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Fernand Dumont a construit son parcours de vie et sa pensée sur un double socle. Son itinéraire est avant tout indissociable de son origine familiale, de son enfance et de son adolescence à Montmorency, de sa classe sociale, de sa génération, de sa foi chrétienne, de ses convictions politiques, mais les étapes de sa réflexion ont aussi constamment puisé aux meilleures sources de la pensée sociologique, historique et philosophique[1]. C’est à l’entrecroisement de ces deux lignes de vie qu’a été conçue et développée une oeuvre que l’on peut légitimement tenir pour inspirante, une oeuvre également marquée par l’interdisciplinarité, eu égard à la large palette des savoirs qui s’y trouvent mobilisés. La bibliographie établie en 2007 à l’initiative de la Chaire Fernand-Dumont pour la culture comporte, dans le seul registre proprement universitaire, une vingtaine d’ouvrages, une quinzaine de directions d’ouvrages, quelque 160 articles de revues scientifiques, culturelles et générales et environ 80 contributions à des ouvrages collectifs et à des actes de colloques (Harvey, Séguin-Noël et Verreault, 2007). C’est l’oeuvre d’une vie féconde, et qui continue de porter fruit[2].

Les trois ouvrages dont tente de rendre compte leur lecture croisée forment comme un bouquet d’interprétations nées, chacune, d’un objectif ou d’un projet spécifique, mais qui ont en commun de mettre en valeur les enjeux toujours actuels de la pensée de Dumont : l’hommage rendu par Serge Cantin à celui qui fut son maître, la recherche doctorale en philosophie de Julien Goyette et l’analyse de Daniel Poitras, également dans le cadre d’une thèse de doctorat, en histoire et civilisations, sous forme de comparaison transatlantique entre Dumont et deux historiens français. Ces interprétations sont des « traductions », si l’on convient que comprendre c’est avant tout traduire en ses propres mots (Rancière, 2009, p. 108).

Ce qui paraît fonder l’oeuvre de Dumont, qui fait volontiers appel à l’approche psychanalytique[3], c’est moins une enquête qu’une quête personnelle : celle de l’intelligibilité de l’histoire humaine, démarche qui conduit à une investigation des médiations sociales et politiques aptes à combiner valeurs communes et sauvegarde de la conscience critique. C’est dire que Dumont est à lui-même, en bonne part, son propre objet d’analyse : ses travaux peuvent en effet être lus à la lumière d’une approche protéiforme qui vise à percer le mystère et l’énigme qu’il représente, mais dont l’objectif est aussi, dans le même mouvement, de faire partager ses interrogations et son interprétation. En ce sens, on peut percevoir en lui la figure d’un prophète qui prend conscience de sa vocation non seulement d’intellectuel engagé, mais aussi de relais, de médiateur, d’interprète de la référence. Sa mission – son rêve? – serait dès lors de susciter une communauté des interprétants et une herméneutique collective de la culture par la mise en chantier d’une anthropologie de l’interprétation. Dumont reconnaît – fût-ce de façon implicite – l’exercice de cette fonction lorsqu’il affirme que « quelqu’un qui ne s’appuie pas sur le passé solide, […] ce n’est pas un prophète, c’est un utopiste au mauvais sens du terme. […] Le prophète, lui, rappelle de vieux engagements qui nous impliquent en profondeur, qui nous ramènent aux racines les plus solides » (Dumont, 1976, p. 148). Citant ce passage, empreint d’évocation biblique, Julien Goyette souligne que le prophète, loin d’annoncer une destinée inédite, « préserve l’historicité de la vie humaine en invitant à poursuivre aujourd’hui une oeuvre d’hier » (p. 203), à la façon d’un « continuateur », s’il est vrai que, comme le suggère Paul Valéry, « nous entrons dans l’histoire à reculons », ou, comme l’observe Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres[4] ».

