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Le recrutement et l’intégration des immigrants francophones est un enjeu stratégique pour les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM), lesquelles cherchent à maintenir leur poids démographique et assurer leur dynamisme. À cette fin, les CFSM ont adopté avec Citoyenneté et Immigration Canada[1] un Cadre stratégique pour favoriser l’immigration au sein des communautés francophones en situation minoritaire (CIC, 2003), suivi d’un Plan stratégique (CIC, 2006) destiné à accroître et concerter les efforts en vue de l’atteinte des cinq objectifs prioritaires suivants : accroitre le nombre d’immigrants francophones dans les CFSM; améliorer la capacité d’accueil des CFSM et renforcer les structures d’accueil et d’établissement; assurer l’intégration économique des immigrants ainsi que leur intégration sociale et culturelle, et favoriser la régionalisation de l’immigration (CIC, 2003). La nouvelle Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 établit à 4,4 % sa cible en matière d’immigrants d’expression française.

Cet article s’appuie sur les données recueillies lors d’une enquête qui s’est déroulée en 2016 et avait comme finalité de faire un bilan prospectif des services d’accueil aux immigrants francophones dans les territoires et provinces de l’Ouest canadien (Mulatris, Jacquet, Wilkinson, Carlson-Berg et Ka, 2017)[2]. L’objectif principal de cette enquête était de savoir si les services d’accueil et d’immigration mis en place depuis une douzaine d’années dans ces régions répondaient aux besoins du terrain, et d’explorer la manière dont celles-ci se sont adaptées aux besoins des nouveaux arrivants francophones. Il s’agissait donc de recueillir, au moyen d’une double méthodologie quantitative (questionnaire d’enquête) et qualitative (groupes de discussion), l’expérience d’immigrants francophones dans quatre provinces canadiennes (la Colombie-Britannique, l’Alberta, le Manitoba, la Saskatchewan) ainsi que dans les Territoires du Nord-Ouest, le Yukon et le Nunavut.

Pour les fins de cette étude, nous utilisons le terme « immigrant francophone », souvent employé dans la littérature pour désigner les immigrants d’expression française. Pour Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), « un immigrant d’expression française est celui dont le français est la langue maternelle ou, s’il a une langue maternelle autre que le français ou l’anglais, dont le français est la première langue officielle canadienne d’usage » (IRCC, 2006, p. 4)[3].

En nous appuyant sur les résultats de cette recherche touchant les provinces et territoires de l’Ouest canadien, nous nous concentrons dans cet article sur la Colombie-Britannique, en essayant de comprendre si les outils mis en place il y a douze ans pour accueillir les arrivants francophones et les soutenir au cours de leur établissement sont toujours en adéquation avec les défis auxquels font face les immigrants. Il s’agit ainsi de documenter les besoins et attentes des nouveaux arrivants dans la province.

Méthodologie

Cette recherche repose sur une double méthodologie de cueillette de données (le questionnaire d’enquête) et de conduite de groupes de discussion. Le questionnaire d’enquête téléphonique a été administré à 587 immigrants francophones dans les provinces de la Colombie-Britannique (182 participants), de l’Alberta (283), du Manitoba (95), de la Saskatchewan (20), des Territoires du Yukon (3), du Nord-Ouest et du Nunavut (respectivement 3 et 1). Les coordonnées des participants ont été puisées dans la base de données qu’IRCC nous a fournie. Les critères de l’échantillon ont été définis comme suit : les individus sont arrivés au Canada dans les dix dernières années et devaient avoir au moins 18 ans à leur arrivée.

Le questionnaire d’enquête visait à recueillir des données auprès des participants autour de plusieurs grands thèmes : l’immigration et le statut d’entrée, le niveau d’éducation, les compétences langagières dans les deux langues officielles, les expériences avec les services aux immigrants, la situation familiale, professionnelle et économique. Les données recueillies ont été traitées à l’aide du logiciel SPSS. Les analyses croisées de nos variables ont permis de dresser un portrait de nos participants et d’orienter de façon pertinente nos entretiens de groupes.

Ces données quantitatives ont été complétées par deux groupes de discussion d’une dizaine de personnes dans chacune des provinces concernées, soit la Colombie-Britannique, l’Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan. En ce qui concerne les Territoires du Nord-Ouest et du Yukon, un seul groupe de discussion par région a pu être organisé en raison des contraintes du terrain. Les questions posées aux participants des groupes de discussion portaient sur les défis rencontrés lors du processus d’installation, les facteurs ayant facilité leur établissement et ceux l’ayant freiné.

L’usage de la comparaison interprovinciale s’est avéré utile à la fois pour dégager l’impact respectif des services destinés à l’accueil et à l’intégration des nouveaux arrivants francophones dans ces différents territoires géographiques, pour mieux comprendre les besoins des immigrants à leur arrivée, leurs expériences dans l’obtention des services, pour éclairer les résultats du point de vue de leurs cheminements individuels ou familiaux et pour identifier les besoins nouveaux émergents. Les résultats de l’enquête téléphonique et des groupes de discussion doivent servir à améliorer les services d’accueil et d’intégration existants dans les provinces et territoires concernés par la recherche.

Les groupes de discussion ont eu lieu en avril 2016 l’un à Vancouver, l’autre à Surrey et ont réuni 13 personnes au total. La recherche se focalisant à la fois sur l’expérience des immigrants francophones dans leur installation et sur leur expérience face aux services d’accueil, il nous a semblé pertinent de passer par ces services afin d’organiser les groupes de discussion. Cela nous a permis notamment de prendre contact avec les professionnels de l’immigration francophone dans ces deux villes et, en outre, d’avoir l’assurance que nos participants potentiels avaient eu recours à un service d’accueil francophone. Bien que cette démarche ne nous permette d’aborder que très partiellement la question du non-recours à ces services par les nouveaux arrivants, elle nous est malgré tout parue pertinente puisque la recherche a comme objet central l’évaluation de l’adéquation des services aux besoins des immigrants.

