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La crise d’Octobre 1970 a donné aux Québécois l’impression de vivre à l’unisson du monde et de ses grandes convulsions. Pendant cette période, l’actualité locale s’inscrivait en toute logique dans un « cadre historique mondial » (Comeau et Gilles, 2020, p. 11) tumultueux dont elle semblait faire partie. Pour tout dire, Octobre 1970 agit encore aujourd’hui, au Québec, comme un leitmotiv immensément fécond qui – à l’instar de l’assassinat de John F. Kennedy, de la mort d’Allende ou de celle de Che Guevara – stimule l’imagination parce qu’il se heurte à une énigme centrale : que s’est-il vraiment passé? L’esprit tourne inlassablement autour de ce mystère sans jamais le percer entièrement – comme en témoigne par exemple l’impressionnant succès du film documentaire Les Rose, paru à l’automne 2020.

Il ne faut donc pas s’étonner si le cinquantième anniversaire de la crise a entraîné dans son sillage la publication de nombreux ouvrages dont la variété n’a d’égale que la quantité. Ce drame sans précédent a marqué durablement les esprits au point que, cinq décennies plus tard, il apparaît toujours essentiel d’y revenir. Les « événements », parce qu’ils se sont avérés particulièrement traumatiques pour la population québécoise, suscitent encore un intérêt qui ne semble pas devoir faiblir. Cette fascination aurait même eu tendance à augmenter ou à se renouveler avec les années. Le voile énigmatique qui entoure toujours certains aspects de la crise, de même que d’autres points non élucidés, ont beaucoup contribué à rendre les commémorations très visibles dans l’espace public, précisément parce que les interprétations diffèrent et que les principaux acteurs ne s’entendent pas sur le déroulement du drame. Cette énigme lancinante, on le devine, est bien faite pour susciter une pléthore de publications. Chaque anniversaire amène donc son lot de nouveaux ouvrages, très diversifiés, qui vont de la monographie historique au témoignage direct en passant par les analyses sociologiques plus générales.

Dans un tel contexte, la tentation est grande, chez les éditeurs, de profiter du regain d’intérêt public pour remettre en circulation des livres parus antérieurement, améliorés ou non. Deux des trois volumes dont il sera ici question font partie de ce lot d’études déjà parues lors des anniversaires précédents. Pour faire bonne mesure, nous aurions pu ajouter à ce tandem l’ouvrage bien connu de Louis Fournier, FLQ : histoire d’un mouvement clandestin, qui en est à sa troisième version (Fournier, 1982, 1998, 2020). Cependant, il nous a semblé intéressant, pour mettre en lumière la grande hétérogénéité mémorielle générée par Octobre 1970, de présenter plutôt, en troisième lieu, un essai d’une tout autre nature, rédigé par l’un des acteurs de la crise et situé à l’autre extrémité du « spectre éditorial ». En effet, un nouveau sentiment d’urgence se fait sentir dans le public, au fur et à mesure que les témoins directs disparaissent. Le cinquantenaire survient à point nommé pour justifier la publication d’écrits autobiographiques à caractère plus subjectif. Le temps est venu de céder la parole, par le biais de témoignages de première main, à ceux et celles qui « y étaient ». Cette comparaison nous permettra de mieux prendre la mesure de la variété des ouvrages parus en cette année 2020.

En ce qui concerne les deux essais qui ont fait l’objet de rééditions, un premier constat s’impose : les deux auteurs ont profité de l’occasion qui leur était offerte pour modifier le titre ou le sous-titre de leur ouvrage, histoire d’en élargir le propos – et accessoirement, peut-être, pour attirer un nouveau lectorat. Paru pour la première fois en 1990, l’essai de Bernard Dagenais, La crise d’Octobre 1970 au Québec, accompagnait déjà, à l’époque, une première salve commémorative, celle du vingtième anniversaire. L’étude avait alors été publiée sous le titre plus circonscrit – et plus juste – de La crise d’Octobre et les médias. Très peu de choses ont changé entre les deux versions, que trente ans séparent; aussi l’auteur sent-il le besoin de préciser, dès la première page, que « tout dans ce livre est encore d’actualité » (Dagenais, 2020, p. XI). On lui donnera raison dans une certaine mesure, étant donné que son livre est constitué, pour sa majeure partie, de « propos tenus en octobre 1970 par les différents acteurs » (Ibid.). C’est ce qui fait son intérêt et sa limite. Nous sommes en présence d’un échantillonnage, forcément incomplet, des opinions que les contemporains partageaient sur le FLQ au moment où le drame se déroulait. Strictement chronologique, il commence le 5 octobre et s’arrête trois mois plus tard, au moment où l’armée quitte le Québec.