Les analyses, richement documentées et solidement argumentées, qui animent les trois ouvrages apportent au lecteur des réponses à au moins trois questions. Pourquoi, aujourd’hui, continuer à porter intérêt à l’oeuvre de Dumont? Quel est le rôle de l’historien? En quoi l’oeuvre de Dumont contribue-t-elle à penser le Québec et son avenir?

L’oeuvre de Dumont : quelle actualité?

Serge Cantin fait part, en conclusion de son ouvrage, de sa « décision initiale de [s]’engager dans un essai d’interprétation » (p. 386), signifiant ainsi, malgré son désir de demeurer fidèle à l’intention de Dumont, qu’il assumait la distance qui sépare tout interprète de son objet. La lecture de l’ouvrage donne à penser que l’auteur s’inscrit plus dans le registre de la fidélité et de la défense que dans celui de la distance et de la controverse. On a de cela un bon exemple avec la façon dont il s’estime autorisé, afin, dit-il, de ne pas laisser le lecteur sur sa faim, à renforcer une section de chapitre consacrée à l’espérance dans l’ouvrage Une foi partagée à l’aide d’une conférence, prononcée vingt-cinq ans plus tôt en ouverture d’un congrès de la Société canadienne de théologie et dont le contenu est jugé « plus substantiel » (p. 377). C’est là, assurément, la marque d’une connaissance intime et d’une connivence qui portent Cantin à revêtir l’habit de l’avocat. Dans sa préface, qu’il intitule « L’obsédante présence de Fernand Dumont », Jacques Beauchemin voit cet ouvrage comme une « somme » qui ne saurait désormais avoir d’équivalent, tant « l’oeuvre de Dumont s’y trouve à la fois déployée, expliquée et mise en perspective » (p. XV).

Cantin rappelle d’emblée ce que fut sa première rencontre avec Dumont, invité par le Département de sociologie de l’Université de Montréal à donner un séminaire de philosophie de l’histoire au trimestre d’hiver 1976. Il dit s’être trouvé « pour la première fois en présence d’un être habité par sa pensée » (p. XXIX), et évoque « une étrange fascination » et un « coup de foudre intellectuel », impression aussitôt transmuée en celle de « véritable appel » (p. XXIX). Cantin fait siens les mots de Georges Balandier dans le premier numéro des Cahiers Fernand Dumont, paru à l’automne 2011 : « Il était simple avec une manière de grandeur » (p. XXXI). C’est donc en disciple et, plus encore, en fils spirituel et en héritier d’un « géant » que s’exprime Cantin, qui, au détour d’une phrase, dit avoir connu lui aussi « cette expérience d’émigration qui fut, aux dires de Dumont lui-même, fondatrice de sa pensée, une expérience qu’il n’eut de cesse d’interroger » (p. XXXII). Cette attitude intérieure et cette approche compréhensive conduisent Cantin à souligner la « dramatique sous-jacente » (p. 2) à l’oeuvre de Dumont, expression à laquelle Jean-Philippe Warren, qui dit l’emprunter à Dumont lui-même[5], a également eu recours (Warren, 1998, p. 13). La première de couverture de l’ouvrage de Cantin paraît porter en elle-même et avec force cette intention. Il n’est pas d’usage, à l’évidence, de donner à voir semblable document dans une recension ou une note critique, mais cette oeuvre graphique peut sans doute trouver sa place ici.

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Il n’est besoin que de relever quelques traits particulièrement frappants. En premier lieu, l’iconographie, partagée entre une photo de Dumont prise sans doute dans les dernières années de sa vie, qui montre un regard incisif et insistant et un visage en léger appui sur des mains croisées, et une rue de son village natal de Montmorency où figure en bonne place l’église. La typographie n’est pas moins signifiante : le nom de l’auteur, dans un graphisme voisin de celui du préfacier, s’efface délibérément au profit de celui de Dumont, à qui est dédié l’espace central, à hauteur du clocher. L’expression même « essai d’interprétation » traduit une modestie affichée et une attitude de déférence.