Pour les fins de cet article, nous discutons des données quantitatives et qualitatives recueillies auprès des participants de la Colombie-Britannique et utilisons l’éclairage comparatif avec les autres provinces lorsque nécessaire. De plus, certaines analyses quantitatives supplémentaires ont été réalisées à partir des données de l’enquête téléphonique initialement recueillies afin de mieux cerner les spécificités de la Colombie-Britannique en regard de notre thématique de recherche. Ces analyses ont permis de mettre à jour plusieurs points saillants.

Résultats

À l’issue de cette enquête, certaines caractéristiques propres à la Colombie-Britannique se sont d’emblée dessinées en lien avec la composition de sa population. Notons en effet que selon le recensement de 2011, la Colombie-Britannique est le territoire comptant le moins de francophones, avec seulement 1,6 % de ses habitants ayant comme langue maternelle le français et 1,4 % comme première langue officielle parlée (PLOP), alors que le Manitoba, par exemple, en compte respectivement 4 % et 3,5 % (Statistique Canada, 2015). En Colombie-Britannique, nous sommes donc face à une population francophone très fortement minoritaire au sein d’une province anglophone.

Lors de l’enquête téléphonique, 182 immigrants de langue française ont été interrogés en Colombie Britannique. Toute proportion gardée, compte tenu du nombre différent de participants dans les provinces et territoires de notre échantillon, les participants de la Colombie-Britannique se différencient de leurs homologues des autres provinces par leur ancienneté d’installation. En effet, il s’avère que dans notre échantillon quantitatif l’ancienneté moyenne de l’installation est de 6,01 ans en Colombie-Britannique alors qu’elle n’est que de 3,03 ans dans les Territoires du Nord-Ouest, de 5,45 ans pour le Manitoba et de 4,98 ans pour l’Alberta. Cette spécificité pourrait indiquer que les personnes interrogées sont issues d’une vague plus ancienne d’immigration que dans les autres provinces. Par ailleurs, 78 % d’entre elles ont le sentiment d’être bien intégrées à la société canadienne.

Mais c’est certainement par l’origine de ses immigrants francophones que la Colombie-Britannique se démarque le plus des autres provinces de l’Ouest. En effet, alors qu’en Alberta et au Manitoba notre échantillon se compose majoritairement de personnes originaires d’Afrique, notre échantillon quantitatif en Colombie-Britannique se compose à plus de 75 % de ressortissants européens[4] (voir Tableau 1). Notons ici que la base de données de Statistique Canada recense 200 ressortissants européens sur les 290 résidents permanents d’expression française au total, soit 68 %.

En corrélant l’ancienneté d’installation et l’origine géographique des immigrants, il s’avère que sur l’ensemble des provinces et territoires étudiés, 75 % des Européens interrogés se sont installés au Canada depuis plus de 5 ans alors que les ressortissants de Guinée, d’Haïti, de Côte d’Ivoire, par exemple, sont, pour leur part, massivement arrivés depuis moins de 5 ans.

Tableau 1

Répartition de nos participants

Répartition de nos participants

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Par ailleurs, et en conséquence, le statut d’entrée des immigrants varie aussi fortement d’une région à l’autre. Là aussi, la Colombie-Britannique constitue une exception puisque plus de 90 % des personnes interrogées sont entrées sur le territoire comme immigrants économiques ou au titre du regroupement familial, les réfugiés représentant 6 % du panel de participants, alors qu’en Alberta, les réfugiés représentent 17,67 % et qu’au Manitoba, cette proportion atteint 29,47 %. Même si notre échantillon n’est pas exactement représentatif de la réalité migratoire au Canada, ces grandes tendances font écho aux données de Statistique Canada (2015). Selon cet organisme, la Colombie-Britannique a accueilli en 2015 1,9 % des réfugiés de son flux migratoire total, alors que le Manitoba en a accueilli 7,1 % et l’Alberta 6,3 %.

Sur l’ensemble de notre échantillon, seuls 35,3 % des personnes interrogées ont eu recours à un service francophone dans leur province. Les raisons évoquées par les participants n’ayant pas eu recours à ces services sont, pour 40 % d’entre eux, qu’ils estimaient ne pas en avoir besoin ou maitriser suffisamment l’anglais pour s’en passer. De plus, 15 % d’entre eux affirment ne pas avoir été informés de l’existence de ces services sur leur territoire d’accueil.

Pour autant, la moyenne générale masque de grandes disparités statistiquement significatives : si 51,06 % des participants de l’échantillon du Manitoba ont fréquenté les services d’immigration francophone, ils ne sont que 23,89 % en Colombie-Britannique, plus des trois-quarts de la population interrogée dans la province n’ayant pas eu recours aux services d’accueil mis en place pour les francophones.

On peut expliquer ces différences de recours aux services d’accueil francophone en croisant les données de deux variables : « recours aux services d’accueil francophones » et « statut d’entrée ». En effet, il existe une grande différence de fréquentation de ces services, statistiquement significative, lorsque ces deux variables sont corrélées. Sur l’ensemble des provinces et territoires couverts par l’enquête, 45,4 % des réfugiés utiliseraient les services d’accueil francophones. Ce taux tombe à 35,7 % pour les immigrants de la classe économique et 28,8 % pour ceux de la classe du regroupement familial.

De plus, la différence de recours aux services est sensible selon le continent de provenance des immigrants puisque, si 24 % d’Européens ont fréquenté les services d’accueil, cette proportion est de 47 % pour les Africains. Notons que ce chiffre atteint 56 % pour les immigrants originaires des Caraïbes.

