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Au cours du XXe siècle, la société québécoise a connu de formidables changements démographiques. C’est durant cette période que le Québec, à l’instar de la plupart des sociétés occidentales, a complété sa transition démographique, passant d’un modèle de fécondité et de mortalité élevées, à un modèle de fécondité et de mortalité faibles. Conséquence de cela, la société québécoise est aujourd’hui confrontée à des défis qui n’ont rien à voir avec ceux qu’elle connaissait au début du XXe siècle. Non seulement sa structure par âge et sa composition ethnique et linguistique se trouvent-elles profondément transformées – ce qui constitue en soi un puissant moteur de changements – mais on en vient aujourd’hui à se questionner sur le renouvellement de la population. Y a-t-il lieu de s’inquiéter ? Si l’ouvrage collectif que nous propose le Centre interuniversitaire d’études démographiques (CIED) ne répond pas directement à la question, il nous donne à tout le moins quelques pistes pour comprendre ce qui s’est passé et quelques hypothèses sur ce qui devrait se passer.

Dirigé par Victor Piché et Céline Le Bourdais, l’ouvrage La démographie québécoise : enjeux du XXIe siècle se veut une synthèse analytique des principales transformations démographiques que le Québec a connues au cours du dernier siècle. Une telle synthèse faisait défaut, la plupart des ouvrages écrits jusqu’à maintenant s’étant limités à l’analyse de l’une ou l’autre de ces transformations ou s’étant simplement contentés d’aborder ces transformations de manière descriptive. L’ouvrage est organisé en fonction des cinq transitions qu’aurait connues le Québec au cours de ce siècle. Ces transitions sont : la transition de la mortalité (chapitre 1), la transition de la fécondité, de la nuptialité et des rôles (chapitres 2, 3 et 4), la transition de la structure par âge (chapitre 5), la transition de la population active (chapitre 6) et la transition migratoire (chapitres 7 et 8). Il se termine sur une réflexion portant sur les phénomènes majeurs qui risquent de révolutionner le régime démographique du Québec au cours du XXIe siècle, soit la décroissance démographique, la réorganisation de la politique sociale, le développement des nouvelles techniques de reproduction et l’immigration.

Le premier chapitre, rédigé par Robert Bourbeau et Mélanie Smuga, présente la formidable avancée du Québec dans sa lutte contre la mort et contre les inégalités l’entourant. Après avoir décrit cette avancée au moyen d’indicateurs classiques, les auteurs procèdent à un examen de l’évolution des causes de décès afin de vérifier si cette baisse de la mortalité est davantage redevable aux bénéfices de la médecine ou à l’amélioration des conditions de vie. Si cet examen s’avère particulièrement instructif dans la mesure où il montre comment les causes de décès ont évolué au cours du XXe siècle, il ne parvient toutefois pas à départager le rôle respectif des progrès de la médecine et celui des conditions de vie. Les auteurs concluent en fait simplement que les deux facteurs ont contribué à cette diminution. Ils proposent en dernière partie une revue des écrits fort intéressante sur les inégalités devant la mort, montrant que malgré des progrès majeurs en matière de médecine et de conditions de vie, des différences persistaient toujours à l’aube du XXIe siècle.

Dans le chapitre 2, Évelyne Lapierre-Adamcyk et Marie-Hélène Lussier présentent à grands traits l’évolution de la fécondité au cours du XXe siècle. Notant que celle-ci avait poursuivi sa chute tout au long du siècle et retenant trois périodes correspondant à trois régimes distincts de fécondité – disparition des grandes familles, fécondité de remplacement et sous-fécondité – les auteures soutiennent qu’on serait passé d’une forte fécondité à une fécondité désirée. Non seulement les nouvelles générations auraient bien intégré l’idée selon laquelle mettre des enfants au monde devait résulter d’un choix personnel contribuant à l’épanouissement personnel, mais elles auraient encore davantage conscience que l’enfant constitue une responsabilité, comportant des coûts directs et indirects, et entrant en concurrence avec la consommation et les loisirs. Dans un contexte de relâchement des institutions et de montée de l’instabilité tant économique que familiale, il deviendrait dès lors de plus en plus difficile, selon elles, de prendre la décision d’avoir des enfants. En conséquence, alors qu’hier on avait des enfants qu’on ne désirait pas nécessairement, aujourd’hui, on n’aurait pas tous les enfants qu’on désire. Quant à savoir ce que l’avenir réserve, les auteures se contentent de dire que celui-ci s’avère incertain, soulignant au passage que le régime de faible fécondité semble solidement ancré.

Écrit par Yves Péron, le troisième chapitre de l’ouvrage retrace l’évolution de la nuptialité au cours du XXe siècle. Observant la diminution des mariages, la montée de l’union libre, des divorces, des recompositions familiales et des naissances hors mariage, l’auteur montre comment on est passé, en l’espace d’un siècle, du mariage obligatoire au mariage facultatif. Si ce passage est culturellement redevable à la baisse de l’emprise de l’Église et au mouvement des femmes, l’auteur soutient que, concrètement, la véritable coupure intervient au cours des années 1960 à la suite d’une série de réformes administratives qui eurent pour conséquences de réduire l’importance du mariage en tant qu’institution civile. Selon lui, une telle évolution pose avec acuité toute la question des politiques gouvernementales vis-à-vis du choix du style de vie des individus. On peut se demander, en effet, s’il est toujours pertinent aujourd’hui de favoriser la vie de couple par des avantages réservés aux conjoints.