D’emblée, Goyette se place aux côtés de Cantin – « l’un des principaux exégètes de la pensée de Dumont » (p. 2), et qui fut membre de son jury de soutenance de thèse – pour estimer que, si l’oeuvre de Dumont est encore capable d’interpeller aujourd’hui, c’est, de façon apparemment paradoxale, en raison du caractère antimoderne de ses thèmes privilégiés, singulièrement la transcendance et la tradition. Bien qu’« historien de métier », il renonce à faire « une lecture “historienne” des interprétations historiques de Dumont » (p. 7) pour retenir avant tout « sa contribution à une explication globale du sort des sociétés actuelles » (p. 8). Dans ses « prolégomènes », il invite à porter attention aux relations entre les philosophies de l’histoire et la science historique (p. 15) : alors que l’historien ne prétend nullement dégager un sens de la multiplicité des événements, le philosophe de l’histoire est en quête d’intelligibilité et de maîtrise de la diversité, en quête de l’universel. C’est dire, avec les mots mêmes de Dumont, que l’historien cherche la « vérité » et l’objectivité, tandis que c’est la « pertinence » qui compte avant tout aux yeux du philosophe de l’histoire. On peut déceler l’hypothèse centrale de l’ouvrage lorsque Goyette écrit que « Dumont aurait choisi cette voie [la philosophie de l’histoire] pour joindre une interrogation sur l’humain et un pari sur sa propre existence; il y aurait vu le moyen d’atteindre cette proximité du coeur et du temps, cette conjonction du “je” et du “on” où se donne à voir une possible fraternité entre les êtres » (p. 26-27). D’autres liens de réciprocité ou d’autres couples peuvent ici s’adjoindre : vocation et histoire, connaissance de soi et connaissance du monde, vie et destinée, reconnaissance d’autrui et perception d’une transcendance, particulier et universel[6].

La perspective que propose Daniel Poitras est à l’opposé de celle de Goyette, qui conçoit délibérément son analyse de l’oeuvre de Dumont en termes d’unité organique et de façon (presque) indépendante de l’histoire personnelle et politique. Dans sa recension de l’ouvrage de Goyette, Poitras se démarque de cette ligne interprétative. Il estime en effet que « l’absence du contexte québécois au profit d’un contexte intellectuel aux frontières indéfinies enlève […] quelque chose comme une caisse de résonance aux idées dumontiennes telles qu’elles se sont déployées dans l’espace et dans le temps. […] Par sa cohérence même, ce travail en appelle en fait un autre qui plongerait Dumont dans les secousses collectives qu’il a vécues et qui l’ont inspiré, c’est la voie que j’ai esquissée dans mon propre livre » (Poitras, 2018, p. 235-236). La prise en compte de « l’expérience du temps » est en effet estimée cruciale. Poitras s’engage donc sur la voie de Michel de Certeau, pour qui « le savoir peut changer avec l’expérience » (p. 252). La visée et l’esprit de son ouvrage se lisent aussi dans les mots de Paul Ricoeur placés en épigraphe : « On ne dira jamais assez que les morts, dont l’histoire porte le deuil, furent des vivants. » L’auteur estime utile de préciser qu’il est né en 1980, l’année de la mort de Jean-Paul Sartre et de l’échec du premier référendum sur l’indépendance au Québec, et que la période de l’après est donc devenu son « maintenant ». Il adopte pour cadre chronologique la période 1955-1975, où sont à l’oeuvre trois historiens, nés entre 1925 et 1927 : les Français Michel de Certeau et François Furet et le « sociologue-historien québécois » Fernand Dumont. Ces trois chercheurs ont en commun d’avoir expérimenté une « brèche du temps », transition entre deux phases du régime d’historicité : au sein de la période retenue, Poitras accorde en effet une attention particulière à ce qu’il appelle les « années 68 », en l’occurrence la séquence 1966-1972. Il estime que le recours à une grille de lecture des effets comparés de cette « brèche » permet mieux qu’une approche de nature économique, politique ou institutionnelle de dépasser le cadre national et, ainsi, d’ouvrir sur une démarche comparative. Dans une approche qui contribue, d’une certaine façon, à désingulariser l’oeuvre de Dumont, il se donne comme fil rouge « l’expérience du temps », à laquelle il associe les catégories analytiques « champ d’expérience » et « horizon d’attente », ainsi qu’un corpus conceptuel qui comprend notamment « régime d’historicité », emprunté à François Hartog – codirecteur, avec Thomas Wien, de la thèse de doctorat –, « transfert d’attente » et « lieu d’attente ». La boîte à outils de l’auteur comporte également deux notions cruciales : l’anticipation rétrospective et la juxtaposition temporelle, par laquelle l’historien s’inscrit à la fois dans son présent et dans le passé, afin de scruter dans le passé les moments de mutation de l’expérience moderne.