En général, les immigrants ayant recours aux services d’établissement francophones le font principalement dans les premiers jours consécutifs à leur arrivée. Ils expriment un besoin d’aides multiples, sollicitant plusieurs services notamment pour l’apprentissage des langues, la traduction de documents, l’accompagnement dans la vie quotidienne pour comprendre le fonctionnement de leur nouvelle société d’accueil. Ils se procurent les informations nécessaires auprès des centres d’accueil aux immigrants, des bibliothèques, des établissements scolaires ou encore de centres communautaires.

Selon nos analyses statistiques, le facteur « relation du répondant », qui correspond au statut conjugal de la personne, a aussi une influence significative sur l’accès des participants aux services d’établissement francophones, lorsqu’on le croise avec le statut d’entrée. Une fois encore, un constat similaire émerge : les réfugiés sont plus portés à utiliser les services, qu’ils soient engagés dans une relation conjugale (43,9 %) ou pas (47,2 %). Parmi ceux qui le sont, les immigrants de la classe économique sont portés à utiliser les services d’établissement presque autant que les réfugiés (42,9 %). Ceux qui appartiennent à la classe du regroupement familial et qui ne sont pas en couple sont moins portés à utiliser les services francophones.

En somme, l’analyse quantitative des données de l’enquête téléphonique indique que la province de la Colombie-Britannique se démarque des autres provinces canadiennes : les immigrants francophones y sont moins nombreux que dans les autres provinces; ils sont massivement arrivés il y a plus de cinq ans avec les statuts d’entrée de « classe familiale » ou de « classe économique »; et ils utilisent peu les services d’accueil en français mis à leur disposition. De plus, plusieurs facteurs concomitants viennent moduler la fréquentation des services d’accueil par les immigrants francophones : la présence ou non d’un réseau de soutien préalable à l’immigration – l’existence d’un réseau de soutien tend à favoriser l’intégration des immigrants (CIC, 2006) –; le statut d’entrée; le statut marital; l’origine ethnique, et le genre.

Les données de l’enquête quantitative nous ont permis de cibler certaines thématiques à approfondir lors de la conduite des groupes de discussion réalisés avec les immigrants francophones fréquentant les structures d’accueil francophones en Colombie-Britannique.

La recherche ayant comme double objet l’expérience des immigrants francophones au cours de leur établissement et leur expérience des services d’accueil, nous avons sollicité le soutien de deux services d’accueil et d’établissement francophones desservant les villes de Vancouver et de Surrey pour l’identification de participants aux groupes de discussion. Cette démarche nous a permis, notamment, de prendre contact avec les professionnels de l’immigration francophone dans ces deux villes et, en outre, d’avoir l’assurance que nos participants potentiels avaient eu recours à un service d’accueil francophone.

Notre échantillon dans les deux groupes de discussion se compose de 13 participants, cinq hommes et huit femmes, arrivés en Colombie Britannique pour la plupart depuis moins de trois ans. Quatre d’entre eux sont arrivés avec le statut de réfugiés, et un possède désormais le statut de citoyen canadien. Les autres participants sont arrivés en tant que résidents permanents.

Nos participants sont originaires, pour neuf d’entre eux, d’Afrique (cinq du Burundi, deux du Cameroun, un du Rwanda, un de Tunisie), pour un autre d’Europe (France). Les trois autres participants n’ont pas souhaité dévoiler leurs pays d’origine.

En ce qui concerne le niveau de scolarité, huit personnes interrogées ont un diplôme universitaire : la licence (équivalent au baccalauréat canadien) pour six d’entre elles, le doctorat pour deux autres, alors qu’un autre participant détient un Brevet technique supérieur (BTS)[5]. Trois personnes ont arrêté leur scolarité après l’obtention du diplôme du secondaire. Si les participants ont tous obtenu leurs diplômes dans leur pays d’origine, deux d’entre eux ont tenté de poursuivre leur formation dans la province. Pour l’une des personnes engagées dans un processus de requalification professionnelle (Kanoutéet al., 2012) en éducation, l’expérience de formation n’a pas été concluante, celle-ci ayant rencontré des difficultés lors du stage dans les écoles. Cette expérience fait écho aux difficultés rencontrées par les étudiants-maîtres issus des minorités visibles dans les écoles francophones en milieu minoritaire (Mulatris et Skogen, 2012; Duchesne, 2010; Mukamurera, Lacourse et Lambert, 2006).

Dans notre échantillon qualitatif, nous sommes donc en présence d’une population instruite, voire très instruite, et ayant eu des expériences professionnelles préalablement à son arrivée récente en Colombie-Britannique. Certaines personnes ont même exercé une activité professionnelle auparavant dans une autre province canadienne. En effet, il semble que, pour notre échantillon, la venue en Colombie-Britannique n’ait pas eu lieu directement, hormis pour les réfugiés, et que ces personnes aient d’abord séjourné dans une province francophone. Ces résultats signalent une grande flexibilité dans la mobilité des immigrants francophones (CIC, 2006). Précisons toutefois que le passage par d’autres provinces canadiennes ne semble pas être un atout pour l’intégration culturelle ou professionnelle en Colombie-Britannique.

En arrivant ici [au Nouveau Brunswick], c’était en 2012 en septembre, je me dis que vraiment j’étais chanceuse parce que […] c’était au mois de septembre et au mois d’octobre, j’ai déjà commencé à travailler 40h/semaine; j’ai eu aucun problème avec ça. Et puis en arrivant ici, en Colombie-Britannique, c’est tout à fait différent, c’est pour cela que j’ai commencé à courir auprès des gens qui parlaient français mais vraiment, je n’ai pas eu la chance d’avoir… (Gaha, groupe de discussion Surrey)[6]

La motivation première pour le choix spécifique de l’immigration en Colombie-Britannique semble avoir trait au climat, même si l’un des participants évoque l’attrait d’une province anglophone, ou un autre, celle de l’industrie cinématographique.

