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Le Plan Nord

En mai 2011, le premier ministre du gouvernement du Québec, Jean Charest (2003-2012), faisait le lancement officiel du Plan Nord, un important projet de développement nordique (Dutrisac, 2011a) visant surtout l’exploitation massive des ressources naturelles, mais également l’édification d’un nouvel espace de vie. L’introduction de son discours donnait déjà une idée de l’envergure de l’entreprise :

Cap sur un développement nordique durable. Le Plan Nord est le projet d’une génération. Il a d’abord été l’expression d’une vision du développement durable du Québec. À compter de maintenant, il est l’un des plus grands chantiers de développement économique, social et environnemental de notre époque.

Québec, 2011, p. 5

Cette annonce ambitieuse coïncidait avec l’apogée du cycle minier : la valeur de la tonne de fer atteignait un sommet de 187 $ US alors que l’once d’or atteignait 1771 $ US, soit une appréciation de 1500 % pour le fer et de 616 % pour l’or par rapport à décembre 2000 (Index Mundi, 2016). Le contexte était donc propice pour effectuer des investissements miniers et réaliser des projets ambitieux. Au début des années 2000, les dépenses annuelles en travaux d’exploration et de mise en valeur variaient entre 100 et 300 millions de dollars canadiens. En 2011, elles ont atteint le sommet historique de 834 M $ CAN (Labrecque, 2012, p. 28).

Ce contexte a certainement justifié le volume des investissements du premier Plan Nord. Ils étaient supposés atteindre 80 milliards de dollars canadiens sur 25 ans, provenir du privé et du public, et générer la création de 20 000 emplois (Québec, 2011, p. 117). Dans la première phase 2011-2016, un peu moins de deux milliards de dollars canadiens devaient être injectés dans les infrastructures, les mesures sociales (santé, éducation, logement), la création de la Société du Plan Nord[1] et la recherche d’investisseurs à l’étranger (ibid., p. 111). Les proportions de ces investissements étaient beaucoup plus significatives à l’égard de l’industrie minière que pour les mesures sociales (Duhaimeet al., 2013, p. 487). 65 millions de dollars devaient être investis sur 5 ans pour soutenir la formation et le recrutement de la main-d’oeuvre. Pour administrer les retombées des activités minières, infrastructurelles et énergétiques (Hydro-Québec) sur le territoire, il était prévu de créer un fonds d’investissement en 2011, le Fonds du Plan Nord.

L’envergure de ce projet fut réduite lorsque, le 4 septembre 2012, le parti québécois de Pauline Marois forma un gouvernement minoritaire qui est resté au pouvoir jusqu’en avril 2014. Même s’il fut moins l’objet de marketing, le Plan Nord, renommé le « Nord pour tous », a été maintenu durant ce mandat. Et bien que le nouveau gouvernement ait été accusé d’avoir « tué » le Plan Nord en effrayant les investisseurs (Corbeil, 2012; Radio-Canada, 2012; Shields, 2014; Boivert, 2014), c’est davantage le climat économique défavorable aux investissements miniers qui explique le ralentissement du projet nordique sous le gouvernement Marois (Fillion, 2014a).

Au printemps 2014, le gouvernement libéral revient au pouvoir et son leader Philippe Couillard lance un « nouveau » Plan Nord, version toujours en vigueur aujourd’hui. Cet immense projet fait miroiter un développement transversal intégré (minier, énergétique, touristique et bioalimentaire) qui se décline en plans quinquennaux s’étendant sur une période de 20 ans (2015-2035).

Ne contenant dans les faits aucune nouveauté, ce plan doit plutôt être considéré comme la version actualisée de celui de 2011 (Québec, 2015b, p. 7-8). Nettement plus modeste que la précédente, la dernière version prévoit de générer des investissements publics d’une valeur de 2,7 milliards $ CAN provenant du Fonds du Plan Nord et de la contribution d’Hydro-Québec (Québec, 2015b, p. 43). Dans les cinq années à venir, le gouvernement prévoit lui-même d’investir 360 millions de dollars d’argent public, montant qui, additionné aux contributions connexes de ministères, organismes et partenaires ainsi qu’aux mesures financées, totalisera près de 1,7 milliard $ CAN à la fin de 2020 (Laprade, 2016). S’ajoute à cette somme une participation du gouvernement fédéral dont la forme n’est précisée nulle part (ibid., p. 37, p. 42). La province espère pouvoir bénéficier du Nouveau Plan Chantiers Canada, « le plus vaste et le plus long plan fédéral d’infrastructure de l’histoire canadienne » (Canada, 2015). Cet espoir est renforcé par l’engagement pris par le nouveau premier ministre Justin Trudeau de « doubler les investissements prévus en infrastructures de 65 à 125 milliards $ CAN au cours de la prochaine décennie » (Buzetti et Vastel, 2015), une promesse réitérée dans le budget de 2016 (Canada, 2016).

Selon la déclaration de Robert Sauvé, président-directeur général de la Société du Plan Nord depuis 2015, les Autochtones obtiendront dans cette nouvelle version une plus grande écoute de la part du gouvernement, en raison d’un marché ralenti qui suscite moins d’empressement dans la réalisation des projets (Québec, Norden Nordic Council of Ministers et Université Laval, 2015). Cette déclaration laisse toutefois entendre qu’il a fallu corriger l’insuffisance du premier plan, puisque ce dernier devait déjà se faire dans le « respect des peuples autochtones », expression qui laisse d’ailleurs libre cours à plusieurs interprétations. À ce sujet, puisqu’il est lié par des traités, ententes et obligations constitutionnelles, le plan devra obtenir la collaboration des communautés locales et des groupes autochtones, ce qui serait pourtant contestable dans la pratique (Duhaimeet al., 2013, p. 489-496).

La conception du Plan Nord se serait appuyée « sur une démarche de développement durable en tenant compte des principes édictés dans la Loi sur le développement durable (L.R.Q., c. D-8.1.1) » (Québec, 2011, p. 17). La sauvegarde de « l’environnement distinctif et souvent fragile » est présentée comme l’un des quatre grands défis du plan Couillard (Québec, 2015b, p.11); 50 % du territoire nordique doit être protégé de toute activité industrielle d’ici 2035.

À la lettre, ce plan laisse présager un projet jamais vu, mais des voix s’élèvent notamment pour mettre en doute la vraisemblance de ses engagements ainsi que son caractère novateur. Serge Bouchard affirme à ce sujet que le Québec a déjà eu plusieurs « Plans Nord » :

[D]epuis la Confédération, le Québec a toujours voulu exploiter les ressources naturelles avec un modèle stable : des capitaux étrangers et une sorte de ruée vers la ressource à cause d’un contexte international. Le gouvernement vend l’accès à la ressource contre des redevances et des emplois.

Journet, 2012

Le Québec a effectivement connu, à différentes périodes, plusieurs entreprises concertées de colonisation et d’exploitation des ressources naturelles de son « Nord ». Au 21e siècle cependant, la recomposition du paysage financier international, la diversification des modes d’action publique ou encore l’émergence d’enjeux « nouveaux » comme l’écologie ont tendance à compliquer la donne. Beaucoup s’interrogent sur les conditions à la fois économiques, sociales et politiques d’un nouveau plan d’aménagement du Nord.

Le Plan Nord promu depuis 2011 est-il différent des plans de développement nordiques que le Québec a connus depuis 1867? Pour répondre à cette question, la recherche poursuit quatre objectifs : (1) décrire et comparer différents plans de développement dans le Québec septentrional; (2) analyser les composantes de ces plans et leurs enjeux; (3) examiner les ressorts du Plan Nord actuel et les principaux enjeux qu’il recouvre, et (4) questionner la réalisation des facettes « innovantes » du Plan Nord, en particulier à travers le prisme des expériences passées. Ces objectifs ont permis (1) d’évaluer si les composantes sont bel et bien les mêmes d’un plan à l’autre, et (2) d’anticiper si lesdites innovations peuvent être réalisées, validant l’affirmation du caractère distinct du Plan Nord.

