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Introduction

Parmi les idées fondamentales qui se dégagent des documents officiels à l’origine de la réforme actuelle de l’enseignement primaire (ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 1997a, 1997b, 1997c) et de son nouveau curriculum (MEQ, 2001a), on retrouve, entre autres, l’approche par compétences. La réforme revendique également des fondements constructivistes qui requièrent une reconceptualisation de la pratique enseignante ainsi que celle de la place et du rôle du manuel scolaire dans l’intervention éducative. En 1997, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) avait annoncé son intention de revoir la notion de matériel didactique de base et les critères relatifs à son évaluation. Il entendait aussi réviser le statut des ouvrages de référence courants (MEQ, 1997a, p. 34), de manière à introduire une plus grande rigueur scientifique et à proposer des démarches d’apprentissage plus dynamiques (MEQ, 1997a, p. 14). Par la loi 180 (MEQ, 1997d), il a créé le Comité d’évaluation des ressources didactiques (CERD) qui a pour mandat de redéfinir les balises du système d’évaluation et d’approbation des manuels scolaires. Les résultats émanant des travaux de ce comité et diffusés par la Direction des ressources didactiques (MEQ, 2001b, 2002b) révèlent cependant une continuité inquiétante, dans les critères retenus pour évaluer des manuels scolaires « réformés ». Le passage d’une pédagogie par objectifs s’ancrant dans un fondement néobéhavioriste à une approche par compétences qui se réclame du constructivisme serait facilité, entre autres, par une simple mise à jour des manuels en fonction des nouveaux programmes d’études.

Or plusieurs travaux (Borne, 1998 ; Clerc, 2001 ; Lenoir, 2002 ; Lenoir, Rey, Roy et Lebrun, 2001 ; Lebrun 2001, 2002 ; Spallanzani et al., 2001 ; Rey, 2001) laissent entrevoir la difficulté des manuels scolaires à s’inscrire dans une conception constructiviste. Ancrés dans une tradition d’énonciation du savoir, ils proposent au mieux une reconstruction contrôlée et prédéterminée des savoirs homologués et privilégient des échanges dirigés vers l’obtention de la réponse attendue. À défaut de changements majeurs dans le processus ministériel d’évaluation et d’approbation, les nouveaux manuels scolaires risquent de présenter les mêmes caractéristiques que les anciens. Cette situation est susceptible d’entraver fortement la mise en oeuvre des réformes éducatives actuelles dans la mesure où les manuels scolaires sont des outils qui conditionnent largement le processus d’enseignement-apprentissage tant au Québec (Lebrun, 2002 ; Lebrun et al., 2002 ; Lenoir, 2002 ; Spallanzani et al., 2001) qu’en Europe occidentale (Borne, 1998, Gentil et Verdon, 1995 ; Hummel, 1988) et en Amérique du Nord (Alverman, 1989 ; Hinchman, 1987 ; Zahorik, 1991). Se pose dès lors la question de l’apport et de l’adéquation des futurs manuels pour la mise en oeuvre d’une intervention s’inscrivant dans une perspective constructiviste visant le développement d’un savoir-agir que requiert, rappelons-le, l’approche par compétences.

Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que de nombreuses insatisfactions ont déjà été exprimées vis-à-vis de l’ancien processus d’évaluation des manuels et des manuels eux-mêmes. Les résultats d’une récente recherche[1] menée au Centre de recherche sur l’intervention éducative (Lenoir, 2002) mettent en évidence, de la part de tous les acteurs concernés, des enseignants aux éditeurs en passant par les cadres scolaires, les parents et les formateurs de terrain, un mécontentement au regard notamment de la rigueur et de la transparence qui président à l’évaluation et à l’approbation des manuels. Ce mécontentement est d’autant plus profond que le sceau d’approbation ministériel apporte une certitude aux enseignants que les manuels scolaires assurent une adéquation avec l’esprit, les orientations et les contenus des programmes d’études. De plus, les différents acteurs rencontrés soulignent la fermeture, la rigidité et la directivité des manuels, ce qui en ferait des outils qui se substituent aux programmes d’études et au travail de planification de l’enseignant. Les différents acteurs dénoncent également leur caractère inapproprié et leur inaccessibilité pour les élèves. Les manuels sont décrits, en outre, comme des outils au service de la sécurisation de l’enseignant. Ils serviraient ainsi de mesure étalon pour identifier ce que l’élève doit savoir et être capable de faire au cours et à la fin de l’année. Enfin, la majorité des acteurs rencontrés dénoncent le fait que les critères évoqués par les enseignants pour sélectionner et définir un bon manuel portent davantage sur la forme que sur le contenu.

La recension de la documentation scientifique (Lebrun et al., 2002) et les résultats de travaux réalisés par les chercheurs du CRIE, dont la recherche précitée (Lenoir, 2002) et une autre recherche[2] (Lenoir et al., 2001 ; Spallanzani et al., 2001), témoignent de l’emprise des manuels scolaires sur les pratiques enseignantes et, par le fait même, de leur influence sur les contenus et les processus d’apprentissage des élèves. Les manuels scolaires contribueraient en grande partie à définir les savoirs à enseigner, les stratégies pédagogicodidactiques[3] employées, la progression attendue des élèves, le cheminement qu’ils doivent parcourir pour acquérir les savoirs, leur degré de participation dans les activités et le mode de reconnaissance de leurs acquis. Plus qu’un simple outil éducatif, les manuels représenteraient un déterminant incontournable du modèle d’intervention éducative[4] préconisé dans les classes. Les résultats de ces différentes recherches montrent en effet que les enseignants accordent une grande importance aux manuels scolaires, qu’ils les utilisent en abondance et que la plupart privilégient un modèle d’intervention éducative où l’élève agit, certes, mais comme un sujet, sous le contrôle systématique de l’enseignant et du manuel qui se substitue à lui sous plusieurs aspects durant le processus d’enseignement-apprentissage. Par ailleurs, une analyse des modèles d’intervention éducative sous-jacents à l’ensemble des manuels scolaires approuvés en sciences humaines pour le troisième cycle du primaire en fonction de l’ancien programme d’études (Lebrun, 2002) révèle la prédominance d’une intervention éducative axée sur la transmission frontale ou la découverte déjà tout organisée des savoirs présentés dans les manuels.

Alors que le ministère a annoncé une « révision à la baisse des critères d’évaluation, tant pédagogiques que relatifs aux normes et aux valeurs » (Chouinard, 2002) afin d’accélérer le processus d’approbation des manuels conçus pour les nouveaux programmes d’études, et qu’il consacrera 352 millions de dollars au cours des prochaines années pour l’achat de manuels renouvelés (Presse canadienne, 2002), il importe assurément de s’interroger sur la portée des nouveaux critères d’évaluation des manuels.