À leur arrivée, la majorité des immigrants ont une image idyllique du Canada : « Quand on est encore en Afrique, chez nous, on se dit que le Canada est un pays de rêve » (Alice, groupe de discussion Vancouver). Pour autant, une fois arrivés, le Canada ne se révèle pas être l’Eldorado espéré, notamment en ce qui concerne deux dimensions importantes : le multiculturalisme et le bilinguisme. Pour les nouveaux arrivants, le mot « multiculturalisme » laisse espérer le respect de chaque culture. Comme le souligne un participant : « Mais quand même le Canada est un pays multiculturaliste, il faudrait aussi qu’il respecte les cultures des autres » (André, groupe de discussion Vancouver). Dans son ouvrage The new African Diaspora in Vancouver, Gillan Creese (2011) évoque le malentendu entourant la notion de multiculturalisme chez les personnes issues des minorités visibles. Une situation que l’auteure attribue au fait qu’au Canada, le multiculturalisme reste souvent très fortement racialisé[7]. À cela, il faudrait ajouter que le processus d’adaptation dans un nouveau pays est aussi marqué par « une quête de sens et de reconnaissance sociale » et de reconstruction identitaire (Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016) qui peut être vécue plus ou moins difficilement selon les participants.

La différence entre l’idée que les nouveaux arrivants se font du bilinguisme et la réalité de terrain est aussi souvent la cause d’une grande surprise. En effet, parlant le français, tous s’attendaient à pouvoir accéder aux services administratifs fédéraux et provinciaux dans cette langue. Ce qui n’est pas le cas, puisque l’offre de services en français dans les bureaux fédéraux dans les provinces anglophones ne se justifie que si ces services font « l’objet d’une demande importante » (Loi sur les langues officielles, 1988, Partie V).

De nombreux défis évoqués par les participants prennent racine dans les tensions que nous venons d’évoquer, issues de l’inadéquation entre la représentation du Canada qu’ont les immigrants avant leur départ et la réalité de terrain après la migration. Le premier défi évoqué est assez naturellement la maîtrise de la langue anglaise, perçue comme un facteur d’intégration sociale et professionnelle. En effet, en Colombie-Britannique les immigrants francophones sont confrontés à la langue anglaise au quotidien, notamment dans leur relation avec l’administration ou pour l’accès aux soins de santé. Pour faire face à ce défi, ils s’inscrivent à des cours d’anglais dispensés par les organismes d’accueil, anglophones et francophones.

Mais le défi de la langue peut aussi en cacher un autre, celui de la compréhension du fonctionnement des institutions en Colombie-Britannique, dans les différents domaines d’activité que les participants aux groupes de discussion ont évoqués, comme la justice, l’administration, l’accès aux soins. Si la langue constitue une barrière indéniable, les immigrants sont en outre chaque fois confrontés à un système nouveau, à des façons de faire différentes de celles du pays d’origine et qu’ils n’arrivent pas à saisir immédiatement. L’enjeu pour le nouvel arrivant qui amène dans ses bagages sa culture et sa socialisation est alors de réussir à s’acculturer à son pays d’accueil (Berry, 2005) afin d’en comprendre les modes de fonctionnement explicites et implicites.

Certains des participants ont ainsi choisi d’intégrer un cursus scolaire, souvent en langue française. Cette solution du retour à l’école dans l’espoir d’améliorer sa situation professionnelle n’est pas spécifique aux immigrants de la Colombie-Britannique (Germain, 2013). Mais le choix de suivre des cursus francophones ne les prépare pas à entrer dans un monde professionnel majoritairement anglophone. Pour autant, les participants ayant choisi cette voie font face à un autre défi qui est celui de la différence de conception entre le système éducatif canadien et le système éducatif de leur pays d’origine (Jacquet, Moore et Sabatier, 2008). Ce décalage est d’autant plus sensible qu’il peut les toucher indirectement à travers leurs enfants qui sont désormais scolarisés dans le système canadien. Charles, un des participants qui s’est exprimé dans sa langue d’origine et dont les propos ont été traduits par un autre participant à la discussion, résume fort bien cet enjeu :

C’est dans l’éducation qu’il y a des problèmes. Les enfants quand ils sont à l’école, ce qu’ils apprennent à l’école, affecte la personnalité, la morale des enfants quand ils reviennent à la maison. Il y a beaucoup de différences entre l’éducation familiale et l’éducation scolaire, il y a beaucoup de différences. L’éducation de la famille et l’éducation scolaire causent des chocs.

Charles, groupe de discussion Vancouver

Ce décalage, sans être spécifique à l’immigration francophone, se combine aux difficultés rencontrées dans le monde du travail. Nos participants bénéficient d’un niveau de scolarité élevé ainsi que d’expériences professionnelles préalables. Pourtant, au moment des groupes de discussion, sur les 13 participants, seuls trois travaillaient. Une analyse récente des données du recensement, combinée à celles de l’Enquête sur les ménages, révèle en effet un niveau de scolarité élevé chez les immigrants francophones africains résidant dans les communautés francophones en situation minoritaire (Houle, Pereira et Corbeil, 2014). Par ailleurs, il faut souligner que les difficultés d’insertion professionnelle des immigrants sont bien documentées (Longitudinal Immigration Database, 2014; CIC, 2006), mais elles le sont moins concernant les immigrants francophones en situation minoritaire. Toutefois, « les expériences du terrain confirment que cette réalité vaut aussi pour eux » (CIC, 2006, p. 6).