Le point de départ de notre analyse est la création du Dominion du Canada, bien que le Nord ait été convoité pour ses ressources et investi bien avant cette période, notamment pour la fourrure, et notamment par les Basques qui pratiquaient la chasse à la baleine dans la région du détroit de Belle-Isle depuis la seconde moitié du 16e siècle (Duhaimeet al., 2013; Charest, 2001). La période d’analyse a été divisée en quatre périodes à partir de cette date : 1867-1900; 1900-1950; 1950-2000; de 2000 à ce jour. La délimitation de ces phases ne se justifie que par la recherche de balises pour tracer une chronologie du développement septentrional. En effet, les plans d’aménagement et de mise en valeur du Nord québécois, loin d’être marqués par une rupture franche, s’inscrivent dans une continuité rythmée par les soubresauts de la politique intérieure et du marché. Nous avons examiné différents plans de colonisation et d’expansion du Québec de base et du Moyen Nord, l’ouverture de l’Abitibi-Témiscamingue, les grands projets hydroélectriques de la Baie-James et de Grande-Baleine, et les trois versions du Plan Nord (Charest, Marois, Couillard).

Méthodologie et approche

La recherche s’est déroulée en suivant la méthode géopolitique qui s’attache à étudier les rivalités de pouvoir sur des territoires et les représentations des acteurs dans ces rivalités, ce à des échelles variées, puisque cette méthode d’analyse ne se limite pas aux relations entre États (Lacoste, 1976; Foucher, 1988; Lasserre, Gonon et Mottet, 2016). Dans cette perspective, l’aménagement du Nord québécois représente un bon exemple de problématique qui peut faire l’objet d’une analyse géopolitique parce qu’il suscite des ambitions et des projets souvent contradictoires sur la façon d’organiser et de structurer le territoire (Gumuchian, 1991; Toal, 1996; Fritsch, 2012; Subra, 2007).

La recherche visait dans un premier temps à composer une grille d’analyse pour décrire et comparer les plans passés en mobilisant les concepts fondamentaux de la méthode géopolitique, à savoir (1) le territoire, (2) les acteurs, (3) leurs représentations et (4) leur territorialité. Cette grille servirait à la fois pour analyser le Plan Nord actuel et des situations sociopolitiques localisées de différentes échelles. Il faut en corollaire garder en tête que les frontières du Nord québécois sont mouvantes selon les périodes. Ainsi, le Nord d’aujourd’hui est différent du Nord aux 19e et 20e siècles.

D’abord, quelques précisions linguistiques et conceptuelles pour éviter toute confusion : lorsqu’il est question du Plan Nord dans ce texte, nous nous référons aux récents plans de développement nordiques, c’est-à-dire le Plan Nord de Jean Charest, le Nord pour tous de Pauline Marois et le Plan Nord de Philippe Couillard. Les « plans passés » renvoient aux entreprises nordiques datant d’avant le Plan Nord. Les acteurs sont ceux qui « agissent dans et sur l’espace »; ils peuvent être des individus ou des groupes (Lasserre, Gonon et Mottet, 2016), des entreprises, l’État, des collectivités territoriales et des organisations internationales (Brunet 2004, p. 26-28). Les représentations sont les structures cognitives et mentales – les perceptions – propres à chaque acteur et au moyen desquelles il conçoit la « réalité » (Lasserre, Gonon et Mottet, 2016; voir aussi Gumuchian, 1991). Les discours, qu’ils soient vrais ou faux, sont d’importants véhicules de ces représentations « qui ont tendance à devenir des instruments pour légitimer les positions politiques » (Lasserre, Gonon et Mottet, 2016, p. 20). Enfin, la territorialité est le rapport ou la relation qu’entretient l’acteur avec le territoire. Comme ce rapport est subjectif, la convergence de plusieurs territorialités est source de conflits et de rivalités.

Les informations sur les différents projets d’aménagement du Nord québécois ont donc été colligées suivant une grille d’analyse construite d’après les éléments mentionnés ci-dessus, et rapprochées ensuite pour produire une comparaison des différents plans nordiques, en suivant une approche d’analyse de discours thématique et synthétique. Les données proviennent de documents officiels du gouvernement québécois, de discours officiels médiatisés, d’articles des médias décrivant les projets d’aménagement, complétés par une revue de la littérature scientifique, particulièrement pour ce qui concerne la description historique. De nombreuses observations proviennent d’une veille médiatique du Plan Nord sur plus d’une année, ainsi que de participations à des événements et congrès dont le thème était le développement minier ou nordique. Nous avons ainsi composé une base de données constituée de discours et d’analyses portant sur les différents plans d’aménagement du Nord, permettant de comparer ceux-ci selon une approche diachronique. Des archives et des cartes anciennes ont également permis de produire des cartes permettant d’analyser l’occupation infrastructurelle, minière et énergétique du territoire nordique au fil du temps. Parce que le corpus composé varie selon les périodes à l’étude, un examen plus exhaustif des archives nuancerait l’interprétation et dégagerait des rivalités et relations plus complexes selon l’échelle d’analyse choisie. Cette recherche n’explore ainsi qu’une des différentes lectures possibles des plans de développement nordique. L’article est divisé en quatre sections, traitant respectivement des caractéristiques du territoire du Plan Nord, des plans de développement passés, des variants et des invariants du projet, de ses différents enjeux, et se conclut par une réflexion sur ses perspectives de faisabilité.

Un territoire peu peuplé, complexe et fragile

Le territoire d’application du Plan Nord se trouve au nord du 49e parallèle de la province du Québec, au Canada. Bordé à l’ouest par l’Ontario, au nord et nord-ouest par le Nunavut et à l’est par le Labrador, sa superficie équivaut non moins qu’au deux tiers de la province (72 %). Les ressources de ce territoire sont très importantes : il renferme un grand potentiel minéralogique, « plus de la moitié des forêts exploitables du Québec », 75 % du potentiel hydroélectrique québécois, sans compter l’énergie solaire ou éolienne. Ses paysages, sa faune et ses cultures lui confèrent un potentiel touristique considérable (Société du Plan Nord, 2016).

De par la diversité de ses habitants, l’espace du Plan Nord est objet de nombreuses « territorialités ». Le Nord compte 31 communautés autochtones et 32 non autochtones. Aussi peu que 120 000 personnes habitent le Québec nordique, dont le tiers sont autochtones et réparties en quatre nations, les Inuit, les Cris (Eeyou)[2], les Innus et les Naskapis. Ces groupes partagent le territoire avec les non-autochtones, parfois en proximité, allant jusqu’à former un gouvernement municipal paritaire, le Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James (Mamot, 2016, p. 7), une structure administrative unique au Québec. Au Nunavik, plus de 90 % de la population est Inuit.

Les communautés sont parfois inaccessibles par voie terrestre et ne sont desservies que par voie maritime ou aérienne, comme c’est le cas pour les 14 communautés Inuit[3] du Nunavik. La construction et l’entretien des infrastructures impliquent des coûts supplémentaires et des défis d’ingénierie, en raison entre autres de la présence de pergélisol (Allard, 2015).

En plus d’être enclavée en ce qui a trait aux moyens de transports et de communication, la partie la plus septentrionale de l’espace du Plan Nord subit d’importants défis, conséquences des changements climatiques et de la fonte accélérée de la banquise (Lasserre, 2010). En effet, les changements climatiques sont susceptibles d’avoir des impacts sur l’environnement physique et les infrastructures, tels que la pollution, l’érosion côtière, l’affaissement des maisons, la réduction des débits des rivières, la destruction des habitats fauniques, etc. Les bouleversements se répercutent à présent sur les pratiques des habitants qui s’adonnent à la chasse et à la cueillette de petits fruits et se déplacent sur une banquise devenue imprévisible (Pelletier et Desbiens, 2010). De par l’intensité de son activité, le déploiement du Plan Nord dans cette région accroitrait ces fragilités dans de très nombreux domaines (environnement, culture, pratique du territoire, etc.).

En 1975, les Cris et les Inuit ont signé la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) avec le gouvernement du Québec et d’autres partenaires, et une convention complémentaire a été signée en 1978 avec les Naskapis de Schefferville. Les quelques points saillants de ce traité sont notamment des règles dictant le partage du territoire, la renonciation des signataires à leurs droits ancestraux remplacés par des droits issus de traités, un pouvoir accru pour les communautés dans certains champs de compétence (santé, services sociaux, sécurité publique, justice) et la création d’un régime de terres conférant différents droits aux Autochtones selon la catégorie de terres concernée[4]. Ce premier traité autochtone moderne fait toujours office de cadre de gouvernance, avec des processus et structures, distincts du reste du Québec, principalement pour la gestion de l’environnement, de la faune et du territoire. Néanmoins, il persiste une mésentente entre les parties autochtones et gouvernementales sur l’interprétation de ce traité, spécialement sur ses objectifs et la nature de la relation qui est à son fondement (Papillon et Lord, 2013).

