Abstracts
Résumé
Cet article présente les objectifs, la méthodologie et les résultats d’une recherche transnationale entre le Québec, l’Argentine et la Colombie menée sur deux ans (2014-2016) et portant sur les rapports sociaux de genre, la diversité et la construction démocratique des territoires. En contribution au courant d’innovation méthodologique et théorique dans le champ des pratiques de recherche partenariale, l’exposé se penche sur la fonction performative qui a caractérisé cette recherche. En libérant des espaces de narration, de dialogues publics et de mise en lien entre le proche et le lointain, ce type de recherche ouvre de nouvelles perspectives de compréhension et d’actualisation des acteurs.
Mots-clés :
- approche narrative,
- recherche action,
- développement des communautés,
- intersectionnalité,
- territoire,
- diversité
Abstract
This article presents the objectives, methodology and results of a two-year (2014-2016) transnational research between Quebec, Argentina and Colombia on social relations regarding gender, diversity and the democratic construction of territories. As a contribution to the trend of methodological and theoretical innovation in the field of research partnership practices, this article examines the performative function that has characterized this research. We show that by liberating spaces from narration, public dialogues and the linkage between near and far, this type of research opens up new perspectives for understanding as well as renewing the actors.
Keywords:
- narrative approach,
- action research,
- community development,
- intersectionality,
- territory,
- diversity
Article body
Cet article présente les points essentiels du déploiement méthodologique et épistémologique d’une recherche collaborative internationale menée sur deux ans (2014-2016) et portant sur les rapports sociaux de genre, la diversité et la construction démocratique des territoires (Doré, Caillouette, campos Flores, Kremer, Vatz Laaroussi, Yáñez Canal, 2016). Dans cette recherche, la notion de territoire s’entend dans ses aspects à la fois matériels et symboliques. Bien que souvent ce soit l’aspect social qui ressorte, l’utilisation du mot territoire dans cet article renvoie tout autant à l’aménagement et aux mises en forme concrètes et physiques de l’espace qu’aux rapports sociaux et politiques d’occupation de l’espace et qu’aux jeux d’identités et de rôles qu’il autorise ou non. Nous qualifions également cette recherche de partenariale dans un sens que nous empruntons à la méthodologie de la recherche-action et aux approches narratives en sciences sociales, et qui incorpore une vision socio-politique de création d’espaces et de dialogues publics (Caillouette et Soussi, 2014, 2017). Centré sur une démarche collective et discursive, au croisement de savoirs savants et expérientiels, ce projet de recherche-action mise sur la participation d’actrices et d’acteurs de la société civile. Aux échelles tant régionale, nationale que transnationale, il vise tout autant à générer des réseaux que des représentations, des identités et des stratégies concrètes de mobilisation.
Nous présentons le récit de notre recherche sous la forme d’un itinéraire passant par le Canada, la Colombie et l’Argentine. Avec la figure de forums publics s’inter-reliant, nous analyserons la construction d’un récit de création de savoirs et d’identités se déroulant aux échelles locale et transnationale.
Notre exposé se divise en quatre temps. Dans un premier temps, nous nommons les objectifs poursuivis par la recherche et présentons les quatre forums publics formant l’ossature de corpus d’étude. Nous présentons ensuite les résultats de cette recherche partenariale. Sous le thème de « tentatives et tentations », nous mettons en évidence les effets performatifs de la recherche. Le troisième temps de notre exposé est une discussion au cours de laquelle, à partir de notre expérience, nous présentons ce qui à nos yeux marque les fondements et les principes de l’utilisation des approches narratives dans les partenariats de recherche. Enfin la conclusion, quatrième temps de notre exposé, croise éthique et méthodologie; nous y réfléchissons sur le pourquoi et la manière de fabriquer de la connaissance.
Avant de commencer, mentionnons que notre démarche de recherche se veut novatrice, engagée et critique. Liant les approches narratives aux processus de formation et d’appropriation identitaires, elle veut également contribuer à la vogue d’innovation méthodologique en recherche partenariale qu’on rencontre en ce moment en France et au Québec (Gillet, tremblay, 2017; Fontan, Klein, Bussières, 2014). Du point de vue épistémologique, elle se rattache aux approches phénoménologiques, herméneutiques et interprétatives. Les approches narratives y sont comprises comme construction de représentations elles-mêmes constitutives du social et de la mobilisation des actrices et acteurs.
L’approche narrative utilisée dans cette recherche s’appuie sur la dynamique du récit lorsqu’il est raconté, entendu et reconnu. Il s’agit du dialectique sous le thème de « Se rencontrer / Se raconter », la rencontre permettant de se raconter; le récit de soi permettant la rencontre. Sur le plan spatial, des personnes se rencontrent et se racontent dans des lieux de discussion publics, nomment des situations vécues dans leur communauté, leurs interventions, donnent des exemples, racontent des histoires, illustrent leur propos. L’idée est d’exprimer des histoires à partir de soi pour développer un langage commun et des savoirs partagés en mesure de rendre compte de situations vécues collectivement. Comme le rapporte Delory-Momberger, le genre narratif est éminemment social, il est « une activité de l’individu-en-société, usant de langage partagé pour se dire à lui-même et aux autres, autrement dit pour énoncer, affirmer, constituer son état d’individu-en-société » (Delory-Momberger, 2005, p. 95). Comme nous le verrons dans les forums de dialogue public créés par et pour la recherche, une prise de parole est suscitée afin de mettre en lien différentes histoires. Comme l’affirme la tradition foucaldienne, tous les discours, y compris ceux scientifiques, sont impliqués et imbriqués dans des relations de pouvoir constituées socialement et historiquement (Kincheloe et McLaren, 2005). L’expression publique des histoires racontées dans les forums de la recherche s’est donc voulue comme un lieu de création de savoirs liés à l’émergence de nouveaux pouvoirs.
Soulignons enfin que si la recherche a voulu créer des espaces de savoirs pour l’action, elle a visé aussi, à travers ses espaces narratifs, à renouveler des identités d’acteurs – des identités reconnues et se reconnaissant –, et créer des lieux pour légitimer et valoriser la parole des participants, ceux-ci entendus en tant que locuteurs compétents et pertinents. Ces processus d’appropriation identitaire fondent les mises en scène narratives et la performativité de la recherche. La lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2007) repose ici sur la construction d’un entre soi en vue de se nommer et de se reconnaître dans de nouvelles capacités. Le « dire » des approches narratives est performatif, il produit des effets sur celles et ceux qui énoncent et se reconnaissent dans les récits/narrations. Pour développer son corpus d’investigation, et empruntant aux traditions bourdieusienne et goffmanienne, la recherche a mis en place, et en scène, des espaces producteurs de savoirs légitimes et légitimants.
