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Alphonse Desjardins, fondateur des caisses populaires, avait déjà 45 ans lorsque la première caisse populaire fut fondée à Lévis, en 1900 ; c’est en quelque sorte une oeuvre de maturité. À sa mort, en 1920, il y avait déjà, au Québec seulement, environ 140 caisses populaires actives. Il avait réfléchi longuement la formule de la caisse populaire comme caisse coopérative d’épargne et de crédit, à responsabilité limitée, selon le principe d’un membre un vote, et qu’il voulait voir ériger dans le cadre de la paroisse canadienne-française. C’est le fruit de plusieurs années de lectures sur les expériences des banques populaires françaises, italiennes et allemandes ainsi que des coopératives anglaises. En outre, il eut une correspondance suivie avec les grandes figures de la coopération européenne, canadienne-anglaise et américaine. Ce fruit a mûri à l’ombre de l’activité d’un pamphlétaire préoccupé tant de la question sociale que du progrès de l’industrie. Il fallait éviter la fuite de l’épargne vers la ville et le Canada anglais et ainsi la mettre au service du « développement local ». Les caisses devront ainsi inculquer la vertu morale de l’épargne, éduquer le peuple, pourvoir à l’indépendance économique des familles et relever le « prestige de notre race ».

Conservateur en politique, Desjardins s’illustra au service du parti à la fois comme journaliste, propriétaire de journal, rédacteur de discours et orateur. Il devait au Parti conservateur son poste de sténographe français du Sénat, auquel il fut nommé en 1892 et qui lui procura ressources et loisirs. Conservateur social, il critiqua le libéralisme économique et ses fruits, le capitalisme financier, la concentration de la propriété, ainsi que l’antagonisme des classes sociales. À titre de membre de l’action catholique, il voyait dans l’association un rempart contre l’usure, l’immoralité, l’individualisme, la pauvreté, ainsi qu’un moyen de renouveler la famille, l’agriculture et la nationalité. En même temps, membre de la Chambre de commerce de Lévis, Desjardins courtisa les banques et les industriels pour les voir s’établir dans sa ville natale afin de contrer les effets du chômage et de la pauvreté dans les classes laborieuses et de donner du crédit aux petits commerçants.

Lors des années de maturation de son projet de caisse populaire, Desjardins sera à la recherche d’un cadre législatif fédéral, à la fois pour protéger les sociétaires, les officiers et les gérants des caisses mais aussi pour étendre son oeuvre à tout le Canada français. Cette loi, pour laquelle il s’est battu à plusieurs reprises, lui échappera toute sa vie, entre autres à cause de la pression de l’Association des marchands du Canada. Il se contentera donc de deux lois du Québec pour asseoir de façon plus ou moins précaire les caisses populaires. Cette léthargie contraste avec l’empressement qu’ont mis certains États américains à légiférer pour encadrer la vie des caisses fondées dans les paroisses franco-américaines.

C’est entre 1907 et 1916 que l’activité de Desjardins comme pionnier de la coopération de crédit et d’épargne atteint son apogée. Il participe à la fondation de 136 caisses populaires lors de nombreux voyages faits dans tous les coins du Québec, en Ontario et dans quelques villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Selon ses notes, il aura parcouru plusieurs dizaines de milliers de milles. Il est un conférencier et un expert en demande tant auprès des paroisses, des associations de tout genre, que des gouvernements. Ses articles et ses notes sont publiés dans les journaux, mais aussi par l’École sociale populaire sous forme de brochures. Il s’entourera de collaborateurs choisis surtout dans le clergé, notamment des prêtres du collège de Lévis, un collège industriel, où il fut étudiant et professeur de sténographie. Sa famille, sa femme et puis son fils, prennent la relève de la gérance de la caisse de Lévis durant ses absences. Il compte des alliés tant dans le clergé et l’épiscopat, que chez les politiciens conservateurs et libéraux, mais aussi parmi les journalistes, dont Henri Bourassa, et même en la personne du gouverneur général, Lord Grey. S’il fut un propagandiste des coopératives d’épargne et de crédit, il fut moins enthousiaste au sujet des coopératives d’achat et de vente.