Trois autres nations n’ont encore conclu aucun traité et revendiquent leurs droits ancestraux notamment sur une partie du territoire du Plan Nord : les Anichinabés (Anishnabe), Attikamekws (Atikamekw), et Innus (voir Farget et FullumLavery, 2014, p. 598-599). Ces derniers, qui occupent la Côte-Nord, ont négocié une entente de principe, signée en 2004, qui mènerait vers un traité concédant différents pouvoirs sur deux catégories de territoire, l’Innu Assi et le Nitassinan[5]. Après quelques années d’impasse (Papillon et Lord, 2013, p. 344; Québec, 2010; Desbiens, 2014, p. 269), les négociations auraient récemment progressé (Radio-Canada, 2016).

Outre les questions autochtones affectant le Plan Nord, son territoire d’application est aux prises avec de sérieux défis socioéconomiques. L’économie y est instable et peu diversifiée; dépendant énormément des ressources naturelles, elle est vulnérable à leur valeur extrêmement volatile sur le marché mondial, particulièrement pour ce qui concerne les minerais.

Les conditions de vie des Autochtones du Nord-du-Québec, surtout au Nunavik, sont alarmantes et, comme pour d’autres collectivités autochtones du pays, s’apparentent à bien des égards à celles de pays pauvres plutôt que d’un pays du G7 (Vastel, 2013; Anaya 2014; Commission Canadienne des Droits de la personne, 2014). Le revenu par habitant y est inférieur à la moyenne québécoise (Duhaime 2008, 74-76), l’espérance de vie à la naissance nettement plus basse (données de 2005-2008 tirées de Duhaime, Lévesque et Caron, 2015, p. 37) et la région connait également de sévères problèmes de logement (ibid. p. 104). Le traitement de l’eau potable y est déficient (ibid. p.108) et le taux de maladies infectieuses, comme la tuberculose et la shigellose, extrêmement élevé (ibid. p. 125).

C’est dans cet espace riche, diversifié et inquiétant à plusieurs égards que se déploie le Plan Nord. Mais qu’en est-il des plans précédents?

Plans de développement passés

L’espace canadien-français contre l’exode et l’assimilation (1867-1900)

Depuis la Conquête (1759-1760), les élites canadiennes-françaises avaient pour but d’étendre leur colonie défaite dans des espaces « inoccupés », une représentation qui s’était cristallisée au temps de l’impérialisme français. Au 19e siècle, les francophones avaient peine à se reconnaitre dans un espace restreint dont les frontières avaient été décidées par les Britanniques, alors que l’Amérique du Nord incarnait toujours dans leur imaginaire leur domaine perdu (Lasserre, 1998, p. 196, p. 237; Lasserre, Gonon et Mottet, 2016). « On n’admettait pas encore la dépossession de l’immense territoire qui avait été celui de l’Empire » (Lasserre, 1998, p. 236).

La frontière nordique était alors située nettement plus au sud dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Québec de base. La province a connu maintes transformations de son territoire entre la fin du 18e et le 20e siècle, le plus étriqué ayant été celui de 1764 à 1774. La frontière définie par l’Acte de Québec (1774) remontait vers le détroit d’Hudson et redescendait en englobant le littoral du Labrador, un nord que le Québec perdit à nouveau en 1809 au profit de Terre-Neuve (Trudel, 2008, p. 184, p. 190; Lasserre, 1998, p. 195). Modifiés à nouveau en 1840 et en 1867, les contours du Québec actuel ont été en majeure partie édictés par les Lois de l’extension des frontières du Québec de 1898 et de 1912. Aujourd’hui, la région administrative de l’Abitibi-Témiscamingue correspond en partie au gain d’espace de 1898; la frontière de 1912 a été étendue pour inclure le Nouveau-Québec, un espace majoritairement occupé par les Inuit.

Même si l’occupation amérindienne du territoire remonte bien au-delà de l’époque de la Nouvelle-France, l’Autochtone est longtemps resté accessoire dans les représentations des francophones. Il fallut attendre la fin du 20e siècle, avec la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord Québec (CBJNQ), pour que les décideurs de la province admettent que le territoire a pu être humanisé par les Amérindiens.

Dépourvu d’infrastructures qui auraient facilité son exploration, le Nord que se représentaient les francophones émanait surtout de leur imagination. Le territoire était compris comme une vaste étendue vierge et inhospitalière – une image de rudesse entretenue par les Autochtones craignant l’incursion par l’homme blanc sur leurs terres ancestrales et par les marchands de bois et de fourrures qui voulaient éviter que leurs concessions soient occupées par des cultivateurs sédentaires (Laserre, 1998, p. 197).

Rivalités raciales entre francophones et anglophones

Les conclusions du rapport de Lord Durham qui, à la suite des rébellions de 1837-1838, catégorisa les Canadiens français comme un « peuple sans histoire et sans littérature […] d’une infériorité sans espoir » (Durham cité dans Trudel, 2008, p. 148), motivèrent les Canadiens français à s’ancrer à la terre et contribuèrent à forger le mythe nordique et l’idéologie de survivance (voir Morissonneau, 1978; Lasserre, 1998, p. 195-198; Desbiens, 2014, p. 99-116). Pour Durham, il ne faisait aucun doute que le peuple anglais était supérieur au peuple français : « Je ne connais pas de distinction nationale marquant et continuant une infériorité plus désespérée [que celle des Canadiens français]. La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais, et toute autre race que la race anglaise y apparaît dans un état d’infériorité » (Desbiens, 2014, p. 102). Selon Durham, la supériorité des Britanniques s’étendait jusqu’à la valorisation des ressources naturelles (Desbiens, 2014, p. 105; Trudel, 2008, p. 150); il concluait que les francophones, tout comme les Autochtones, auraient gagné à améliorer leurs pratiques de mise en valeur de la terre.

Les autorités cléricales cherchèrent à contrer l’hégémonie britannique et l’exode des Canadiens français vers la Nouvelle-Angleterre, où ont émigré de 700 000 à 900 000 individus entre 1861 et 1931 (Lasserre, 1998, p. 196; Courville et Séguin, 1989, p. 15). De la fin du 19e siècle à la crise économique de 1929, le programme politique du Québec consista pour l’essentiel à amener les francophones catholiques à s’établir en région et à s’ancrer à la terre en y pratiquant l’agriculture. Germe d’une territorialité canadienne-française, la colonisation agricole dans le Nord devait assurer la « survivance de la race ». Par voie de conséquence et à force de propagande religieuse véhiculée dans les discours des élites cléricales, le Nord en vint à se confondre dans l’imaginaire des catholiques canadiens-français avec le mythe d’une terre promise pour accomplir la mission providentielle de la nation (Desbiens, 2014, p. 107-111; Lasserre, 1998, p. 197, Morrissonneau, 1978a; 1978b, p. 44; Tremblay, 1973, p. 13-15).

La résistance des francophones à l’assimilation dépendait de leur capacité à s’accrocher à un territoire qu’ils pouvaient contrôler et désigner comme leur propre sphère nationale. La préservation du passé impliquait, outre la protection de la langue et des traditions, le maintien d’une relation culturelle avec le territoire dans un environnement politique, économique et géographique en pleine évolution.

Desbiens, 2014, p. 106-107

Dirigée par l’Église, cette stratégie permit d’ouvrir de nouveaux territoires dans des régions plus au nord, à commencer par le lac St-Jean et les Laurentides. Les actions de l’Église étaient soutenues par le gouvernement québécois qui affectait à la construction de chemins de colonisation « des sommes variables, mais dans l’ensemble assez importantes. En fait, le gros du budget de colonisation était consacré à cette fin » (Minville, 1943, p. 154). Car s’emparer du Nord par la colonisation tenait d’une stratégie géopolitique (Morrissonneau, 1978b) permettant ultimement de protéger les frontières et la « race » canadienne-française.