La première édition portait en sous-titre : « Le miroir à dix faces ». Cette désignation secondaire, aujourd’hui disparue, était assez juste puisque le livre est divisé en dix chapitres qui reprennent tour à tour les mêmes épisodes sous un angle différent. La crise d’Octobre est ici soumise à une sorte d’« effet Rashomon » (pour utiliser une métaphore cinématographique). Les différents épisodes sont présentés, à travers le prisme des journaux contemporains, au fil de chapitres intitulés « Le drame humain » (le point de vue des familles Cross et Laporte), « Place à la police » (le rôle tenu par les forces de l’ordre), « La voix de l’Église » (les réactions du clergé canadien), « La dimension économique » (les inquiétudes du monde des affaires), « Au-delà des frontières du Québec » (le regard de la presse étrangère sur la crise canadienne), etc.

Dagenais attire donc notre attention sur une perspective « archéologique » d’Octobre 1970, un regard sur la crise d’Octobre par la crise d’Octobre elle-même. D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une coupe synchronique ou multidisciplinaire. À un premier niveau, on est souvent étonné par les réactions, brutes et nécessairement épidermiques, déclenchées en divers milieux par les témoins immédiats de la crise. Pourtant, même si l’auteur republie presque intégralement son livre de 1990, il souhaite, contre toute attente, « susciter une relecture des événements d’octobre 1970 » (p. XII). Son but est de mettre en évidence, « entre la raison et la manipulation » (comme l’indique le nouveau sous-titre de l’oeuvre), la manière dont « [l]a crise d’Octobre a fasciné et déçu ». Il veut aussi montrer comment « [l]’apparence trompeuse de la libération s’est convertie en répression. Elle a attisé des rêves, provoqué des déceptions, bloqué des réalisations et emprisonné des libertés » (p. 278). En d’autres termes, la matière première journalistique de 1970, par définition, demeure inchangée; c’est le regard des lecteurs qui, avec le recul, devrait être différent.

L’ouvrage n’est pas sans défauts, dont le plus important serait son caractère répétitif, inhérent à la « structure » choisie. On regrette l’absence de tout retour réflexif et de toute référence aux études et analyses parues depuis sur Octobre 1970. L’auteur fait comme si trente années ne s’étaient pas écoulées depuis la première publication de son livre. Il en résulte un ouvrage encore utile, certes, mais étrangement fossilisé. On peut aussi déplorer la mise en page négligée et les références approximatives. Augmenté cette fois d’un Index général, ce recueil peut quand même jouer un rôle utile d’« aide-mémoire » événementiel. Il fonctionne, pour ainsi dire, comme une base de données où l’on peut aller se tremper dans l’esprit du temps et voir ce qui se pensait au moment des faits.

Avec la réédition de Chronique d’une insurrection appréhendée, Éric Bédard conserve pour sa part le titre initial de son livre, paru pour la première fois en 1998, mais il en modifie, lui aussi, le sous-titre dans un souci apparent d’élargir sa signification. « La crise d’Octobre et le milieu universitaire » a été remplacé, pour cette seconde édition, par « Jeunesse et crise d’Octobre ». Cette étude porte avant tout, écrit l’auteur, « sur la jeunesse de cette époque, ses rêves, ses utopies, ses espoirs, ses moyens d’action » (Bédard, 2020, p. 19). Il veut d’abord se pencher « sur la mobilisation de la jeunesse avant et pendant les événements d’Octobre » (Ibid). La population universitaire, durant ces années-là, était largement minoritaire au sein de la société québécoise : « Je sais bien que ces jeunes ne représentaient pas toute la jeunesse » (Ibid.), reconnaît d’ailleurs l’essayiste. D’autant plus que les membres du FLQ, pour plusieurs d’entre eux, provenaient de familles ouvrières et s’adressaient avant tout à d’autres ouvriers; on relira à ce sujet le texte du célèbre Manifeste.