Alphonse Desjardins n’a pas importé un « modèle », les caisses populaires ont poussé dans l’originalité du terreau canadien-français. Même s’il comptait sur les membres du clergé pour l’appuyer dans la propagande et la fondation ainsi que l’administration des caisses, ces dernières ne furent jamais confessionnelles et elles sont nées sur un fond d’associations laïques telles les mutuelles d’assurances, les coopératives agricoles, les sociétés d’artisans, toutes typiques de la fin du 19e siècle.

Alphonse Desjardins est un ouvrage d’érudition, celui d’un historien, Guy Bélanger, gardien des archives et de la mémoire du fondateur. Au fil des onze chapitres, organisés selon une trame à la fois chronologique et thématique, le lecteur croit comprendre que ce livre massif est un compendium de différents articles et conférences, dont l’éditeur a fait l’économie d’une coupe rigoureuse qui aurait resserré le texte et fait disparaître les redites. Le style est un peu à l’ancienne : l’auteur raconte avec soin autant les coulisses du parlement d’Ottawa, les opérations comptables des caisses populaires, que la dévotion au Sacré-Coeur du fondateur. Cet ouvrage a toutes les qualités de ses défauts, la plume y est respectueuse de la vie, de l’action et de la pensée du chrétien qu’était Alphonse Desjardins. Cependant on ne peut pas en saisir tout à fait la nature, car la mise en contexte est inexistante. Il n’y a pas par exemple de portrait économique de Lévis et du Canada à la fin du 19e siècle, ni de portrait des mouvements intellectuels, associatifs et politiques qui forment le contexte de l’action de ce pionnier.

L’unité de l’ouvrage tient à la vie même de Desjardins ainsi qu’à son oeuvre ; il n’y a pas de thèse centrale, peu de références aux grandes questions qui font l’objet de débats dans l’historiographie du Canada français. À quelques reprises, l’anachronisme du vocabulaire trahit la volonté de réinscrire Desjardins dans le monde contemporain, soit comme « intellectuel », « philanthrope » ou « entrepreneur ». Or même si c’est manquer d’égards envers ce militant du catholicisme social, le lecteur, qui croule sous une masse de citations extraites de lettres, d’articles, de brochures et de rapports, n’en est pas trop offusqué.

Le conservatisme d’Alphonse Desjardins pourrait appartenir à ce que l’historien des droites françaises au 19e siècle, René Rémond, nomme le type autoritaire, par opposition à la droite contre-révolutionnaire ou encore la droite libérale. Ce courant fut notamment incarné pendant le Second Empire par Frédéric Le Play, ingénieur des mines et sociologue. Il allie ordre et progrès industriel, c’est-à-dire l’industrie sans le libéralisme, le progrès social sans l’individualisme. Pour Desjardins, cela voulait dire le renforcement de la famille et de la nation par l’association. Ce conservatisme conjugue au présent anti-libéralisme et industrie rurale. Sur ce point, Errol Bouchette, Léon Gérin, eux aussi fonctionnaires à Ottawa, et Édouard Montpetit furent les héritiers intellectuels d’un Antoine Gérin-Lajoie et d’un Étienne Parent, ce que l’auteur ne mentionne pas. Il passe aussi sous silence les liens entre la pensée de Le Play et celle de Léon Gérin. Ils furent tous préoccupés par la grande saignée vers la Nouvelle-Angleterre et l’encombrement des professions. Le curé Antoine Labelle, colonisateur du Nord, fait figure d’héritier, et aussi de pionnier ayant pour sa part troqué la plume contre la hache. C’était une solution infrapolitique aux questions nationale et sociale. Desjardins était un critique de l’intervention de l’État, il croyait au self-help, à l’association volontaire des membres des classes laborieuses par la coopération et la mutualité. Le mouvement social ne devait pas prendre la voie d’une lutte contre le capital mais celle de la construction de nouvelles solidarités sous d’anciennes formes culturelles, c’est-à-dire la famille et la paroisse.

Au fil des pages, le lecteur ne peut que s’émerveiller de ce « curieux produit de culture » que sont les caisses populaires ainsi que de leur floraison soudaine et massive au début du 20e siècle. Et il ne peut que prendre la mesure de la vie d’un missionnaire laïc et l’activité débordante d’un propagandiste de la coopération au service des siens.