[31], alors que celui de la neutralité en matière religieuse repose sur un collectif (organisme public), lequel tient du ministre et du gouvernement responsabilités et imputabilité à cet égard[32]. Le Tableau 1 offre un portrait détaillé et pondéré de ces notions autour desquelles s’est construit le projet de Charte des valeurs.

C’est ici qu’interviennent les diverses prescriptions. Afin de cerner la teneur des obligations faites, l’on mènera d’abord l’investigation du côté des devoirs de neutralité et de réserve, puis du côté de la restriction et de l’obligation. Lorsque déterminés quant au but ou au motif (en matière religieuse) les devoirs de neutralité et de réserve ont un caractère symétrique. On en relève trois occurrences[33]. Chacun des devoirs est stipulé aux articles 3 et 4 composant la Section I, laquelle précède une section constituée d’un article surtitré Restriction relative au port d’un signe religieux, section elle-même suivie d’un chapitre intitulé « Obligation d’avoir le visage découvert » et comprenant deux articles. Tout comme la restriction et l’obligation faite par ailleurs en vertu de la terminologie du projet, les devoirs énumérés doivent être lus conjointement avec l’article 20 au Chapitre VI, « POLITIQUES DE MISE EN OEUVRE ». Par commodité, les articles 3, 4 et 20 sont reproduits ci-dessous :

3. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de neutralité religieuse dans l’exercice de ses fonctions.

4. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de réserve en ce qui a trait à l’expression de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions.

[…]

20. La politique de mise en oeuvre d’un organisme public rappelle et précise les devoirs de neutralité et de réserve en matière religieuse auxquels sont tenus les membres de son personnel dans l’exercice de leurs fonctions, notamment :

1. l’obligation d’accomplir leurs tâches avec toute l’objectivité nécessaire indépendamment de leurs opinions et croyances en matière religieuse;

2. l’obligation de s’abstenir de toute forme de prosélytisme;

3. la restriction relative au port d’un signe religieux.

La politique de mise en oeuvre rappelle également aux membres du personnel d’un organisme public l’obligation d’avoir le visage découvert.

La teneur et l’ordre de présentation des dispositions 3 et 4, dans la suite du libellé des articles, se prêtent à deux types de lecture. Soit le devoir de neutralité religieuse requiert des personnes concernées une faculté supérieure d’abstraction, d’objectivation ou de jugement individuel au motif qu’elles entretiennent des opinions et des croyances déterminées « en matière religieuse ». Soit il engage un surcroît de responsabilité individuelle de leur part dans l’atteinte « de toute l’objectivité nécessaire ». Étant donné qu’en vertu de l’article 13, « les dispositions des articles 3 à 6 sont réputées faire partie intégrante des conditions de travail des personnes à qui elles s’appliquent », devoir faire preuve de neutralité religieuse se distingue malaisément d’une obligation supplémentaire faite à une personne reconnue compétente par ailleurs. L’analyse thématique ne permet pas de rattacher l’obligation d’avoir le visage découvert au devoir de neutralité plutôt qu’au devoir de réserve. En revanche, le lien semble plus direct entre le devoir de réserve et l’obligation de s’abstenir de toute forme de prosélytisme et, plus généralement, d’être discret ou retenu quant à l’expression de ses croyances religieuses (art. 4). Enfin, mentionnons également la restriction relative au port d’un signe religieux (art. 5). Comparativement aux deux précédentes, cette disposition proscrit (« Un membre […] ne doit pas […] »), en matière de vêtements et sur la personne, l’exposition de signes extérieurs et l’expression visible ou jugée affichée[34] d’une appartenance religieuse. Dans la lettre du projet, la mesure en est une de « restriction » plutôt que d’« interdiction » étant donné qu’elle sera assortie d’un code vestimentaire. Largement diffusé sous forme d’affiches quatre mois avant le dépôt du projet de loi no 60, un document intitulé Un État neutre au service de tous fournit trois exemples de signes non ostentatoires qui seraient permis au personnel de l’État, et cinq exemples de signes ostentatoires qui ne le seraient pas[35]. Sur toute cette question des devoirs et obligations en matière religieuse, l’article portant sur les signes religieux était potentiellement le plus lourd de conséquences puisqu’il prévoyait l’imposition de sanctions disciplinaires[36], les deux autres ayant plutôt trait aux conditions d’embauche.

Eu égard à l’ordonnancement juridique du projet de Charte, la détermination du sens et de la portée des obligations des organismes publics relève des pouvoirs du gouvernement[37]. En quoi consiste l’injonction de refléter le « caractère laïque » de l’État? Consisterait-elle à projeter une image de neutralité? Entre la neutralité religieuse et les éléments emblématiques, la teneur propre de la notion est malaisée à établir au plan institutionnel. Pourrait-elle signifier le fait qu’aucune religion ne doive bénéficier d’un statut privilégié en vertu de la Charte? Cela semble exclu. Aux règles d’application, le gouvernement se réserve pour le présent d’apprécier ce qui constitue « un enseignement de nature religieuse » et « un service d’animation spirituelle »[38] et, pour l’avenir, ce qui constituera un objet « d’appartenance religieuse » à prohiber. L’assimilation du « caractère laïque » de l’État à une éventuelle neutralité d’intervention en matière religieuse est encore moins évidente s’agissant des devoirs de neutralité et de réserve faits aux individus. Ces devoirs, « […] ainsi que la restriction relative au port d’un signe religieux ne s’appliquent pas à un membre du personnel qui offre un service d’animation spirituelle […] », ni « […] à une personne chargée de dispenser un enseignement de nature religieuse ou d’offrir un service d’animation spirituelle […] dans les centres hospitaliers, de détention, universités et cégeps »[39]. Il en est de même de l’objection de conscience des médecins et pharmaciens. Les règles d’application des devoirs et obligations prévues aux articles 3 à 6 font en sorte que dans l’exercice de leurs fonctions, seuls certains membres d’organismes publics sont tenus de faire preuve de neutralité religieuse. C’est ainsi que le caractère laïque du projet de loi no 60 semble porteur d’une certaine partialité de l’État en matière religieuse, c’est-à-dire qu’on y perçoit une forme de distinction concernant l’appartenance religieuse et la prohibition de signes religieux spécifiques. Comment la laïcité qui, pour plusieurs, dans une acception républicaine, est associée à un traitement égalitaire de la citoyenneté en est-elle venue à signifier l’exclusion? Comment expliquer que dans le projet de loi même, la référence religieuse prime la laïcité[40]? On avancera que l’intervention en matière religieuse portée par le projet , ne serait-ce que pour l’encadrement des demandes d’accommodement, y est pour beaucoup. De fait, outre la question des devoirs de neutralité et de réserve, l’encadrement spécifique au motif religieux ainsi que la restriction relative au port d’un signe religieux recouvrent une bonne part des références à la religion sous diverses formes. Néanmoins, d’où vient-il que le port d’un signe religieux soit restreint alors que la présence d’un symbole religieux puisse faire l’objet d’approbation dans les locaux de l’Assemblée nationale? Surtout, d’où vient-il que la laïcité soit assimilée à une valeur et que, plus encore, elle soit présentée telle l’une des valeurs fondamentales de la nation québécoise? D’où vient-il que le respect des valeurs d’égalité entre les femmes et les hommes et le caractère laïque de l’État se concilient avec les éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel afin de guider l’interprétation à conférer aux droits et libertés de la personne?