Après avoir rappelé brièvement les grandes lignes du processus d’évaluation ministérielle depuis 1979, l’article présente de façon sommaire le cadre conceptuel mis en oeuvre, puis les modalités qui président à l’analyse comparative des critères d’évaluation. Il expose et commente ensuite les résultats de cette analyse en centrant la réflexion sur le rôle et les caractéristiques d’un manuel scolaire apte à soutenir la mise en place d’activités éducatives visant la construction des savoirs et le développement de compétences. Il est à noter que cette analyse s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche[5] qui a pour objectif, entre autres, l’étude de l’influence des manuels scolaires sur les modèles d’intervention éducative des futurs enseignants.

Le contexte : un regard sur le processus d’évaluation des manuels scolaires de 1979 à aujourd’hui

Il convient au départ de décrire les caractéristiques générales du processus ministériel mis de l’avant pour l’évaluation des manuels scolaires depuis l’énoncé de politique éducative de 1979 (MEQ, 1979). Il est à noter que les grandes lignes de ce processus demeurent inchangées à ce jour.

L’énoncé de politique éducative de 1979, mieux connu sous le nom de Livre orange survenait après plus d’une décennie de réformes consécutives aux recommandations du Rapport Parent (Gouvernement du Québec, 1963-1965). Ces réformes avaient conduit notamment à la promotion d’une pédagogie active et à la publication de programmes-cadres ; de tels programmes se limitaient à la formulation des objectifs fondamentaux visés par les matières scolaires. Dans ce contexte de pédagogie active et de liberté quant aux contenus à enseigner, les manuels scolaires n’avaient guère bonne presse, d’autant plus que les auteurs du Rapport Parent avaient dénoncé à la fois les limites d’un enseignement livresque (Tome 2, p. 16) et la facture jugée désuète de certains manuels (Tome 3, p. 151). Exprimant une volonté de resserrement, l’énoncé de politique de 1979 prévoyait l’élaboration de nouveaux programmes d’études qui, tout en s’inscrivant en continuité avec les principes de l’école active préconisés par le Rapport Parent, devaient permettre une uniformisation des contenus d’enseignement. Outre l’élaboration de programmes d’études plus précis, l’énoncé de 1979 accordait un rôle prépondérant aux manuels scolaires pour rétablir l’uniformité des contenus et assurer un certain contrôle pédagogique. Ainsi, après une courte éclipse dans les années 1970, le manuel scolaire faisait un retour en force au cours de la décennie suivante.

Étant donné le rôle de premier plan dévolu aux manuels, l’énoncé de politique de 1979 annonçait la mise en place d’un processus d’évaluation en vue de leur approbation. Le processus mis graduellement sur pied au cours des années 1980 comprenait deux types d’évaluation différentes, l’une dite pédagogique, l’autre dite extra-pédagogique. Il est à noter que cette double évaluation a toujours cours aujourd’hui. L’évaluation pédagogique des manuels est réalisée par des enseignants et des conseillers pédagogiques tandis que l’évaluation extra-pédagogique, qui concerne par exemple les stéréotypes discriminatoires, tels le sexisme et le racisme, est confiée soit au Bureau d’approbation, soit au service gouvernemental concerné (MEQ, 1991, p. 12). Jusqu’à tout récemment, les critères qui présidaient à ces deux évaluations étaient fournis, d’une part, dans un guide général (MEQ, 1991[6]) et, d’autre part, dans les devis-grilles spécifiques à chaque matière d’enseignement. Depuis 2001, ces documents ont été remplacés par une publication intitulée Évaluation des aspects pédagogiques du matériel didactique. Enseignement primaire (MEQ, 2001b)[7]. Cette publication identifie les nouveaux critères d’évaluation des manuels scolaires. Il est à noter que les travaux du comité d’évaluation des ressources didactiques ont donné lieu non pas à la publication de devis-grilles spécifiques à chaque matière scolaire, mais seulement à la révision des critères généraux datant de 1991. Ce sont d’ailleurs ces nouveaux critères généraux qui ont été utilisés pour l’évaluation et l’approbation des manuels scolaires conçus en fonction des nouveaux programmes de l’enseignement au primaire. La présente analyse met en relation les nouveaux critères généraux, présentés dans le document de 2001, avec ceux énoncés dans le guide général de 1991 (MEQ, 1991). Parmi les trois grandes catégories de critères d’évaluation identifiées par le Ministère (critères relatifs au contenu qui renvoient aux aspects pédagogiques, critères relatifs à la facture qui concernent les aspects matériels et critères relatifs aux valeurs et aux normes en lien avec les aspects socioculturels, publicitaires, confessionnels et conventionnels), seuls les critères renvoyant aux aspects pédagogiques, c’est-à-dire relatifs au contenu, font l’objet d’une analyse dans cet article.

Cadre conceptuel

L’analyse comparative des critères d’évaluation des manuels scolaires s’appuie sur un cadre conceptuel dont nous ne présentons ici de manière synthétique que quelques aspects fondamentaux, notamment les concepts d’intervention éducative, de médiation et de dispositif didactique.

L’intervention éducative correspond à « l’ensemble des actions finalisées posées par des personnes mandatées, motivées et légitimées en vue de poursuivre dans un contexte institutionnellement spécifique les objectifs éducatifs socialement déterminés, en offrant les conditions les plus adéquates possibles pour favoriser la mise en oeuvre par les élèves des processus d’apprentissage appropriés » (Lenoir, Larose, Deaudelin, Kalubi et Roy, 2002, p. 5). Le concept d’intervention éducative est indissociable de celui de médiation. L’apprentissage n’est jamais un rapport direct et immédiat d’appropriation de la réalité. Il passe par un processus médiateur qui s’établit entre le sujet et l’objet de savoir et qui s’actualise au sein d’une situation pédagogicodidactique en recourant à des dispositifs divers, dont le manuel scolaire.

