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Depuis la nuit des temps, l’identité des individus et des groupes en rapport à un territoire donné (territorialité) sert d’assise à leur émancipation. On y organise en commun des biens et des services tels que la protection, le culte religieux, l’eau, les échanges, la justice, les arts. La coordination de ces fonctions territorialisées permet des gains de cohérence dans l’offre publique des conditions du développement social, culturel, politique, économique. Le modèle le plus anciennement connu remonte à la République de Platon. Plusieurs formules furent expérimentées au fil du temps, notamment pendant le Moyen Âge caractérisé par des formes sociétales à des échelles territoriales de dimension humaine telles que les Principautés, les Baronnies, les Comtés, les Duchés. La dotation physique initiale des territoires représente le facteur de base de leur attractivité.

Dans le contexte de la montée en puissance de l’État-nation, plusieurs modèles communautaires furent solidement articulés au milieu du 19e siècle afin de renouveler les approches classiques concernant les collectivités territoriales. Depuis, les expérimentations ex nihilo ont été nombreuses, souvent idéalistes. Ainsi furent engagées des réformes étatiques pour établir et améliorer des communes, des municipalités, des villes. Par l’entremise de la politique publique des gouvernements supérieurs au cours des dernières décennies, une panoplie de nouveaux territoires-laboratoires furent institués partout en Occident, principalement aux échelles régionale et supra-locale. La planification territoriale des conditions endogènes s’est alors imposée en doctrine. Pour saisir et influencer les processus à l’oeuvre entre les divers acteurs territorialisés, des méthodes furent proposées qui misaient sur des concepts tels que la mobilisation, l’interaction, la vision globale, la solidarité, l’encadrement, l’appropriation. Il est apparu que les effets de proximité engendrent, à travers le marché et la hiérarchie, un contexte institutionnel territorial propice aux relations cognitives et structurantes. Malgré l’ancienneté de la pratique et la richesse des modèles offerts par la littérature multidisciplinaire, nous ne disposons pas d’une véritable théorie du développement territorial. La recherche scientifique dans ce domaine est toujours bien active, et vise notamment à mieux comprendre le rôle des territoires dans le soutien à l’innovation technologique, sociale, culturelle, institutionnelle, économique, organisationnelle.

Bien rédigé, le livre de Lachapelle et Bourque analyse huit expériences territoriales québécoises. Celles-ci offrent un important matériel empirique concernant la période de 2014 à 2018. Les auteurs utilisent la littérature associée à la discipline du travail social, tout en incluant des éléments de la science politique, de la sociologie et du développement durable. Ils désirent mettre en exergue le pertinent phénomène de « construction sociale de la communauté ».

Les données dévoilées aux chapitres 2 et 3 sont fort instructives. Elles permettent aux auteurs d’avancer que la mise en place d’une gouvernance globale sur un territoire rend possible la production de synergies. À cet effet, des actifs relationnels sont isolés, qualifiés et comparés ensuite dans leurs forces, faiblesses, contraintes, occasions. Les initiatives innovatrices semblent au rendez-vous dans les territoires observés. Visualisé dans des tableaux, le phénomène du « ré-encastrement multidimensionnel » possède un potentiel évident pour illustrer les modalités relationnelles et leurs conditions de succès. Au chapitre final, l’analyse débouche sur la proposition d’un nouveau modèle déduit de la littérature qu’il serait intéressant de valider avec les données collectées.

En réalité, l’analyse livrée s’appuie beaucoup plus sur la littérature que sur les faits compilés et traités. Malgré la profusion des écrits recensés et bien maitrisés, plusieurs éléments incontournables en développement territorial demeurent néanmoins absents. Signalons notamment la vaste littérature sur les territoires innovants tels que les récents écosystèmes territorialisés et autres living labs, qui n’a que très peu inspiré les auteurs. Idem avec la géographie économique qui pourrait illustrer les initiales inégalités entre les territoires étudiés. En comparaison de l’objectif explicite d’inclusion sociale, le rôle de l’emploi demeure sous silence. Il est regrettable en outre que l’appareil politico-administratif décentralisé/déconcentré soit si peu pris en compte dans les différentes sphères du pouvoir territorial très éclaté.

Pour ce qui concerne l’intégration des acteurs préconisée par les auteurs, la dimension sociale s’avère centrale pour eux, sinon exclusive. Ce repli de perspective ou de discipline, tout à fait commun par ailleurs, représente le problème fondamental des sciences du territoire. D’autres perspectives sombrent aussi dans cette exclusion pour mieux affirmer leur logique spécifique, notamment la planification stratégique, les choix publics, la culture entrepreneuriale, la gouvernance. Il en est de même avec l’approche territoriale par la « classe créatrice », certes pertinente mais peu inclusive de la diversité des acteurs. Ce compartimentage disciplinaire contraint clairement l’élaboration d’une théorie générale de l’organisation et du développement territorial qui nécessite, par essence, d’embrasser globalement le phénomène. Ce livre s’inscrit parfaitement dans cette voie en justifiant bien sa perspective, certes pertinente, par une importante contribution.