Un certain nombre d’interrogations soulevées par le projet de loi no 60 semblent en partie dues à un désalignement entre les propositions et les orientations gouvernementales. Le 10 septembre 2013, le ministre Drainville rend publics deux documents. Le premier est le document d’orientation élaboré en vue des consultations en commission parlementaire[41]. Le second contient les propositions gouvernementales[42], 1) Modifier la Charte québécoise des droits et libertés de la personne; 2) Énoncer un devoir de réserve et de neutralité pour le personnel de l’État; 3) Encadrer le port des signes religieux ostentatoires; 4) Rendre obligatoire de donner ou de recevoir un service de l’État à visage découvert; 5) Établir une politique de mise en oeuvre pour les organismes de l’État[43]. Le Tableau II, Laïcité et notions associées au projet de loi no 60, Document d’orientation et synthèse sommaire comparatif, rend compte, pour le Document d’orientation, des notions déjà analysées au projet de loi no 60.

Tableau 2

Laïcité et notions associées : Projet de loi 60, Document d’orientation et Document synthèse Sommaire comparatif – Relevé des thèmes, occurrence et total des fréquences

Laïcité et notions associées : Projet de loi 60, Document d’orientation et Document synthèse Sommaire comparatif – Relevé des thèmes, occurrence et total des fréquences

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Sur la base des données colligées concernant la configuration de l’objet « laïcité », le projet de loi apparaît comme un condensé assez fidèle du document de consultation et des propositions déposées en septembre 2013[44], exception faite d’un point majeur tenant à la nature et au statut de la laïcité. En effet, le document établit une distinction entre le principe, la règle, et la ou les valeurs. La laïcité y est expressément mentionnée au titre de principe organisateur de l’État[45], ou plutôt de mode d’organisation de l’État – soit un principe comparable à celui de neutralité de l’État. Dans le document d’orientation, en outre, le statut relatif de la laïcité par rapport aux valeurs, est supérieur à celui indiqué dans le projet de loi no 60. Dans le document d’orientation, enfin, les cinq orientations sont toutes dégagées de la voie « d’une laïcité des institutions publiques ».

À ce stade de l’analyse de la carrière politique de la notion de laïcité, et du cheminement de l’initiative, il ressort que le gouvernement ne puise pas son inspiration dans l’une ou l’autre recommandation à cet égard disponible dans l’ordre du jour institutionnel (cf. Bouchard et Taylor, 2008). Le projet, tel que rédigé, ne repose pas davantage, quant à son élaboration, sur les juridictions compétentes habituelles et les avis experts exprimés hors du cercle gouvernemental[46].La question se pose alors des sources d’inspiration d’une laïcité ainsi configurée.

L’inscription de la laïcité à l’ordre du jour gouvernemental

Le 19 septembre 2012, lors d’une allocution prononcée à l’occasion de l’assermentation des membres de son cabinet, la première ministre du Québec, Pauline Marois, exhorte Bernard Drainville, titulaire du ministère de la Réforme des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, à proposer une Charte de la laïcité ainsi qu’un projet de loi sur l’identité (Gouvernement du Québec, 2012). Quelques indices de l’importance accordée à la question peuvent être relevés dans le cahier des charges établi par la cheffe du nouveau gouvernement péquiste minoritaire. D’abord, on observe que le terme laïcité y apparaît par la voie d’une mention expresse et distincte. La notion revêt un caractère essentiellement indéterminé, si ce n’est de son rapprochement avec celle d’identité. Sur le plan des moyens, une mesure potentiellement novatrice y est associée. Référence est faite à une charte sans qu’il soit possible de savoir, à ce stade, si l’emploi du terme dénote l’intention d’agir au plan règlementaire dans le cadre administratif ou scolaire, à l’instar de la France, ou de situer l’intervention au plan quasi-constitutionnel. D’un autre côté, le nouveau ministre se voit investi de responsabilités inédites : M. Drainville est nommé à la fois ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne et président du Comité ministériel de l’identité.

Comment les contours de la notion et le statut de la laïcité évolueront-ils jusqu’au dépôt du projet de loi? Le discours d’ouverture de la première ministre Marois, prononcé un mois et demi plus tard, recèle plusieurs indices à ce sujet. Le terme laïcité apparaît à une seule reprise, en fin de discours. L’expression « charte de la laïcité » est alors utilisée par la cheffe de l’exécutif pour réitérer sa volonté d’inscrire ladite charte au programme gouvernemental, de concert avec une loi sur la citoyenneté québécoise. Les deux initiatives sont inscrites sur fond de règlement des questions surgies de la « crise des accommodements raisonnables »[47]. L’évocation de la laïcité précède de peu l’unique référence aux valeurs de la nation québécoise en tant que fondement, au même titre que les intérêts du Québec, de la politique du gouvernement souverainiste[48]. L’égalité est une autre notion significative qui n’apparaît qu’une fois dans le discours, dans la seconde moitié de celui-ci. Le terme renvoie à l’égalité des chances et à l’accès à l’éducation[49]. Pour sa part, le mot identité apparaît à dix reprises dans le discours. Le plus employé parmi les termes significatifs, il intervient également au début et à la fin de son discours.

L’inscription de l’objet laïcité à l’ordre du jour politique

Quelles sont les sources d’élaboration de la notion de laïcité ainsi inscrite à l’ordre du jour gouvernemental en 2013/2014? Remontant le fil de la genèse des préférences et de l’offre des politiques, c’est à l’ordre du jour du parti au pouvoir qu’il convient d’abord de s’intéresser. Une analyse thématique du contenu des plateformes électorales des partis politiques québécois (Parti Québécois [PQ], Parti Libéral du Québec [PLQ], Action Démocratique du Québec [ADQ], Coalition Avenir Québec [CAQ] et Québec Solidaire [QS]), telles que consignées dans la base de données POL_text, a été effectuée dans le but de retracer la « carrière politique » de la notion de laïcité, de même, le rôle et le statut de l’objet dans l’économie du projet de loi no 60. À rebours, les autres termes dont il est expressément fait mention dans le projet ont été recherchés sous les diverses formes lexicales déjà énumérées, seuls ou en combinaison, jusqu’à la première occurrence de l’objet laïcité (Voir la section La carrière de la laïcité).

La période retenue pour l’ensemble des partis est celle qui va de l’année 1994 à l’année 2012. La limite supérieure correspond à l’élection précédant immédiatement l’initiative gouvernementale. La limite inférieure correspond à la première occurrence du terme laïcité dans la plateforme du Parti Québécois. Le parcours de l’objet laïcité sera envisagé consécutivement sous l’angle de sa signification, de sa trajectoire et son déploiement dans l’espace politique. Outre qu’elle en borne le parcours, la plate-forme de 1994 fournit les éléments du cadrage initial de la laïcité aux fins de l’élaboration d’une politique publique. En termes simples, la notion est amenée dans le discours pour sa contribution au règlement d’une situation qui fait problème dans un domaine ou secteur d’intervention délimité. L’utilisation comme l’absence d’utilisation du terme laïcité seront relevées aux plateformes ultérieures du Parti Québécois et des divers partis en compétition. En somme, les pistes lancées par le gouvernement Marois dans le projet de loi no 60 seront remontées afin de cerner l’émergence, les contenus et la construction intellectuelle de l’objet laïcité. Collectif, ce travail politique mène de l’ordre du jour partisan à la dynamique interagenda et comporte son lot de concurrence, d’emprunts et de transformations d’enjeux.

La laïcité à l’ordre du jour partisan (Parti Québécois)

La première mention explicite de la laïcité se trouve dans la plateforme électorale du Parti Québécois en 1994. Parmi les partis, ce dernier est celui qui se fait le promoteur de la laïcité. Le contexte de référence est alors la question scolaire. Treize ans plus tard, alors que le parti est dirigé par André Boisclair, le contexte de référence est devenu celui de la laïcité de l’État, qui figure parmi les valeurs québécoises dont le système éducatif devrait faire la promotion (Parti Québécois, 2007, p. 11). Entretemps, sous Lucien Bouchard et Bernard Landry, la notion a connu une éclipse. La période analysée s’achève lorsque Pauline Marois est chef du parti. Succédant immédiatement à André Boisclair, elle s’en distingue nettement dans son traitement du sujet. La laïcité s’autonomise de son référent historique; la notion ne joue plus le même rôle qu’auparavant. À cet égard, l’examen des plateformes suggère trois cadrages successifs.