Grosso modo, le plan de l’ouvrage est resté le même : on y trouve toujours deux grandes parties articulées autour de « l’éclatement » et de « la recherche de coupables ». Cependant, sous ces dehors inchangés, il a fait l’objet d’un véritable travail de réécriture et de mise à jour. L’analyse s’éloigne encore un peu plus du travail académique et le processus de « déthésification » s’est poursuivi, si bien que cette étude universitaire tend de plus en plus à l’essai littéraire. Il n’est pas innocent à cet égard que la nouvelle version du livre soit placée sous les auspices de Gratien Gélinas et de sa pièce Hier les enfants dansaient. Bédard nous offre une version « décloisonnée » de son ouvrage en élargissant la perspective; et surtout, pour éviter toute ambiguïté, il a eu la franchise d’ajouter en couverture la mention « Nouvelle édition ».

Dans la première mouture du volume, la préface avait été confiée à l’historien René Durocher. Ce texte inaugural est remplacé ici par une entrée en matière de Louise Bienvenue, auteure de Quand la jeunesse entre en scène, un ouvrage portant sur les mouvements d’Action catholique des années 1930 à 1950. Bédard, qui s’intéresse à la génération qui suit, s’inscrit ainsi, avec raison, dans la filiation directe d’une discipline encore assez peu pratiquée, l’« histoire de la jeunesse et des générations » (p. 12). La bibliographie a été à la fois simplifiée et augmentée; elle témoigne éloquemment du fait que l’historien a tenu compte ici de l’apport des nombreuses publications sur le FLQ qui sont parues depuis 1998. Malheureusement, dans cette édition comme dans la précédente, il n’y a pas d’index des noms.

Au premier chapitre, l’auteur retrace les « tensions intergénérationnelles » qui, de 1840 jusqu’à la Révolution tranquille, ont marqué l’histoire du Québec, s’attardant comme il se doit aux années 1960. Il dénonce les « récits lénifiants » (p. 30) sur la jeunesse québécoise de cette dernière période, rappelle que la génération du baby-boom, tout en tenant un discours plus radical que les précédentes, fut avant tout réformiste, quoi qu’on puisse en penser. Il signale au passage l’inquiétude grandissante des autorités face à ce radicalisme, à ce student power (p. 49) inédit qui se profile à l’horizon. C’est à ce moment que surviennent les premières infiltrations policières sur les campus montréalais et le « recrutement de sources » (p. 51).

Le second chapitre de cette Chronique se penche plus particulièrement sur le climat social de l’année 1969, année d’une forte « convergence révolutionnaire » entre différents éléments de la société (p. 63). Après avoir fait un rapide historique du FLQ et décrit les différentes tendances idéologiques qui l’agitaient de l’intérieur, l’auteur rappelle que les étudiants étaient considérés comme une « sorte d’avant-garde » (p. 59) par les principaux animateurs du mouvement, qui leur portaient une attention toute particulière. Il note, avec beaucoup de pertinence, l’inscription du FLQ dans « un nouveau type d’action révolutionnaire » (p. 63) à l’échelle mondiale. Durant la crise d’octobre, la peur du « pouvoir étudiant » (p. 67) aurait atteint un degré extrêmement aigu. C’est même en l’invoquant que les autorités policières auraient demandé au gouvernement de voter une loi qui leur donnerait des pouvoirs d’intervention spéciaux. Car la crise d’Octobre survient, en effet, au milieu d’un vacuum représentatif, dans une période où les associations étudiantes sont inexistantes. Même si la jeunesse universitaire manifeste de la sympathie à l’endroit des revendications du FLQ, l’auteur conclut qu’il y a « indifférence des étudiants anglophones et anomie des étudiants francophones » (p. 92).