Nous distinguons deux types de médiation en interaction : la médiation cognitive et la médiation pédagogicodidactique. La première met en évidence la construction de la réalité par l’apprenant alors que la seconde, celle de l’enseignant, consiste à « mettre en oeuvre les conditions jugées les plus propices à l’activation par l’élève du processus de médiation cognitive » (Lenoir et al., 2002, p. 19). Bref, la médiation cognitive lie le sujet à l’objet de savoir et la médiation pédagogicodidactique lie l’enseignant à la médiation cognitive. Cette rencontre entre les deux médiations se produit dans un espace transactionnel et transitionnel (Winnicott, 1975), au sens où élèves et enseignants négocient le sens des situations en jeu, perçues comme problématiques, et interagissent par l’intermédiaire de dispositifs de formation (Lenoir et al., 2002). Ces rencontres médiatisées entre l’élève et un certain domaine de savoirs ont lieu dans des circonstances affectives, cognitives et sociales particulières qui contribuent à connoter la construction des savoirs. Cette conception de l’intervention éducative présuppose que les situations d’enseignement-apprentissage partent de la grille de lecture de l’élève pour aborder les savoirs homologués et amener ainsi l’élève à leur donner du sens. Ce processus d’apprentissage nécessite à la fois une « re »construction des savoirs homologués et une construction de sens liée à l’interprétation et à l’utilisation de ces savoirs par l’élève. Toutefois, pour que l’élève construise du sens, il faut au préalable que les savoirs à enseigner soient insérés dans une situation d’apprentissage significative. Comme le rappelle Fabre (1999), la question du sens se joue à un triple niveau, celui de la signification ou de la validité des savoirs (fonction épistémologique), celui de la manifestation ou de la motivation pour l’élève (fonction psychologique) et celui de la référence (fonction sociale).

Cette conception de l’intervention éducative fait appel à un dispositif didactique, de type « problème-compréhension-application », que Rey (2001) définit par opposition à deux autres dispositifs, soit celui de type « explication-application » et celui de type « observation-compréhension-application ». Selon cet auteur, les manuels scolaires sont porteurs de l’un ou l’autre de ces dispositifs didactiques qui renvoient à un ordonnancement des objets d’études et à un processus d’acquisition spécifique. Bien que l’auteur s’attarde peu sur les modalités de l’évaluation au sein des différents dispositifs qu’il présente, on peut néanmoins en dégager quelques hypothèses quant à la nature et au rôle de la démarche évaluative dans ces différents modes didactiques. Le premier dispositif, de type explication-application, repose sur l’énonciation du savoir, puis sur son acquisition par l’exercisation. Seule une phase de structuration contrôlée paraît pertinente. Le manuel scolaire devient un objet de travail impositif et normatif. Par son discours, il participe directement au processus de transmission d’une réalité préexistante. Le manuel se pose ainsi en substitut du discours expositif de l’enseignant ainsi qu’en substitut au travail cognitif de l’élève. Dans un tel dispositif, on ne s’intéresse pas au processus d’apprentissage mais à son produit, si bien que l’évaluation que l’on y pratique vise essentiellement à sanctionner l’acquisition des savoirs. Centrée sur l’exactitude de la réponse de l’élève sans égard à la démarche mise en oeuvre par ce dernier, la perspective évaluative est essentiellement sommative et se pratique en marge de l’apprentissage.

Le second dispositif, de type « observation-compréhension-application », propose de mettre d’abord l’élève au contact du phénomène ou de la règle à apprendre pour l’amener à en découvrir le fonctionnement. Il s’ensuit une phase d’application ou d’exercisation destinée à consolider les acquis. Le manuel scolaire qui s’inscrit dans ce type de dispositif prendra alors une forme plus interactive. Toutefois, la sollicitation et l’implication de l’élève demeurent partielles puisque la conception de l’apprentissage s’inscrit toujours dans une logique de transmission d’un savoir préstructuré dont l’acquisition requiert tout au plus une motivation de départ. Les processus d’acquisition de savoirs ne sont guère pris en considération, si ce n’est que comme la résultante de procédures instrumentales dont la problématisation s’avère inutile. Ainsi, si les perceptions initiales des élèves sont sollicitées, elles sont par la suite mises de côté pour faire place à un apprentissage centré sur le « vrai savoir », celui prédéterminé par le programme et donc seul « vrai » et acceptable au moment de l’évaluation. L’élève est donc mis en activité, mais par rapport à un savoir constitué et univoque qu’il doit reconstruire ou découvrir, par l’entremise d’une démarche reposant sur une phase d’investigation contrôlée consacrée à une observation ou à un questionnement dirigé de l’extérieur, suivie d’une phase de structuration imposée comportant l’exposition du savoir que l’élève s’approprie par exercisation. Bien qu’un tel type de dispositif mette à profit une phase d’observation de la part de l’élève, il est peu probable que la démarche évaluative implique une prise en compte des connaissances antérieures et/ou des processus cognitifs de l’élève dans la construction d’un savoir. Le savoir est préconstruit et sa « découverte » par l’élève est rigoureusement contrôlée. Comme dans le premier type de dispositif, l’évaluation des apprentissages reste associée à une démarche de vérification des acquis et elle se déroule en marge des situations d’apprentissage, dans une perspective essentiellement sommative.

Ces deux premiers dispositifs, qui présupposent le caractère préexistant du savoir, s’avèrent peu congruents avec une approche constructiviste dans son acception épistémologique. Selon Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel et Toussaint (1997), le terme « constructivisme » recouvre à la fois une acception psychologique, une acception épistémologique et une acception didactique (p. 49). La perspective psychologique renvoie à l’activité intellectuelle d’un sujet apprenant, donc à une théorie de l’apprentissage de type constructiviste, d’inspiration piagétienne, cognitiviste, voire vygotskienne dans le cas du socio-constructivisme. L’acception épistémologique est en lien avec la conception du statut du savoir, en l’occurrence un donné construit et connoté spatio-temporellement. Enfin, la perspective didactique « concerne plutôt les procédures d’enseignement quand elles mettent l’élève au coeur des apprentissages » (Astolfi et al., 1997, p. 49).

Le troisième dispositif, de type « problème-compréhension-application », est porteur d’une vision constructiviste dans ses acceptions épistémologique, psychologique et didactique. Ce type de dispositif confronte l’élève à une situation-problème qui conduit à un questionnement dont la résolution génère une construction de savoir. Le manuel scolaire vise à alimenter la construction du savoir, mais l’enseignant demeure le seul intervenant capable de gérer les interactions élèves-élèves et la construction de sens, dans une perspective dynamique et interactive, notamment par la mise en place de processus évaluatifs à portée formatrice au sein même des situations d’apprentissages. C’est la perspective mise de l’avant dans la Réforme de l’éducation au préscolaire et au primaire, où l’apprentissage est conçu comme un « processus actif et continu de construction des savoirs » (MEQ, 2001a, p. 5) et où l’évaluation « remplit une fonction pédagogique capitale » permettant à l’enseignant de « recueillir régulièrement des données sur les apprentissages en vue d’intervenir rapidement et efficacement » (MEQ, 2003, p. 14). L’évaluation est ici considérée comme une démarche intégrée à l’apprentissage. Le recueil d’informations et l’analyse qui s’ensuit permettent de repérer des difficultés ou les obstacles à l’apprentissage et ouvrent la voie aux processus de régulation de l’enseignement et de l’apprentissage. Évidemment, cette conception du rôle de l’évaluation au sein même des situations d’apprentissage n’exclut pas la nécessité d’un jugement éventuel sur le degré de développement des apprentissages à différents moments-clés de la scolarité. La fonction sommative reste nécessaire, indépendamment du dispositif didactique dans lequel s’inscrit l’enseignant ou le manuel qu’il utilise. Cependant, le discours actuel de la Réforme en éducation préconise une démarche d’évaluation où cette fonction se réalise sur la base des informations recueillies, pour une large part, en cours d’apprentissage. En ce sens, l’écart entre les fonctions formatives et sommatives de l’évaluation est considérablement réduit et les deux fonctions, bien que distinctes, « ne sont pas forcément indépendantes et successives », comme le rappelle le MEQ, puisque « l’enseignant qui recueille régulièrement des renseignements pour aider l’élève dans ses apprentissages se trouve par le fait même à situer le développement des compétences de ce dernier » (MEQ, 2002a, p. 7).