Les objectifs de la recherche et ses quatre forums publics
La démarche de recherche que nous présentons incorpore une dimension politique d’action et de mobilisation. La question des rapports sociaux de genre et de diversité y occupe une place centrale. Elle s’inscrit dans une perspective de développement des communautés et plus précisément de développement territorial inclusif (Caillouette, Garon, Dallaire, Boyer et Ellyson, 2009; Lachapelle et Bourque, 2014; Mercier et Bourque, 2012; Moulaert et Nussbaumer, 2008).
Les deux objectifs du devis de recherche étaient de 1) susciter la reconnaissance, l’accroissement et la mobilisation des capacités d’action des femmes dans le développement démocratique de leur communauté, et ce, par la consolidation d’un partenariat entre chercheurs et chercheuses du Canada, d’Argentine et de Colombie et entre leurs communautés d’affiliation et de collaboration; 2) systématiser, consolider et pérenniser une collaboration internationale en vue de produire des connaissances et un transfert mutuel de pratiques novatrices entre les territoires locaux et nationaux mis en relation.
Plus globalement, selon une lecture intersectionnelle (Bourque et Maillé, 2015; Corbeil et Marchand, 2013) et inclusive du développement des communautés, le projet a visé à contribuer à l’établissement et à la promotion d’apprentissages mutuel entre les différentes communautés mises en relation. En soulevant les questions de genre, de classe et d’ethnie, le projet a voulu s’inscrire dans une lecture plus conflictuelle de l’enjeu du développement des communautés.
C’est par la mise en oeuvre de quatre forums publics, précédés d’activités de mobilisation, dont une à Sherbrooke intitulée « prendre un café », sur laquelle nous reviendrons, que nous avons pu, d’une part, mettre au centre de la réflexion les enjeux des rapports sociaux de genre et de diversité et, d’autre part, permettre à des participants de se rencontrer, se mettre en relation et partager leurs vécus sur ces questions. Entrecoupée de réunions entre les chercheurs, voici la chronologie de l’itinéraire parcouru.
À Sherbrooke, le forum a mis en oeuvre une approche citoyenne participative incluant des modes d’expression artistique et des témoignages de personnes portant sur leur expérience du territoire. Ce forum, tenu en mai 2014, s’est inscrit dans un contexte local et régional où se développent, depuis plusieurs années, des pratiques innovatrices en développement des communautés. Notons qu’à Sherbrooke, des quartiers tels que Ascot et Jardins fleuris se sont employés depuis une décennie à mettre en relation les différents acteurs opérant sur leur territoire. Mentionnons également, en milieu rural, les pratiques innovatrices du village de Saint-Camille, de même que celles de la ville de Racine avec son marché local. C’est en se greffant à ces pratiques locales que le forum de Sherbrooke a développé sa réflexion intersectorielle en collaboration avec des collègues argentins et colombiens présents sur place.
Le forum de Cuesta Blanca en Argentine a adopté plus spécifiquement l’approche de dialogue public développée par Kremer (2012). Ce forum s’est imbriqué localement à un Forum régional académique-communautaire déjà prévu et qui mobilisait des groupes composés notamment de femmes indigènes déplacées de milieux ruraux vers la ville dans le Chaco, à la frontière entre l’Argentine, le Paraguay et la Bolivie. Le territoire du Chaco se caractérise par une grande diversité culturelle, ethnique, économique et de fortes inégalités sociales, qui se traduisent notamment par des conflits pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles. La situation des femmes, des Autochtones et des petits paysans a particulièrement retenu l’attention du forum.
Le forum de Manizales, en Colombie, a pris la forme d’un colloque scientifique portant sur le rapport au corps comme territoire, notamment en regard de la problématique des femmes subissant des déplacements forcés et des violences liées aux conflits armés en Colombie. Avec des villes comme Samaná, Manizales ou Marquetalia, la population du Département de Caldas, où se tenait le colloque, est d’environ un million d’habitants, dont de trente à cinquante mille personnes victimes de déplacements forcés dus à la guerre. Composées en majorité de femmes âgées de 24 à 35 ans et de leurs enfants, la moitié de ces personnes déplacées proviennent de zones rurales et vivent maintenant dans des centres-villes. Cette population exclue, vivant dans un espace de transit, représente une minorité victime de discrimination.
Le dernier forum, international, a eu lieu à Córdoba en Argentine. Il clôturait le cycle des forums initiés par la recherche-action. Il en a constitué une synthèse. Sur le plan méthodologique, nous y avons utilisé l’approche de dialogue public sous forme d’ateliers et de témoignages. Le forum comportait également des présentations formelles de chercheurs invités revenant notamment sur l’itinéraire parcouru depuis le premier forum. Au plan local, plusieurs personnes ayant participé au premier forum à Cuesta Blanca ont également participé à ce forum de synthèse.
Après cette brève description de l’itinéraire global du processus de recherche, attardons-nous aux méthodologies de génération, de collecte et d’analyse de données employées dans chacun des forums, et ce, en lien avec les lieux particuliers où se sont déroulés ces forums.
Le forum de Sherbrooke : l'instauration d'un dialogue sur et dans la diversité
Le forum de Sherbrooke a représenté le démarrage du projet et la création de notre équipe. Il a duré deux jours et comportait deux séminaires. Nous avons convié une soixantaine de personnes pour le forum et quarante-cinq pour les séminaires. Ce sont d’abord les chercheurs québécois qui se sont mis en action en allant mobiliser des partenaires, notamment le P’tit Bonheur de Saint-Camille, Rencontre interculturelle des familles de l’Estrie (RIFE), Promotion des Estriennes pour initier une nouvelle équité sociale (PÉPINES), le Centre de santé et de services sociaux-Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Élixir, le ministère des Affaires municipales et Occupation du territoire (MAMOT) et le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Le principal défi était le recrutement et la mobilisation d’actrices et d’acteurs intéressés à participer au forum. Il s’agissait également de déployer une méthodologie d’animation et d’organisation mettant en oeuvre des pratiques artistiques et narratives qui suscitent l’expression diversifiée des participantes et des participants. La perspective narrative et la diversité culturelle, sociale et professionnelle des participantes et des participants ont représenté les points forts de ce forum. La participation de Viviane Michel, présidente de l’association Femmes Autochtones du Québec, de femmes de différentes origines, immigrantes et réfugiées en Estrie, de participantes et participants tant du milieu universitaire que de divers milieux professionnels et associatifs, a permis d’instaurer un dialogue dans la diversité et portant sur la diversité des façons d’investir le territoire et leur différenciation selon le genre, la culture, la langue, la religion. Le forum a duré une journée, une première synthèse et conceptualisation a été proposée aux participants et leurs réactions et commentaires ont été pris en note. Deux séminaires ont eu lieu durant cette période : l’un a précédé le forum et portait sur l’analyse de récits d’expérience; l’autre, qui l’a suivi, portait sur des développements plus théoriques liés à l’intersectionnalité.