En marge des activités de survivance, le gouvernement québécois de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1867-1873) souhaita aménager le territoire pour en extraire les ressources minières et forestières, une visée également exprimée en termes providentiels et présentée comme une nécessité imposée par la nouvelle constitution canadienne :

La constitution vous a confié de grands intérêts et imposé de graves devoirs relativement à […] l’exploitation du domaine public, comprenant celle de nos vastes forêts et de nos mines si importantes, au développement de nos ressources sociales, à l’immigration, à la colonisation.

Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, cité dans Québec, 1867

Géopolitique binaire et commerce international

Les rivalités territoriales de la fin du 19e siècle étaient d’abord binaires, opposant les protestants anglophones et les catholiques francophones. Bien que ces derniers aspiraient à démontrer qu’ils pouvaient eux aussi mettre en valeur les richesses du territoire, les lucratives activités forestières nordiques étaient un secteur dominé par les anglophones auxquels la province de Québec octroyait des concessions leur garantissant un quasi monopole sur l’exploitation des forêts. Ils détenaient la majorité des territoires de coupe, dont seulement 20 % étaient possédés par des francophones (Gaudreau, 1988b, p. 98). Les paysans, les colons francophones fournissaient surtout la main-d’oeuvre nécessaire aux activités forestières des entrepreneurs anglophones (Séguin, 1992, p. 178). L’agriculture était peu compétitive en comparaison de l’industrie forestière, laquelle permettait le défrichement du sol, jouait un rôle notable pour le maintien de la colonisation et du mode de vie agriculturiste (Morisonneau, 1978b, p. 38-39).

Le commerce forestier dépendait largement de ses exportations. Malgré la grande dépression qui frappa tous les pays industrialisés, à l’exception de la Grande Bretagne, entre 1873 et 1879 (Baud-Babic, 2016), l’activité d’équarrissage du bois (qui consiste à tailler le bois en une forme carrée) était en hausse « de la saison 1873-1874 à celle de 1875-1876 », probablement du fait de l’intense phase de construction que connaissait la Grande-Bretagne (Lewis, 1965, cité par Gaudreau, 1988a, p. 7). Au milieu du 19e siècle, ce sont les États-Unis en phase d’expansion qui devinrent le principal marché des produits forestiers du Québec (Séguin, 1992, p. 177).

La colonisation comme réponse à la crise économique (1900-1950)

Les ambitions cléricales d’occupation nordique ont été concrétisées au 20e siècle. À la suite de la modification des frontières qui étendit la province vers le nord et l’est (1912), le plan de valorisation nordique ciblait spécialement l’Abitibi-Témiscamingue d’aujourd’hui. La pénétration par le chemin de fer National Transcontinental de ce territoire occasionna une nouvelle phase d’expansion nordique, en permettant le transport des premiers colons et en améliorant l’accessibilité des richesses naturelles de la nouvelle possession territoriale du Québec.

Ouvrir le Nord : un chemin de fer essentiel au développement territorial

Les « Plans Nord » de la première moitié du 20e siècle résultent largement de la grande crise économique de 1929 tout en s’inscrivant dans la continuité de l’idéologie de survivance du siècle précédent. Aux prises avec un taux de chômage élevé, les gouvernements canadien et québécois menèrent alors une série de plans de colonisation pour pallier le chômage et déplacer les chômeurs urbains vers les régions rurales (voir le graphique 1).

En 1930, le gouvernement canadien alloua un montant de 20 millions de dollars[6] au projet de loi fédérale visant à combattre le chômage. En 1932, sur le même principe, le fédéral mit en oeuvre le Plan Gordon auquel contribuèrent financièrement les trois paliers de gouvernement. Ce plan occasionna le déplacement de 5400 personnes dans le nord-ouest du Québec. En 1933 fut lancé un plan d’établissement des fils de fermiers en Abitibi, peu concluant, dont les clauses principales furent reconduites dans les plans suivants. En 1934, le nouveau ministre de la Colonisation, Irénée Vautrin, reçut le mandat de réaliser l’établissement des ruraux en différentes régions, projet doté d’un budget de 10 millions de dollars qui aboutit surtout à un plus fort développement en Abitibi et au Témiscamingue. Le Plan Vautrin, de compétence exclusivement provinciale cette fois, sera le plus audacieux projet de colonisation agricole du Québec et s’échelonnera jusqu’en 1937. Grâce à lui 12 305 chefs de famille s’établiront en Abitibi. En 1936, Québec mit parallèlement en oeuvre un plan d’établissement et de consolidation pour tenter de contrer la tendance au désistement des colons. Le plan Rogers-Auger, d’initiative provinciale-fédérale, fut ainsi mis en place au terme du plan Vautrin en 1937 (Desbiens, 2014, p. 159-160; Barrette, 1972, p. 18, 24, p. 163; Tremblay, 1982, p. 239, p. 244; Biays, 1964, cité par Tremblay, 1982, p. 239).

Graphique 1

Frise des différents plans de colonisation (1930-1937)

Frise des différents plans de colonisation (1930-1937)

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La colonisation ne pouvait être nettement dissociée de l’activité forestière, car coloniser, au Québec, signifiait « faire terre neuve » (Minville, 1943, cité par Morissonneau, 1978b, p. 35). Il fallait défricher le sol : « [l]’étendue et la valeur du domaine forestier entraînent un prompt essor de l’industrie du sciage » (Tremblay, 1982, p. 230). Du côté du secteur minier, bien que des prospecteurs aient découvert dès 1906 les richesses minières abitibiennes et plusieurs autres filons d’or en 1910-1915, c’est la fulgurante montée du prix de l’or au milieu des années 1930 qui occasionna une « ruée vers l’or » culminant avec le « rush » de Val-d’Or dans les années 1934 et 1935 (Tremblay, 1982, p. 231, p. 234 et 241; Benoit, 1938, p. 62-63, cité par Tremblay, 1982, p. 241-242). Au Québec, la valeur de la production d’or passa de 23 000 $ CAN en 1917 et à 41 990 000 $ CAN en 1942 (Charette, 2016). En Abitibi, le développement minier deviendra alors étroitement lié au projet de colonisation, grâce entre autres aux voies de communication développées en pleine forêt pour les entreprises minières :

Jusqu’en 1927, le gouvernement provincial a déboursé 3 300 000 $ pour les chemins et les écoles, 250 000 $ pour les « routes des mines » dans la région de Rouyn, 250 000 $ pour l’embranchement du chemin de fer de Rouyn, alors qu’il ne dépense que 125 000 $ pour l’agriculture et l’industrie laitière de la région.

Trudelle, 1937, p. 53, cité par Tremblay, 1982, p. 231

Les aspirants-colons fournissent un apport substantiel de main-d’oeuvre pour les compagnies forestières et pour les propriétaires de moulins à scie. L’État, dans la conjoncture de crise, assure une partie importante de la reproduction de la force de travail, par l’entremise des diverses primes ou allocations gouvernementales. Sans cela, les entreprises forestières qui n’opèrent que quelques mois par année, n’auraient pu disposer, outre des voies de communication, de la main-d’oeuvre nécessaire.

Tremblay, 1982, p. 248

Le secteur minier et le secteur forestier furent remarquablement structurants pour les schémas d’aménagement du territoire. Les paroisses prenaient vie à proximité des sites miniers, procurant une main-d’oeuvre à l’industrie; il était admis chez les décideurs que la colonisation ne pouvait plus être conçue sans « un solide appui soit de l’industrie du bois de pulpe, soit de l’industrie minière » (extrait d’une déclaration du ministre de la colonisation M.I. Vautrin, cité par Barrette 1972, p. 129). Comme Benoit le faisait remarquer, des chemins que les colons réclamaient depuis de nombreuses années furent soudainement tracés en pleine forêt (Benoit 1938, p. 19, p. 36, cité par Tremblay, 1982, p. 242). L’activité agricole était en réalité secondaire; l’État se fit d’ailleurs très discret pour communiquer des résultats peu reluisants malgré plusieurs années d’efforts déployés pour l’agriculture (ibid., p. 245).