L’historien : quel est son rôle?

Pour rendre compte de l’oeuvre de Dumont, dont il décèle la pierre angulaire dans la théorie de la culture, propre à soutenir une interprétation de type compréhensif, Goyette procède à une argumentation par étapes, hors de toute tentative de biographie intellectuelle ou d’inscription dans le contexte de l’histoire québécoise. La première partie de son ouvrage – Histoire. Une dialectique historique de la culture – prend principalement appui sur Le lieu de l’homme, où figure cette « formule », estimée « pour le moins déroutante » (p. 32) : « La culture est, pour l’homme, distance de soi-même à soi-même », à laquelle Dumont ajoute aussitôt : la culture « est, à la fois, l’origine et l’objet de la parole » (Dumont, 1994, p. 30). L’auteur met en scène les composantes fondamentales de la philosophie de Dumont sur l’histoire qui se vit : la conception de l’historicité, la représentation concrète de l’histoire (vision du temps et changement culturel) ainsi que les grandes périodes de l’histoire occidentale. Il s’attache à l’analyse de la distinction fondamentale opérée par Dumont, qui la porte au rang de principe explicatif global, entre la culture première, qui représente un monde du sens commun peu affecté par le changement, et la culture seconde, qui permet de prendre conscience du mouvement que connaît l’humanité. Sur la base d’une théorie de la culture et d’une mise en exergue de la disposition initiale de l’humain à l’histoire, Goyette souligne la façon dont Dumont « a élaboré une philosophie de l’histoire dont l’aboutissement est par principe une crise de la conscience historique. Une crise que l’être humain a cherché à conjurer en écrivant son histoire » (p. 112). Il porte attention au lien intrinsèque qu’établit Dumont entre l’acte de création d’un auteur, tels Thucydide, saint Augustin ou François-Xavier Garneau, et la situation de crise que vit celui-ci et qui devient pour lui source d’intensification de sa conscience historique (p. 86). Dans cette large fresque, une place singulière est accordée au christianisme, qui instaure une histoire linéaire qui comporte désormais un avant et un après.

Poitras prête une attention particulière au fait que chacun de « ses » trois chercheurs a quitté, au cours de sa jeunesse, un milieu pour un autre. Issu de la bourgeoisie de gauche parisienne, François Furet s’engage au Parti communiste. Originaire d’une famille de petite aristocratie savoyarde, Michel de Certeau[7] se prépare au sacerdoce au grand séminaire de Saint-Sulpice puis au séminaire universitaire de Lyon, marqué par le renouveau théologique autour du jésuite Henri de Lubac. Jeune membre de la Compagnie de Jésus, à laquelle il demeurera fidèle, il découvre aussi la misère d’une banlieue parisienne ouvrière. Fernand Dumont est le seul à « avoir raconté de bon coeur sa propre histoire » (p. 26), « non pas par goût de l’ostentation, mais plutôt par nécessité, pour marquer un ancrage déterminant et plus encore une dette à l’égard d’un certain milieu, celui de Montmorency » (p. 34). Son éveil intellectuel s’opère au contact de L’Action nationale, alors animée par André Laurendeau. Son séjour à Paris au début des années 1950 constitue un tremplin vers ce qu’il appellera bientôt une « conscience universelle ». La décennie 1956-1966, au cours de laquelle s’opère l’entrée dans la vie scientifique, politique, intellectuelle et/ou religieuse des trois chercheurs, est portée par un futur ouvert et identifié au « progrès ». Pour qualifier la pratique d’observation, tout à la fois attentive et discrète, de ces historiens chercheurs, Poitras recourt de façon singulière au verbe « épier ». Ainsi, Furet « épie » l’avenir de la gauche (p. 60), le progrès de l’Histoire « par le bas » (p. 61), la naissance d’une France nouvelle (p. 64), une société soviétique sur le point de perdre la mémoire (p. 174) ou, « du coin de l’oeil », le phénomène de la jeunesse de Mai 68 (p. 222).