Par exemple, moi j’ai été professeur de français dans mon pays, j’ai été un préfet des études pendant de longues années, mais quand je suis arrivé ici, on m’a dit que « vous devez encore trouver l’équivalence ici au Canada », et ça m’a bloqué. Vous voyez, on est stoppé alors on nous amène dans des fermes, on nous amène à travailler [au conditionnement] des poissons, de sales besognes.

André, groupe de discussion Vancouver

Au final, les immigrants interrogés estiment qu’ils sont confrontés à de la discrimination, terme qu’ils emploient spontanément tout comme celui de racisme.

Je pense que c’est une inégalité mais nous on a tendance à ne pas se plaindre, on se contente de peu, mais le racisme, il est effectif [...]. Prenez attention aux gens dans le bus. Dès que vous vous alignez, les gens qui arrivent après vous déforment le rang. Renseignez-vous, s’il y a cinq personnes devant vous et vous vous mettez là, aucun blanc ne voudra se mettre derrière vous. Si vous êtes premier, le blanc va tracer une autre file à coté et puis les autres blancs viennent se mettre à côté.

Bernard, groupe de discussion Surrey

Ces propos ont aussi révélé d’autres défis auxquels les nouveaux arrivants sont confrontés, comme la recherche d’une maison, par exemple, qui peut s’avérer très problématique pour les familles nombreuses. Difficultés que certains associent explicitement, comme dans les extraits ci-dessous, à une forme de discrimination.

Charles : Pour le moment les enfants demandent : « Pourquoi on ne trouve pas de belles maisons? – Parce que vous êtes nombreux. » Oui, ils demandent ça. Vous voyez 10 personnes dans une maison, une seule toilette. Vous voyez le matin, quand il y a le réveil qui bipe, 10 personnes dont 8 enfants qui vont à l’école et toi tu pars au service […]. On ne peut pas te donner une maison de quatre douches? Non. Hier je cherchais une maison, une douche une toilette, 10 personnes, les enfants partent à l’école, ils vont aller à la douche et à la toilette. Qu’est-ce que nous allons faire? C’est tout un problème.

André : Moi je pense qu’une des recommandations[8], c’est qu’il y a une discrimination discrète, pas ouverte, mais il y a une discrimination discrète, compte tenu des gens qui ont une famille nombreuse.

Charles et André, groupe de discussion Vancouver

Face à ces défis, plusieurs des personnes interrogées se sont tournées vers les services d’accueil francophones afin de trouver de l’aide ou au moins du soutien. Sur les 62 structures d’accueil anglophones et francophones que comptent les villes de Vancouver et de Surrey, les participants aux groupes de discussion n’ont cité que six d’entre elles, dont deux qui ne sont pas recensées sur le portail gouvernemental. Ces organismes peuvent avoir des mandats spécifiques, comme WorkBC qui est dédié à la recherche d’emploi, ou Educacentre qui se concentre sur des programmes d’éducation destinés à l’insertion professionnelle des francophones, mais ils peuvent aussi offrir une large palette de services ou s’adapter avec le temps pour être au plus près des besoins émergents, comme le fait l’organisme La Boussole, non référencé sur le site fédéral.

Les immigrants francophones fréquentent ces structures d’accueil parce qu’ils arrivent au Canada en terre inconnue avec un réseau social souvent très limité, voire inexistant. Comme nous l’avons mentionné, l’absence de réseau social établi est d’ailleurs l’un des défis identifiés dans les recherches (CIC, 2006).

Pour autant, nous avons été surprise de la perception fortement négative de ces services par les participants. Une position qui tranche fortement avec les groupes de discussion menés dans les autres provinces et territoires de l’Ouest canadien.

Devant les multiples défis que doivent relever les immigrants francophones dans leur processus d’intégration à une société dont la langue d’usage et de travail est l’anglais, et d’adaptation à un système social, administratif, culturel et éducatif différent de celui qu’ils ont connu dans leur pays d’origine, les services d’accueil francophones apparaissent comme très mal coordonnés.

Moi je viens au Canada, je dois aller dans 50 000 centres, un soi-disant va t’aider pour le logement, d’autres pour le travail, un autre aussi pour du travail, encore un autre pour du travail, les autres pour des cours d’anglais, les autres pour l’équivalence du diplôme.

Che, groupe de discussion Vancouver

Ce manque de coordination a pour effet que les immigrants ne se sentent pas convenablement aiguillés dans le dédale administratif auquel ils font face. Selon l’expérience précédente des participants ayant vécu dans d’autres provinces canadiennes, le cas de la Colombie-Britannique semblerait assez unique :

J’ai dû vraiment faire une sacrée recherche pour savoir vers qui je pouvais me diriger, à qui je pouvais parler que ce soit au niveau anglophone ou au niveau francophone, j’étais perdue quand je suis arrivée à Surrey, je ne savais pas à qui m’adresser. Au Manitoba, c’était beaucoup plus simple, tout était expliqué, vous n’avez pas à chercher beaucoup, vous allez sur le site et vous savez où vous diriger.

Mathilde, groupe de discussion Surrey

Dans une recherche comparative entre le Manitoba et la Colombie-Britannique, les deux seules provinces à avoir géré elles-mêmes des services d’accueil aux immigrants jusqu’au début des années 2010 (Fourot, 2014; 2018), Aude-Claire Fourot confirme le déploiement plus précoce (dès le début des années 2000) et concerté de la stratégie d’accueil des immigrants d’expression française au Manitoba, alors que la Colombie-Britannique a pris plus de temps (jusqu’au milieu des années 2000) pour considérer l’immigration comme un enjeu prioritaire[9]. Contrairement à la province manitobaine, la Colombie-Britannique a décidé de mettre en concurrence, par le biais d’appels à projets et de contrats, les différents services d’immigration, ce malgré le besoin crucial pour la province de favoriser l’immigration francophone pour compenser le très faible nombre de francophones nés en Colombie-Britannique. Une situation bien différente du Manitoba où la majorité des Franco-Manitobains sont nés dans la province (Houle, Pereira et Corbeil, 2014).