La dimension narrative a été exploitée tout au long de la préparation du forum. D’abord par l’organisation de 15 activités « prendre un café » prenant la forme de petits groupes de discussion de 4 à 8 participants. Cette pratique provient d’un groupe d’art de Córdoba en Argentine. Il s’agit, sur un thème donné, de réunir des personnes qui prennent un café ensemble. Tout en échangeant des idées, chacun des participants verse le marc de son café sur une feuille blanche pour y faire un dessein; le participant doit ensuite expliquer au groupe, selon le thème donné, l’interprétation qu’il donne de son dessin et où il apparaît dans ce dessin; les autres participants peuvent également suggérer d’autres interprétations. Le tout est générateur de représentations créatives qui favorisent l’expression et les échanges.
Plusieurs courts textes écrits par les participants ont de plus fait l’objet d’une lecture commentée par les partenaires argentins et colombiens en espagnol, avec une traduction. Quatre ateliers utilisant différentes formes d’expression artistique (dessin, conte, photo, écriture) ont ensuite permis de continuer le dialogue et les échanges de savoirs, de manière non hiérarchisée, entre tous les participants et participantes de la région et des pays partenaires. Ces échanges et commentaires ont été importants pour l’instauration d’un esprit d’équipe entre les chercheuses et les chercheurs et pour entretenir les liens interculturels et interlinguistiques au sein même de l’équipe, liens déjà existants et que nous avons continué de renforcer ensuite. Ces liens ont été mis à profit pour la préparation et le déroulement des forums à venir. On peut dire que ce premier forum a constitué une base dynamique pour aborder, critiquer et redéfinir les concepts de réseaux, d’appartenance, d’identité et de territoire et élaborer les questions des rencontres suivantes. Il est par ailleurs notable que le rapport au territoire était, dans ce forum, plutôt individuel et personnalisé, familial, lié à l’enfance ou au genre, mais vu le plus souvent à travers la façon dont les actrices et acteurs interprètent, et s’interprètent dans le territoire, en évoquant également les obstacles qu’ils et elles perçoivent dans cette démarche.
Ce premier événement international a ainsi été l’occasion d’un déplacement dans l’espace, mais aussi d’un déplacement de sens et de visions, du début d’un travail de reconnaissance de l’autre et du renforcement d’une curiosité tant humaine que scientifique et sociale. La rencontre et la narration ont été au coeur de ce premier forum, tant en ce qui concerne les participantes et les participants qu’au sein de l’équipe de recherche internationale qui est peu à peu devenue transnationale.
Le forum de Cuesta Blanca : parler des territoires des femmes, c'est politique
Le forum de Cuesta Blanca en Argentine a eu lieu dans les Sierras de Córdoba. Il a duré deux jours et demi et réuni 80 personnes de plusieurs pays d’Amérique latine. On a privilégié divers espaces d’écoute et de travail : discussions de groupe, ateliers et groupes thématiques, installations d’art et activités culturelles, communications et séances plénières. La préparation du forum de Cuesta Blanca, assurée par des groupes de femmes de diverses origines et statuts, tant du monde académique que communautaire, a porté sur les questions de santé, de violence vécue par les femmes, sur les revendications relatives à des territoires politiques et sociaux, ainsi que sur l’accès aux droits et la préservation des ressources naturelles. Des stratégies de dialogue public ont été développées en s’inspirant des techniques narratives et artistiques mises au point à Sherbrooke. Les chercheuses et chercheurs du Québec et de Colombie, avec quelques étudiants et membres d’organismes partenaires, ont participé à l’ensemble des activités du forum, animé des groupes et continué le travail de co-construction conceptuelle et pratique de nouvelles connaissances. Les questions liées aux identités, aux frontières et aux territoires ont souvent été abordées dans une perspective collective, et non plus individuelle comme au forum de Sherbrooke. La déclaration finale du forum de Cuesta Blanca, émanant du dialogue public et des échanges de groupe, représente un jalon sociopolitique dans le projet. Après avoir nommé des revendications spécifiques à différentes communautés, les participantes et participants ont signé la déclaration témoignant de leur volonté de se mettre en réseau et d’unir leurs luttes, différentes mais apparentées. L’équipe de recherche, au travers de ces échanges, a dépassé les frontières administratives et linguistiques, pour mieux bâtir son dialogue transnational en s’appuyant sur l’analyse intersectionnelle et l’établissement de rapports démocratiques aux territoires. L’enjeu de la reconnaissance du territoire s’est élargi à la reconnaissance de l’autre, puis de ses compétences, de son leadership, de son empowerment, le tout dans une perspective de changement collectif. Et déjà la coproduction de savoirs et l’innovation des pratiques ont été vues comme liées à la participation au forum de gens ayant une expérience des territoires, des vécus et des rapports sociaux différents. Le partage des savoirs et des pratiques s’est donc effectué autour de la question : « Qu’est-ce que je peux rapporter chez moi ? ». L’idée de création d’un outil pouvant servir la mobilisation citoyenne a commencé à faire son chemin comme retombée concrète de la recherche.
