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À la suite d’un premier volume sur les penseurs de l’éducation au Québec concernant la génération 1915-1930, Simard, Cardin et Lemieux en dirigent un deuxième sur 10 personnalités appartenant à la génération 1900-1915. La plupart d’entre elles partagent une pensée critique et des liens étroits avec l’Université Laval.

Selon une conception thomiste, le père Georges-Henri Lévesque, traité par Morin, poursuit un idéal du bien commun adossé à l’éducation sociale. Il distingue sociologie et morale, tout en soulignant leur interaction. Après s’être opposé à Duplessis, il s’inquiète des changements pédagogiques des années 1960 : il y voit un risque de délestage de toute justification religieuse, regrettant notamment la minoration de la fonction dévolue aux parents, ce qui interroge la pertinence de la formule qu’on lui applique de « père de la Révolution tranquille ».

En relevant les similitudes des pensées éducatives chez Charles De Koninck et Henri Bergson, Fradet dégage les préoccupations du philosophe polyglotte d’origine belge : la primauté des études classiques (grec et latin) pour éveiller à l’activité de traduction; l’ironie socratique et l’interdisciplinarité pour prendre conscience des limites des savoirs spécialisés; la politesse comme outil de communication des idées philosophiques; l’intelligibilité et l’accessibilité de la langue pour permettre la transmission. De Koninck défend un réalisme ontologique et une pédagogie non-constructiviste où la reconnaissance de l’ignorance conditionne le désir de connaissance.

L’historien de l’éducation Louis-Philippe Audet est le sujet du texte signé par Lemieux et Stan. Devenu secrétaire général de la commission Parent, Audet se révèle un contempteur de l’ère Duplessis. Cependant, au même titre que Lévesque, il prend ses distances avec l’évolution bureaucratique du nouveau ministère de l’Éducation du Québec, tout en fustigeant les revendications du syndicalisme enseignant, qu’il juge excessives.

Lacroix s’intéresse aux écrits de François Hertel sur l’enseignement des arts et de la littérature comme vecteurs d’apprentissage et d’émancipation. Peu sensible à l’influence thomiste, Hertel déplore que l’éducation ne soit pas assez nationale au Québec, rejoignant en cela ses aînés Lionel Groulx et Albert Tessier. Ses premiers écrits révèlent une réappropriation nationaliste de Nelligan, puis, à travers sa trilogie romanesque autour du personnage d’Anatole Laplante, il se fait le chantre de la rupture. Il s’affranchit des codes narratifs et suggère la virtualité d’un jeu agonique entre narrateur et lecteurs. Il prend fait et cause pour l’abstraction en peinture. Chez lui se superposent deux « figures emblématiques du maître et de l’éducation », en apparence contradictoires : « le berger nationaliste » et « l’artiste révolutionnaire ».

Bédard traite du projet social-démocrate de Georges-Émile Lapalme, basé sur un volontarisme éducatif. Dans son essai Pour une politique, rédigé en 1959, Lapalme entend rénover une institution scolaire qu’il juge sclérosée et soumise à des intérêts partisans. Il prône la gratuité des études, la sélection au mérite et la création d’un ministère de l’Instruction publique. Il veut confier des enquêtes à des spécialistes de la pédagogie, et non à des personnes nommées en raison de leurs accointances politiciennes. Son ambitieux projet éducatif sera partiellement appliqué lors de la Révolution tranquille.

Si désuète qu’elle puisse paraître de nos jours, la pensée de Marie-Paule Vinay, présentée par Warren et Moisan, a exercé une notable influence sur l’enseignement des instituts de pédagogie familiale et des écoles ménagères. C’est avec le soutien actif de Mgr Tessier que les manuels de Vinay sont diffusés au Québec dans les « écoles de bonheur ». Vinay reconduit une image essentialiste de la femme, caractérisée avant tout par sa fonction maternelle. La pédagogue développe une vision pessimiste d’une citadelle catholique menacée par la modernité technologique et les nouveaux modes de consommation. En faisant l’éloge de la souffrance, elle incarnerait une école du renoncement. Sous la tempête antithéologique de la Révolution tranquille, Vinay devient une cible facile : son apologétique catholique est dénoncée comme un endoctrinement des enfants.

Lapointe-Gagnon relate le parcours d’André Laurendeau. Parti des Jeune-Canada, avec comme mentor Lionel Groulx, il glisse vers des positions progressistes qui se manifestent particulièrement sur le plan éducatif. D’abord ancré dans un socle national canadien-français, le chef du Bloc populaire et animateur du Devoir s’oppose à Duplessis. Il défend la gratuité scolaire, la correction de l’expression et l’excellence universitaire, se prononçant pour la démocratisation de l’éducation. Il combat le relâchement de la langue qu’il observe aussi chez les professeurs. Le commissaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme promeut le pluralisme et les particularismes : il soutient la nécessité de refonder l’éducation pour obtenir l’égalité des peuples au sein de la Confédération.

Comme le rappelle Dorais, Jean-Charles Bonenfant illustre, par sa polyvalence et ses activités radiophoniques, la fonction de vulgarisateur au sens noble du terme. Partisan d’une réforme du fédéralisme, il n’entre pas dans des schémas binaires. La vocation didactique de ce passeur – à l’intersection des champs du fonctionnariat, du journalisme et de l’enseignement – répond aux attentes d’un espace médiatique en plein développement au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ses causeries radiophoniques et télévisuelles, Bonenfant affirme une parole publique d’affranchissement, légitimée par les caractères spécifiques du parlementarisme québécois. Son but est que le Québec se dote d’une classe moyenne intellectuelle capable de faire preuve d’autonomie de jugement.

Roland Vinette, évoqué par Mellouki, incarne un réformisme éducatif visant à mettre l’enfant au centre de l’école. Au cours des années 1940, il introduit la psychologie dans la pédagogie et la formation des enseignants, sans vouloir en saper les bases religieuses. En s’appuyant sur ses savoirs éclectiques, il milite pour l’obligation scolaire, relayant une revendication issue de la classe ouvrière et portée par des mouvements catholiques comme la JOC.

Jean-Charles Falardeau, étudié par Martineau, Trudel, Bouvier et Buysse, souhaite une transformation du système éducatif afin d’inscrire pleinement la société québécoise dans la modernité nord-américaine. Défenseur de l’université, le professeur de sociologie déplore son manque de moyens. Il fait le constat du processus d’accélération de l’urbanisation dans l’après-guerre qui rend la société québécoise plus segmentée et hétérogène, tendance lourde devant laquelle la structure d’éducation dominée par les religieux se lézarde et s’effondrera bientôt.

Presque tous les acteurs présentés dans ce volume se souciaient de faire évoluer le catholicisme vers une modernité que l’institution ecclésiale redoutait. En ce sens, les notions d’ambivalence, de dualisme et d’oscillation reviennent dans la description de leurs parcours. L’ensemble des contributions donne une image nuancée d’une époque où des intellectuels québécois en vue, sans renoncer à leur foi, appelèrent l’Église catholique à céder la majeure partie de ses prérogatives à l’État dans le champ éducatif : ce fut un moyen efficace de rendre leur parole audible.