Ce manque d’aiguillage et de soutien génère chez le nouvel arrivant un sentiment d’abandon et de perte d’humanité et, finalement, l’impression de n’être qu’un numéro servant à alimenter les statistiques de l’organisme, comme en témoignent les propos assez cyniques tenus par Peace, l’une de nos participantes :

J’étais dans cette situation-là, à me faire rediriger vers d’autres services, on a l’impression d’être juste un numéro, de faire partie des statistiques (oui) et d’être juste là pour « Ah j’ai ce service-là, viens chez moi, je rajoute ton nom sur la liste parce que vous voyez j’ai rajouté un numéro.

Peace, groupe de discussion Surrey

La reconnaissance par le gouvernement fédéral des services d’établissement, à la suite de leur rapatriement, a eu un impact important sur la prestation de ces services et suscité des tensions vives entre les organismes communautaires d’établissement qui sont en compétition pour les mêmes fonds limités (Fourot, 2014; 2018) :

De la même manière que l’immigration est un instrument de construction nationale et provinciale pour tous les gouvernements, l’immigration francophone joue un rôle central du point de vue du développement communautaire. Ce qui n’a pas été anticipé est comment l’immigration a exacerbé la concurrence entre acteurs qui cherchent tous à en maximiser les bénéfices. Ce faisant les immigrants ont été la source de tensions et de restructurations intergouvernementales et communautaires.

Fourot, 2014, p.vii

Ayant interrogé les professionnels des services francophones d’immigration, Fourot (2018) souligne que ces derniers dénoncent la rigidité du gouvernement fédéral, accusent les fonctionnaires fédéraux de favoriser la culture du chiffre.

Nous sommes d’avis que l’effet de ces tensions et de ces restructurations a été fortement ressenti par les participants de nos groupes de discussion. L’éparpillement des services, le sentiment d’isolement, celui de n’être qu’un « numéro » ainsi que le manque d’adéquation entre les diplômes et les emplois occupés par la majorité de nos participants aux groupes de discussion sont des incidences directes de ces restructurations. Le même constat est dressé par d’autres auteures (Creese, 2011; Fourot, 2018; Huot, 2013) qui estiment que les restructurations néolibérales ont orienté les critères de succès de ces services, notamment ceux d’aide à l’emploi, vers le nombre de personnes bénéficiaires des services plutôt que de viser l’adéquation entre les aptitudes du bénéficiaire et l’emploi trouvé. Cette politique du chiffre a pour effet notamment d’enfermer les nouveaux arrivants, qui n’ont pas de réseau social à leur arrivée, dans des métiers moins qualifiés et temporaires afin d’assurer leur survie. Une situation difficilement vécue par nos participants, d’autant plus que leur niveau de scolarité est élevé, voire très élevé.

Estimant que les services d’accueil ne les aident ni pour leur intégration ni pour relever les défis auxquels ils sont confrontés, les nouveaux arrivants se tournent vers des solutions alternatives pour obtenir – sur Internet, par exemple – les informations nécessaires à leur intégration et/ou mobilisent le réseau de solidarités plurielles qu’ils se sont créé à leur arrivée (Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016), et qui est souvent constitué exclusivement de pairs, immigrants francophones ou non.

Discussion

Afin d’analyser le phénomène (et le sentiment) d’inadéquation entre les besoins des immigrants interrogés et les services d’accueil francophones, nous sollicitons tour à tour les concepts d’ethnicité de Danielle Juteau (1983) et de mobilité (Kaufmann, 2001; Gallez et Kaufmann, 2009; Geoffrion, 2015). Ces deux concepts mettent en relief ce que d’autres (Jacquet, Moore et Sabatier, 2008; Maddibo, 2008) nomment le processus de triple marginalisation.

La notion d’ethnicité est ici importante pour comprendre l’expérience des immigrants francophones en situation minoritaire. Se démarquant de la conception anthropologique du groupe ethnique comme un groupe fermé dont les membres descendent d’un ancêtre commun ou partagent la même origine, possèdent une culture homogène ou parlent une même langue, Juteau (1983) définit l’ethnicité comme une co-construction sociale et avance que les traits ethniques sont « choisis » dans le contexte de relations sociales établies entre diverses communautés d’histoire et de culture. Elle suggère aussi que les frontières ethniques sont fluides. La production de l’ethnicité commence durant le processus de socialisation et prend ses racines dans la socialisation primaire (Berger et Luckman, 1986), période où le nouveau-né ou l’enfant construit sa représentation du monde en se basant principalement sur sa famille, et qui inscrit en lui ce que Juteau appelle le capital ethnique, en référence au capital culturel de Bourdieu.

C’est dans le contexte des relations qui s’établissent entre des communautés humaines diverses, à la suite de conquêtes, de migrations « volontaires » ou « involontaires », d’annexions que l’humanité des autres devient ethnicité, ces dernières engendrant quelquefois des relations sociales de communalisation. C’est alors que se constituent les relations ethniques, c’est-à-dire, des êtres humains définis en termes de spécificité ethnique, composés de personnes possédant l’ethnicité, ces qualités propres à leur groupe et qui sont acquises, lors de leur tendre enfance, par la transmission des chaînes opératoires machinales[10]. (Juteau, 1983, p. 53)

Les personnes interrogées ont toutes parcouru la distance de leur territoire de socialisation à la société canadienne. Mais cette migration géographique s’accompagne pour le nouvel arrivant d’un déplacement social. Ce double mouvement a été conceptualisé depuis quelques années sous le terme de mobilité.