Le colloque de Manizales : le corps comme territoire de résilience
Précisons d’emblée qu’en Colombie, pendant plusieurs décennies, a eu lieu un conflit armé causant la fuite de millions de personnes vers les périphéries des grands centres urbains, notamment des femmes Afro-Colombiennes et leurs enfants (Picard, 2016). Le colloque de Manizales auquel nous avons participé a duré trois jours, réuni 200 personnes et faisait partie d’un événement plus large intitulé La Ve Semaine de l’altérité. Le choix de sa thématique, les déplacements forcés et le corps comme territoire, était directement lié au contexte post-conflit qui prévalait au printemps 2015. Des négociations de paix étaient en cours ainsi que des processus de réparation pour les victimes. Cependant, dans le même temps, des violences continuaient à être perpétrées et, surtout, le conflit avait entraîné de nombreux déplacements de paysans vers les villes, mais aussi de familles parmi les populations les plus vulnérables comme les Afro-Colombiens ou les populations indigènes. Si le conflit était moins violent et si des négociations politiques avaient lieu, l’expérience du déplacement forcé continuait à marquer les esprits, les corps et la culture de toute une partie de la population colombienne. Dans ce contexte de déplacements forcés, des femmes ont témoigné du fait que le seul territoire qui leur appartenait était leur corps et que l’esthétique devenait un moyen de se réapproprier leur identité, leurs relations au monde et au territoire. Croisant l’appropriation identitaire, cette perspective esthétique des enjeux territoriaux nous est apparue nouvelle et heuristique pour approfondir la question du rapport des femmes au territoire. Ce colloque a été l’occasion d’échanges académiques et de découvertes à ce sujet, mais aussi d’échanges avec des acteurs de la société civile qui en font quotidiennement l’expérience. Aborder les questions des femmes, de la diversité et des territoires dans ce contexte a amené l’équipe de recherche à entamer un nouveau cheminement empathique, réflexif et solidaire. Le partage de cadres théoriques, de contextes et d’objets de recherche et de discussion a développé une plus grande reconnaissance mutuelle entre les chercheurs de l’équipe en même temps qu’apporté des éclairages nouveaux sur leurs travaux. Les liens au sein de l’équipe se sont aussi resserrés en même temps que la compréhension de notre objet de recherche évoluait d’une perspective plus individuelle de l’empowerment, à Sherbrooke, vers une perspective plus associative et politique, en Argentine, puis plus solidaire, sociale et ancrée dans le corps, en Colombie. L’équipe et les participants ont découvert en Colombie une nouvelle façon d’entrevoir les enjeux entourant l’écoute, le partage et l’accompagnement. En particulier dans le contexte de guerre colombien, on a évoqué l’importance de la mémoire mais aussi de l’oubli, du « droit au silence », opposé à la nécessité de toujours rendre visibles les impacts des violences. On a aussi abordé la nécessité de construire des territoires et des espaces de paix et de médiation.
Le colloque international de Córdoba : l'intersectionnalité comme lieu d'action
Le colloque international de Córdoba a clos le volet public du projet. Il a duré trois jours et une centaine de personnes y ont participé. Nous avons alors développé une réflexion plus conceptuelle en puisant notamment dans les échanges nombreux avec des groupes de femmes et de la société civile provenant de plusieurs pays d’Amérique latine. Là encore l’adoption d’une perspective participative, dialogique et critique a permis des échanges renouvelés sur les questions liées au genre, aux territoires et aux différentes façons de les investir, aux frontières, au patriarcat, au féminisme, plus spécifiquement latino-américain, au capitalisme et à ses effets dans les pays du Sud et pour les populations indigènes, aux mobilités et migrations nationales et internationales Sud-Nord et Sud-Sud. L’analyse intersectionnelle a cette fois été explicitement utilisée et développée tout au long du colloque et dans les échanges entre les différents acteurs et actrices qui y ont participé. La diversité immanente aux communautés fut comprise comme un champ à explorer, plutôt qu’à occulter, pour dynamiser l’action territoriale. Plusieurs personnes présentes au forum de Cuesta Blanca ont aussi participé au colloque de Córdoba, contribuant ainsi à tisser un fil conducteur et à approfondir les dialogues. Nous avions de plus invité six chercheurs travaillant sur les mêmes objets que nous, mais avec des perspectives variées et un regard nouveau porté sur le processus de recherche-action et la mobilisation propres à notre recherche. Grâce à cette diversité de perspectives analytiques, nos échanges, tant lors du colloque que dans les réunions d’équipe, ont été plus approfondis et ont permis de mettre à jour des convergences tant sur le plan conceptuel que méthodologique et éthique, alliant les dialogues, les espaces de médiation, le développement de territoires inclusifs et ouverts à l’altérité ainsi que les mobilités comme principe de diversité et de reconstruction identitaire. L’équipe de chercheuses et de chercheurs s’est soudée dans un réseau transnational alliant interculturalité, médiations, dialogues, liens théorie-pratique, reconnaissance et habilitation individuelle et collective. Il est à noter que la participation récurrente de tous les chercheurs, mais aussi de quelques représentants de groupes associatifs et de femmes des pays participants, à ces différents événements a permis de forger entre ces derniers des liens forts qui ont permis à leur tour d’approfondir et d’élargir les échanges et les réseaux.
En synthèse de ces quatre forums, soulignons que pour susciter les dialogues, l’émergence de discours et leur analyse, nous avons utilisé dans chacun de ces forums les arts (dessin, photo, conte, écriture), les témoignages et les récits d’expériences. Nous avons mis en lien ces différents forums de manière à ce que les acquis de l’un puissent servir de point de départ pour le forum suivant. Soulignons que chacun des forums s’est construit et déroulé selon les caractéristiques locales de son lieu de production. Les différences, tant sur les plans thématique qu’organisationnel et méthodologique, entre les forums montrent une volonté de ne pas poser les actions locales de la recherche comme étrangères au contexte local, mais plutôt d’en faire un élément qui s’y incorpore et participe à l’enrichissement du sens de chaque action.
De nombreuses expériences ont été partagées. Des stratégies originales ont notamment été développées afin d’élaborer une démarche narrative transversale aux différentes phases de l’itinéraire de recherche. Ce fil narratif s’est illustré à Sherbrooke par un forum mettant la créativité en avant; à Cuesta Blanca, par des dialogues entre organismes de la société civile aboutissant à une déclaration commune; à Manizales, par des conférences amenant les femmes déplacées et leur subjectivité au coeur d’une perspective de réflexion et d’action en situation post-conflit; et à Córdoba, par un retour réflexif et un approfondissement conceptuel lié tant aux expériences qu’à leur analyse.
L’approche narrative adoptée est également transnationale. À chacun des forums, nous avons présenté une conceptualisation en progression, intégrant au fur et à mesure les nouvelles données et analyses qui émergeaient des forums précédents. Le dernier forum en Argentine a été précédé d’une réunion de l’équipe de recherche en Colombie ainsi que d’un séminaire réflexif à Sherbrooke afin de l’alimenter sur les plans théorique et conceptuel. La présentation de cette progression conceptuelle et thématique en ouverture de ce dernier forum a permis à la centaine de participantes et participants de poursuivre ce travail en y confrontant de nouvelles expériences.