De la laïcité : trois cadrages successifs

Un premier cadrage, esquissé en 1994, est celui de la déconfessionnalisation du système scolaire (1994-1998). Sous cette première forme, la laïcité se pose en principe organisateur. Elle est appelée à « favoriser, à moyen terme, l’établissement de commissions scolaires linguistiques, d’un système scolaire et d’écoles laïques, notamment par le retrait des deux clauses nonobstant de la Loi sur l’instruction publique qui garantissent aux catholiques et protestants des privilèges auxquels n’ont pas accès les citoyennes et citoyens d’autres confessions » (PQ, 1994, p. 164). L’actualisation politique de cette première orientation s’étend sur une période de cinq ans au cours de laquelle le Parti Québécois est au pouvoir. Deux gouvernements péquistes se succèdent, sous deux chefs (M. Parizeau, 1994-1995; M. Bouchard, 1996-2002) et avec deux ministres de l’Éducation (Mme Marois, 1994-1998; M. Legault, 1998-2002). Elle s’observe notamment par la mise en place de la Commission des États généraux sur l’Éducation (1995), de même que par la poursuite de la modification de l’article 93 de la constitution canadienne et l’obtention d’un amendement constitutionnel ayant pour effet de soustraire la province de l’application des dispositions en matière d’écoles confessionnelles (1997)[50]. Amorcée par une plateforme électorale, la première période s’achève de la même façon. Celle du Parti Québécois, à l’élection générale de 1998, ne comporte aucune mention de la laïcité. En lieu et place subsiste néanmoins l’engagement en faveur de l’établissement de commissions scolaires linguistiques (voir la Figure 1, La carrière politique de la laïcité au Québec 1994-2014).

Une sorte d’intermède semble intervenir par la suite, ponctué en 2003 d’une référence aux institutions et à la culture religieuse. Une association est alors faite entre « notre patrimoine religieux et bâti » et « l’expression de notre identité » (PQ, 2003, p. 81). Une référence explicite à « la laïcité de l’État » vient clore cet intermède quatre ans plus tard. Présentée comme l’une des « valeurs québécoises »[51] à promouvoir, la laïcité est mentionnée dans le contexte du premier de sept chantiers prioritaires de reconstruction du Québec (PQ, 2007, p. 11). L’occurrence du thème, sa dénomination et le statut qui lui est conféré sont autant d’éléments d’un second cadrage de la laïcité au cours de la période étudiée. Avec le recul et compte tenu du contexte, ce cadrage définit une « laïcité de transition ». C’est la seule plateforme portée par le chef André Boisclair. À l’instar de la culture et de l’identité québécoise, la laïcité de l’État ressortit au champ éducatif public dont le modèle est l’école dite citoyenne, cette dernière se voyant opposée aux écoles religieuses illégales. Le retour de la laïcité à l’agenda du PQ, accolée à la notion de valeur et associée à celle d’identité, semble en phase avec l’amorce d’un débat sur les accommodements raisonnables, dont Mario Dumont, alors chef de l’Action démocratique du Québec, se fait le champion.

Figure 1

La carrière politique de la laïcité au Québec 1994-2014

La carrière politique de la laïcité au Québec 1994-2014

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Enfin le troisième cadrage de la question au PQ, celui dit de la « laïcité identitaire », apparaît dans la plateforme de 2012. Comme on le verra plus loin, l’amorce peut en être retracée néanmoins aux derniers mois de 2007 dans un autre forum, l’Assemblée nationale, alors sous le coup d’un verdict électoral qui a fait accéder l’ADQ au statut d’opposition officielle[52]. Pour être plus précis, c’est dans le programme de 2011 que la laïcité fit pour la première fois l’objet d’un projet distinct de Charte. L’élaboration d’une Charte québécoise de la laïcité y était proposée et avec elle l’idée selon laquelle « les agents de la fonction publique et parapublique doivent s’abstenir, dans l’exercice de leurs fonctions officielles, du port de tout signe religieux ostensible » (Parti Québécois, 2011 : 4). L’année suivante, la plateforme électorale du PQ reprenait l’idée, énoncée dès la première partie du document, de l’élaboration d’une Charte québécoise de la laïcité, au volet de l’affirmation de « notre identité et [de] nos valeurs » (Parti Québécois, 2012 : 13). Voir sur ce point la Figure 1, La carrière politique de la laïcité au Québec 1994-2014.

Il est clair que le dépôt en 2013 du projet de loi n° 60 se comprend au moins partiellement comme l’application d’un agenda partisan qui se dessine depuis l’arrivée à la tête du Parti de Pauline Marois.

Une éclipse

Le recours à l’expression « cadrages successifs » ne doit pas masquer l’absence de mention de la laïcité jusqu’à une période relativement avancée de l’existence du Parti Québécois (1994). Par ailleurs, le terme subit une éclipse dans les plateformes électorales du Parti Québécois et dans l’ordre du jour du gouvernement sous Lucien Bouchard (1996-2001). Le fait n’est pas négligeable si tant est que la Loi de réforme de l’éducation publique, pilotée par le ministre François Legault en 2000, reprend l’esprit du Rapport Proulx sans nommer explicitement l’objet considéré dans notre étude. Enfin, il n’y a aucune occurrence du thème de la laïcité dans la plateforme électorale portée en 2003 par Bernard Landry, ni dans celle portée par Mme Marois en 2008.

La dynamique interagenda

Quoique propice au dévoilement des formes et à la mise en perspective de la trajectoire d’un objet actuel inscrit à l’ordre du jour partisan, mettre l’accent, en l’occurrence, sur les diverses inscriptions de la laïcité comporte certaines limites et inconvénients. La prédilection actuelle pour les plateformes électorales fait en sorte qu’une part de l’origine et du cheminement des prises de position et priorités du programme d’un même parti – puisées à un programme antérieur, commission ou rapport mandatés – est laissée dans l’ombre. Comme l’on vient de le voir, la plateforme de 2012 du Parti Québécois s’est inspirée du programme de 2011. L’inconvénient majeur de l’approche centrée sur l’ordre du jour d’un parti, pris isolément, reste l’illusion rétrospective de nécessité. Or, à la tribune de divers forums et arènes, dans la mêlée, une « lecture de la situation » est constamment requise des responsables de partis, laquelle est guidée par la position occupée au sein de la configuration partisane, l’offre du concurrent immédiat et l’anticipation d’enjeux (Sniderman et Levendusky, 2007, p. 438, p. 442).

Aux élections de 2012, la plateforme du PQ incluait un engagement en faveur d’une Charte de la laïcité, présentée conjointement au projet de rédaction d’une future Constitution québécoise. Distincts, ces deux engagements étaient néanmoins placés l’un comme l’autre sous l’égide de « l’affirmation de l’identité et des valeurs », ce au motif d’« établir juridiquement les valeurs fondamentales de la nation québécoise tout en tenant compte du patrimoine historique, tel que la prédominance de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes et la laïcité des institutions publiques » (PQ, 2012, p. 9). Dans la plateforme du PQ de 2012, la laïcité avait pour objet l’ensemble des institutions publiques. Les notions similaires qui figureraient dans le projet de loi no 60 s’y trouvaient déjà présentes dans des engagements distincts, et dans des proportions difficilement comparables.