L’oeuvre de Dumont représente pour Cantin un acte de médiation qui vient pallier, au coeur de l’individu, la division entre sa culture première, c’est-à-dire son milieu familier, dont la porosité permet la distillation du sens, et sa culture seconde, la culture comme horizon, celle où il se donne une représentation de lui-même et du monde. Il consacre la première partie de son ouvrage, « Penser le drame de l’émigration », à fixer ce cadre, dont la problématique est éclairée par le « déracinement » de Simone Weil et d’Hannah Arendt, deux femmes juives dont la réflexion sur la condition de l’homme moderne a pour creuset ce même cheminement et ce même traumatisme. Cantin rappelle que, dans Le lieu de l’homme, Dumont qualifie l’émigration d’« inguérissable blessure ». Le recours au terme « drame » pourrait paraître inopportun ou déplacé au vu du brillant cursus honorum que l’on sait avoir été le parcours professionnel de Dumont, que tient d’ailleurs à rappeler Cantin : à l’Université Laval, où Dumont enseigne dès 1955 et où il fera oeuvre d’innovation, mais aussi dans le milieu de la haute fonction publique, en particulier comme secrétaire adjoint (et non à titre de sous-ministre) au Secrétariat du Développement culturel du ministère du Conseil exécutif en 1977 et 1978. Son rôle s’est avéré déterminant dans la conception et la coordination de la rédaction de la Politique québécoise du développement culturel (1978). Il fut aussi corédacteur de la Loi 101. Pourtant, lorsqu’il répond à l’invitation de Jean-Charles Falardeau en 1974, pour rendre compte de son « itinéraire sociologique », ce n’est pas ce « récit » que Dumont retient d’abord, non sans prendre le soin de s’en excuser : « À ceux qu’ont agacés mes rappels épisodiques de Montmorency, je dois avouer une faute plus grave encore : même mes livres théoriques ne parlent pas d’autre chose » (Dumont, 1974b, p. 255). On saisit dès lors la démarche interprétative qui anime la lecture du disciple Cantin, qui ne manque pourtant pas de signaler que l’image du « déracinement » n’apparaît qu’une seule fois dans l’oeuvre de son maître.

Le pays : comment le penser?