Les résultats : tentatives et tentation de dire et se dire autrement
En cohérence avec les objectifs de la recherche, la démarche entreprise se définit bien davantage comme l’utilisation d’un processus de recherche pour libérer des espaces d’action et engendrer des réseaux que par l’utilisation d’actions pour produire ou renouveler des concepts théoriques. Elle a fourni un apport extérieur à des actions déjà en marche dans des communautés dans lesquelles les différents chercheurs étaient impliqués depuis plusieurs années. Dans ces communautés, la recherche a certes été utile pour le développement et l’appropriation de thèmes et de concepts, mais elle l’a été encore plus en légitimant des espaces de parole et en y introduisant un regard venant d’ailleurs de même qu’en effectuant une mise en lien avec cet ailleurs. Ces mises en perspective et ces mises en lien nous ont semblé représenter l’apport le plus central de la recherche.
Grâce à des discussions en atelier, nous avons pu mieux appréhender comment le développement des communautés passait par une meilleure compréhension des liens entre le genre – ou la diversité – et l’espace. Des notions telles que « territoires genrés » et « occupation genrée des territoires » nous sont apparues porteuses de compréhension et de possibilités d’intervention. Au plan spatial, les femmes n’occupent pas les mêmes places que les hommes; des lieux, la maison par exemple, mais aussi des quartiers, sont beaucoup plus féminins que d’autres, beaucoup plus habités par des femmes, et c’est en ce sens qu’on peut parler de territoires genrés. Mais on peut également parler d’occupation genrée des territoires quand les individus, selon leur sexe, sont appelés à jouer des rôles différents dans des espaces communs. Dans l’activité « prendre un café », une participante racontait comment un « type » la courtisait dans un bar jusqu’au moment où son « chum » est arrivé, et comment cet homme s’est alors excusé auprès du « chum », mais pas auprès d’elle. L’analyse que les participantes et participants ont faite de ce récit était que le corps des femmes était parfois considéré socialement comme un territoire à conquérir ou encore une propriété possédée plutôt qu’un corps sujet en lui-même. « Territoires genrés », « occupations genrées », « corps comme territoire » : ces notions nous ont permis de comprendre la manière dont la qualification sociale et politique de l’espace conditionnait les jeux, les relations et les attributions identitaires constitutifs de ces espaces.
Toutefois, les résultats principaux de la recherche sont d’un autre ordre. C’est dans son lien et son appui au développement des représentations, de l’action et du réseautage des différentes communautés impliquées que la recherche a le mieux atteint ses objectifs.
Les perspectives de reconnaissance mutuelle pour étudier les pratiques de chaque communauté apportent en elles-mêmes un regard nouveau. Avec le dispositif local et international mis en place par la recherche pour susciter les narratifs (narrations/récits) et les mises en lien qu’elle a pris comme objet d’étude, les chercheuses et les chercheurs et les membres de la société civile ont développé un regard nouveau, enrichi par la perspective internationale sur les réalités vécues par les femmes dans les communautés, mais aussi sur la manière dont elles les perçoivent et sur leurs stratégies d’action. Se sont développées en particulier de nouvelles définitions conceptuelles et pratiques des notions de territoire, d’appartenance, de réseaux et de frontières. L’introduction d’un regard lointain dans l’action locale permet une compréhension et un déploiement enrichis de cette action. Ce regard ajoute du sens, formule une compréhension de soi à travers des mises en lien nouvelles. Cette approche perspectiviste des phénomènes de connaissance et de reconnaissance joue positivement sur la construction identitaire. Pour trouver son efficace, la production de savoir a besoin d’une appréhension globale. La connaissance soutenant l’action est certes rationnelle, mais aussi relationnelle et affective. Or ces dimensions de relationnalité et d’affectivité furent au centre des échanges, des créations et des appropriations de savoir qu’a permis la recherche.
La question des femmes et de leurs enfants déplacés en Colombie, la violence qu’elles subissent dans des conflits de guerre civile, leur condition subséquente de déplacées, le besoin de dépasser la violence, celui d’une intégration au-delà de l’« assistancialisme », d’une légitimité politique et d’une réélaboration de l’expérience citoyenne de ces femmes devenues étrangères dans leur propre pays (et ce, dans des territoires régionaux plus ou moins hospitaliers), toutes ces questions aident à comprendre des phénomènes d’exclusion ou de dépréciation qui se présentent d’une tout autre manière en Argentine ou au Québec, dans des contextes et avec des intensités très différentes. Pourtant, la mise en lien des phénomènes aide à saisir certains aspects des discriminations vécues ailleurs et même à imaginer des stratégies pour les contrer. De part et d’autre, il y a un besoin d’innover dans des pratiques collectives pour passer du disparaitre à l’être et à l’apparaitre, pour contrer les phénomènes de négation et d’invisibilité spatialement vécus. La recherche, dans son déploiement, a apporté aux participants et à leurs communautés d’affiliation des perspectives nouvelles, une compréhension enrichie des sens de l’action à déployer dans leurs communautés. Elle a autorisé les tentatives et les tentations de voir autrement, d’inclure le combat de l’autre lointain dans le sien proche. Comme dans la photographie (Becker, 2002), les jeux de mise en perspective participent à une réélaboration de l’expérience. La mise en lien des altérités permet la reconfiguration des pratiques.
En créant des espaces publics de prise et de partage de parole, la recherche a développé un outil d’animation intitulé « Dialogues publics et citoyens ». Cet outil de mobilisation territoriale vise la rencontre des différences et pose la création d’espaces de dialogues publics comme enjeu citoyen.
Pour les communautés de l’Estrie au Québec, le rapprochement avec des communautés d’Amérique du sud a permis l’apprentissage de postures plus combatives pour construire des communautés inclusives et respectueuses des écosystèmes et des milieux de vie. En Argentine, à la fin du deuxième forum, fut écrite collectivement la « Déclaration de Cuesta Blanca », signée par chacune et chacun des participants. De telles pratiques collectives pour nommer des enjeux et se nommer comme acteurs de changement donnent une illustration de l’énergie qui caractérise ces postures de reconnaissance identitaire et dont des régions comme l’Estrie au Québec ne peuvent que bénéficier.