En cette même année, le nouveau joueur politique qu’est la CAQ, avec laquelle venait de fusionner l’ADQ, proposait dans sa plateforme une orientation semblable, bien que distincte sur certains aspects. Tout d’abord, la « laïcité des institutions québécoises » y était présentée comme le dénominateur commun des Québécois et des Québécoises (CAQ, 2012, p. 107). En ce sens, on suggérait de répondre aux recommandations de la Commission Bouchard-Taylor (2008) par la rédaction d’un Livre blanc sur la laïcité, cette démarche devant culminer « avec l’adoption d’une Charte québécoise de la laïcité qui établira les balises d’un État laïc tout en reconnaissant l’histoire et le patrimoine québécois » (CAQ, 2012, p. 107). Les valeurs communes qui devraient inspirer cette Charte consistaient en la primauté de la langue française, le respect des valeurs démocratiques et l’égalité entre les hommes et les femmes. Sur ce dernier sujet, on exigeait une sorte de garantie spécifique au droit à l’égalité des hommes et des femmes, à instituer dans la Charte des droits et libertés de la personne (CAQ, 2012, p. 107), et visant spécialement les accommodements en matière religieuse – problème dont la CAQ s’accordait à dire avec le PQ qu’il exigeait un règlement. Cela étant, l’approche privilégiée par la CAQ se distingue de celle du PQ de deux manières. Premièrement, la Coalition s’engage à suivre la recommandation de la Commission Bouchard-Taylor en matière de port de signes religieux pour les représentants de l’État en position d’autorité (CAQ, 2012, p. 107). Ce faisant, elle entend toutefois, selon ses propres termes, aller dans le sens d’une « neutralité absolue ». D’un autre côté, la CAQ invoque la laïcité – un terme absent du lexique de son prédécesseur (l’ADQ) –, cependant que pris ensemble, ses engagements vont plus ouvertement que ceux du PQ dans le sens de la promotion d’une catho-laïcité[53].

En 2008, au lendemain de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles[54], l’objet laïcité est absent des plateformes politiques tant du PQ que de l’ADQ. Présent quant à lui dans les deux plateformes, l’objet valeurs est en pleine éclosion à l’ADQ, alors que le PQ se réfère de manière allusive à la clarté de « nos valeurs », et de manière indéfinie aux « valeurs québécoises » et « aux valeurs fondamentales sur lesquelles est fondée la nation québécoise » (PQ, 2008, p. 25, p. 30). De fait, le PQ ressert sous forme plus concise le projet de constitution québécoise que s’est approprié l’ADQ dans sa plateforme de l’année précédente (2007)[55], en y adjoignant des orientations civiques plus anciennes (2008, p. 25). Rappelons que le Plan Marois, titre donné à cette plateforme 2008, n’aborde la question religieuse d’aucune manière (laïcité incluse), même à propos du patrimoine. Au chapitre de la protection et de la mise en valeur, la plateforme mentionne « le patrimoine culturel et immatériel du Québec » (2008, p. 26). Au même moment, l’ADQ consacre à l’autonomie politique du Québec les deux premières propositions de son plan d’action, chacune étant déclinée en fonction de son contexte et de ses enjeux. La seconde nous intéresse directement. Intitulée Une constitution pour le Québec, elle fait intervenir la référence à « nos valeurs communes », associée à la promesse d’une cohésion interne retrouvée de la nation québécoise. Au rang de ces valeurs sont mentionnées l’égalité entre les hommes et les femmes, la séparation de l’Église et de l’État, la démocratie (ADQ, 2008, p. 67). À la proposition est assorti l’engagement de faire figurer dans une éventuelle constitution québécoise une description de « l’identité nationale du peuple québécois », d’y mettre en avant « nos valeurs communes et notre culture », « nos idéaux et notre citoyenneté », en bref d’en donner une définition adéquate « pour nous-mêmes comme pour les autres » (loc. cit.). De son côté la plateforme du PQ de 2008 évoque la démocratie et l’égalité au titre de « principes » et de « valeurs fondamentales ».

L’année 2007 marque un tournant. La comparaison des plateformes de l’ADQ et du PQ tend à accréditer l’idée que l’évocation par le PQ de la « laïcité de l’État » et de la promotion des valeurs québécoises, dont elle fait partie, à l’école, constituent la réponse du parti mené par le chef André Boisclair à l’enjeu dont Mario Dumont, le chef de l’ADQ, favorise la montée sur la question des accommodements raisonnables (voir sur ce point la Figure 1, La carrière politique de la laïcité au Québec 1994-2014). En tout état de cause, le chef de l’ADQ a le vent en poupe, et le vaisseau des « valeurs communes » est lancé au Conseil général de l’ADQ le 18 novembre 2006. Cette annonce, qui préfigure la plateforme de l’ADQ à l’élection du 26 mars 2007, survient trois semaines après le Conseil national du PQ. Entretemps et indépendamment de la plateforme de l’ADQ, la couverture médiatique de la crise des accommodements raisonnables (Giasson, Brin, Sauvageau, 2010, p. 384) a profité au chef qui avait parié sur cet enjeu.

Poursuivons notre remontée dans le temps. En 2003, l’objet laïcité est absent des plateformes électorales. L’ADQ mise sur le discours du « nous » en martelant l’importance de protéger et de faire rayonner « notre culture », « notre identité » (ADQ, 2003, p. 46). Sous la direction de Bernard Landry, le PQ intègre pour sa part la dimension religieuse au patrimoine québécois qu’il convient de protéger et de conserver. Ce sera d’ailleurs là l’unique référence à la protection du « patrimoine religieux » dans la plateforme du PQ. On y lit : « le patrimoine dans son sens large – qui inclut le patrimoine religieux et bâti, mais aussi le patrimoine vivant et immatériel – est l’expression de notre identité et suscite un intérêt renouvelé auprès des Québécoises et des Québécois » (PQ, 2003, p. 81). D’autre part, il y est affirmé que la langue française et la culture québécoise constituent les fondements de l’identité nationale (PQ, 2003, p. 84).

Pour ce qui est de 1998, l’ADQ fait la promotion « des valeurs telles que le travail, la famille, la liberté d’entreprise, l’entraide, la justice et l’intégrité » (ADQ, 1998, p. 18). On ne trouve dans sa plateforme aucune référence à l’identité, aux valeurs québécoises, au patrimoine historique ou culturel, ou encore à l’égalité homme-femme. La plateforme du PQ met en avant « la promotion des valeurs fondamentales que sont l’universalité, l’équité, le caractère public des services, et l’adaptation continue » (PQ, 1998, p. 33-34). Le seul passage où la dimension religieuse est abordée est celui qui concerne la restructuration des commissions scolaires sur une base linguistique plutôt que confessionnelle (PQ, 1998, p. 44).

En 1994, l’année où l’ADQ fait son apparition sur la scène politique provinciale québécoise, nulle trace ne peut être trouvée de l’une ou l’autre des notions qui formeront le composé symbolique du projet de loi no 60. Le discours adéquiste portant sur l’identité est assez proche de celui du PLQ, où le français et la culture forment le « creuset de l’identité québécoise » (ADQ, 1994; PLQ, 1994). En ce qui concerne le PQ, en revanche, c’est dans sa plateforme politique de 1994 qu’on voit apparaître, pour la première fois au Québec, la notion de laïcité. Sous le leadership de Jacques Parizeau, le cadrage est celui d’une laïcité scolaire civique.

S’agissant de notre objet et avec le recul, la dynamique interagenda donne assez bien à voir l’appropriation, le dessaisissement et l’hybridation d’enjeux ou de thèmes. Ainsi de la laïcité au PQ, dont l’inscription en 1994 renvoie à un positionnement sur la question scolaire face au Parti Libéral. Ainsi du choix de rester silencieux lorsque l’enjeu surgit de façon imprévue. La position adoptée par le PQ en 2008, alors que Québec Solidaire inscrit à sa propre plateforme la laïcité interculturelle, dans le sillage de la Commission Bouchard-Taylor, en serait un exemple. Pour ce qui a trait à l’hybridation d’enjeux, les valeurs et l’identité fournissent un cas patent d’hybridation entre le PQ et l’ADQ puis la CAQ entre 2006 et 2012.