Dans le quatrième chapitre, Nicole Marcil-Graton, Céline LeBourdais et Heather Juby montrent pour leur part comment les rôles selon le sexe se sont modifiés au cours de la seconde moitié du XXe siècle grâce, notamment, à la maîtrise de la fécondité, à l’accès à l’éducation supérieure et à la transformation du modèle familial. L’originalité de l’analyse repose dans le fait que les auteures mettent l’accent sur les défis posés à la condition masculine. « Nous vivons dans une époque où, malgré des modifications très importantes de leurs divers rôles, les femmes continuent, non sans difficultés il va sans dire, d’être mères, alors que les hommes cherchent comment exercer leur fonction de père » (p. 144). Ayant vu leur rôle traditionnel de père pourvoyeur sérieusement remis en question et devant composer avec de nouvelles réalités (divorce, union libre, remariage, etc.), les hommes auraient, selon elles, à faire face aux défis les plus importants, devant ni plus ni moins réapprendre l’art d’être père. Que signifie être père à l’aube du XXIe siècle, à l’heure de l’ADN, du divorce, de l’union libre, des unions multiples et des naissances hors mariage ? Voilà quelques-unes des interrogations qu’examinent les auteures, interrogations débouchant notamment sur une réflexion portant sur la primauté de la paternité biologique.

Le cinquième chapitre porte plus spécifiquement sur la transformation de la structure par âge. Dans cet article, Jacques Légaré donne un aperçu des facteurs qui ont mené au vieillissement démographique et brosse un tableau des répercussions que ce phénomène devrait engendrer. L’originalité de l’article est qu’il tente d’isoler l’effet du baby-boom sur le vieillissement démographique. L’auteur montre qu’avec ou sans baby-boom, le Québec était appelé à vieillir, le baby-boom n’ayant finalement que modifié le rythme du vieillissement, le retardant d’abord et, à partir de maintenant, l’accélérant fortement. Reste à savoir comment notre société parviendra à s’adapter à cette nouvelle réalité, elle qui, à l’heure actuelle, paraît encore fort mal préparée.

Au chapitre 6, Benoît Laplante et Jean-François Godin proposent une synthèse de l’évolution de la population active québécoise au cours du XXe siècle, et ce, en étudiant le rapport au travail des différentes cohortes à travers le temps. Si l’article ne nous apprend rien de particulièrement nouveau concernant l’évolution de cette population au cours des cent dernières années, il a néanmoins le mérite de bien étayer ce qu’on sait déjà mais de manière imprécise, soit la féminisation de l’emploi et la tertiarisation de l’économie. C’est toutefois en conclusion que l’analyse s’avère la plus intéressante, les auteurs nous proposant une synthèse originale des problèmes et des perspectives qui se posent à l’aube du XXIe siècle, et ce, tant en ce qui regarde l’avenir de la population active que les rapports entre les comportements liés à la participation au marché du travail et les comportements démographiques proprement dits. Ils montrent en outre comment la précarisation de l’emploi et l’instabilité croissante des unions renvoient à l’individualisation croissante des risques auxquels les hommes et les femmes se trouvent aujourd’hui confrontés.

Les deux derniers articles portent quant à eux sur la transition migratoire. Victor Piché propose un bilan de l’immigration au Québec au cours du XXe siècle, et il avance comment on est passé, en l’espace d’un siècle, de la peur à l’ouverture en matière d’immigration. Marc Termote s’intéresse pour sa part à la dynamique démolinguistique du Québec et de ses régions. Décrivant l’évolution démographique des différents groupes linguistiques au cours des dernières décennies et analysant leur comportement démographique et linguistique, l’auteur tente de dégager les caractéristiques principales de ce que nous réserve l’avenir. Essentiellement, ces articles montrent comment l’allophone est devenu un acteur incontournable dans le paysage ethnolinguistique du Québec et posent quelques questions sur l’avenir du Québec et de ses régions. Ces articles nous placent au coeur même des débats sur le nationalisme québécois et sur l’avenir de la langue française.

De manière générale, si l’ouvrage peut parfois sembler manquer d’unité par sa grande variété de thèmes abordés, il demeure néanmoins profondément instructif pour comprendre les défis démographiques de ce début de XXIe siècle. Cela est important dans la mesure où plusieurs de ces défis dépassent largement les aspects simplement démographiques, mais touchent à des questions sociologiques, politiques et économiques beaucoup plus larges. Cet ouvrage ne s’adresse donc pas seulement aux démographes, mais devrait au contraire intéresser nombre de chercheurs en sciences sociales. Le lecteur n’y trouvera pas nécessairement des réponses toutes faites, mais parviendra certainement à mieux comprendre les importantes transformations démographiques qui se sont déroulées au Québec au cours du XXe siècle. La lecture de cet ouvrage s’avérera d’autant plus pertinente que, comme nous l’avons souligné plus haut, il porte sur l’ensemble du XXe siècle et ne se contente pas de présenter les transformations de manière purement descriptive. En tant que première véritable synthèse analytique de ces changements, il constitue donc un ouvrage de référence.