La recherche a permis de consolider les réseaux existants dans chacune des régions participantes. En Colombie, le réseau « Entre-corps », en alliance avec le Centre de recherche sociale de l’Université nationale à Manizales, s’est consolidé à partir de l’organisation du forum et de son suivi. En Argentine, un réseau local constitué de comités populaires, avec pour thème l’habitat, s’est consolidé et a engendré la mobilisation du mouvement associatif du Gran Chaco. En Estrie, au Québec, des réseaux (notamment PÉPINES, MAMOT, CRISES, RIFE, municipalité de Saint-Camille) ont été mobilisés pour organiser le forum.
En impliquant les groupes pour organiser les forums, la recherche a aidé à mettre la question des genres et de la diversité à l’agenda du développement territorial. Que ces intervenants du terrain, de même que des citoyennes et citoyens habitant les territoires, aient pu se rencontrer et échanger des idées dans un contexte de production de connaissance a favorisé une prise de distance des enjeux d’action et d’intervention à court terme sur le terrain, pour s’inscrire dans une réflexion plus large.
La réflexion autour du cadre conceptuel de la recherche a permis le développement de nouveaux savoirs pour les uns et les autres, mais aussi de penser à des stratégies d’action et de changement pour un investissement démocratique des territoires par les femmes, en particulier les plus vulnérables et marginalisées, soit des femmes pauvres, réfugiées ou autochtones au Québec, des femmes indigènes déplacées de milieux ruraux vers la ville dans le Chaco, à la frontière entre l’Argentine, le Paraguay et la Bolivie, des femmes subissant des déplacements forcés et des violences du fait des conflits armés en Colombie.
Discussion : fondements et principes des approches narratives dans les partenariats de recherche
Après avoir présenté les résultats de notre recherche, nous poursuivons par une discussion en quatre points sur les fondements et l’originalité des approches narratives et leur efficacité pour générer de nouveaux savoirs et pouvoirs d’action dans les communautés : 1) nous pensons que l’utilisation des stratégies de recherche-action croisées avec les approches narratives permet de libérer des discours non entendus dans la société et de rendre visibles tout en les valorisant les identités que soutiennent ces discours; 2) nous estimons que les approches narratives, de par leur inventivité, peuvent faciliter l’interrogation critique de la société et notamment de l’aménagement spatial des rapports sociaux; 3) nous défendons plus précisément l’idée que les narrations réalisées dans des espaces de dialogue publics sont performatives, et 4) nous concluons que leur utilisation dans une perspective de recherche participe à des processus collectifs de reconfiguration identitaire.
Rendre audible l'inaudible
En tant qu’activité interprétative, la narration est source d’imputation de sens à l’action. Sur l’enjeu de la narrativité, on peut faire valoir ce que, dans son histoire de la sexualité, Michel Foucault dit sur l’économie des discours, c’est-à-dire de « savoir dans quelles mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement » (Foucault, 2013, p. 15). La production narrative permet d’accéder aux représentations vécues de personnes et de communautés, pour ensuite interroger ces représentations et comprendre de quelles manières elles peuvent être consolidées ou transformées pour mieux servir l’action et l’innovation. C’est par ces passages que le travail narratif et sa publicité (au sens de partager en public) s’inscrivent dans des visées émancipatoires.
Comme exercice de dévoilement, l’approche narrative permet un travail actif et créatif sur les représentations et les postures interprétatives. Les personnes s’exprimant dans les forums reviennent sur des vécus qui, souvent, n’ont pas été nommés, partagés, racontés, interprétés. Or, comme espaces publics, les forums permettent un travail interprétatif collectif en prenant comme objet des histoires personnelles partagées, des « sensations et des sentiments », le tout à partir de vécus contextualisés dans des espaces concrets, des lieux situés; bref des « récits » qui émergent de contextes de vie réels.
L’approche narrative et critique, telle qu’élaborée dans la recherche, s’inscrit dans ce que Boaventura de Sousa Santos nomme une « sociologie des absences ». Il s’agit là de rendre « possibles les objets impossibles » et « présents les objets absents » (Santos, 2011, p. 34). Cette sociologie critique lutte contre les processus d’invisibilisation et l’inaudibilité de certaines populations et de leurs vécus. L’approche narrative de mise en valeur de la parole des femmes et d’autres populations dans des dialogues publics a visé non seulement à faire connaître des discours alternatifs déjà existants, mais encore plus à soutenir la mise en forme et l’appropriation de ces discours.
La méthodologie de recherche-action expérimentée s’inscrit de ce point de vue dans un constructivisme actif, en appui à l’élaboration de représentations utiles à la consolidation de l’action et de ses acteurs. L’idée de narration s’éloigne d’une collaboration en vue de faire ressortir objectivement la condition socio-politico-économique d’une population marginalisée. Elle veut produire, comme le fait valoir Frère, « pour et avec les personnes les représentations de leur action ou de leur être au monde », plutôt que de décréter « la vérité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font » (Frère, 2015, p. 353). L’exclusion se lit ici comme l’effet d’un discours dominant, et la participation démocratique comme la construction d’un contre-discours constitutif de nouvelles représentations et de nouvelles identités d’acteurs.
La narration s’inscrit dans la production de discours critiques qui décrivent, interrogent et remettent en question des identités assignées, des invisibilités de fait, des limites de soi également incorporées, intériorisées et représentant un obstacle ou un frein à la participation territoriale. Loin d’une description et d’une énonciation objective de soi, les savoirs produits à partir des territoires vécus visent la subjectivation et l’invention renouvelée de soi.
Une perspective critique de développement territorial
La narrativité que la recherche met en mouvement prend pour objet les territoires vécus. Il ne s’agit pas d’un discours savant sur les territoires, mais d’un retour avec les participants sur leur expérience dans ce qu’elle a de spatiale, de symbolique et de singulière. Comme le dit Umbelino, « on ne se souvient pas simplement de soi habitant, mais d’avoir habité dans telle maison » (Umbelino, 2015, p. 43). En ce sens, le lieu tient d’une situation vécue par une personne particulière et de la mémoire particulière qu’elle en développe (Vatz Laaroussi, 2007). Les territoires auxquels nous nous référons sont d’emblée saisis selon leur nature qualitative, relationnelle, enveloppante, identitaire et même intime (Umbelino, 2015, p. 44). La définition des lieux part de la perspective particulière des participants, notamment de leur situation genrée et située tant géographiquement, historiquement que politiquement.