Au vu du seul indicateur des plateformes électorales, la dynamique interagenda partisan peut toutefois générer une illusion d’optique au motif qu’elle privilégie un seul des forums et une seule des arènes où se déploient les partis. Nous venons d’évoquer et d’illustrer le fait qu’en amont et indépendamment des plateformes, des menées stratégiques risquées s’exercent sur l’opinion de la part des acteurs politiques, dont seules certaines viendront se greffer aux plateformes. Parmi ces initiatives risquées relevons les paris sur une vague d’émotion suscitée dans l’actualité, sur un filon de controverse ou sur un emballement des réseaux sociaux. Néanmoins, l’Assemblée nationale demeure l’arène incontournable au sein de laquelle les acteurs politiques légifèrent dans le souci de la représentation et de l’opinion publique. C’est d’ailleurs à l’ordre du jour législatif que ressortissent les projets les mieux à même de fournir un complément significatif à la dynamique interpartisane esquissée jusqu’à présent. Nous nous y consacrerons dans la section qui suit, après un bref examen des notions de laïcité qui se trouvent en arrière-plan du projet de loi n° 60, dans l’ordre du jour institutionnel.

Les notions de laïcité inscrites à l’ordre du jour institutionnel

Trois éléments méritent d’être soulignés pour ce qui a trait à la logique des choix publics mis en oeuvre dans le projet de Charte des valeurs (projet de loi no 60). Le premier et sans doute le plus remarquable est l’évitement, par le gouvernement Marois, des notions de laïcité inscrites à l’ordre du jour institutionnel sous la forme de recommandations publiques. Au Québec, la notion de laïcité fut inscrite à l’ordre du jour institutionnel par le Rapport Proulx, dans la foulée de la déconfessionnalisation des établissements scolaires. La laïcité y était circonscrite comme principe de l’organisation scolaire (Proulx, 1999, p. 67). Elle avait comme finalité objective l’application des droits fondamentaux garantis par les chartes en vigueur (Proulx, 1999, p. 142). La perspective promue par la Commission Proulx[56], celle de la laïcité dite ouverte, ne vint pas sonner la fin de la déconfessionnalisation scolaire opérée en 2000 par le gouvernement Bouchard et mise en oeuvre par le ministre de l’Éducation, François Legault. Pour autant, la mise en oeuvre du programme Éthique et culture religieuse dans le cursus secondaire est clairement dans l’esprit des principes formulés par le Rapport Proulx, ce programme ayant vocation à faire « place à un enseignement culturel des religions et des visions séculières du monde » (Proulx, 1999, p. 229).

Sur le plan institutionnel, la notion de laïcité – hors d’une mission d’éducation publique – doit son autonomisation aux travaux de la Commission Bouchard-Taylor. Bouchard et Taylor ont amorcé la dislocation de l’objet laïcité de la sphère scolaire en posant la doctrine d’un régime de laïcité québécois axé sur quatre principes. Les principes d’égalité morale des personnes et de liberté de conscience et de religion devaient guider les finalités de ce régime de laïcité, alors que les principes de neutralité de l’État à l’égard des religions et la séparation de l’Église et de l’État devaient être perçus comme ses modes opératoires (Bouchard et Taylor, 2008, p. 135-136). Par ailleurs, Bouchard et Taylor formulaient la recommandation d’un Livre blanc sur la laïcité[57]. Le travail d’autonomisation de la laïcité par Bouchard et Taylor ne se limite toutefois pas à leur seul rôle de commissaires. En effet, tant Charles Taylor – avec Jocelyn Maclure – que Gérard Bouchard ont poursuivi la réflexion entourant la proposition d’un régime de laïcité « ouverte » ou « inclusive » pour le Québec (Maclure et Taylor, 2010; Bouchard, 2012).

Cela dit, les perspectives et les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor furent rejetées d’emblée par le Parti Québécois. Jacques Beauchemin, un conseiller influent de la cheffe depuis 2007, également membre de la Commission Bouchard-Taylor, s’en désolidarisa publiquement à l’occasion de la publication du rapport. Les promoteurs péquistes de la Charte des valeurs se rangeraient à cette tendance, qui se distingue d’au moins une autre frange au sein du Parti Québécois, formée à la laïcité scolaire (Labelle et Icart, 2007). Ces lignes de tension sont décelables dans la plateforme électorale de 2012. Le projet de Charte des valeurs évite les questions de principe et d’organisation de la vie collective soulevées par Bouchard-Taylor. La laïcité n’y figure pas au titre de régime organisationnel, mais d’une valeur fondamentale de la nation québécoise.

Dans le programme institutionnel, outre sa saisie par la haute administration, à travers les rapports et recommandations de commissions publiques, il faut encore s’attarder au repérage de la notion de laïcité et à sa circulation éventuelle entre les acteurs et missions intéressées. Le premier et principal intéressé par la question de la laïcité fut historiquement le Ministère de l’Éducation. Depuis le début des années 1990, divers avis et recommandations lui ont été adressés. Le Conseil supérieur[58] soutient que le « déverrouillage du système confessionnel » public québécois passe par la sécularisation complète de la mission éducative et, par ailleurs, du discours sur la religion (Proulx, 2006, p. 298-299). En 2000, lorsque fut prise la décision gouvernementale d’abolir ces derniers vestiges de confessionnalité, l’instigateur de la laïcité ouverte considéra oeuvrer « dans un contexte institutionnel dorénavant totalement laïque » (Proulx, 2006, p. 299). S’agissant par la suite des normes devant guider l’enseignement de la religion à l’école publique, sous réserve de ce qu’il adviendrait du cours obligatoire d’enseignement moral ou religieux, le Conseil supérieur de l’Éducation promut l’éducation à la citoyenneté, l’éducation aux valeurs démocratiques, de partage et de solidarité. En 2005, lorsque fut prise la décision publique de lancer un programme scolaire d’éthique et de culture religieuse, le même Conseil plaidait en faveur de l’ouverture de l’école à tous, en même temps que d’aménagements respectueux des libertés et des droits fondamentaux de chacun (Proulx, 2006, p. 289; Mancilla, 2011, p. 168-176). Dans le même temps, le ministre de l’Éducation recevait les avis du Comité et du Secrétariat aux Affaires religieuses. S’agissant des normes d’enseignement et de socialisation devant prévaloir à l’école publique, ce dernier valorisait expressément l’ouverture à la diversité des conceptions religieuses, spirituelles et morales en lieu et place de laïcité. Lorsqu’il rendit publiques les orientations gouvernementales devant mener à la loi emportant les derniers vestiges de la confessionnalité scolaire, ledit Ministre (M. François Legault), fit cependant écho à la position défendue à titre personnel en commission parlementaire par le président de l’Université du Québec[59].

De fait, ce sont alors les notions d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle qui émaillent généralement les énoncés de politique (Karmis, 2002, p. 90). En 1995, dans un avis du Conseil du Statut de la Femme, le terme « laïcité » apparaît accolé à celui de neutralité de l’État dans un développement consacré à un modèle d’intégration inclusif à promouvoir dans les institutions scolaires (Mancilla, 2011, p. 186-204). Des pressions s’exercent de l’extérieur du Ministère de l’Éducation sans que sa prérogative d’agir ne lui soit ouvertement disputée. Dès avant 1995 toutefois, concurremment avec l’Éducation, l’appropriation de l’enjeu intégration occupe le Ministère de l’Immigration et de la Citoyenneté. L’objet laïcité y migre en 1997 dans la foulée d’un avis du Conseil des relations interculturelles (Mancilla, 2011, p. 177-180). Cela se produisit, selon certains, lorsque se profila une opportunité de faire prévaloir à l’école, avec la loi 101, une culture commune, civique et laïque (Karmis, 2002, p. 92-93).