Retraçant la genèse des travaux sur la mobilité en sociologie, Gallez et Kaufmann (2009) notent l’évolution du concept dans les années 80 sous l’influence de Michel Bassand et de Marie-Claude Brulhardt (1980), dont les travaux ont jeté les bases d’une approche systémique de la mobilité permettant d’en intégrer les dimensions spatiale et sociale. De sorte que selon Bassand (1986), « la mobilité spatiale est un phénomène social total, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais seulement un déplacement mais toujours une action au coeur de processus sociaux de fonctionnement et de changement » (cité dans Gallez et Kaufmann, 2009, p. 46). Cette compréhension de la mobilité comme un phénomène social total permet ainsi d’en faire une dimension centrale de la vie sociale (Gallez et Kaufmann, 2015) et « de rendre compte de la complexité des expériences de mobilité des individus et des divers groupes d’individus » (Geoffrion, 2015, p. 11).

Kaufmann (2001) propose quant à lui le concept de motilité, qu’il définit « […] comme la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage. On peut décomposer la motilité en facteurs relatifs aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation (l’évaluation des possibilités). Ces trois dimensions font système, elles se coproduisent et ne peuvent être abordées séparément » (cité dans Gallez et Kaufmann, 2009, p. 47).

La mobilité étant au coeur de la construction de la francophonie nord-américaine et de ses mutations (Frenette, Rivard et St-Allaire, 2012), l’utilisation du concept de mobilité s’avère particulièrement intéressante dans une recherche portant sur les immigrants francophones en contexte minoritaire francophone, dans la mesure où il permet de prendre en compte les « régimes différentiels » affectant la mobilité des personnes aux niveaux de « l’imagination (désirs de mobilité), de la potentialité (motilité), de l’accès, de l’expérience, et des résultats ou des conséquences (Geoffrion, 2015, p. 10). L’auteure avance en effet que « [le concept de mobilité] s’articule à d’autres concepts, entre autres ceux de « race », de genre, d’ethnicité, de nationalité, etc. ». L’analyse des données révèle en effet que des « régimes différentiels » dans l’expérience de migration sont à l’oeuvre selon l’origine nationale, l’appartenance à une minorité visible, le statut de migration, le genre et la situation familiale, ces marqueurs sociaux agissant les uns sur les autres plutôt qu’isolément.

Dans notre échantillon qualitatif, il est notable que parmi les 13 personnes interrogées, la seule à avoir une situation professionnelle stable est la ressortissante française, les autres naviguant entre des emplois qu’ils qualifient eux-mêmes de « basses besognes » très éloignées de leurs qualifications académiques, ou tentant de reprendre des études pour se requalifier (Kanoutéet al., 2012).

Dans notre enquête statistique, nos résultats montrent que les immigrants européens (de France pour l’essentiel) utilisent moins les services d’accueil que les immigrants africains, ce qui est d’autant plus vrai lorsque ces derniers ont le statut de réfugiés. Nous notons également que les femmes ont tendance à utiliser les services plus fréquemment que les hommes. De plus, les familles et les personnes en couple sont également moins promptes à utiliser les services d’accueil et d’établissement francophones. Ces éléments peuvent indiquer que l’intersection de différents marqueurs sociaux comme le genre, l’appartenance à une minorité visible, le pays d’origine conduit à des expériences d’ethnicisation différentes mais aussi à des expériences de mobilité que nous pourrions qualifier de plurielles.

Du fait de l’histoire du Canada, qui a attiré depuis plusieurs siècles une population européenne, et de la récente évolution du flux migratoire évoquée plus haut, le recours au concept d’ethnicité permettrait de donner une grille de lecture des différences d’intégration entre les différents flux migratoires, plus précisément les flux d’origine européenne et africaine dans notre cas spécifique. Le Canada a toujours été une terre d’immigration et la francophonie a, historiquement, été alimentée massivement par un afflux d’Européens. Mais le flux de migrants francophones, lors des dernières vagues d’immigration, est de plus en plus diversifié et amène des populations francophones d’origine non occidentale (Jedwab 2002, p. 31).

Il s’agit ici bien sûr de traits de différenciation visibles mais aussi et plus spécifiquement de formes différentes de socialisation qui créeraient les défis auxquels nos répondants font face : comment appréhender les différences sociales, culturelles, éducatives, relationnelles au sein du monde du travail? Nous avons noté que les personnes interrogées ont toutes fait l’expérience d’une certaine mobilité au sens où elles ont effectué un parcours géographique, mais que la potentialité (motilité) de la migration ne s’est pas matérialisée à la mesure de leurs rêves et de leurs capacités, mais plutôt dans le sens inverse, eu égard tant à la déqualification professionnelle qu’ils subissent (Mulatris, 2010) et qui les oblige à occuper des emplois précaires (Hira-Friesen, 2018), qu’aux difficultés d’acculturation rencontrées. Le témoignage de notre participant André illustre les difficultés d’acculturation des immigrants à l’égard du système éducatif canadien. Cette question est d’autant plus préoccupante pour les personnes interrogées que ce sont leurs enfants, qui devraient être les héritiers de leur propre ethnicité, qui éprouvent ces décalages entre la société d’origine et la société d’adoption. Dans l’extrait ci-dessous, André exprime sa frustration à l’égard de sa perte d’autorité sur ses enfants, et plusieurs participants ayant des enfants scolarisés tiennent des propos similaires. Ce « choc culturel » en éducation a été largement documenté (Hohl et Normand, 1996; Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016)[11].