La mise en place de ce troisième type de dispositif didactique dans les manuels scolaires nécessite de concevoir ces derniers non plus comme un objet de travail impositif contenant les questions et les réponses, mais comme un outil destiné à alimenter la démarche de l’élève. Pour que le manuel soit à même de soutenir l’élève dans ce cheminement, il ne peut représenter ni un outil de matérialisation de la démarche d’enseignement-apprentissage, ni un outil exposant le corpus de savoirs à acquérir. Il doit plutôt présenter un substrat informatif qui alimentera l’élève dans sa mise en oeuvre, réflexive et critique, des processus médiateurs cognitifs, et l’enseignant, dans son intervention. Dans la mesure où l’enseignant demeure le seul intermédiaire capable de réagir « à la mobilité et à l’imprévisibilité d’un apprentissage par situation-problème » (Rey, 2001, p. 265), le guide d’enseignement ne peut en aucun cas se substituer à son intervention. Il peut cependant orienter l’action du maître en lui fournissant le canevas général de démarches d’apprentissage, en lui suggérant des pistes d’amorce et en mettant à sa disposition des indications disciplinaires par rapport aux concepts clés et aux aspects de l’apprentissage à considérer dans la démarche évaluative. Il en va de même du rôle du manuel à l’égard de l’élève. La démarche d’apprentissage doit être prise en charge par l’élève. Le manuel de l’élève peut alimenter la mise en oeuvre du rapport d’objectivation qui s’instaure entre l’élève et le réel, mais pas le remplacer.

Méthodologie

L’analyse comparative des critères associés à l’ancien et au nouveau curriculum pose un double regard sur les changements et les continuités. Le premier porte sur les fondements épistémologiques, pédagogicodidactiques et évaluatifs sous-jacents aux critères. Plus précisément, il s’agit de scruter la nature et la portée du constructivisme (acception psychologique, didactique ou épistémologique), la ou les fonctions attribuées aux situations-problèmes (épistémologique, psychologique ou sociale) ainsi que la place et le rôle de l’évaluation de manière à dégager le type de dispositif didactique et de processus médiateurs préconisés pour les nouveaux manuels scolaires. Le second regard porte sur le caractère opératoire des critères. Il s’agit d’analyser à la fois la précision et la délimitation des concepts clés ou des énoncés et leur articulation au cheminement cognitif de l’élève afin de déterminer la capacité des libellés à évaluer la portée des items requis plutôt que leur simple présence dans le manuel. Cet aspect de l’analyse vise à dégager les apports et les limites des nouveaux critères établis pour une évaluation renouvelée et améliorée des manuels scolaires.

Présentation des résultats

La présentation des résultats se fait en quatre temps en fonction des quatre critères d’ordre pédagogique établis par le ministère : les démarches d’apprentissage, la conformité au programme, l’évaluation des apprentissages, l’exactitude des contenus. Il est à noter que le cinquième critère portant sur les facilitateurs pédagogiques est exclu de l’analyse parce qu’il recouvre des éléments qui ne sont pas directement en lien avec le processus d’enseignement-apprentissage.

Le critère lié aux démarches d’apprentissage

Les indicateurs associés aux critères visant à assurer la conformité des démarches d’apprentissage aux exigences des programmes d’études (Encadré 1) sous-tendent à la fois des continuités et des préoccupations nouvelles. Si la centration sur l’élève en tant qu’acteur essentiel de ses apprentissages perdure, les contours de cette participation paraissent mieux définis en 2001. Les interactions, la collaboration, la coopération, les projets et les situations faisant problème sont désormais identifiés comme des éléments indicateurs incontournables des démarches d’apprentissage.

Le constructivisme dont se réclame le programme de formation[9] (MEQ, 2001a) s’appuie ainsi sur l’interactionnisme social et la problématisation des apprentissages. La nature et les buts des interactions de même que les caractéristiques d’une situation faisant problème demeurent toutefois inconnus. S’agit-il d’une situation-problème qui met l’élève en recherche de réponses adéquates à la suite d’une prise de conscience de ses insuffisances (Fabre, 1999) ? Les problèmes ont-ils un rôle incitatif ou appropriatif ? En l’absence de référence explicite quant à la posture épistémologique adoptée, le flou discursif soulève certaines interrogations. Une optique épistémologique de type réaliste, qui considère le savoir comme un donné à assimiler ou à reconstruire selon un cheminement prédéterminé, place les interactions et les problèmes sur le terrain du « téléguidage » vers la réponse attendue. Par contre, dans une optique de relativisme épistémologique, les interactions paraissent davantage faire partie d’un processus de construction de sens médiatisé par les pairs et l’enseignant, et ce processus s’articule autour d’un questionnement significatif pour l’élève et le savoir en jeu. Selon cette seconde avenue, l’étape la plus importante n’est pas tant la résolution du problème que sa construction, comme le souligne Fabre (1999).

Par ailleurs, l’articulation d’éléments tels la coopération et la collaboration entre pairs au sein du processus d’apprentissage demeure nébuleuse et laisse éventuellement entrevoir une confusion entre les conditions jugées propices à l’apprentissage et le processus d’apprentissage lui-même, voire entre les finalités liées à la compétence d’ordre social et personnel et le processus d’apprentissage. En fait, la presque totalité des énoncés associés à ce critère en 2001 renvoient à des actions externes à l’élève sans les mettre en relation avec les processus cognitifs. Il en résulte une énumération peu articulée, sinon désarticulée, d’éléments disparates qui, comme en 1991, paraissent peu aptes à évaluer le type de démarche d’apprentissage préconisée dans les manuels scolaires. Isolés de leurs fondements épistémologique et psychologique, les balises présidant à l’évaluation de la démarche reposent davantage sur la présence de certains éléments que sur le cheminement cognitif proposé à l’élève. En ce sens, si le libellé de 2001 est susceptible d’assurer une démarche d’apprentissage interactive, il ne peut guère être probant d’une démarche à caractère constructiviste dans son acception épistémologique.