En somme, entre le début des années 2000 et la Commission Bouchard-Taylor (2007-2008), hormis les avis du Conseil du Statut de la Femme, la référence à la laïcité témoigne d’une rivalité bureaucratique entre deux groupes d’entrepreneurs de politiques (Côté, 2008, p. 56) : d’un côté, le Conseil des relations interculturelles et le ministère de l’Immigration et des relations avec les citoyens[60]; de l’autre, le Comité des affaires religieuses et le Ministère de l’Éducation.

Pour revenir au projet de Charte et boucler l’aperçu de la dynamique interagenda au plan institutionnel, il s’impose encore de traiter brièvement du pouvoir judiciaire ainsi que des initiatives pertinentes inscrites antérieurement à l’ordre du jour législatif. Avec le pouvoir judiciaire, les points de collision sont nombreux. La logique interne du projet de Charte tend vers l’instauration d’une norme de suprématie constitutionnelle là où la prise de décision en droit canadien et québécois est guidée par la proportionnalité constitutionnelle. La suprématie constitutionnelle présuppose l’existence d’un tribunal constitutionnel spécialisé et une forme de hiérarchisation des droits fondamentaux, tandis que la norme d’une proportionnalité constitutionnelle suggère qu’en cas de conflit entre deux ou plusieurs droits fondamentaux, il convient de trouver un équilibre raisonnable et cohérent, sans qu’un ou quelques droits prévalent de jure sur les autres. Or, dans le projet de loi no 60, on retrouve effectivement la norme selon laquelle les principes de neutralité de l’État et le caractère laïque de celui-ci devaient automatiquement avoir préséance, en cas de conflit, sur la liberté de conscience et de religion. Sur ce point, lorsqu’elle était encore dans l’opposition en 2011, la porte-parole désignée du Parti Québécois – Louise Beaudoin – présentait la laïcité comme un rempart protégeant l’égalité entre les femmes et les hommes, notion à inclure dans une législation de telle sorte qu’elle conférerait une préséance automatique à l’égalité entre les femmes et les hommes sur les autres droits fondamentaux (Ass. Nat., 2011). Ces critiques de l’ex-ministre péquiste Louise Beaudoin, formulées dans le cadre de la Commission des institutions chargée d’étudier le projet de loi no 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements, nous ramènent donc à l’ordre du jour législatif, et par là au bouclage du parcours de l’objet laïcité et de ses attributs.

Sur la question des accommodements raisonnables, et des suites à donner aux recommandations du rapport Bouchard-Taylor, la position défendue par le chef du PLQ et premier ministre d’alors, Jean Charest, fut que son gouvernement avait légiféré par avance, qu’il avait ensuite officiellement réagi et même tenté de légiférer dans la foulée des débats. Pour être plus précis, il aurait, par avance, fait voter la Loi 63, Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne sur l’égalité entre les femmes et les hommes, entrée en vigueur le 12 juin 2008; il aurait ensuite officiellement réagi par le biais de la motion dite du crucifix[61], adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 22 mai 2008; enfin, il aurait tenté de légiférer avec le projet de loi n° 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements, déposé le 24 mars 2010[62] par la ministre de la Justice, Mme Kathleen Weil. Proposé par l’opposition, l’objet laïcité ne trouva pas écho auprès du pouvoir libéral. En revanche, celui-ci consentit à l’affirmation du principe de neutralité de l’État dans le cadre d’une motion habilement présentée par l’opposition et adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale[63].

À l’ordre du jour législatif, enfin, l’origine de l’objet laïcité peut être retracée dans l’initiative d’une députée, le projet de loi no 195, Loi sur l’identité québécoise. Déposé en 2007 par Mme Pauline Marois, ce projet proposait l’ajout à l’article 50 de la Charte des droits et libertés de la personne du texte suivant :

Dans l’interprétation et l’application de la présente Charte, il doit être tenu compte du patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise, notamment de l’importance d’assurer la prédominance de la langue française, de protéger et de promouvoir la culture québécoise, de garantir l’égalité entre les femmes et les hommes et de préserver la laïcité des institutions publiques[64].

Ass. Nat. 2007, p. 7

En 2007, ainsi qu’en témoigne cette initiative, le PQ soutient que la laïcité des institutions publiques est d’ores et déjà établie et qu’il s’agit dès lors de la préserver. En outre, la référence à la laïcité fait l’objet d’un cadrage identitaire explicite qu’on ne retrouve pas dans le projet de loi no 60.

Surtout, cette trace laissée à l’ordre du jour législatif porte la marque de ses origines, situées à la fois dans l’entourage immédiat de Mme Marois et dans l’ordre du jour du parti rival immédiat. En septembre 2007, la cheffe récemment élue du PQ et députée, est leader du 2e groupe d’opposition à l’Assemblée nationale. Au sein du projet de loi sur l’identité qu’elle dépose (projet de loi no 195) se retrouvent presque textuellement les positions présentées par l’ADQ dans sa plateforme électorale 2007, celles-là même, suivant ce raisonnement, qui lui auraient permis de surclasser le PQ et de former l’opposition officielle[65]. Les autres emprunts incluent « l’élaboration d’une Constitution québécoise » ainsi que l’institution d’« une citoyenneté québécoise » (Ass. Nat., 2007, p. 2), cela afin de tenir « compte du patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise, notamment de l’importance d’assurer la prédominance de la langue française, de protéger et de promouvoir la culture québécoise, de garantir l’égalité entre les femmes et les hommes et de préserver la laïcité des institutions publiques » (Ass. Nat. 2007, p. 7). En somme, certains éléments qui figuraient sur la plateforme de l’ADQ en 2007 tout en étant absents la même année de celle du PQ, s’y retrouveront en 2008. Ils auront été intégrés au discours du PQ avec les projets de loi no 195 et no 196.

Une autre initiative de Mme Marois, cette fois en sa qualité de députée et de cheffe de l’opposition officielle[66], peut être relevée à l’ordre du jour législatif. Il s’agit du projet de loi no 391, portant pour titre Loi visant à affirmer les valeurs fondamentales de la nation québécoise. Présenté en 2009-2010, le projet est d’intérêt pour son absence de mention de la laïcité. On y fait plutôt intervenir la séparation entre l’État et la religion au titre des valeurs fondamentales de la nation québécoise à inclure dans la Charte des droits et libertés. Ladite séparation occupe le dernier rang dans l’ordre d’énumération de ces valeurs, après l’égalité entre les femmes et les hommes et la primauté du français.

