Nicole Laurin se plaisait à dire qu’elle était partisane d’une « sociologie objective », surtout lorsqu’elle braquait le projecteur de sa critique caustique sur les différentes variantes des sociologies individualisantes, relativistes ou culturalistes. Ou encore sur ce qu’elle appelait avec humour les sociologies de campus, qui pensent les sociétés en termes d’aimables échanges communicationnels entre citoyens de bonne volonté. En effet, elle affirmait que pour comprendre tant l’affranchissement de l’individu moderne que les libertés dont jouissent les citoyens des démocraties actuelles, il fallait s’en remettre aux dynamiques sociales de leurs « enracinements objectifs ». Les multiples poids qui lestent les individus empiriques (acteurs, citoyens, sujets, etc.) leur permettent paradoxalement de flotter en toute confiance jusqu’au point d’oublier toute attache au social, c’est à dire au commun. La problématisation sociologique de cet « oubli » du commun était indispensable aux yeux de Nicole pour comprendre la diffusion inédite tant d’une lecture psychologisante du rapport au monde que d’une naturalisation du dialogue politique fluide entre les acteurs dans l’espace « communicationnel » démocratique. La société, le social, le commun, rappelait Nicole, ne sont pas un campus universitaire, mais plutôt le lieu d’une tragédie. La tapageuse vitalité de l’individu autonome (éternellement motivé et plein de projets) et le simulacre d’ouverture infinie de la démocratie libérale (où rien ne semble interdit) « nouent » sournoisement la consistance des personnalités individuelles (il suffit de vouloir) aux possibilités sociales qui semblent toujours à leur portée (mobilité, bifurcations, nouvelles vies, etc.). Nicole pensait sociologiquement ce « noeud » comme l’effet majeur du processus de « démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale » (Laurin, 1999a), dont les conséquences ne sauraient se résumer à l’ajout de quelques préfixes aux mots modernité, libéralisme, démocratie ou capitalisme. Le contexte sociétal « démantelé » actuel, dans lequel les interactions et les rapports sociaux sont condamnés à évoluer, permettait à Nicole de renforcer l’une des certitudes les plus fermes et les plus provocantes de sa sociologie objective : « Le sujet, sociologiquement parlant, n’existe pas. Il n’y a que son corps et le corps des autres : matière et chair du social » (Laurin, 1999b). Cette puissante matérialité des corps dans le raisonnement sociologique de Nicole n’était point d’inspiration foucaldienne mais devait son origine aussi bien aux théories féministes, auxquelles elle a apporté une contribution majeure, qu’à ses propres recherches empiriques sur les corps des femmes, notamment des religieuses au Québec. Si les classes, les structures et les positions régulent sourdement les possibilités démocratiques, le démantèlement relativement récent de la mésocialité institutionnelle débouche sur un constat politiquement amer, mais sociologiquement cohérent : rien n’est interdit car au fond rien n’est possible. Le pessimisme sociologique de Nicole, dont elle aimait exagérer la portée par des images sombres et graves, était toutefois le seuil à partir duquel elle pouvait se permettre d’entrevoir quelques éclats de lumière qui l’engageaient dans les combats les plus divers, tantôt dans la sphère publique tantôt de façon plus discrète. Sa descente aux sous-sols obscurs des conditions sociologiques de possibilité des clivages les plus odieux mais les plus solides (esclavagismes, classismes, sexages, racismes, etc.) lui permettait de mieux calibrer la nature, la valeur et les possibilités du politique dans ses diverses formes (engagement militant, mouvements sociaux, aide humanitaire, accompagnement des plus démunis, empathie envers les animaux, etc.). Nicole a toujours eu le goût des théorisations « fortes », ce qui lui interdisait de s’arrêter à l’épiphénomène, à l’écume, à l’anecdotique. Sa quête sociologique « classique » la conduisait encore et toujours vers une problématisation des classes, des formes de domination et des dynamiques du pouvoir. Dans les théories fonctionnalistes, …
Appendices
Bibliographie
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