« Les mesures de guerre » : tel est le titre du troisième chapitre de l’essai, où l’auteur démonte le processus, car la loi ainsi désignée finit par être adoptée parce que les forces de l’ordre considéraient l’université « comme une bombe à retardement » (p. 114). Il ressort de tout cela que le mouvement étudiant était fort de la peur que les autorités en avaient, même si les « réactions des étudiants aux agissements du FLQ […] ne laissent pourtant voir aucune organisation sérieuse capable de mettre en branle une insurrection » (p. 114). Analysant la liste des personnes arrêtées en vertu de la loi d’exception, l’auteur constate que « les jeunes ont été une cible privilégiée des autorités » (p. 122). Inversement – et ironiquement – le « réveil étudiant » (p. 123) tant redouté a précisément été suscité par cette législation : la plupart des mouvements pour la défense des droits et libertés ont en effet été créés sur les campus à la suite de l’adoption des mesures de guerre. Il n’en reste pas moins que, vue de près, la réponse des institutions d’études supérieures a été relativement discrète. Dans les universités anglophones, les réactions à la loi et les protestations sont surtout le fait de professeurs. À l’Université de Montréal, « [l]a mort de Pierre Laporte semble avoir refroidi les ardeurs » (p. 137) et la mobilisation universitaire connaîtra un essoufflement assez rapide. Jean-Marc Piotte, professeur à l’Université du Québec à Montréal, aura quant à lui des mots très durs à l’endroit de la jeune institution à laquelle il appartient : « la démonstration empirique est faite : l’étudiant “petit-bourgeois” ne sera jamais le moteur de l’histoire » (p. 154).

Le quatrième et dernier chapitre de cette Chronique d’une insurrection appréhendée est consacré à l’après-Octobre et à « [l]’urgent besoin d’un bouc émissaire » qui se fait immédiatement sentir : l’opinion publique et les éléments plus conservateurs de la société, fortement ébranlés, cherchent les responsables de cette crise et finissent par accuser les professeurs d’université contestataires de « détournement de conscience » (p. 162). Sans doute pour avoir l’air de faire quelque chose, le ministère de l’Éducation commande un rapport et tente de mettre en place un « plan d’action » pour « éviter la propagande politique et l’endoctrinement » (p. 163-164). Comme il était à prévoir, ces initiatives resteront pratiquement lettre morte. Heureusement, ajoutons-nous, car l’enseignement universitaire, objet d’une chasse aux sorcières, était en passe de devenir une tête de Turc commode. Incidemment, la lecture du livre de Bernard Dagenais, dont il a été question plus haut, permet de compléter avec pertinence celle de Bédard, car on y trouve justement un aperçu éloquent des positions pour le moins tranchées prises en cette occasion.

Ajoutons enfin que l’auteur profite de cette réédition pour rendre accessible au public un document inédit qui lui a été remis dans des circonstances un peu mystérieuses : une liste des « citoyens arrêtés en vertu de la Loi sur les mesures de guerre ». Document intéressant certes, dont il existait déjà une version (sensiblement plus courte) en annexe à la monographie de Louis Fournier déjà mentionnée, FLQ : histoire d’un mouvement clandestin. On serait d’abord tenté de dire que cette pièce d’archives n’a qu’un rapport indirect avec le propos général de l’essai. Mais l’auteur fait un usage judicieux de cette liste en démontrant que le jeune âge des personnes arrêtées dans le cadre de la Loi des mesures de guerre comptait pour beaucoup dans leur enfermement « préventif ». Au bout du compte, la faute majeure de ces malheureux aura sans doute été leur jeunesse impardonnable.

Au détour d’une page de son livre, Éric Bédard nous révèle qu’il a déjà eu l’occasion de croiser le professeur Robert Comeau, de l’UQAM. Ce dernier, écrit-il, était « encore hanté par sa participation à la cellule Information Viger » du FLQ (Bédard, 2020, p. 18). Le chercheur n’est pas tendre envers le livre de Comeau, Mon octobre 1970, qu’il qualifie de « mosaïque de règlements de compte, d’informations biographiques partielles et de défense contextualisée du maoïsme des années 1970 » (p. 202). Il est vrai que cet essai sous-titré « La crise et ses suites » obéit à une logique différente de celle des deux monographies dont nous venons de parler. On peut en effet penser que nous avons affaire à une entreprise d’autojustification. Robert Comeau, l’un des acteurs de la crise, livre en effet un texte entièrement inédit et largement subjectif. Historien de formation et de profession, il se montre très sensible à la nécessité de conserver, dans la mémoire future, ses faits et gestes et ses motivations. J’ai décidé de « dévoiler ce que je sais des événements d’Octobre » (Comeau, 2020, p. 11), écrit-il. Cette préoccupation est tout à son honneur, mais le lecteur contemporain doit garder à l’esprit que l’écrivain cherche à rétablir des faits, pour donner une vérité – comme il nous en prévient d’ailleurs dès le titre (il sera question, ne l’oublions pas, de son Octobre 70).