Pour illustrer les faiblesses liées à ce type d’évaluation, prenons pour exemple une activité d’apprentissage tirée d’un manuel scolaire approuvé selon les normes de l’ancien curriculum. Intitulée La mosaïque canadienne (Le Petitcorps, Larose et Bissonnette, 1996, p. 10-12), cette activité a été conçue pour l’ancien programme de sixième année en sciences humaines. Elle est représentative de la configuration générale des activités d’apprentissage proposées par cet ensemble didactique comme le relèvent les résultats de l’analyse effectuée par Lebrun (2002).

L’activité débute par le questionnement suivant : « De quels pays proviennent tes ancêtres ? Indique le moment de leur arrivée au Canada sur une ligne de temps. Quelle est ta langue maternelle ? Quels sont, par ordre d’importance, les cinq principaux groupes d’immigrants au Canada ? Au Québec ? Quelles sont les cinq langues rapportées le plus souvent comme langue maternelle au Canada ? Au Québec ? » (Le Petitcorps et al., 1996, p. 10). Cette phase dite d’exploration est suivie des consignes suivantes : « Pour mieux connaître la diversité ethnique et linguistique du Canada et du Québec : Joins-toi à deux élèves, et prenez connaissance des données qu’on vous offre aux pages 10 à 12. Formulez le plus d’observations possible à partir des données du dossier. Vous disposez de vingt minutes. Communiquez une observation à la fois et commentez celle des autres. Comparez tableaux et diagrammes, et formulez à nouveau le plus d’observations possible. Note dans ton cahier de sciences humaines deux observations importantes pour chacun des aspects traités […] Évalue tes apprentissages en indiquant si les énoncés de la fiche 1 sont vrais ou faux » (Le Petitcorps et al., 1996, p. 11-12). En guise de synthèse, l’activité soulève les question suivantes : « Que peux-tu dire maintenant des populations du Canada et du Québec sur le plan de l’origine ethnique ? De la langue maternelle ? Que retiens-tu au sujet des vagues migratoires qu’a connues le Canada ? » (Le Petitcorps et al., 1996, p. 12).

L’activité questionne l’élève, elle implique des interactions et une collaboration entre les élèves, elle cherche à ancrer les apprentissages dans leur vécu en les interrogeant sur leurs ancêtres. Bref, l’élève est actif, mais sa participation s’exerce en marge du savoir et consiste essentiellement à assimiler les contenus prescrits par l’entremise d’une pseudo-recherche d’informations prédéterminées par le manuel. Les questions qui sont adressées aux élèves, quand elles ne sont pas fermées, sont de nature incitative et, par le fait même, fort peu propices à la construction d’une situation-problème ou à l’instauration d’un débat. Cette situation rejoint le constat de Giordan et de Vecchi (1987) au sujet du questionnement en classe, qui vise avant tout à diriger l’élève vers la réponse attendue. Ainsi, en dépit de la présence de nombreux éléments requis par le CERD, l’activité ne reflète guère une démarche de type constructiviste dans son acception épistémologique. Elle tend de surcroît à réduire la situation-problème à une fonction psychologique.

La conformité au programme

Un deuxième critère vise à assurer une correspondance entre l’esprit, l’orientation et les contenus d’apprentissage du programme d’études et le manuel scolaire. La lecture de l’Encadré 2 révèle qu’en 2001 la préoccupation dépasse largement la couverture des contenus pour englober, entre autres, l’articulation des séquences d’apprentissage, la mobilisation des connaissances antérieures, la vérification des acquis, le réinvestissement des savoirs, le rehaussement culturel et le respect des styles d’apprentissage. Ainsi, les éléments associés à ce critère viennent souligner la nécessité de dépasser la stricte acquisition cumulative de connaissances.

Toutefois, en raison de l’absence d’un cadre conceptuel explicite qui met en relief le fondement épistémologique et le cheminement cognitif proposé à l’élève, l’énumération des multiples éléments à considérer ne paraît guère apte à assurer la cohérence et la conformité des activités d’apprentissage des manuels scolaires aux orientations éducatives de type constructiviste. L’absence de définition ou de précision accolée à certains termes contribue à donner un caractère peu opératoire à ces éléments. Quelles caractéristiques permettent d’identifier une situation d’apprentissage contribuant au rehaussement de la culture de l’élève ? De quelle nature sont les choix que les situations d’apprentissage doivent proposer aux élèves ? Sur quelle base peut-on juger que le manuel propose des exercices pratiques offrant un soutien particulier au moment opportun ?

Certes, le manque de précision n’entrave pas l’apport potentiellement intéressant des nouveaux éléments d’évaluation ; ceux-ci sont susceptibles de faire obstacle à la proposition d’une démarche d’apprentissage essentiellement axée sur le développement de savoir-faire et l’acquisition d’un savoir morcelé. Il n’en demeure pas moins que l’accent mis sur l’activité de l’élève et les rappels constants à l’égard des compétences n’excluent pas l’optique procédurale.

L’évaluation des apprentissages

Tout comme le programme d’études du primaire, les nouveaux critères d’évaluation (Encadré 3) pour apprécier les éléments relatifs à l’évaluation des apprentissages dans les manuels scolaires mettent en relief, de manière plus prégnante que ce n’était fait en 1991, l’exigence d’une interpénétration des activités d’apprentissage et du processus d’évaluation des apprentissages. Cependant, en désignant les situations d’apprentissage et les situations d’évaluation comme des entités distinctes, la grille entretient une certaine ambiguïté quant au statut de la démarche évaluative. La fonction de régulation en cours d’apprentissage apparaît peu présente, et risque de donner lieu à une pratique de l’évaluation qui reste en marge des situations d’apprentissage, une pratique que l’on souhaite justement modifier (Shephard, 2000 ; Conseil supérieur de l’éducation, 1992, 2001). Distinguer les situations d’apprentissage et les situations d’évaluation pourrait avoir pour effet de laisser les enseignants se cantonner dans le schéma habituel de prise d’information en vue d’une consignation pour la préparation éventuelle des bulletins d’étape et ainsi affaiblir le potentiel formateur de la démarche évaluative, comme le craint d’ailleurs le Conseil supérieur de l’éducation (2001).