Vous, vous avez ce que vous appelez « total freedom », la totalité de liberté (sic) qu’on appelle libertinage, et ça, ça me gêne, moi je suis venu avec mes trois fils et mes trois fils étaient très très très beaux quand on était au Congo ou en Ouganda, et quand je suis arrivé ici, ils étaient intouchables, je ne pouvais pas les toucher, je connais le problème avec les enfants. Maintenant ça devient ridicule. (André, groupe de discussion Vancouver)

Ainsi, pour reprendre les termes de Jacquet, Moore et Sabatier (2008), les immigrants interrogés dans cette recherche ont le sentiment de faire face à une triple marginalisation : ils sont à la fois immigrants, africains noirs et francophones minoritaires dans une province anglophone. Leur triple statut minoritaire se décline dans les défis d’intégration socioculturelle et économique qu’ils doivent relever. Ils ne maitrisent pas les codes, la culture de la société d’accueil et il leur faut un temps d’adaptation qui n’est pas forcément en adéquation avec le rythme administratif de la société d’accueil : une des personnes interrogées nous a par exemple expliqué que, quelques jours après son arrivée, elle recevait une lettre lui demandant de rembourser le coût de son voyage pour venir au Canada.

La marginalisation liée à l’origine africaine tient quant à elle au capital ethnique, qui s’accompagne d’une spécificité visible – comme la couleur de peau – mais aussi d’une socialisation différente. Elle émerge des discours des participants sur leur expérience de racisme et de leur propos sur la socialisation scolaire qui éloigne leurs enfants des normes et valeurs de leur pays d’origine et va à l’encontre de l’idée qu’ils se font du multiculturalisme canadien.

La dernière marginalisation, enfin, liée à la première langue officielle parlée, est celle que les immigrants pointent du doigt en premier. La maîtrise d’une des deux langues officielles, qui constituait une des raisons de leur venue en terre canadienne, est ce qui les identifie désormais comme faisant partie d’une minorité face à la majorité anglophone. D’élément qui devait être intégrateur à l’origine, la langue devient ainsi un élément ressenti comme stigmatisant, si l’on en croit l’une des personnes du groupe de discussion qui estime qu’il vaut mieux taire le fait d’être francophone.

Gaha : Parce que moi en arrivant ici, je pensais vraiment que j’allais pouvoir pratiquer mon français, je ne vais pas parler de mon français pour le moment, je vais dire maintenant que je suis anglophone. C’est pour ça que je mets tous mes efforts sur l’anglais, parce que je trouve que ici vous parlez anglais, le français plutôt, tu ne peux pas trouver du travail avec ton français et puis j’ai arrêté de dire que je suis vraiment francophone; je parle l’anglais pas bien mais j’espère qu’un jour… Vraiment, j’ai arrêté de dire que je parlais français parce que vraiment ça donne rien.

Basile : Ça attire plutôt des ennuis. Ah oui!

Gaha : Parce que tu dis que tu parles français. OK, mais mets tes efforts en anglais parce que tu ne peux pas trouver du travail ici avec ton français.

Groupe de discussion Surrey

Cette triple marginalisation qui force les immigrants à interroger des aspects essentiels de leur culture, dont leur éducation et leur langue, est susceptible de retarder leur intégration sociale et professionnelle dans le pays d’accueil et dans la francophonie provinciale. Alors même que les frontières identitaires de la communauté francophone sont remises en question (Heller, 2007) sous les effets conjugués de l’immigration et de la mondialisation des échanges, l’expérience de triple marginalisation vécue par les immigrants de l’Afrique sub-saharienne met en évidence l’incapacité de structures d’accueil et d’établissement – originellement conçues pour une francophonie culturellement homogène – à s’adapter aux besoins de nouveaux immigrants francophones. Si les « défis » que pose l’interculturalité contemporaine en milieu minoritaire francophone restent entiers (Frenette, Rivard et St-Hilaire, 2012, p. 283), les témoignages des participants mettent à l’épreuve la définition de « l’immigrant francophone » et invitent du même coup à redéfinir la communauté francophone en milieu minoritaire (Frenette, Rivard et St-Hilaire, 2012; Heller, 2007) en creux d’une francophonie plurielle et inclusive.

Comme les statistiques canadiennes relatives aux vagues récentes d’immigration le montrent, les Européens ne constituent plus la majorité de l’immigration francophone et sont détrônés par une population immigrante d’origine africaine. C’est cette population nouvellement arrivée, en particulier les réfugiés, qui sollicite le plus les services francophones d’accueil. Si les populations évoluent, il en va de même des défis auxquels elles font face, qui deviennent plus globaux et auxquels les services d’accueil francophones en Colombie-Britannique ne semblent pas s’être adaptés.

Notre grille de lecture combinant les référentiels de l’ethnicité, de la mobilité et de la triple marginalisation nous permet de mieux comprendre les expériences des immigrants en situation minoritaire francophone. L’éparpillement des services, le sentiment d’isolement, celui de n’être qu’un « numéro », l’expérience de déqualification professionnelle et les difficultés d’acculturation sont autant de défis globaux auxquels sont confrontés les participants à nos groupes de discussion. Il est clair que les services spécialisés offerts par les organismes d’accueil ne répondent que très partiellement à leurs besoins. Ce n’est pas un hasard si nos participants reconnaissent comme une pratique exemplaire celle des organismes de proximité qui les accompagnent – même physiquement – dans leurs démarches au quotidien. Si la recherche de travail est le défi qui revient le plus souvent dans leur discours, ils doivent en relever bien d’autres dans leur vie quotidienne, moins spectaculaires mais tout aussi réels : se rendre à une consultation médicale, trouver son chemin dans une ville nouvelle, comprendre le fonctionnement des systèmes de transport. Face à une immigration beaucoup plus diversifiée que par le passé, le besoin d’un accompagnement spécifique pour des populations immigrantes francophones issues de minorités visibles et de services qui soient délivrés par des francophones (Fourot, 2018) deviendra plus pressant, si les politiques publiques et les organismes souhaitent, tout comme les immigrants, dépasser l’étape des défis de l’intégration pour celle de l’inclusion.