La démarche de Comeau relève de l’approche historique, certes, mais son livre s’apparente aussi à un essai autobiographique. Il y est question, en ouverture, des « faits saillants de l’histoire du FLQ et de la crise d’Octobre », bien sûr, mais plusieurs des chapitres suivants s’éloignent ouvertement de cette objectivité événementielle. Dans « Mon éveil à la politique », l’auteur nous offre de belles pages sur son enfance, sa jeunesse et sur la genèse de sa formation intellectuelle. Il continue sur cette lancée mémorielle dans « Mon adhésion au FLQ », puis présente son point de vue sur la crise, « D’octobre à décembre 1970 », et sur les événements qui ont immédiatement suivi. Dans « Mon silence devant la Commission », il explique pourquoi il avait refusé, en 1979, de participer à la commission Keable, qui cherchait justement à faire la lumière sur les « opérations policières en territoire québécois ».

Dans cette étude, l’auteur use d’un procédé fascinant : il s’arrête surtout aux zones d’ombre, aux épisodes qui font problème dans son parcours de felquiste et qui prêtent flanc à diverses interprétations sur le rôle qu’il a pu jouer au sein de l’organisation. Il cherche surtout à démentir les propos de l’informatrice Carole Devault et ceux de la police en 1971 et 1972. En plus de justifier son attitude lors de la commission Keable, il tente de réfuter les dires du romancier Louis Hamelin qui, dans son roman La constellation du Lynx, essaie de « construire par la fiction sa propre version des événements » (p. 193). Il donne aussi son avis sur l’assassinat, à Paris, du felquiste Mario Bachand (1971), même s’il ne fut pas mêlé à l’événement, parce que Michèle Bachand, la soeur de Mario, précise-t-il, « est une grande amie à moi » (p. 218).

Dans ce processus de déculpabilisation, l’historien se perd parfois dans de longues explications sur les falsifications policières au cours desquelles il aurait été erronément mis en cause. On suit avec un malaise grandissant le récit à la fois confus et détaillé de ses démêlés avec Carole Devault. Ces confessions gênantes culminent dans une section intitulée « Mes imprudences », dans laquelle Comeau, sachant « que le FLQ avait très bien pu être piégé » (p. 98), s’accuse d’avoir eu un comportement irresponsable à quelques reprises. Dans une autre section, intitulée « Une dérive politique », il regrette d’avoir renié, après 1970, ses convictions indépendantistes au profit d’une adhésion au mouvement gauchiste En lutte! Ayant peine à croire en sa propre naïveté, il donne même à lire un échantillon de « l’indigeste jargon maoïste » (p. 150) qu’il produisait à cette époque. On dirait presque que, par-dessus la tête de ses lecteurs actuels, Comeau s’adresse surtout à la Commission Keable, plus de quarante ans après son refus d’y témoigner. À un certain niveau, l’ouvrage peut se lire comme une sorte de roman d’espionnage à rebours, ou mieux, involontaire; le lecteur éprouve un très réel sentiment d’effraction.

Avec Mon Octobre 70, le témoignage de Robert Comeau aura été entendu une fois pour toutes; une pièce de plus s’en trouve donc ajoutée à l’inachevable procès de la crise d’Octobre. « Comme beaucoup de jeunes de mon âge, je me suis laissé séduire […] par le romantisme révolutionnaire de l’aventure felquiste, expression locale d’un mouvement qui se déployait à travers le monde » (p. 221). C’est ce qui permet de mesurer la place immense qu’occupe le « Mystère Octobre » dans l’imaginaire québécois. On n’aura jamais fini d’y revenir, que ce soit comme ici, par le biais d’une mémoire individuelle, ou à travers le miroir plus objectif de l’analyse historique. Une chose paraît certaine : chaque commémoration, tous les cinq ou dix ans, vient réactiver ce traumatisme national.