Dans la liste des critères d’évaluation relatifs à l’évaluation des apprentissages, une importance nouvelle est accordée aux moyens et aux outils d’évaluation qui sont non seulement énumérés (interrogation orale, observation courante, grille d’évaluation descriptive, etc.), mais pour lesquels on exige aussi qu’ils soient clairement expliqués. Ces moyens et outils devraient aussi, selon les indicateurs, favoriser les interactions et permettre à l’enseignant de suivre la progression de ses élèves et de leur donner des rétroactions appropriées. La place de l’élève dans le processus d’évaluation est aussi mise en évidence. Il doit pouvoir se corriger au besoin en utilisant les bons outils pour le faire.

Ces nouvelles exigences ont l’intérêt de souligner l’importance d’une diversification des modalités d’évaluation en vue d’un recueil plus riche d’informations relatives à l’apprentissage des élèves. Toutefois, cette intention risque de tomber à plat faute d’avoir spécifié la nature des apprentissages ou des processus qui devraient faire l’objet de l’évaluation. Cette remarque n’est pas sans rappeler les difficultés repérées précédemment concernant la démarche d’apprentissage. Quelles sont les caractéristiques de l’apprentissage qui doivent être soumises à l’attention de l’enseignant et de l’élève ? Quels aspects de l’apprentissage devraient être l’objet d’une évaluation particulière ? La grille indique seulement que l’évaluation doit s’appuyer sur des critères pertinents. Il s’agit, sans aucun doute, d’une lacune importante qui l’est d’autant plus qu’elle apparaît dans un contexte de renouvellement de programmes où le développement de compétences mis de l’avant suscite certaines interrogations quant à la nature des apprentissages qu’il faut désormais faire acquérir aux élèves (Conseil supérieur de l’éducation, 2001).

On se trouve confronté aux limites d’une grille évaluative à caractère général qui ne permet pas d’entrer dans la dynamique même des différents domaines d’apprentissage. Chaque domaine, voire chaque matière, n’a-t-il pas ses exigences propres, ses difficultés particulières et ses obstacles spécifiques du point de vue de l’apprentissage ? Toutes les compétences ne sont pas du même ordre et ne présentent pas le même type de difficultés pour l’élève qui doit les acquérir ou les développer. Cela vaut tout autant pour les compétences disciplinaires que pour les compétences transversales. Apprendre à développer un réseau de concepts en mathématiques pose des défis bien différents que d’apprendre à développer sa pensée créatrice. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’évaluation exige une réflexion sur les difficultés propres au développement de la compétence ciblée et des connaissances ou stratégies qui lui sont associées, de même que sur les indicateurs qui permettent d’en apprécier la progression chez l’élève.

La planification de l’évaluation, comme de la démarche d’enseignement-apprentissage, exige aussi qu’une attention soit portée sur les processus mentaux requis par l’élève pour s’approprier des savoirs ou encore pour les mettre à distance, selon le cas, de même que pour développer les compétences ciblées dans une situation d’apprentissage particulière. Ce n’est qu’au prix de cette analyse que l’on pourra juger de la qualité de la démarche évaluative proposée par les manuels scolaires, y compris de la pertinence des critères retenus et de la validité des outils mis à la disposition des enseignants. Par conséquent, il est un peu court de prétendre évaluer la qualité des processus d’évaluation proposés dans les manuels scolaires en faisant l’économie d’une mise en relation entre les savoirs et savoir-faire visés par les différents domaines d’apprentissage et les modalités d’évaluation. La grille préparée par le CERD confine à une évaluation limitée fondée sur l’appréciation de caractéristiques qui demeurent, somme toute, superficielles dans la mesure où sont laissées en suspens des questions aussi fondamentales que celles de la nature des apprentissages à évaluer ou des perspectives de développement que l’évaluation doit soutenir.

Quant aux prétentions suggérées par la nouvelle grille d’évaluation, à savoir que l’on puisse évaluer un manuel scolaire sur le potentiel qu’il a de permettre à l’enseignant de suivre la progression de l’élève et de lui donner des rétroactions appropriées, elles semblent ambitieuses. On introduit ici une confusion entre les caractéristiques du manuel proprement dites et la compétence de l’enseignant à intervenir efficacement auprès de ses élèves. La rétroaction est une démarche dynamique qui s’inscrit dans un contexte, qui exige la prise en compte de ce contexte. Le manuel n’est jamais qu’un outil statique ; s’il est vrai que celui-ci peut soutenir l’enseignant, il ne peut assurément pas le remplacer.

La dernière remarque concerne l’énoncé selon lequel les activités de soutien et de mise à niveau doivent présenter un caractère stimulant pour l’élève. Si l’intention n’est pas négligeable, on peut néanmoins se questionner sur les critères qui permettront d’en juger, d’autant que la motivation que peut susciter ou non une activité d’apprentissage est pratiquement inséparable de son contexte d’exploitation, comme le suggèrent les travaux sur la motivation scolaire (Dweck, 1986 ; Deci et Ryan, 1985, Viau, 1994 ; Tardif, 1997). L’élève perçoit-il la valeur de la tâche qui lui est proposée ? Appréhende-t-il le sens épistémologique (relatif au savoir), psychologique (relatif à ses apprentissages en tant que sujet) et sociologique (relatif à l’ancrage social de ce savoir) dans la situation d’apprentissage qui lui est soumise (Fabre, 1999) ? Peut-il en apprécier les retombées ? Lui propose-t-elle des défis à sa mesure ? Il sera sans doute difficile, voire impossible, d’évaluer le caractère stimulant des situations proposées aux élèves en dehors de leur contexte d’exploitation à moins que l’évaluateur ne choisisse de fonder son appréciation sur des caractéristiques de surface. Ainsi, il suffirait peut-être d’ajouter quelques éléments graphiques à la page d’exercices ou encore d’aborder des sujets aussi passionnants que les dinosaures dans une feuille d’exercices sur l’accord des verbes pour obtenir l’approbation.

En somme, les nouveaux critères d’évaluation comportent de nouvelles considérations pour apprécier la qualité des démarches et des outils d’évaluation proposés dans les manuels scolaires. Cependant, les critères proposés entretiennent une certaine confusion sur le sens et la place de l’évaluation des apprentissages au sein des séquences d’enseignement ; bien que les modalités d’évaluation à promouvoir soient relativement bien définies, les critères retenus ne permettent pas de juger de la pertinence des cibles de l’évaluation. Enfin, certains critères pourraient être difficiles à évaluer, puisqu’ils s’attachent davantage à des caractéristiques de l’enseignement qu’au manuel lui-même.