Le but de la recherche, comme des dialogues publics la constituant, est la démocratisation de l’aménagement territorial. Les différents territoires peuvent être habilitants ou débilitants; ils peuvent autoriser à être et à apparaitre ou au contraire à faire disparaitre. L’architecture sociale des lieux conditionne la possibilité de la participation. Les lieux sont certes physiques, mais surtout, selon l’optique narrative, symboliques. La recherche, elle, vise à créer un espace d’énonciation et donner voix à des gens tendanciellement exclus de la participation politique à la définition des territoires.
La performativité de la narration dans l'espace public
La recherche présente un discours qui émerge des discours et des multiples voix qui se sont déployés dans les forums, lesquels ont agi en scénarios génératifs d’énonciation de soi. Les forums, s’ils constituent le corpus analytique de la recherche, n’existent toutefois pas comme corpus avant d’être « performés », ou joués. Les discours que la recherche se proposent d’étudier n’existent pas en fait comme tels dans le social; c’est l’espace du dialogue public qui permet l’émergence de ces voix différentes et croisées. Comme notre référence à Foucault l’indiquait plus haut, ces discours n’existent pas vraiment, ils sont du silence avant que les gens ne les expriment. La narration appelle les vécus à se raconter; ce qui était informe et implicite devient alors discours réfléchi – discours de soi et sur soi.
Dans les forums, le langage prend une dimension performative. La parole publique et mutuellement entendue et reconnue des acteurs acquiert une valeur instituante. L’énonciation tend à produire socialement ce qu’elle nomme. Ce phénomène est présent dans plusieurs recherches-actions. En explicitant et en nommant cette performativité, notre apport méthodologique permet toutefois de mieux éclairer et légitimer cette dimension méthodologique. La situation « se rencontrer/se raconter » est performative, elle permet aux participants de se reconnaître mutuellement comme acteurs de changement.
Loin d’une posture en surplomb, la recherche s’inscrit d’emblée comme une action sociale. En contribuant à l’émergence de son objet, elle devient un élément de l’action, et l’action interpellant le social devient le corpus de données pour mieux comprendre le jeu du social. C’est la caractéristique de notre recherche : elle ne se joint pas à une action, à une mobilisation, elle la crée et l’accompagne. Les actrices et les acteurs existent déjà, ils sont mobilisés dans d’autres actions sur leur territoire, mais c’est la recherche qui les invite collectivement à se mobiliser dans la production de nouvelles narrations en prenant la construction démocratique des territoires comme objet.
Sur le plan expérientiel, Monceau (2015), se référant à Liu (1997) et Courtois, Mias et Labbée (2013), expose l’histoire et les usages actuels de la recherche-action. Il fait valoir que Kurt Lewin (1890-1947) a effectué la transition entre la « recherche expérimentale » du laboratoire et celle de la recherche-action; aujourd’hui, ajoute-t-il, ces « interactions entre recherche-action et recherche expérimentale se poursuivent » (Monceau, 2015, p. 22). Ces vues montrent comment la démarche se différencie en même temps qu’elle s’alimente à des dispositifs que nous qualifions pour notre part d’expérientiels plutôt que d’expérimentaux.
Nous pourrions parler des forums comme de laboratoires artificiels, mais cette terminologie ne traduit pas l’esprit des dialogues publics créés par la recherche elle-même. Certes, il y a création d’espaces réflexifs, d’espaces habilitants qui permettent l’émergence de discours à analyser; mais, au contraire de l’analogie avec le laboratoire, les chercheurs font eux-mêmes partie de l’espace étudié, et surtout, les personnes prenant part aux forums n’y sont pas des objets d’étude, mais des sujets participant à la construction de nouveaux savoirs.
Production de savoir et nouvelles identités narratives
Pour terminer, nous voulons montrer comment la recherche, en traversant des étapes de préfiguration, de figuration et de refiguration, travaille les identités narratives chez les acteurs sociaux. La refiguration, quand elle a lieu, renouvelle les représentations de soi comme des situations d’implication. Louis Fèvre rapporte que Paul Ricoeur n’hésitait pas à décrire la refiguration comme la capacité du langage, sorti de lui-même, « à réorienter et à restructurer une expérience, à produire une manière nouvelle d’habiter le monde ». La refiguration du réel par les énoncés narratifs « opère la découverte des dimensions dissimulées de l’expérience humaine et transforme notre vision du monde » (Fèvre, 2003, p. 175, 194).
Daniel Cefaï montre comment la recherche ethnographique participe à ces phénomènes de refiguration narrative. Au travers des processus de préfiguration, de configuration et de refiguration, le chercheur, dit-il,
opère une mise en forme des histoires, telles qu’elles ont été éprouvées, assumées et racontées par les acteurs; en retour il propose une nouvelle perspective à ses lecteurs qui pourront éventuellement s’en saisir – l’embrasser ou la rejeter, s’y reconnaître ou s’en démarquer, ou tout simplement l’ignorer – pour comprendre ce qu’ils subissent et ce qu’ils font et pour élaborer des nouvelles manières d’agir.
Cefaï, 2010, p. 550
Sur le plan politique, la mise en place de dialogues publics s’inscrit dans la visée démocratique de Hannah Arendt (1974), pour qui le monde devient humain par l’institution d’un dialogue comme construction d’un monde commun. Nous avons déjà souligné l’aspect performatif des forums publics de la recherche, mais c’est à travers l’écoute du discours des autres qu’on peut, en s’élevant en généralité, en venir à créer des savoirs autorisant une restructuration de l’expérience et une nouvelle manière d’habiter et de s’engager dans sa communauté.
Dans leur progression, les forums travaillent les identités narratives et c’est ainsi que les dialogues publics mis en scène contribuent à un travail de refiguration identitaire. Selon le concept d’identité narrative (Ricoeur, 1990), l’action humaine, objet d’histoire, de récit et de narration baigne continuellement dans un mouvement de préfiguration, configuration et refiguration. C’est ce triple mouvement du « donner sens », à soi comme aux territoires, qu’explore la recherche. Sa visée est de rompre avec des interprétations orthodoxes des construits territoriaux qui participent à l’invisibilité, l’inaudibilité ou la stigmatisation de certains groupes sociaux.
En reprenant le processus en trois temps de la recherche ethnographique décrit par Cefaï (2010), nous pouvons mieux comprendre l’itinéraire de notre propre recherche sur la construction démocratique des territoires sociaux.
