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L’ouvrage de Kristoff Talin propose une analyse sociologique des systèmes de valeurs caractéristiques de la société canadienne selon leurs variations sociodémographiques. Il porte une attention toute spéciale à l’étude des variations infranationales afin de voir jusqu’à quel point le Québec se distingue du Canada anglophone. L’auteur exploite les données canadiennes disponibles dans deux grands dispositifs d’enquêtes internationales bien connus, le World Values Survey (WVS) des années 1981, 1990, 1999 et 2007 et l’International Social Survey Programme (ISSP). Il prend soin dans les premiers chapitres de faire le point sur la sociologie des valeurs. Celles-ci sont des guides pour l’action individuelle (Parsons), mais elles trouvent leur source dans la société et sont liées aux formes du lien social (Durkheim). Les valeurs relèvent d’un type de rationalité bien dégagée par Max Weber et dont Raymond Boudon s’est inspiré dans ses derniers travaux, et notamment dans son livre Le sens des valeurs (1999). K. Talin apporte un éclairage pertinent sur cet objet d’études, déjà bien balisé dans la sociologie européenne, à partir du cas canadien. « Les valeurs relèvent de considérations éthiques et morales et sont susceptibles de "guider" les actions individuelles dans une société » (p. 163).

L’auteur analyse les valeurs dans six domaines de la vie courante ou dans six champs d’action différents : les valeurs dans l’espace privé (la famille, les rapports femmes-hommes, l’individu face à lui-même et face aux autres) et les valeurs dans l’espace social (le travail, la religion et le politique). L’ouvrage montre bien que le Canada est loin d’être homogène. Il est traversé par une grande diversité interne et le particularisme de la société québécoise est confirmé dans les différents champs d’action distingués.

Retenons quelques exemples. Si les représentations d’eux-mêmes qu’ont les individus interrogés sont finalement peu différentes au Québec et au Canada, leurs représentations de leurs relations avec autrui diffèrent. La sociabilité familiale est plus importante et valorisée au Québec, moins que les relations avec les amis et les collègues ou les voisins. Les gens « ethniquement différents » sont moins bien perçus au Québec, mais les choses sont en train de changer car les jeunes et les personnes plus scolarisées se différencient moins des Canadiens sur ce plan que le reste de la population québécoise, et ils adoptent de nouvelles valeurs.

Le Canada et le Québec diffèrent largement sur toutes les questions qui touchent la famille et la conjugalité, notamment à cause du déclin de l’institutionnalisation du mariage au Québec, bien documenté dans les recherches sociographiques. Les valeurs portant sur le couple ont profondément changé partout au pays (vie conjugale, rôles des femmes et des hommes, place de l’enfant, etc.), mais les sondages analysés dans l’ouvrage indiquent que la famille est encore très valorisée au Québec. « La valorisation du modèle classique, basé sur l’association d’un homme et d’une femme comme composantes de la famille, est donc davantage le fait du Québec » (p. 69). L’auteur attribue cet attachement « aux valeurs culturelles catholiques qui continuent d’imprégner le Québec et de lui fournir des repères éthiques et familiaux » (p. 69).

Les valeurs liées au travail viennent au troisième rang dans la hiérarchie des domaines soumis à examen, derrière la famille et les relations de sociabilité (avec les amis notamment). C’est moins le gain monétaire (salaire, avantages sociaux) que la réalisation de soi qui est recherchée. Les différences entre le Canada et le Québec persistent dans ce domaine. « Sur le plan économique et du travail, le Québec prend les traits d’une société plus sociale-démocrate dans un pays plus proche des valeurs néo-libérales » (p. 117).

Sur le plan politique, l’auteur constate sans surprise que l’opposition entre le fédéralisme et la souveraineté nationale occulte l’opposition gauche-droite, du moins en partie. Cette observation est cependant datée car les sources de ces données remontent à quelques années alors que le paysage politique québécois contemporain est en changement. Nos propres recherches sur le sentiment de justice montrent en effet que l’opposition entre la gauche et la droite au sens très classique a gagné en importance ces dernières années au Québec.

L’ouvrage apporte un éclairage neuf et nuancé sur une dimension importante de la vie collective canadienne et québécoise : la valorisation de la diversité ethnoculturelle, qui est au coeur des débats publics depuis plus de vingt ans. Le constat ne manquera pas de surprendre certains lecteurs. « Les immigrants sont plus mal perçus en 2003 qu’en 1995 et ce phénomène est largement pancanadien puisqu’aucune différence notable ne s’observe entre le Québec et les autres provinces. Toutefois, le rapport aux immigrants n’est pas tout à fait le même. Les exigences envers les immigrants semblent plus fortes, tout comme les autres attentes, au Québec que dans les autres provinces » (p. 209). Les attentes québécoises portent en fait sur la compétence linguistique des nouveaux arrivants. L’auteur signale avec justesse qu’il ne faut pas interpréter ces attentes comme une marque d’ethnocentrisme ni d’ostracisme, mais elles sont en lien avec la valorisation et la promotion de l’identité québécoise. La rencontre avec les immigrants se fait selon des paramètres assez proches partout au Canada, y compris dans la belle province, mais les Québécois se distinguent sur la maitrise de la langue française et se trouvent donc « plus exigeants quant à l’acquisition d’une citoyenneté », avance l’auteur (p. 210).

Après avoir exposé la sociographie des valeurs dans les domaines retenus, l’auteur conclut à l’existence d’une réelle spécificité québécoise par rapport au Canada. « La religion catholique, la langue française, mais aussi la lutte ancestrale contre la colonisation anglaise, ont sans doute contribué à forger une spécificité québécoise. La "société distincte" ne s’observe donc pas simplement dans les institutions. Elle trouve aussi une expression dans les valeurs individuelles » (p. 188). Talin insiste cependant sur le fait que le système des valeurs n’est pas homogène et qu’il existe aussi des variations au sein même du Québec et au sein du Canada selon diverses lignes de clivage, notamment les générations et le sexe.