Le critère relatif à l’exactitude des contenus

Les éléments associés au critère relatif à l’évaluation de l’exactitude des contenus présentent une grande continuité entre 1991 et 2001 (Encadré 4). La préoccupation envers la validité scientifique des contenus est ainsi reconduite. Le seul ajout significatif concerne la présentation d’interprétations ou d’explications diversifiées pour un même phénomène ou un même fait. Cet élément nouveau renvoie implicitement au relativisme épistémologique. En ce sens, cette nouvelle exigence paraît tout à fait propice au développement des compétences d’ordre intellectuel prescrites par le programme de formation. Les possibilités pédagogicodidactiques sous-jacentes au principe de la confrontation d’interprétations divergentes ne deviennent toutefois effectives qu’au regard d’une inscription de ces interprétations dans leur sens psychologique et social et dans une démarche véritablement constructiviste et réflexive.

En effet, la présentation d’interprétations divergentes d’un phénomène ou d’un fait peut fort bien s’inscrire dans une démarche d’enseignement-apprentissage transmissive peu propice au relativisme épistémologique, si elle est réalisée sans référence à l’insertion des savoirs dans une activité qui comporte également un sens psychologique et social. À titre d’exemple, analysons les contours d’une activité d’apprentissage présentée par Québec, terre d’accueil (Gravel, Lepire et Robillard, 1995a), un manuel scolaire approuvé pour l’ancien programme des sciences humaines en cinquième année du primaire.

L’activité intitulée Qui a découvert l’Amérique du Nord ? (Gravel et al., 1995a, p. 206-209) exploite l’avenue de la confrontation de deux interprétations différentes au sujet de l’origine des populations amérindiennes au Canada. L’activité suggère la lecture de deux textes à propos de cette origine. L’un de ces textes présente un point de vue scientifique, l’autre développe la pensée du cercle[10]. Les élèves sont ainsi confrontés à une vision duelle du monde. L’une, basée sur le rationnel empirique et l’interprétation scientifique, se limite à établir le continent d’origine et la dissémination progressive des arrivants dans toute l’Amérique du Nord ; l’autre insère l’explication de l’origine des populations dans une interprétation globale de nature cosmogonique, spirituelle et mythique. Il y a là un terreau fertile pour ancrer une réflexion substantielle, ne serait-ce qu’au regard de la cohabitation de différents systèmes d’interprétation du réel poursuivant des finalités diverses ou des différentes échelles de logiques qui s’opposent ou se superposent dans l’explication que l’humain se donne de sa propre réalité. Cependant, la logique expositive qui prévaut et l’absence d’inscription de ces deux visions dans leur contexte de production et d’utilisation débouchent sur une situation d’apprentissage fort peu propice à la réflexion. En fait, le scénario proposé exploite peu les possibilités qu’offrent ces textes. Il tend même à réduire ces deux visions du monde à une opposition entre les Amérindiens et les non-Amérindiens.

Le manuel insiste en effet sur le fait que le point de vue scientifique provient de personnes non amérindiennes. De l’autre côté, la pensée du cercle est présentée comme le point de vue de tous les Amérindiens. De plus, tant le texte écrit par Georges Sioui Wendayete que le libellé des tâches soumises aux élèves ne renvoient pas à la possibilité d’une coexistence chez les Amérindiens d’une vision scientifique et d’une vision mythique, l’une et l’autre de ces visions ne relevant ni de la même échelle ni de la même logique explicative. Au contraire, les élèves ont pour tâche de lire les textes et de répondre à trois questions portant respectivement sur le pourquoi de la non-adhésion des Amérindiens au point de vue scientifique, sur l’explication qu’ils donnent de leur origine et sur la différence fondamentale entre les deux points de vue. La réponse fournie dans le guide d’enseignement à cette dernière question se résume au fait que « le point de vue amérindien est qu’ils ont toujours habité l’Amérique, leur Terre-Mère » (Gravel, Lepire et Robillard, 1995b, p. 206). Le point de vue scientifique et le point de vue mythique sont ainsi placés sur le même plan sans aucune contextualisation, ce qui réduit d’emblée la portée de la situation d’apprentissage. Sans contextualisation scientifique, sociale, politique, etc., la présentation de systèmes opposés d’explication peut tendre vers des buts contraires à ceux poursuivis. Ainsi, la portée de l’évaluation de la validité épistémologique des contenus sans égard à leur validité sociale et psychologique, donc à leur traitement dans une activité d’apprentissage problématisée, demeure limitée.

L’analyse comparative met en évidence de nombreux changements dans les critères d’évaluation édictés pour l’approbation des nouveaux manuels scolaires. Les exigences nouvelles, notamment en ce qui a trait à la coopération, aux interactions, à la proposition de situations faisant problème, à l’intégration de l’évaluation aux apprentissages, etc., dénotent un souci d’adéquation des nouveaux manuels au curriculum. Toutefois, les critères reposent toujours sur des balises floues et peu opératoires. En ce sens, l’analyse révèle la reconduction de la même logique évaluative qui prévaut depuis 1979. Elle illustre en outre les limites inhérentes à une évaluation des caractéristiques d’une intervention éducative réalisée à partir d’une multitude de composantes non reliées, d’autant plus que ces critères accordent davantage d’importance à des manifestations extérieures qu’au processus d’apprentissage. Il en résulte une centration sur des procédures d’enseignement interactives qu’on continue de définir en marge du savoir à construire. Dès lors, les modifications apportées aux critères d’évaluation risquent fort de déboucher sur des manuels scolaires remaniés en surface, mais toujours conçus pour transmettre un contenu prédéterminé et préstructuré.

Discussion

Les questions liées à la conception, à l’évaluation, à l’approbation et à l’utilisation des manuels scolaires sont cruciales, car ceux-ci représentent des outils incontournables de la réforme en cours. Selon le ministère de l’Éducation (1997a), le « matériel didactique – et le manuel scolaire au premier chef – joue un rôle important dans la vie de l’élève et conditionne largement l’enseignement et l’apprentissage » (p. 34). Tel que présenté par le MEQ, le manuel scolaire serait à même de proposer des situations d’apprentissage complètes et prédéterminées, mais néanmoins constructivistes. Les manuels peuvent ainsi participer à l’illusion du changement en proposant un dispositif didactique de type « observation-compréhension-application » interactif, mais néanmoins transmissif. Pour reprendre les propos de Borne (1998), « le manuel offre […] en apparence tous les éléments nécessaires à la construction des savoirs. Il pourrait donc remplacer le professeur puisqu’il contient non seulement le savoir mais aussi son élaboration et même la vérification de son appropriation » (p. 14).