Modernisation et transformation structurelle (1950-2000)

Un monde en changement

Bien que les frontières du Québec aient été définies à la fin du 19e siècle et au début du 20e, jusqu’aux années 1960 les Québécois du sud sont demeurés peu actifs dans le Nouveau-Québec, exception faite de la dernière frontière repoussée par le chemin de fer en Abitibi-Témiscamingue. Il fallut beaucoup de temps pour implanter les structures, services, politiques et stratégies dans le Nouveau-Québec, jusqu’à la création de la Direction Générale du Nouveau-Québec (Voir Hamelin, 1980, p. 255-263). C’est la victoire du parti libéral de Jean Lesage (1960-1966), ancien ministre fédéral du Nord, qui a marqué la fin du statu quo et une nouvelle phase d’extension de l’écoumène québécois non autochtone.

Le contexte de crise économique et la dynamique « agriculturiste-forestière » qui ont motivé les plans nordiques de la période précédente se sont transformés progressivement. La modernisation a entrainé le déclin de l’agriculture après que la Seconde Guerre mondiale eut catalysé l’effervescence industrielle et la mécanisation des opérations, réduisant les besoins de main-d’oeuvre dans les secteurs forestier et agricole (Dagenais, 1959, p. 195; Dickinson et Young, 2009, p. 307-309, p. 313). Parallèlement, la croissance de la demande en minerais donna naissance à une nouvelle dynamique, sur la Côte-Nord et en Abitibi particulièrement. Cette croissance contribuera directement au boum de « villes champignons » qui se développèrent autour des sites miniers exploités. De nouveau, le chemin de fer sera d’une importance essentielle pour l’ouverture du territoire. Son extension atteignant désormais des zones situées en deçà du 55e parallèle, il rend accessibles les ressources recherchées :

L’avènement de la société de consommation au Canada, la reconstruction de l’après-guerre en Europe et la demande américaine d’acier pendant la guerre de Corée créèrent d’excellents débouchés pour certaines ressources du Québec : minerai de fer, aluminium et amiante. La valeur nette de la production minière passa de 59 millions de dollars en 1945 à plus de 246 millions en 1960. La Côte-Nord se développa rapidement, tout comme d’autres régions éloignées telles que l’Abitibi qui avait beaucoup souffert de la Crise. Des villes du Nord québécois comme Schefferville et Gagnon, qui devaient leur existence aux compagnies minières, prirent de l’expansion et furent reliées à Sept-Îles par le chemin de fer de l’Iron Ore Company; le port de Sept-Îles devint d’ailleurs un des plus achalandés du Québec après l’achèvement de la voie maritime du Saint-Laurent, qui permettait un meilleur accès aux marchés situés plus à l’ouest.

Dickinson et Young, 2009, p. 313

Les besoins énergétiques augmentèrent à l’avenant, justifiant dans les années 1950 une stratégie de production énergétique qui devait permettre au gouvernement de Duplessis de limiter son approvisionnement chez les entreprises d’électricité anglophones prospères qui contrôlaient la tarification, dont la Shawinigan Water and Power (Savard, 2013, p. 43; Desbiens, 2014, p. 39). Jusqu’à la deuxième nationalisation de l’électricité (1962-1963), la maitrise de rivières au fort potentiel fut l’objet de rivalités entre Hydro-Québec et d’autres industriels (Savard, 2013, p. 43).

Cette compétition servit de fondement à la campagne électorale du Parti libéral du Québec de Jean Lesage. Selon René Lévesque, il fallait décoloniser le secteur énergétique en se défaisant des colonial barons (Desbiens, 2014). La victoire du parti libéral de 1962 signifia une sortie irrévocable des années de « grande noirceur » du gouvernement de Maurice Duplessis (1936-1939 et 1944-1959) et marqua la fin de l’infériorité des francophones dans la gestion de leurs ressources naturelles. La création d’Hydro-Québec était l’aboutissement d’un projet idéologique visant à lutter contre les trusts et les monopoles des services publics, s’insérant dans « un mouvement nord-américain de remise en question du grand capital […] et du rôle de l’État dans les sphères économiques et sociales », particulièrement après la Grande Crise de 1929 (Savard, 2013, p. 36). Au Canada français, Hydro-Québec joua le rôle d’instrument de lutte « contre l’infériorité sociale et la dépression économique entamée dès le début du 20e siècle par certains membres des élites sociale, ecclésiastique et économique » (Lacombe, 1989; Rousseau, 2003, dans : ibid. p. 36-37).

Émergence des grands barrages

Le projet hydroélectrique de la rivière Manicouagan des années 1960, la Manic, réalisé en totalité par des ingénieurs québécois, a permis à la province d’acquérir une expertise dans les infrastructures des régions éloignées (Desbiens, 2014, p. 43), faisant ainsi un pied de nez aux Anglo-canadiens : « Manic représentait un moment unique d’éveil culturel dans le Québec, jamais reproduit à ce jour » (Desbiens, 2014, p. 39). Le mythe nordique agriculturiste du 19e siècle était toujours vivant dans l’imaginaire des responsables politiques. En construisant d’immenses infrastructures dans l’arrière-pays « vierge et hostile », les travailleurs, représentés comme des héros, incarnaient l’esprit du conquérant et l’attachement historique des Québécois aux mythes des bâtisseurs (Desbiens, 2014, p. 169).

C’était un terrain de construction nationale pour les Québécois; il symbolisait la transition de la tradition (incarnée par la vie rurale) à la modernité (par le biais de l’industrialisation et de l’énergie hydroélectrique); et il a donné naissance à un imaginaire géographique spectaculaire présentant le Nord comme le théâtre d’une confrontation entre technologie et nature.

Desbiens, 2014, p. 43

Géopolitique complexifiée par les Autochtones et la scène internationale

Les grands barrages ont aussi marqué l’entrée en scène juridique d’autres acteurs dans les projets d’aménagement du territoire. Jusqu’au lancement du projet de la Baie-James par Robert Bourassa en avril 1971, les activités industrielles de la province étaient réalisées sans que le gouvernement se soucie de l’avis des Autochtones. À l’image des Innus affectés par le projet de la Manic (Côte-Nord), les Cris de la baie James n’avaient pas été consultés en amont du projet Baie-James. Conséquemment, en 1972, ceux-ci ont déposé une requête d’injonction à la Cour supérieure pour contester la construction du mégaprojet, amorçant un long processus juridique suivi de négociations auxquelles les Inuit du Nouveau-Québec ont été intégrés. Cet intense épisode a mené à la conclusion du premier traité autochtone moderne, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), qui légitima des territorialités plus ou moins compatibles entre elles dans le territoire nordique (Desbiens, 2014, p. 59).

Ce traité a eu des conséquences d’envergure sur la gouvernance nordique, traçant des limites pour trois catégories de terres. Le territoire conventionné fonctionne selon des régimes et des procédures différents[7] du reste du Québec, une prescription dont l’esprit était de permettre aux Autochtones de préserver leur mode de vie traditionnel (Québec, 1998, XX), notamment par l’attribution de certains droits exclusifs.

Si l’aventure de la baie James a marqué le début de la politisation des Autochtones et de leur implication dans les projets d’aménagement du territoire, le projet de Grande-Baleine à la fin des années 1980 a éveillé la conscience environnementale des décideurs politiques et d’Hydro-Québec en ce qui concerne les aménagements hydroélectriques. Il s’agissait effectivement d’une première : de vastes mesures consultatives et évaluatives ont servi à étudier les risques environnementaux et à sonder l’avis des peuples autochtones (Dufour, 1996). Malgré cela, le projet s’est heurté une nouvelle fois à une vive opposition de la part de ces populations. Le projet a finalement été suspendu par le gouvernement provincial en raison d’une intense résistance ralliant écologistes et Autochtones et attirant l’attention de la communauté internationale. Une campagne de relations publiques agressive a incité l’entreprise énergétique new-yorkaise qui avait conclu un contrat d’approvisionnement avec Hydro-Québec à annuler celui-ci (Dufour, ibid.; Lasserre, 2003). Or, à plus grande échelle, même si la nation crie était opposée au projet, « la nouvelle aurait été accueillie plus froidement du côté des Inuit, qui ont signé avec Québec au début de l’année une convention pour finaliser le projet Grande-Baleine en échange de compensations substantielles » (Francoeur, 1994; Harbour-Marsan, 2017).