L’analyse du rôle de l’historien comme « passeur du temps », thème de son chapitre 3, permet à Poitras d’établir un parallèle entre l’École des Annales en France et la Faculté des sciences sociales, que dirige, à l’Université Laval, Georges-Henri Lévesque, et que l’auteur considère comme l’un des principaux lieux d’attente scientifique. Dans les deux cas, la stratégie adoptée est celle d’une « vision sociale globale » (p. 117). Il en sera de même de la création, en 1960, de la revue Recherches sociographiques, dont Cantin souligne aussi la dimension structurante, puisqu’elle met en oeuvre le projet d’appréhender et d’analyser la société québécoise « au ras du sol ». Dans son cinquième et dernier chapitre, Poitras prête un vif intérêt au caractère fructueux du rapprochement du passé et du présent chez les trois chercheurs au lendemain de Mai 68 : en effet, « l’historien écrit en fonction de son présent » (p. 220). Ainsi, Furet, qui n’a pourtant rien d’un soixante-huitard, a finalement « relu la Révolution française en situation, tout à la fois dans son présent pour jauger le passé et vice-versa » (p. 221). Le séminaire de recherche qu’a codirigé Dumont pendant quatre ans a visé à réaliser un inventaire des idéologies en vue de rendre à nouveau présentes à l’histoire, fût-ce par bribes, les « pensées mortes » et les intentions du passé[8]. L’auteur se plaît à rappeler ces propos de Dumont dans la revue Maintenant : « J’ai lu pas mal de livres. Ce que j’ai appris de plus suggestif sur l’urbanisation et l’industrialisation du Québec, je le tiens des souvenirs de ma mère » (Dumont, 1974a, p. 7). Consterné par le décret du pape Pie XII qui met fin en 1954 (et non en 1953) à « l’expérience des prêtres ouvriers », de Certeau sera porté à estimer que la culture des ouvriers est plus que ce que l’Église est en mesure d’en comprendre. Celui qui participa à la création de l’École freudienne de Paris en 1964 estime que le rôle du chercheur est d’exhumer la révolution là où elle a émergé. Ainsi, Mai 68 « participe à sa relecture et à son actualisation du 17e siècle et, notamment, des religieuses possédées » de Loudun (p. 259). En historien de la seconde moitié du 20e siècle, il épie le surgissement de « moments où les paroles des possédés et des exclus ont été récupérées sans pour autant être éliminées » (p. 259); il entend participer à leur remontée dans le présent, sur le mode d’une juxtaposition temporelle et d’une anticipation rétrospective.

Sur la base estimée indiscutable que constitue l’élargissement du fossé entre culture première et culture seconde, Cantin développe sa réflexion sur la théorie de la culture et sur la nation. Il utilise, pour ce faire, les outils analytiques forgés par Dumont, souvent sur le mode du dualisme ou du binôme. Il en est ainsi de la distinction entre « événement » et « avènement » ou entre « vérité » et « pertinence ». Cantin estime que le lecteur est en droit d’éprouver quelques difficultés à saisir le sens de l’interprétation que donne Dumont de la Révolution tranquille et même d’y entrevoir une certaine ambiguïté, voire une contradiction. Dumont, qui a participé activement à la campagne pour le Oui lors du référendum de 1980, ne condamne pas la Révolution tranquille mais il déplore son inachèvement. La Révolution tranquille, par son refus du passé, représente la menace d’une perte de la mémoire et de l’identité; ainsi, lors de la crise d’Octobre, la force cohésive de la tradition a fait défaut. La Révolution tranquille porte en elle le risque d’une illusion, celle de la non-appartenance des Québécois d’aujourd’hui à leur propre histoire[9], et donc celle de la perpétuation de la survivance. Cantin trouve l’anticipation d’une semblable inertie dans L’enracinement de Simone Weil, pour qui « il y a des populations qui ne sont jamais guéries d’avoir été une fois conquises » (p. 227, note 2). Il a lui-même considéré la souveraineté-association comme la dernière ruse d’une « fatigue culturelle » en ce qu’elle reconduisait le dédoublement de l’identité canadienne-française (Cantin, 2002, p. 97)[10]. Sous le titre « Triste espérance », Jocelyn Létourneau (2017) a répliqué à cette vision de l’histoire nationale également prônée par Jacques Beauchemin, vision qui prend racine sur le sentiment de l’échec d’une utopie, celle de la mission providentielle du peuple canadien-français.