Le processus de préfiguration correspond aux forums publics où des acteurs de terrain participent à la construction de narrations de leurs expériences. De manière collective et intersubjective, les participants accompagnés des chercheurs racontent leurs expériences particulières afin de mieux les comprendre. Le processus de configuration constituait un travail de compréhension des chercheurs qui reviennent sur les corpus discursifs produits dans les forums. Ce temps de synthèse et de montée en généralité aboutit à la production d’un méta-discours à partir des narrations produites dans les forums. Quant au processus de refiguration, que nous retrouvons dans la progression des forums, il fait appel au travail de compréhension, non pas des chercheurs, mais des lecteurs. Il s’agit de la réception active par les acteurs de terrain de ces méta-discours. En fonction de leurs expériences ou de leurs objets de travail, les acteurs de terrain adaptent, modifient ou ignorent les éléments théoriques proposés par les chercheurs.
L'indissociabilité des dimensions méthodologique, éthique et politique
La recherche-action sur la construction démocratique des territoires que nous avons menée ne peut se dissocier d’une perspective d’action sociale, critique, engagée et politique. La recherche sert elle-même d’espace de mobilisation citoyenne. Elle est le prétexte à des mobilisations réflexives en même temps que celles-ci créent l’espace narratif nécessaire à la constitution du corpus de la recherche.
Des problèmes indissociablement méthodologiques, épistémologiques, éthiques et politiques traversent le processus de recherche, et ce dès le départ, avec le choix même de son objet, les rapports sociaux de genre et de diversité dans la construction démocratique des territoires.
Introduire des questions d’enquête quant à la nature des rapports sociaux en prenant particulièrement en compte leur dimension politique, les dimensions de genre et de diversité, nous amène à nous interroger : qu’est-ce que produire de nouveaux savoirs? Pour qui, pourquoi, au service de qui, pour faire quoi, et avec qui? Et ces connaissances, qui en sont les auteurs, à qui en revient l’intelligence? L’itinéraire méthodologique et dialogique de cette recherche partenariale, fondé sur des approches narratives et de dialogues publics, soulève en fait plusieurs interrogations et plusieurs possibles au-delà du chemin parcouru au Québec, en passant par l’Argentine et la Colombie, et ce, en toute solidarité.
L’analyse de ce processus nous a permis aussi d’insister sur les potentiels des dialogues publics en situation de confrontation, de tension sociale voire de discrimination et de violence. En axant notre réflexion et notre action narrative et dialogique sur les territoires et la diversité, nous avons perçu ces rapports d’inégalité, ces conflits latents ou ouverts et ces expériences empreintes de violence des unes et des autres. Nous avons découvert des femmes paysannes du Chaco qui avaient des relations tendues avec les femmes migrantes de ces frontières mais qui pouvaient aussi construire avec elles des solidarités. Nous avons entrevu la force des analyses et pratiques intersectionnelles qui permettent de comprendre les interactions entre les diverses formes d’oppression et saisi comment elles colorent les identités individuelles et collectives. Nous avons vu aussi comment, selon les situations vécues, les territoires investis et les frontières tracées, ces formes d’oppression peuvent séparer ou au contraire rassembler les femmes autour d’objectifs communs. Nous avons compris que les femmes noires cheffes de famille déplacées de Colombie étaient parmi les plus vulnérables et les plus soumises aux violences, et encore que les femmes réfugiées bhoutanaises de Sherbrooke avaient un très long et douloureux parcours à faire avant d’être vues et reconnues dans leur nouvel environnement. Nous avons ainsi saisi les forces du dialogue ainsi que sa nécessité et avons aussi compris que le plus difficile est d’en créer les conditions sociales et politiques. Ce travail de recherche, d’action et de co-construction de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques et de nouveaux rapports sociaux, est loin d’être terminé. Aux chercheurs mais aussi à tous les acteurs sociaux de s’en saisir.
Appendices
Notes biographiques
Chantal Doré est titulaire d’un doctorat en sociologie, professeure à l’École des sciences infirmières de l’Université de Sherbrooke, co-responsable de l’axe Développement des communautés à l’Institut universitaire de 1re ligne de santé et services sociaux du CIUSSS de l’Estrie - CHUS. Ses activités d’enseignement et de recherche se concentrent principalement autour des domaines d’intérêt suivants : interventions de proximité en santé et services sociaux et développement des communautés; déterminants sociaux de la santé; dimensions culturelle et éthique du soin; interculturalité et pratiques de médiation.
Jacques Caillouette est professeur titulaire à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Outre ses enseignements sur l’organisation communautaire et les mouvements sociaux, ses travaux de recherche portent sur la méthodologie de la recherche partenariale, le développement des communautés, l’interculturalité et la construction politique et inclusive des territoires. Comme membre régulier du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), il est responsable notamment des travaux de l’axe Politiques et pratiques sociales.
Michèle Vatz Laaroussi est professeure retraitée et associée à l’école de travail social de l’Université de Sherbrooke. Elle est aussi présidente de l'Associatio internationale de recherche interculturelle (ARIC). Ses travaux portent sur l’intervention, les médiations et les dialogues interculturels avec un accent particulier sur les rapports entre les nord et les sud. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages portant sur les parcours migratoires et a coordonné entre autres Dynamiques familiales, socio-juridiques et citoyennes dans la migration (L’Harmattan, 2016) avec les co-auteurs Campos, Doré, Kremer et Yáñez Canal.
Liliana Kremer, docteur en études agronomiques avec orientation en anthropologie, est médiatrice et professeure titulaire de la Chaire d’Éducation et Travail Social; directrice du programme de recherche de la Faculté des sciences sociales de l’Université nationale de Córdoba (Argentine); membre du conseil d’administration de Réseau Chaco Trinational (Argentine, Bolivie, Paraguay); coordonnatrice du Comité du Collège des Femmes du Chaco Américain et consultante des organisations sociales de la région du Chaco sur les questions de genre, de territoires et de développement durable.
Carlos Yáñez Canal est professeur à l’Université nationale de Colombie. Auteur de nombreux articles, livres, recherches, conférences et communications en Colombie et dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique latine, il a également été professeur invité dans des universités en Italie, aux États-Unis et en Argentine.
Linamar Campos Flores poursuit ses études de doctorat en géographie à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche sont multi et transdisciplinaires: (im)migration, frontières et émotions; l’Amérique latine; la problématique du monde rural au Canada et les liens de ces sujets avec la mondialisation et le néolibéralisme. Elle co-coordonne le réseau "Migrations in Rural and Remote Areas (MIRRA)" du partenariat Rural Policy Learning Commons (RPLC).
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