Des années 2000 au Plan Nord d’aujourd’hui : une lente transformation des structures de gouvernance, mais une innovation fragile

Vers une plus grande autonomie et participation des groupes autochtones

Le gouvernement du Québec a marqué une étape importante en signant la Paix des Braves en 2002 avec la nation crie[8], légitimant sa volonté de s’engager dans une nouvelle relation de nation à nation, ouverte et respectueuse de l’autre communauté et favorisant une plus grande autonomie de la nation crie dans son développement. La signature de cette entente a mis fin en outre aux poursuites judiciaires des Cris envers Québec, causées notamment par le comportement abusif des compagnies forestières sur le territoire de la baie James. Parachevant la CBJNQ dont certains engagements étaient négligés du point de vue des Cris, le Québec est depuis contraint par cet engagement administratif d’encourager la participation des Cris par le biais de partenariats dans les projets de développement forestier, hydroélectrique et minier. Ce geste a reconfirmé l’impératif de prendre en compte les représentations d’un nouveau groupe d’acteurs, exclus des pourparlers liés aux projets d’aménagement nordique du 19e et 20e siècles (voir Desbiens, 2006; Québec et les Cris du Québec, 2002). Quelques mois plus tard, dans le même esprit, le gouvernement du Québec a signé avec les Inuit du Nunavik[9] l’Entente de partenariat sur le développement économique et communautaire du Nunavik (Entente Sanarrutik), de « nation à nation », dont les dispositions générales sur le fond sont les mêmes, bien que les engagements de la Paix des Braves détaillés, notamment pour la réalisation du projet hydroélectrique Eastmain 1-A/Rupert. (Société Makivik, Administration Régionale Kativik et Québec, 2008).

Invariants, nouveautés et enjeux

Aménagement et frontières

Un regard sur la progression des infrastructures met en évidence la tendance du gouvernement à investir un espace toujours plus nordique, suivant des trajectoires verticales dominantes, peu reliées « au travers des longitudes » (Hamelin, 1980, p. 143). L’écoumène est progressivement passé du Québec de base au Moyen Nord (bas et haut), le gouvernement visant maintenant le Grand Nord (ibid. p.137-140), suivant à chaque époque l’expansion des frontières ou cherchant à les confirmer (Berdoulay et Sénécal, 1993, p. 31).

Pour le Plan Nord, le tracé frontalier très particulier de la province à la limite des eaux (Société Makivik et Gouvernement du Canada, 2006, p. 89) est une source potentielle de tensions entre le fédéral, le Nunavut, les Cris et les Inuit. L’ambiguïté de cette frontière risque de compliquer le projet de quai en eaux profondes du gouvernement libéral qui souhaite « obtenir une frontière plus appropriée et […] corriger les difficultés liées à la configuration actuelle de la frontière » (Robitaille, 2015). Cette question devra pourtant être réglée si la province du Québec doit construire son quai, stratégiquement important (Shields, 2012; Québec, 2011, p. 91).

Représentation développementaliste

Bien que le Plan Nord dénote une rupture avec les motivations de « survivance » et les ambitions colonialistes[10], celles-ci sont reprises à travers le mythe pionnier du nord pour commercialiser le projet selon le goût du jour (Duhaimeet al., 2013), et restent au coeur d’une stratégie de relance économique. La relance du Plan Nord, directement corrélée au prochain haut de cycle minier, est particulièrement attendue par les régions afin de maintenir les emplois et d’en créer de nouveaux (Lacroix, 2016; Radio-Canada, 2015c).

Il persiste une représentation du Nord à l’image d’une étendue de richesses disponibles pour l’exploitation (Bouchard cité par Journet, 2012) et dont le potentiel de chaque parcelle doit être connu, comme le démontrent ces extraits singulièrement semblables de textes écrits aux 19e et 21e siècles :

Il devient impérieux d’étudier plus profondément encore les immenses ressources que renferme le pays, afin que cette connaissance nous fasse développer avec plus de succès […] les branches commerciales, industrielles et agricoles qui nous occupent et qui font notre richesse nationale.

Drapeau, 1863, p. 5, cité par Berdoulay et Sénécal, 1993, p. 32

Territoire immense et majestueux, le Nord regorge de richesses. Par leur histoire et leur culture, ses populations sont uniques. La puissance hydroélectrique de ses rivières est colossale. Son sous-sol renferme des ressources minérales inestimables. Ses paysages et sa faune possèdent un potentiel touristique considérable. Le Plan Nord propose un modèle de développement durable qui permettra de mettre en valeur ces ressources naturelles dans le respect de l’environnement et des écosystèmes au profit des populations nordiques et de l’ensemble des Québécois.

Québec, 2011, p. 6

Le discours aménagiste intègre maintenant l’Autochtone comme un partenaire égal incontournable. Il s’y distingue une volonté de coexistence « exigeant une plus grande collaboration avec les peuples impliqués » (Hamelin, 2005, p. 31), qui devra néanmoins traverser l’épreuve du temps et surmonter la complexité des concertations.

Infrastructures

Les infrastructures sont invariablement la clé de voute des projets de mise en valeur septentrionaux, et participent surtout à la définition d’un écoumène de liaison (Hamelin 1980, p. 127) servant d’abord à faciliter les échanges commerciaux. Leurs tracés contribuent moins à l’aménagement d’un lieu de vie qu’à l’accès aux ressources. L’étalement nordique du Québec de base et l’ouverture du Moyen Nord reflètent un certain succès dans l’établissement d’espaces de résidence, mais il reste que l’économie de ces communautés dépend largement des activités industrielles.

La participation financière du gouvernement dans l’édification des routes/voies/ports d’accès aux ressources est vivement sollicitée par l’industrie minière (Riopel cité par Harbour-Marsan, 2015), mais après avoir historiquement contribué significativement aux infrastructures, le gouvernement du Québec prévoit maintenant d’obliger les utilisateurs (surtout industriels) à fournir une « juste » contribution (Proulx, 2015) et de sortir les infrastructures d’une logique exclusive d’exploitation. « Ce modèle d’affaires nordique pourra aussi faire en sorte que les coûts d’implantation et d’entretien des infrastructures seront partagés, tout au long de leur vie utile, par les entreprises, les communautés concernées, les autres utilisateurs et le gouvernement du Québec » (Québec, 2011, p. 20).

Or, les actions que le gouvernement entreprend et les budgets qu’il leur alloue obligent à nuancer, voir rendent contradictoire cette ambition (Dutrisac, 2011b). À l’automne 2014, le ministre des Ressources naturelles et responsable du Plan Nord, Pierre Arcand, a annoncé un investissement de 20 millions de dollars pour réaliser, conjointement avec des partenaires privés, une étude de faisabilité concernant un nouveau tracé ferroviaire entre Sept-Îles et la Fosse du Labrador. Le lien ferroviaire est destiné à faciliter l’accès à cet espace en vue de l’extraction de terres rares lourdes, convoitées notamment pour les technologies vertes (Radio-Canada, 2014; MERN, 2014, Québec, 2014, B.71; The Economist, 2009). Bien que sa pertinence soit contestée, le projet a été appuyé par les trois gouvernements successifs entre 2010 et 2015 (Radio-Canada, 2015a, 2015b; Corbeil, 2014).

Le site de la mine diamantifère (Stornaway) bénéficiera d’un prolongement de 240 km de la route 167, commençant à partir de Mistissini et de la communauté de Chibougamau (Stornaway Diamond Corporation, 2012). Au total, la contribution de l’État québécois s’élèvera à 300 millions de dollars (Shields, 2015). Cependant, il est dit que cette route répond également aux besoins de plusieurs acteurs : elle permettrait à 3000 Cris de Mistassini d’accéder plus facilement à leurs territoires de trappe et rendrait également accessible le parc national Albanel-Témiscamie-Otish (Dutrisac, 2011b; Shields, 2011; Duhaimeet al., 2013, p. 486; Cyr, 2015). Cela étant, un tracé pour le tourisme et les Autochtones, sans site minier environnant, serait-il financé?

Les décisions concernant les infrastructures trahissent la pensée aménagiste qui sous-tend les projets de mise en valeur du territoire, et comme l’a démontré avec acuité le litige récent (2014 à 2016) impliquant Cliffs ressources naturelles au sujet du quai de Pointe-Noire à Sept-Îles[11] (Lévesque, 2014; Radio-Canada, 2014; Shields, 2016), elles soulèvent des questions d’ordre politique.