Selon Cantin, le destin politique du Québec est intrinsèquement lié à sa mutation religieuse : s’il est vrai que « c’est dans la religion catholique que la collectivité canadienne-française puisait autrefois ses raisons communes » (p. 241), comment concevoir ce qui pourrait désormais faire tenir ensemble les membres de la société québécoise. Dumont parle à cet égard d’un « drame religieux », puisque la ferveur politique n’a pas été en mesure de prendre le relais d’une ferveur religieuse qui avait empêché la société de se refermer sur elle-même et qui, surtout, forgeait, par-delà une foi partagée, une référence commune et une conscience historique. Son interprétation de la situation se fonde sur une réflexion qu’il n’a cessé d’approfondir : Cantin note, dans la quatrième et ultime partie de son ouvrage – « Une théologie au risque de la culture » – que la réflexion religieuse borde en quelque sorte l’oeuvre de Fernand Dumont : La conversion de la pensée chrétienne est son premier livre personnel, paru au milieu des années 1960, pendant que se tenait le concile de Vatican II, et Une foi partagée est le dernier livre publié de son vivant. À la fin des années 1950, Dumont avait répondu, avec son ami Yves Martin, à l’invitation de Mgr Frenette de conduire une enquête sociologique sur le diocèse de Saint-Jérôme (Dumont et Martin, 1963). Ce fut là, peut-être, l’une des seules recherches de terrain réalisées personnellement par Dumont. Dans L’institution de la théologie, sa thèse de doctorat en théologie soutenue à l’âge de 60 ans, il situe le théologien comme membre à la fois d’une communauté humaine et d’une communauté savante, dépositaire, avec d’autres, de la mémoire de l’héritage. On sait que sa perception de la situation religieuse du Québec découle également du rôle d’expert qu’il a joué à la demande des évêques du Québec, lorsque lui a été confiée en 1968 la présidence de la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église. Il n’a pu alors que constater la distance entre la mobilisation des milieux catholiques, qui ont adressé environ 800 mémoires à la commission, et la relative indifférence d’une large fraction de l’épiscopat à la lecture des recommandations qui lui étaient faites (Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, 1971)[11], notamment en matière de remise en cause de l’exercice hiérarchique du pouvoir, au profit des communautés locales, lieux légitimes d’élaboration et d’expérimentation de raisons communes. Ces recommandations prenaient racine dans une transcendance qui « portait un nom » ainsi que dans une expérience qui était « l’actualisation d’une tradition plutôt que le dépôt désormais fixé de vérités venues d’avant nous » (Dumont, 1987, p. 126). Aux yeux de Cantin, Dumont estime que le théologien, étroitement solidaire de la communauté des fidèles, dispose d’un « statut épistémologique particulier par rapport à l’anthropologue en général, en ce sens que lui sait pour qui et au nom de qui il pense, écrit, interprète » (p. 344).

Dans les pages qu’il consacre à l’étude de L’anthropologie en l’absence de l’homme (Dumont, 1981), Goyette s’inscrit dans une perspective épistémologique et historiographique. Après l’histoire qui se vit, il s’agit là de l’histoire qui s’écrit. L’auteur étudie la façon dont le sociologue de l’Université Laval analyse la situation paradoxale qu’occupe selon lui l’anthropologue de la culture, notamment dans ses rapports avec sa propre société. Dans l’histoire intellectuelle de Dumont, Goyette perçoit un renversement qui paraît correspondre chronologiquement au début de la Révolution tranquille. L’empirisme et le primat d’abord accordé à l’observation, dans le contexte d’un séjour doctoral à Paris marqué par la problématique des Annales et de l’école durkheimienne, « font place à une lecture plus grave du “sort de la culture” » (p. 163). L’auteur tente ici – à l’encontre de son postulat initial? – de trouver dans le contexte historique des facteurs à valeur explicative : il évoque ainsi les obstacles rencontrés par l’idéal personnaliste de l’anthropologie chrétienne, la technocratisation de l’appareil d’État, l’affaiblissement de l’Église catholique, l’individuation des modes de vie[12]… Il fait l’hypothèse d’une relation causale entre ce que Dumont considère comme la « dévastation » de la conscience historique canadienne-française pendant et après la Révolution tranquille et le constat de la perte de la mémoire. Prenant appui sur La vigile du Québec et Raisons communes, Goyette cherche également à sonder la dimension émancipatrice de la philosophie de l’histoire de Dumont, pour qui la mémoire seule est en mesure de restaurer un ancrage dans la temporalité. Il retient (p. 191-192) un passage de ce qu’il estime être la meilleure entrevue que Dumont ait jamais donnée : « La tradition est une question qui me hante depuis longtemps, qui m’a hanté dès mon enfance et ma jeunesse. Et c’est d’ailleurs, selon moi, le grand problème contemporain, c’est-à-dire comment les hommes d’aujourd’hui vont-ils conserver une mémoire de l’humanité? Comment vont-ils réussir à se donner une conscience historique? » (Dumont, 2000, p. 109-110). L’auteur estime qu’il convient de porter une particulière attention à la mise en oeuvre par Dumont d’une anthropologie de l’interprétation, d’une « herméneutique collective de la culture » dont l’aboutissement, on l’a déjà noté, s’inscrirait dans une « communauté des interprétants » (p. 203, 237 et 249). Dumont tient la tradition pour une condition de l’utopie puisqu’elle représente l’ensemble du sens rassemblé dans l’histoire et que sa fonction est de réactualiser l’héritage du passé.

