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Dans le paysage des revues d’idées québécoises, Parti pris est une étoile filante par la brièveté de son existence – seulement cinq années, de 1963 à 1968 –, mais un soleil radieux pour ce qui est de la créativité intellectuelle dont elle a fait preuve et l’ampleur de son impact sur la société. Une « brûlante éraflure », au dire de Jean-Pierre Couture (p. 231). En fait, Parti pris est plus qu’une revue : une maison d’édition et un mouvement, un réseau d’activistes préparant la révolution culturelle et politique de leur pays (Warren, p. 289-328). Retombée d’un colloque tenu en 2013, l’ouvrage collectif dont il est ici question examine le caractère idéologique de cette revue littéraire et politique.

Engagés dans la promotion de l’indépendance du Québec, militant pour l’instauration du socialisme et pour le laïcisme, ces jeunes de la génération montante (Pierre Maheu, André Major, Gérald Godin, Thérèse Dumouchel, parmi d’autres) sont pénétrés de marxisme et d’idéologie de la décolonisation. Ils se présentent au monde, à leurs lecteurs, comme des « intellectuels » : une première dans l’histoire du Québec (Lamonde, p. 127-148). Ils se moquent des générations qui les précèdent, et plus particulièrement de celle, immédiatement antérieure à la leur, qui se réclame de Cité libre. La Révolution tranquille, qui bat alors son plein, n’est pour eux qu’un projet typiquement bourgeois de rattrapage, ses artisans décevants parce qu’ils ne remettent pas en question l’ordre capitaliste (Petitclerc et Laaroussi, p. 15-42). Le marxisme des partipristes est d’abord influencé par Henri Lefebvre ; plus tard, la collaboration de Luc Racine et Gilles Bourque aidant, les travaux de Lukacs, Goldmann, et Althusser s’ajouteront à leurs références bibliographiques (Lacroix, p. 255-287). Ils ne reprennent pas à leur compte, en tous cas pas complètement, la thèse de Rioux et Dofny selon laquelle les Canadiens français forment une « classe ethnique ». Ils insistent, au contraire, sur le fait que les pires conflits de travail sont ceux qui opposent les travailleurs à des patrons francophones. Ils épousent les théories de la décolonisation de Memmi (au grand désarroi de celui-ci), Césaire et Fanon, tout en étant parfaitement conscients de l’outrage qu’ils font aux colonisés d’Afrique en les comparant avec les Québécois ; mais en brouillant les frontières identitaires, ils souhaitent provoquer le débat sur la domination linguistique, culturelle, politique et économique dont souffre le Québec (Sélao, p. 329-363).

La révolution culturelle et politique nécessite de désaliéner le peuple québécois en transformant sa vie quotidienne. Selon les partipristes, la société canadienne-française s’est progressivement sécularisée sans vraiment le vouloir, du seul fait de son industrialisation et urbanisation. Pour réaliser cette laïcité inachevée, ils élaborent la paradoxale et fascinante « culture Ti-pop » qui doit servir de pont entre la vieille culture canadienne-française catholique et la culture proprement québécoise encore à naître. Le Ti-pop s’identifie au Québec réel, assume ses sources populaires et « reprend racine » en accordant aux objets sacrés du catholicisme canadien-français une valeur purement esthétique. Ce faisant, le regard nostalgique se teinte d’ironie et le passé s’en trouve sereinement dépassé. La laïcité ainsi comprise est autant, sinon plus, affaire culturelle qu’affaire de droit (Lavigne, p. 179-202). Mais la relation au catholicisme est ambivalente car les partipristes épousent parfois la figure christique ou la rhétorique des personnages bibliques pour exposer leur propre parcours ou pour appeler de leurs voeux l’homme nouveau. Ils sont en outre sensibles aux rapprochements possibles entre socialisme et christianisme, celui-ci accordant une grande valeur au groupe (Vanderpelen-Diagre, p. 203-221). Comme le montre l’analyse des textes des collaboratrices de la revue, la morale révolutionnaire partipriste magnifie la notion de situation sociale et repose sur l’attention accordée à autrui, à son prochain (Bergeron et Caumartin, p. 367-386).

La relation entre Esprit et Parti pris est, à ce titre, intrigante car en tant que revue personnaliste, Esprit a plus d’accointances avec Cité libre, la grande honnie des partipristes. Or, la revue française est à cette époque chef de file du christianisme décolonisateur et, grâce à cette posture commune, un dialogue s’engage. Face au projet d’indépendance du Québec, Esprit reste cependant fidèle à ses amitiés citélibristes, et prisonnière de la vision française qui fait jouer au Canada le rôle de contrepoids à la toute puissance américaine (Fabre, p. 149-178).

Le portrait macroscopique de Parti pris montre qu’elle s’insère très tôt et avantageusement dans le réseau fédéré par la revue progressiste dominicaine Maintenant : elle attire dans ses pages des auteurs centraux (les Ferron, Major, Vallières, …) qui publiaient dans les revues importantes comme Liberté, Cité Libre et Maintenant. En contrepartie, c’est tout le champ idéologique de gauche qui se désarticule quand disparaît Parti pris (Couture, p. 231-254).

Avec ou sans Parti pris s’adresse aux connaisseurs de l’histoire intellectuelle québécoise et non au tout-venant. Il constitue un formidable complément au Parti pris littéraire de Lise Gauvin (P.U.M., 2013 [1975]), et donne envie de lire (ou relire) les numéros originaux désormais disponibles dans la collection numérique de la Bibliothèque et Archives nationale du Québec sous l’onglet Revues et journaux québécois.