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Pour déchiffrer les débats sur l’histoire, pourquoi ne pas en faire l’histoire? Frappé par la virulence du débat de 2006 à 2014 sur le cours d’histoire du Québec au secondaire, l’auteur veut « comprendre pourquoi l’enseignement de l’histoire nationale […] est souvent au centre de controverses » (p. 1). Comme il l’explique au chapitre 1, son travail repose sur des documents publics et d’archives et sur dix-huit entrevues d’acteurs impliqués dans l’élaboration des programmes d’histoire depuis 1961. Il y a quelques belles prises, dont d’anciens fonctionnaires. La variété des sources permet à Lemieux d’offrir un récit plus complet que les études déjà publiées sur le sujet. Le récit se découpe en trois périodes correspondant chacune à un « cycle » de consultation, de rédaction et de mise en oeuvre d’un programme.

Le chapitre 2 commence avec la commission Parent. Les mémoires adressés à la commission parlent peu d’histoire mais les commissaires, sur ce point comme sur d’autres, innovent de leur propre chef. Le chapitre du rapport Parent qui traite de l’histoire est écrit par Jeanne Lapointe qui défend une histoire socioéconomique en phase avec les progrès de la discipline. En 1966, le ministère de l’Éducation nomme un responsable de l’histoire, Denis Vaugeois, entouré d’un comité. Lemieux documente l’histoire de ce comité puis de la « direction des programmes en sciences de l’homme » qui lui succède. Cette bureaucratie accouche d’un programme d’histoire du Québec vite ficelé en 1967 puis étoffé en 1970. Lemieux décrit ces programmes comme « à cheval entre une histoire nationale et une histoire sociale » (p. 43), comme si ces termes s’opposaient. Il dresse un tableau vivant des associations d’enseignants d’histoire qui se côtoient alors : leurs rivalités sont un moteur important du débat, même si les enseignants revendiquent surtout le retour d’un cours obligatoire d’histoire nationale au secondaire, obtenu en 1974-1976.

Le chapitre 3 conte l’histoire qui va du Livre vert de 1977 au Livre orange de 1979 puis à l’enfantement bariolé d’une nouvelle génération de programmes pour toutes les matières, dont le cours d’histoire du Québec de secondaire 4 en 1982. La Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ), sortie grandie des débats des années 1970, s’immisce dans l’élaboration de ce programme. Elle crée son propre comité et, selon un informateur, « la plupart des idées proposées par le [ministère] découlaient des travaux de la SPHQ » (p. 76). La diversification des thèmes (histoire des femmes, des ouvriers) fait dire à Lemieux qu’on y trouve une « adhésion à l’histoire sociale [qui] ne semble pas entraîner le rejet d’une trame nationale » (p. 80). Les enseignants sont satisfaits du contenu, leurs griefs portant sur la logistique ou l’évaluation (l’épreuve unique de 1987 est une catastrophe).

Le chapitre 4 montre un schéma similaire : une réforme plus globale entraîne la réécriture des cours d’histoire, inspirée de la kyrielle de rapports produits, de 1994 à 1997, par le comité Corbo, les États généraux sur l’éducation et le groupe Inchauspé. S’y ajoute le groupe Lacoursière sur l’enseignement de l’histoire, né de préoccupations civiques et de demandes d’enseignants. Lemieux montre comment la réforme laisse le champ libre à une poignée d’acteurs qui maîtrisent les leviers administratifs. Ces joueurs promeuvent une vision précise de ce que devraient être un programme en général (la « “nouvelle mission des disciplines [est] de se mettre au service de la formation” », p. 110) et le programme d’histoire en particulier, dans une atmosphère de conflit permanent avec la SPHQ. Il n’est pas étonnant que leur programme d’histoire nationale suscite en 2006 une polémique qui s’amplifie. Lemieux analyse le débat, qu’il voit à la fois comme un chapitre de la querelle entre les « écoles » historiques de Québec et Montréal et comme une bataille sur la réforme pédagogique. Il conclut abruptement que le rapport Beauchemin-Fahmy-Eid de 2014 et le programme en 2017 « marque[nt] la clôture de la controverse » (p. 127).

Au chapitre 5, Lemieux tire des leçons de ce demi-siècle. Il note le caractère factice des consultations de 1994-2006, qui n’ont servi qu’à valider les préférences d’une poignée d’initiés. Cela dit, Lemieux ne croit pas que le détail du programme ou des débats entre historiens et didacticiens explique le « psychodrame » de 2006-2014 : la polémique découlerait plutôt de la conjoncture de l’opinion publique, à un moment où la crise de l’identité nationale accroît la charge politique de l’histoire. Cette conclusion a du mérite et elle paraîtrait plus solide si on situait le Québec dans le contexte mondial des « guerres culturelles ». La réflexion gagnerait aussi en profondeur si Lemieux consacrait quelques pages, même rapides, au dénouement de la crise, du comité Beauchemin-Fahmy-Eid au programme de 2017. Enfin, Lemieux devrait abandonner l’opposition entre « histoire sociale » et « histoire nationale », qui n’aide en rien son propos. Le livre, desservi par une révision linguistique déficiente, est utile et intéressant. Il aide à appréhender les controverses sur l’histoire ou sur d’autres cours, comme celui d’Éthique et culture religieuse. Qui plus est, il offre un modèle d’histoire politico-administrative : Lemieux montre avec brio comment un enjeu important peut être façonné dans l’ombre, par des luttes qui, même menées à l’échelle apparemment triviale de quelques fonctionnaires et d’une « petite » société civile, n’en sont pas moins profondément politiques.