La fonction prophétique que l’on peut reconnaître chez Dumont s’inscrit de plain-pied dans la philosophie de l’histoire, comme une ressource d’intelligibilité apte à comprendre les événements du passé et, de ce fait, à affiner notre compréhension du présent et à jeter une lumière sur l’avenir. Cette extension de l’historicité à la conscience s’accorde avec la perspective ouverte par Hans-Georg Gadamer[13]. Elle se conjugue aussi avec la fonction – la mission? – de passeur de l’historien, qui partage la vie et les aspirations de sa communauté et s’engage à ses côtés. Poitras relève chez Dumont une fructueuse tension entre les deux pôles de la science historique qui, « comme idéologie, doit être à la fois prise comme objet et vécue, puisque “scepticisme et consentement affectif” peuvent coïncider » (p. 230). Selon Goyette, « rendre le passé au présent, l’avenir au passé, tel semble être le mot d’ordre lancé par Dumont » (p. 202). La pertinence de la recherche se trouve en effet en consonance avec l’approfondissement de la participation du chercheur à la collectivité. On pourrait risquer l’établissement d’un lien à caractère métonymique entre l’historien ainsi compris et sa collectivité, locale ou nationale, grâce à une mémoire, un destin et un projet partagés. Au terme de sa présentation des entretiens de Fernand Dumont qu’il a colligés, Cantin reconnaît, sur la base des options et des pratiques de son maître, qu’« il n’est nullement besoin, pour se hisser à la hauteur de l’Homme, de “s’élever au-dessus de la mêlée” » (Cantin, 2000, p. 15). Le disciple tient à lever une forme d’hypothèque, qui mériterait sans doute un plus large débat, lorsqu’il estime qu’« aussi savante soit-elle pour une large part, cette oeuvre s’est voulue avant tout solidaire des “gens d’en bas”. Autant dire qu’elle repose sur un pari, dont Dumont a lui-même formulé les termes : “Je fais résolument métier d’abstraction. […] Je ne ferai pas accroire aux pauvres que je suis illettré. Je garde le territoire de la théorie. […] Comment leur rendre à la fin ce patrimoine?” » (Cantin, 2000, p. 10). « Comment? », telle est LA question. En effet, en son essence et en sa visée même, l’idée d’un « pari » ne cesse d’interroger, puisqu’elle désigne le mouvement de production d’une oeuvre que l’on peut considérer pour inaccessible, par sa haute tenue intellectuelle et la complexité de sa langue comme de son argumentation, à chacun des membres de sa communauté d’origine. Il est vrai que nul n’est prophète dans son pays… Précisément, à la lecture de son oeuvre, où peut-on situer le véritable « pays » de Dumont? À Montmorency ou à l’Université Laval? Peut-être, somme toute, dans une interprétation inversée de son parcours de vie – mais que l’on devine par avance frappée d’irrecevabilité… –, ses mémoires auraient-elles pu s’intituler : Récit d’une im-migration[14].