À l’ordre du jour législatif, enfin, deux faisceaux d’indices restent à relever. Le premier est la référence à l’objet laïcité dans le cadre du débat parlementaire pendant la période s’étendant entre l’ouverture de la session et le dépôt des cinq orientations gouvernementales, soit du 30 octobre 2012 au 10 septembre 2013[67]. Entre le discours d’ouverture analysé plus haut et l’ajournement des Fêtes de 2012, on relève cinq brèves mentions de la laïcité dans le cadre d’interventions de députés, surtout de l’opposition, mais également du parti au pouvoir[68]. Aucune de ces mentions n’est due à la première ministre ou au ministre Drainville[69]. L’objet devient plus rare au printemps 2013. Trois mentions sont faites de la laïcité entre la reprise et l’ajournement d’été. À nouveau, aucune n’est due à la première ministre ou au ministre Drainville[70]. Une seule provient du camp gouvernemental, bien qu’elle soit d’importance. Elle intervient le 1er mai 2013 par la voix du ministre des Finances (et vice-premier ministre), M. Nicolas Marceau, en réponse à la cheffe du Parti Québec Solidaire et députée de Gouin, Mme Françoise David, qui l’interroge sur le sujet de l’équilibre budgétaire dans le cadre d’Affaires inscrites par les députés de l’opposition. Le ministre des Finances évoque les priorités gouvernementales et au menu législatif à venir :

« […] qu’il allait oeuvrer sur quatre piliers, quatre piliers que sont l’intégrité, la solidarité, l’identité et la prospérité, et j’aimerais rappeler à tous qui sont ici les gestes que nous avons posés, depuis notre arrivée, sur chacun de ces piliers […]. Finalement, toujours au chapitre de l’identité, prochainement, dans les prochains mois, nous déposerons, tel que nous l’avons déjà dit, une charte de la laïcité de manière à mettre en place… à nous assurer que les valeurs québécoises, par exemple égalité hommes-femmes, cela soit au coeur des choix qui seront faits dans nos institutions publiques. La charte de la laïcité, l’égalité hommes-femmes, ce sont des valeurs incontournables pour nous, et je suis très, très fier, encore une fois, d’être associé à un gouvernement qui ne reporte pas et puis qui ne tergiverse pas avec des choses aussi importantes que celles-là »[71].

À ce point d’inflexion du discours, où la laïcité est présentée comme une valeur incontournable, il appert que les orientations gouvernementales étaient fixées. La Charte de la laïcité n’évoque plus un élément distinct de l’ordre du jour gouvernemental[72], ni de l’ordre du jour du règlement des questions surgies de la « crise des accommodements raisonnables »[73]. Fin avril, courant mai 2013, les grandes lignes du projet de loi n° 60 sont arrêtées et portées à la connaissance du cabinet. L’extrait cité plus haut autorise du moins à le penser. Elles le sont en tout état de cause le 22 mai 2013, lorsque le cabinet du ministre responsable Bernard Drainville rend publics les résultats d’une enquête d’opinion commandée à la firme Léger Recherche Stratégie Conseil, réalisée au printemps, en même temps qu’un communiqué portant déclaration du ministre et où il est question de son mandat : « La PM m’a demandé de proposer aux Québécois une charte des valeurs québécoises ». Le ministre Drainville indique y avoir travaillé avec son équipe « au cours des derniers mois ». À propos du sondage, enfin, il explique :

« Les Québécois veulent plus que jamais que le gouvernement protège et renforce les valeurs québécoises, et en particulier, l’égalité entre les femmes et les hommes et la neutralité de nos institutions. C’est pourquoi nous ferons bientôt connaître les propositions gouvernementales en matière d’encadrement des accommodements religieux et d’affirmation des valeurs québécoises »[74].

Synthèse et discussion des résultats

Les données maintenant recueillies, organisées et présentées, une synthèse doit en être proposée au moyen d’un retour à la question initiale. Comment et pourquoi l’initiative d’une offre d’intervention donnée s’impose-t-elle au gouvernement? Autrement dit, comment s’impose-t-il au gouvernement Marois d’inscrire le projet de loi n° 60 à l’ordre du jour gouvernemental? Le changement de statut de la laïcité – de principe organisationnel du système d’éducation à valeur fondamentale de la nation –, et son caractère composite (identité québécoise-laïcité) seraient dus à la fois à des conflits de priorité dans l’ordre du jour du gouvernement et à des considérations électorales. Un premier constat d’ensemble est celui de l’irruption impromptue de la laïcité dans la Charte des valeurs, ou encore des valeurs dans une Charte de la laïcité. C’est du moins ce que suggèrent les indices glanés dans les discours et textes portés à l’ordre du jour gouvernemental et législatif.

Dans l’économie du projet de Charte, la laïcité est un objet de génération spontanée. Le moment charnière serait mai 2013. Du moins, le choix du gouvernement de porter et de mettre en jeu les valeurs à l’ordre du jour paraît arrêté à ce moment. La position gouvernementale s’infléchit en ce sens six mois après l’énoncé d’intention, période au cours de laquelle la discrétion est observée au sujet de la laïcité. Partant, quelles sont les sources d’élaboration et d’initiative de la notion de laïcité ainsi configurée?

La source la plus plausible de l’élaboration de la laïcité comme valeur fondamentale semble être le ministre Bernard Drainville. Il s’est fait depuis longtemps le défenseur de l’enjeu identitaire au PQ. Le projet de loi no 60, ce serait lui. Il reformule en Charte des valeurs québécoises les orientations annoncées par la première ministre dans son discours d’ouverture.

En août-septembre 2013 ou peut-être avant, le cabinet de la première ministre essaie de reprendre la main, d’où résulte la production d’un document d’orientation pour consultation publique (laïcité comme principe). La source d’élaboration de la laïcité ainsi configurée serait la première ministre ou son cabinet. En toute éventualité, la publication simultanée d’orientations et de propositions gouvernementales mal arrimées entre elles accrédite l’idée d’un mouvement lancé sur deux fronts : une tentative de mise en cohérence de l’ordre du jour gouvernemental va de pair avec un test de la force électorale du thème des valeurs.

Selon le seul critère de l’importance relative des priorités de l’ordre du jour, l’initiative du projet de loi n° 60 pourrait être interprétée comme une tentative de reconversion opérée par un parti gouvernemental conscient de son statut minoritaire. Si l’on suit ce raisonnement, le gouvernement entreprend d’abord de légiférer sur la langue en mettant en oeuvre un projet de francisation des cégeps. Sur ce point, les priorités gouvernementales et celles du parti concordent. Dans la plateforme de 2012, l’affirmation de l’identité et des valeurs vient au troisième rang des priorités (articles 5, 6, 7) après la promotion et la protection de la langue (3 et 4)[75]. L’échec du pilotage de celle-ci expliquerait le relèvement de l’importance de celle-là.

Or, la plateforme de 2012 ne permet pas d’anticiper la configuration de la laïcité dans le projet de loi n° 60. Ne s’y retrouvent ni une « charte québécoise de la laïcité », ni l’hybridation d’enjeux de la laïcité et du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces thèmes conjoints ne renvoient qu’en partie et que récemment au programme du PQ. Dans la durée, en outre, ce dernier témoigne d’un souci variable pour la question de la laïcité et en propose au moins trois acceptions.

De fait, la configuration symbolique du projet de loi no 60 trouverait sa source dans la dynamique interagenda, et ce d’au moins deux manières. La première serait la relégation du Parti Québécois au statut de deuxième opposition suite aux élections de 2007. Tant le timing que le contenu du projet de loi no 195 accréditent la thèse d’un sursaut identitaire imprimé au parti par l’entourage de la nouvelle cheffe pour capter l’attention et tenter de regagner du terrain. Pour ce qui nous occupe, l’institution d’une citoyenneté québécoise est promue afin d’exprimer les valeurs fondamentales de la nation. La laïcité des institutions publiques est reléguée au second rang.

La deuxième source d’inspiration du complexe laïcité et valeurs dans le projet de loi n° 60 est, plus directement, la vive concurrence que se livrent l’ADQ et le PQ, à partir de 2007, autour de la définition des attributs de la nation québécoise. Et sur ces points précis, l’image donnée par les seules plateformes d’un PQ pourchassé par l’ADQ jusqu’au projet de loi n° 60 est trompeuse. Ni la religion ni la laïcité ne fait partie des attributs de la nation ni ne sert de marqueur identitaire dans la plateforme de l’ADQ en 2007. L’ADQ est alors dans une dynamique favorable, pas nécessairement parce qu’il se fait le champion de la cause identitaire, mais parce qu’il a un chef expérimenté, qu’il est bien installé, qu’il établit sa plateforme après son concurrent immédiat, et surtout qu’il remporte son pari sur la question des accommodements raisonnables. L’ADQ aurait perdu son avance sur ces questions dès avant les élections générales du 8 décembre 2008. Cette fois, c’est le PQ qui peaufine sa plateforme après son concurrent immédiat. Ni l’un ni l’autre des deux partis n’évoque la laïcité en 2008 pour des raisons propres à chacun. L’enjeu s’est déplacé vers l’identité et les valeurs, dans la foulée du dépôt par Mme Marois du projet de loi n° 195 sur l’identité québécoise en octobre 2007.