Démographie et capacité

Convaincre des citoyens d’aller s’établir dans les terres nordiques et d’y rester est un défi constant. Aujourd’hui, les régions du Plan Nord, particulièrement la Côte-Nord, subissent à nouveau l’exil de leur population attirée vers des milieux plus dynamiques (Institut de la statistique du Québec, 2016; Maheu, 2016). Ce solde migratoire négatif explique d’une part les besoins de main d’oeuvre et d’autre part les recettes insuffisantes pour financer les services publics. Cela diminue l’attrait des régions et condamne les acteurs locaux à trouver à court terme des solutions dans l’attente du déploiement du Plan Nord (Lacroix, 2016).

Comparativement aux 19e et 20e siècles, on ne voit plus aujourd’hui des villes de compagnie ou des villes « champignons » éclore à proximité des sites industriels pour se transformer ensuite en villes fantômes. Cependant, [traduction] « [b]ien que des services de transport tels que l’avion et les déplacements par véhicule aient réduit le besoin de vivre réellement à côté de la mine, de facto des villes minières existent encore aux points de départ pour les activités de fly-in/fly-out » (Gibson et Klinck, 2005, p. 118; Kuyek et Coumans, 2003). Qui plus est, la rivalité entre travailleurs locaux et externes est vive, et les responsables doivent se frayer une voie difficile entre un marché de l’emploi déprécié et des besoins d’expertise pointue, comme ce fut le cas au chantier de la Romaine (Côte-Nord) (Garneau, 2014), outre les manifestations autochtones également imbriquées (Radio-Canada, 2015d).

Contexte mondial : compétitivité et dépendance

De par la nature de ses activités (surtout minières, forestières et énergétiques), le développement du territoire nordique du Québec continue de dépendre largement de l’investissement direct et des marchés étrangers. Mais la corrélation avec l’international est nettement plus forte au 21e siècle. La pression des ONG et des populations fait en sorte que l’acceptabilité sociale et l’environnement gagnent en importance dans un contexte de mondialisation où les problématiques globales se transposent au plan local, et vice versa. Dès lors, Québec veut montrer aux investisseurs étrangers la valeur ajoutée de son projet par comparaison avec d’autres États miniers concurrents (Australie, Afrique), et ce, en dépit de la moindre compétitivité de ses coûts (Québec, 2015c; Lévesque, 2015, Radio-Canada, 2016a). La prise en compte de ces dimensions est désormais quasiment obligatoire pour le secteur extractif en quête, d’une part, de légitimité auprès des populations, et d’autre part, d’investisseurs à la recherche de fonds d’investissement socialement responsables (Fonds Éthiques, 2016). Cependant, autant que le respect des droits et revendications des Autochtones, la réservation prévue de 50 % du territoire à des zones protégées fait douter de la réelle faisabilité du Plan Nord, mesure sans laquelle le projet demeurera pourtant du business as usual et se distinguera nettement moins vis-à-vis de projets similaires dans d’autres États miniers.

Rivalités politiques et juridiques

Historiquement, la rivalité dominante se jouait entre les francophones et les anglophones, bien que, nous ne l’ignorons pas, d’autres rivalités aient existé. Au-delà de la concurrence internationale, le Plan Nord crée aujourd’hui encore des tensions entre les régions et les groupes autochtones concernés, reflétant leur « valeur » géostratégique à l’égard des projets potentiellement profitables (voir les cartes 1 et 2). La frontière du 49e parallèle apparait également problématique pour les acteurs exclus du territoire d’application du Plan Nord « officiel ». La région de l’Abitibi-Témiscamingue, par exemple, cherche une confirmation de sa valeur stratégique dans la planification des projets du Plan Nord (Lessard, 2016; Noncourt, 2015 ; Rivard-Boudreau, 2016). Il en va de même pour les communautés autochtones qui s’estiment partie prenante dans le Plan Nord sans toutefois apparaitre dans les discours officiels du gouvernement du Québec (Farget et FullumLavery, 2014; Vincent, 2011).

Carte 1 et Carte 2

Territorialités du territoire d’application du Plan Nord en 2016

Territorialités du territoire d’application du Plan Nord en 2016

Références :

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Certes, la CBJNQ et les ententes bilatérales avec les Autochtones contribuent à transformer l’attitude du gouvernement et des entreprises minières dans la mise en oeuvre du Plan Nord. Malgré cette avancée, ces engagements ne garantissent pas la résolution de l’ensemble des différends, pas plus qu’ils ne signifient que les avis pris en compte reflètent ceux de tous les Autochtones concernés[12]. La situation politique des Innus, des Anichinabés et des Attikamekws, dont les revendications n’ont encore abouti à aucun traité qui consacrerait la reconnaissance de leurs ambitions et de leurs droits, montre le chemin qui reste à parcourir pour atteindre une solide concertation et une réelle harmonie avec les peuples autochtones concernés par le Plan Nord (Québec, 2015, p. 8). Dans le cas des Innus, par exemple, il faut aussi considérer qu’en comparaison du territoire d’application de la CBJNQ,

le territoire couvert par cette revendication territoriale est beaucoup plus densément peuplé que celui de la CBJNQ. La présence d’importantes communautés non-autochtones complexifie la gouvernance du territoire. Les municipalités de Sept-Îles et de Baie-Comeau, mais aussi la région du Saguenay-Lac Saint-Jean sont directement concernées. Québec, en particulier, est sensible aux intérêts de ces collectivités.

Papillon et Lord, 2013, p. 355

Comment concevoir des ententes dans le cadre du Plan Nord avec en trame de fond des chantiers de négociations et des revendications non conclues (Desbiens, 2014, p. 270)?

Environnement

Depuis l’avènement du projet hydroélectrique de Grande-Baleine, les préoccupations environnementales occupent une place grandissante dans les projets de développement nordiques. Bien que le Plan Nord reconnaisse ces enjeux environnementaux, l’application concrète des mesures de précaution n’est pas précisée dans les discours. En 2011, le gouvernement a envisagé l’aménagement d’un port en eau profonde à Whapmagoostui-Kuujuarapik, sans toutefois expliciter les mesures à prendre pour répondre aux aléas et vulnérabilités d’un plus grand trafic dans l’Arctique (Dupré, 2010)[13]. De plus, les sources d’énergie et d’électricité sur le territoire du Nunavik proviennent presque totalement des produits pétroliers livrés par navire à l’aide d’un pipeline flottant ou de barges et de remorqueurs (Harbour-Marsan, 2017). Les conditions météorologiques ou le caractère rudimentaire des installations portuaires rendent souvent difficile l’approvisionnement (Transport Québec, 2002, p. 40-44), entrainant à l’occasion des déversements (Perron, 2015). Une activité minière et industrielle accrue augmenterait concomitamment les volumes transportés et les risques d’une catastrophe maritime, que redoutent particulièrement les Inuit consécutivement à la marée noire d’Exxon Valdez (Pelletier et Desbiens, 2010, p. 201).

Qui plus est, l’objectif de consacrer 50 % du territoire à des fins autres qu’industrielles d’ici 2035 exaspère certains acteurs (Tremblay, 2015). Qu’est-ce qu’une aire non industrielle? Le seuil de compatibilité entre des activités économiques et la biodiversité est sujet à questionnement. Quelles régions resteront disponibles pour la conservation (Berteaux, 2013)? Le secteur minier exprime son besoin de disposer de grands territoires pour pouvoir connaitre le comportement et la composition des sols. Selon André Gaumond[14], la protection de 50 % du territoire – en plus des 15 % du territoire protégé par défaut en raison de la présence de terres de la catégorie I et d’aires réservées ou occupées par Hydro-Québec – entrainera la mort de l’industrie (Québec Mines, 2015; Harbour-Marsan, 2015). Dans les questions environnementales, Québec doit prendre position entre la gestion des risques environnementaux, une diligence raisonnable dans l’autorisation des projets de développement et la prise en compte des différentes perceptions des usagers, mais également des investisseurs, concernant les normes à établir.