Devenue cheffe de l’opposition officielle suite à l’élection de décembre 2008, Mme Marois présente à l’Assemblée nationale le projet de loi no 391, Loi visant à affirmer les valeurs fondamentales de la nation québécoise. Y sont placés côte à côte « l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français et la séparation entre l’État et la religion » au titre de valeurs fondamentales de la nation québécoise (Ass. Nat., 2009, p. 2).

Une troisième source d’inspiration de la Charte des valeurs est la cheffe du PQ et première ministre elle-même. Dans l’ordre du jour institutionnel public, Mme Marois est une défenderesse historique de la laïcité. En cela même, les positions qu’elle a prises au cours de sa carrière témoignent de la variation du sens de la notion et de la portée conférée à l’enjeu laïcité sur deux décennies : un enjeu sectoriel (éducation) dont le règlement est considéré acquis; un dessaisissement consécutif puis l’opposition entre les valeurs québécoises et la laïcité ouverte prônée par la Commission Bouchard-Taylor; la formulation d’un enjeu global en réaction à l’ADQ et à la Commission Bouchard-Taylor – soit les accommodements en matière religieuse, assortis de la séparation entre l’État et la religion, et la laïcité au cadrage identitaire.

En dernière analyse, le projet de loi no 60 s’appréhende telle une proposition d’intervention à propos de laquelle et le cadrage de l’enjeu à débattre, et la maîtrise d’oeuvre et l’outil de règlement n’avaient fait l’objet d’aucun traitement législatif antérieur[76]. Si tant est que la représentation (policy representation) se construit d’une part selon les enjeux, et tend d’autre part à se greffer sur les institutions politiques en place (Soroka et Wlezien, 2004, 2005), la promotion du projet de loi n° 60 par le titulaire d’un ministère inédit de la Réforme des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne était susceptible d’entraîner, en réponse, une dispersion maximale des positions. En langage politique usuel, l’initiative revenait donc soit à lancer une conversation publique, soit à gagner du temps.

Cela étant, se pourrait-il que le gouvernement ait simplement pris acte de la maturité d’une question amenée à l’ordre du jour par l’effet conjugué du train-train bureaucratique, d’un souci manifeste de l’opinion publique et d’une attention soutenue des médias pour l’enjeu qu’elle recouvrait? Qu’il ait été influencé par des porteurs de dossiers, spécialistes, courants d’expertise et données établies par ailleurs sur divers aspects de la question – un peu avant, après ou indépendamment de la Commission Bouchard-Taylor? Après examen détaillé des diverses composantes de l’ordre du jour institutionnel contemporain de l’initiative, et sous réserve d’information nouvelle, la chose semble peu probable.

Peut-on pour autant s’avancer à conclure à la mise à l’ordre du jour gouvernemental d’un problème qui n’était pas à l’ordre du jour public? Tel que posé dans le projet de loi n° 60, en effet, le problème n’était pas à l’ordre du jour public. Il y survient tout formulé de la seule initiative du gouvernement. La mise en jeu des valeurs québécoises, dont la laïcité, associée à certaines formes d’expression religieuse, lui confère certes un caractère inédit. Néanmoins, une étude exhaustive de la dynamique interagenda requerrait la prise en compte de l’évolution des données d’opinion publique relatives à chacune des composantes et formulations afin de pouvoir mieux apprécier l’image médiatique d’un enjeu, sa saillance auprès de l’opinion et l’enchaînement des processus de mobilisation dont il fait l’objet.

Sous réserve d’études ultérieures, une piste d’interprétation prometteuse de l’initiative du projet de loi n° 60 est à chercher, en partie, du côté de la théorie de l’équilibre ponctué (Baumgartner, Jones et Mortensen, 2014, p. 89). En termes simples et pour l’essentiel, cette théorie propose une explication générale du changement de politique selon deux types de scénarios : celui de l’équilibre et celui de la ponctuation. Dans le premier scénario, celui de l’équilibre, des propriétaires d’enjeux, des porteurs de dossiers, une communauté d’acteurs partenaires relativement stables et solidaires d’un secteur de politique ou se reconnaissant mutuellement une légitimité, débattent ensemble d’une question dans l’objectif d’infléchir la formulation d’un problème ou d’un enjeu dans un sens favorable aux orientations et intérêts qu’ils défendent. Le second scénario, celui de la ponctuation, engage des actions politiques stratégiques portées soit au niveau de la mise au programme gouvernemental, soit à celui de la dynamique d’enjeux. Au plan du programme gouvernemental, ce type d’action stratégique se manifeste notamment par l’image projetée d’un changement de politique donné et par le rehaussement du statut de priorité d’un enjeu présent à l’ordre du jour. Au plan de la dynamique d’enjeux, peut notamment intervenir une modification dite stratégique des propriétés (Baumgartner, Jones et Mortensen, 2014, p. 69) – élargissement du conflit en cause, déplacement sur un autre terrain –, avec pour effets recherchés une mobilisation politique et l’attention soutenue des médias et du public.

L’étude réalisée permet d’envisager l’hypothèse d’une action stratégique se déployant sur chacun de ces plans. Les valeurs grimpent dans l’ordre du jour gouvernemental lorsqu’il s’avère que le menu législatif de ce qui sera vraisemblablement la dernière session parlementaire avant les élections est arrêté. Outre la promotion des valeurs à l’avant-plan, le timing de l’annonce fournit un autre indice d’intervention stratégique sur l’agenda. L’annonce coïncide avec la publication des résultats d’une enquête d’opinion commandée par le gouvernement tendant, aux dires du ministre Drainville, à accréditer la nécessité de légiférer sur les valeurs en réponse au besoin manifesté par les électeurs. Cela étant, l’indice le plus fort d’une menée stratégique dans le programme gouvernemental est l’ampleur et la portée du changement de politique projeté de la Charte des valeurs. L’appareil d’État, les secteurs publics et parapublics, en bref l’ensemble des institutions étaient convoqués à l’exercice, outre un nombre impressionnant de personnes se sentant concernées.

À supposer que le but du gouvernement ait été de meubler l’ordre du jour législatif dans l’attente des élections, il s’impose encore d’examiner le contenu des notions mises en jeu au moyen d’une comparaison plus poussée dans le temps et dans l’espace. Au coeur de la lutte politique, le fait d’intervenir sur les propriétés d’un enjeu stratégique (Baumgartner, Jones et Mortensen, 2014, p. 88-89) a pour effet d’accroître l’intensité de la réaction des publics cibles. De ce point de vue, l’adjonction des valeurs à une thématique dont elles étaient auparavant absentes peut se révéler avantageuse pour un temps auprès de certains publics. Centré sur des questions mettant en jeu de fortes convictions personnelles, ce type de positionnement permet d’espérer se démarquer des lignes identifiables des partis en provoquant le partage des auditoires en camps opposés. C’est la polarisation d’enjeux, relevant plus largement d’une politique dite de l’attention (Jones et Baumgartner, 2005, p. 249), dans laquelle seraient entraînés les chefs de partis. Autour de la Charte des valeurs et au cours de la carrière de la notion de laïcité, une telle polarisation a joué. Le sujet mérite que l’on s’y attarde, ainsi qu’au rôle de sources et d’agents de controverse globale enclins à l’ouverture de sentiers de politisation rapide et, de leur point de vue, relativement peu coûteuse.