Économie et composantes sociales

Le Plan Nord revêt une forte dimension économique et commerciale. Reste que les cours des matières premières, qui avaient atteint des sommets records quelques années auparavant, sont depuis 2013 à un seuil très bas, se rapprochant en 2016 de niveaux jamais vus depuis la crise financière mondiale de 2008-2009. Malgré des prévisions d’investissements importants, le montage financier du Plan Nord reste vulnérable aux aléas du marché. Les montants prévus proviendront du Fonds du Plan Nord dont les revenus dériveront « d’une dotation annuelle établie à partir des retombées fiscales découlant des projets d’exploitation des ressources naturelles et de ceux d’infrastructures publiques réalisées sur le territoire du Plan Nord » (Québec, 2015b, p. 42-44). Or, si le financement du Plan Nord repose sur la vitalité des activités minières, il est envisageable que les priorités d’action du gouvernement seront liées aux activités rentables, délaissant les mesures sociales qui, comme la protection de 50 % du territoire, confèrent au Plan Nord son caractère inédit. « Si le ciel est bleu et que les investissements s’accumulent, l’argent investi dans le Plan Nord va grandir. Si ça va mal, comme c’est le cas en ce moment avec les prix qui sont déprimés, l’argent investi sera moindre et peu élevé » (Fillion, 2015).

Peu de projets sont en cours, certains sont abandonnés, comme le projet de mine Arnaud, détenu à 62 % par Investissement Québec et mis en veilleuse en octobre 2015 consécutivement au retrait du partenaire privé, Yara international (Laroque, 2015). La mine chinoise de Canadian Royalties, Nunavik Nickel, tarde à réaliser des affaires, notamment après s’être vu retirer ses fonds par la Bank of China (Létourneau, 2014). Cette réalité est un risque tangible pour le déploiement des autres composantes, telles que la formation de la main-d’oeuvre et la scolarisation en milieu nordique, le développement culturel et le tourisme (Québec, 2015b). La valeur dépréciée des matières premières pèse sur tous les autres enjeux et composantes, compromettant leur succès, et dès lors la réussite du Plan Nord.

Comme l’avançait Serge Bouchard, le Plan Nord apparaît être un projet de développement économique du Québec boréal similaire à ceux que les siècles derniers ont connus. Il faut cependant nuancer l’affirmation, car l’analyse montre que plusieurs de ses composantes étaient absentes des plans passés, particulièrement l’attention portée aux questions environnementales et à la participation des Autochtones. Ce sont d’ailleurs ces caractéristiques qui distinguent le Plan Nord des plans de développement d’autres États miniers avec lesquels la province est en compétition pour attirer les investissements. Le gouvernement du Québec serait en mauvaise posture s’il ne concevait pas un projet inclusif, « vert », respectueux des communautés autochtones, et porteur de l’intérêt général de la société québécoise. Or, cette question de l’intérêt général est précisément un enjeu majeur des grands projets d’aménagement du territoire (Subra, 2007, p. 17).

Invariablement, les plans de mise en valeur nordiques ont repoussé les marges de l’écoumène québécois non autochtone vers le nord, du Québec de base vers le Moyen Nord, puis vers le Grand Nord pour le plus récent projet. Les discours reprennent encore à ce jour les images mythiques d’un Nord pourvu d’une abondance de richesses, dont la mise en valeur contribuerait à l’enrichissement de toutes les populations. Les Autochtones, autrefois exclus des représentations et de la planification des projets, gagnent progressivement en importance depuis l’expérience du projet hydroélectrique de la Baie-James, tant dans les représentations que dans les structures et les processus décisionnels. Or, les Autochtones sont divisés sur la question de leur participation au projet. Leur position varie en fonction de plusieurs données, en particulier : l’existence ou l’absence de traité et d’entente; la reconnaissance de leur implication réelle dans les discours du Plan Nord; l’attention que leur donnent les médias (Vincent, 2011); leur organisation politique, et les ressources que recèlent les territoires ancestraux ou concernés par un traité. Les relations restent donc hautement délicates. À cet égard, le discours officiel du gouvernement provincial occulte la complexité réelle que revêt la conciliation de sa vision avec les intérêts de toutes les parties concernées. Répétant le terme partenariat comme un mantra, c’est plutôt une approche « à la pièce » qu’il semble privilégier. Des études de cas mériteraient d’être menées pour révéler la nature du partenariat et ses subtilités.

Les infrastructures majeures, spécialement le chemin de fer, ont toujours joué un rôle central dans les plans passés, répondant à un besoin de liaison. Le chemin de fer avait un rôle déterminant pour l’établissement des populations et des industriels dans le nord du Québec de base et le moyen Nord, mais les infrastructures étaient par-dessus tout essentielles pour acheminer les ressources naturelles vers les marchés. Encore aujourd’hui, la question des infrastructures crée surtout une tension entre l’industrie minière et le gouvernement, ce dernier demeurant incertain quant à la proportion de sa participation financière. Québec affirme ne plus être au service des industries et leur demande de participer aux investissements (Couillard, 2014); la tendance indique cependant qu’il donnera quand même un appui important à la mise en place d’infrastructures. Leur usage influence également la logique dominante du territoire, traditionnellement développementaliste. Le Plan Nord ne remet pas cette dernière en cause mais comporte aussi d’importantes composantes sociales, notamment une contribution à l’amélioration de la qualité de vie des personnes habitant dans les différentes régions nordiques et spécialement dans le Grand Nord. Cependant, les défis restent de taille, et peu d’améliorations sont encore tangibles. Au contraire, de très nombreuses critiques s’élèvent à l’endroit du gouvernement, portant notamment sur la création d’emplois en région et les retombées économiques du Plan Nord. Ainsi, même si la prochaine fenêtre favorable à l’exploitation minière devrait vraisemblablement créer de l’emploi et permettre des investissements, les répercussions locales, la disponibilité d’une main-d’oeuvre formée, le déploiement des programmes sociaux et l’élaboration de projets touristiques restent incertains, principalement en raison des défis d’arrimage d’objectifs aussi ambitieux et du manque de précisions sur leur mise en oeuvre.

Les entreprises nordiques, et le Plan Nord n’y échappe pas, ont cherché à profiter du climat économique mondial lorsqu’il était favorable, ou à rééquilibrer l’économie lorsque l’environnement était morose. La valeur très élevée des minerais a justifié l’envergure et l’intensité initiales du Plan Nord, bien que le projet n’ait pas été exclusivement une entreprise d’exploitation minière, mais qu’il visait plutôt à accélérer des projets hydroélectriques nordiques (Asselin, 2011, p. 37; Duhaimeet al., 2013, p. 484; Lessard, 2006). Dans le contexte actuel, les ressources septentrionales présentent une rentabilité fragile malgré leur disponibilité, en raison de la rigueur du climat, de la difficulté d’accès aux sites d’exploitation et des coûts d’infrastructures très élevés au regard de la versatilité du marché. Ce contexte rend d’autant plus essentielle de renforcer l’attractivité du Plan Nord aux yeux d’investisseurs sollicités par d’autres États miniers, souvent beaucoup plus compétitifs économiquement. Il est donc primordial pour les politiciens qui sont à la tête du Plan Nord d’investir toute l’attention nécessaire à l’environnement, aux relations avec les Autochtones et aux infrastructures. Or, quand le marché n’est pas au rendez-vous, les négociations sont plus difficiles et les parties plus exigeantes, une situation dans laquelle les composantes qui donnent au projet son caractère novateur risquent d’être mises de côté.

Le plan est-il réalisable? Le projet délaissera certainement de nombreux engagements, cela dépendra de la qualité des négociations et du pouvoir politique et juridique des acteurs. Mais l’intensité du prochain cycle, minier surtout, mais également énergétique, influencera certainement la mise en oeuvre du Plan Nord. Les hauts de cycles miniers pouvant être très rapides, ils susciteront un empressement de la part des acteurs. Le tissu socioéconomique complexe du territoire d’application du Plan Nord, de même que son étendue, requièrent un travail rigoureux, constant, à très long terme, pour permettre la construction de relations et de mesures de qualité et durables. Ce travail ne doit pas se limiter à suivre avec une attention intéressée les soubresauts des marchés mondiaux, une approche qui réduirait le Nord québécois à un territoire « moucheté » d’espaces riches en ressources qu’il faut exploiter.