Le manuel scolaire constitue un outil – et non « l’outil exclusif » – s’insérant au sein d’un dispositif de formation mis en place par l’enseignant. Et ce dispositif, dans une perspective constructiviste, doit être conçu pour favoriser la mise en oeuvre de situations-problèmes offrant la possibilité aux élèves de donner sens aux apprentissages auxquels ils sont appelés à se confronter. Pour ce faire, le manuel doit soutenir l’intégration d’une véritable gestion pédagogicodidactique du savoir. Or les critères qui servent de balises évaluatives paraissent fort peu propices à la mise en évidence de cette gestion. La mise en relief de ce dispositif requiert une évaluation qui tienne compte de l’intégration du savoir au processus d’apprentissage. Il faut aller au-delà de l’exigence d’une démarche d’apprentissage interactive et participative. C’est la nature et la portée des interactions et de la participation qui devraient être balisées et analysées. L’adéquation des manuels scolaires pour la mise en oeuvre d’une intervention de type constructiviste visant le développement d’un savoir agir requiert bien davantage qu’une refonte en surface des critères d’évaluation. Ce n’est qu’au regard d’une réflexion approfondie sur la place et le rôle des manuels scolaires au sein du processus de médiation pédagogicodidactique que de nouvelles balises pourront être édictées. La complexité de l’entreprise ne fait guère de doute, car le soutien à la construction de savoirs repose avant tout sur les interactions qui s’instaurent entre les élèves, le savoir et l’enseignant. Mais quoi qu’il en soit, le processus d’évaluation et d’approbation des manuels devrait conduire à dégager les fondements de l’intervention éducative véhiculés par les manuels scolaires.

L’ancrage dans un fondement constructiviste requiert de repenser le rapport du manuel au programme de formation et à la démarche d’enseignement-apprentissage. Les programmes d’études définissent, d’une part, ce que l’élève doit savoir et avoir développé en termes de compétences à la fin d’un certain cheminement scolaire et, d’autre part, le parcours sommaire qu’il doit suivre pour acquérir ces savoirs. Réclamer des manuels qu’ils représentent un reflet de ces prescriptions conduit inévitablement à les enserrer, dès le départ, dans une logique expositive et, par le fait même, à privilégier l’aspect instrumentaliste. La présentation d’un corpus de savoirs épurés et préorganisés contrecarre grandement le processus de construction de savoirs, car le programme de didactisation s’organise autour de la révélation du savoir. En effet, la didactisation, telle que commandée par le CERD, consiste à apprêter, à découper, à séquencier les savoirs pour les présenter selon des modalités destinées à en faciliter l’assimilation. La structuration des savoirs s’opère de l’extérieur sans égard à leur intégration réelle par l’élève. La démarche s’ancre dans un savoir homologué et non dans le sens que l’élève attribue à ce savoir ou à un phénomène humain. Ce n’est donc pas le processus de construction des savoirs à partir de la structure cognitive de l’élève qui est au centre des situations d’enseignement-apprentissage, mais bien la reconstruction des savoirs tels que définis par les programmes. Et si l’existence du parcours balisé n’exclut pas un tel processus de construction, celui-ci n’est ni régulé ni véritablement pris en compte. Ainsi, la commande ministérielle à l’égard des manuels conduit ceux-ci à court-circuiter la démarche d’apprentissage de l’élève. Le savoir et le cheminement de l’élève étant prescrits par le manuel, l’élève ne peut qu’assimiler directement le savoir ou l’extraire à l’aide de certaines opérations de repérage ou de décodage, telles la lecture de cartes ou la recherche des réponses attendues dans un texte. Cette commande contradictoire risque fort de maintenir les concepteurs de manuels scolaires sur le terrain du modèle de la transmission des connaissances et du développement d’un savoir-faire techno-instrumental, le tout servi à partir d’une nouvelle terminologie. Outre que cette position contribue à reconduire une vision techniciste de la fonction enseignante, le danger est réel de conforter les enseignants dans leur tendance à privilégier le développement d’un savoir-être et, dans une moindre mesure, les habiletés techniques et les faits de connaissances. Les résultats de recherches sur les planifications d’activités éducatives montrent en effet la propension des futurs enseignants et des enseignants en exercice à faire fi du développement conceptuel pour se centrer sur des objectifs d’apprentissage de type pédagogique et affectif (Lenoir, 2002 ; Lebrun et Lenoir, 2001).

L’efficacité d’un outil de médiation se mesure à sa capacité à faciliter et à guider, non à remplacer. Mais encore faut-il que les enseignants eux-mêmes ne voient en lui qu’un outil de travail et que le manuel soit conçu comme tel, et non comme un substitut du programme d’études et comme un outil de matérialisation de la démarche d’enseignement-apprentissage. Car si la conception de l’intervention éducative qui se dégage des critères d’évaluation des manuels ne peut en aucun cas être généralisée à la pratique enseignante, il n’en demeure pas moins que cette conception est susceptible de se refléter dans les manuels scolaires « réformés » et d’influer ainsi sur cette pratique.

Les manuels scolaires peuvent soutenir adéquatement les enseignants dans la mise en place de situations d’apprentissage significatives dans la mesure où ils sont conçus comme des instruments de travail. Pour ce faire, ils doivent répondre à cinq principes : présenter une conception ouverte, ne pas se substituer au réel, au programme d’études, à l’enseignant et au travail cognitif de l’élève et demeurer un outil de référence bâti pour privilégier une pédagogie interactive et du questionnement.

Conclusion

Le passage d’une pédagogie par objectifs s’ancrant dans un fondement néobéhavioriste à une approche par compétences qui se réclame d’une épistémologie constructiviste se traduit dans les critères qui président à l’évaluation des manuels scolaires par un appel plus prégnant à l’interactionnisme, à la problématisation des apprentissages, à une évaluation au service des apprentissages et à la confrontation de différentes interprétations de la réalité. Cette évolution notable s’insère toutefois dans un cadre conceptuel mal défini qui limite la portée des modifications apportées aux critères. Ce flou conceptuel vient par ailleurs accentuer le caractère peu opératoire de la plupart des critères qui interrogent la présence plutôt que la portée cognitive des éléments requis. Les nouveaux critères d’évaluation permettront-ils de remédier aux lacunes et aux insatisfactions exprimées par les différents intervenants du monde scolaire ? Conduiront-ils à faire cesser la production de « guides pédagogiques de 400 pages qui infantilisent l’enseignant […] [et] qui confortent certains enseignants dans leur immobilisme pédagogique », ainsi que le stigmatise Migneault (2002, p. 14) ?

À cet égard, il importe de se demander s’il appartient aux manuels scolaires d’être assortis d’aussi volumineux guides d’accompagnement que ceux qui existaient avec la production scolaire s’adressant au curriculum antérieur. Est-ce la mission des maisons d’édition de pallier les carences de formation initiale et continue, dont la responsabilité relève de l’État, des universités et des commissions scolaires ? Nous ne le croyons pas, pas plus qu’un manuel scolaire peut être in se constructiviste. Cela ne signifie pas qu’ils ne doivent pas posséder des caractéristiques qui puissent favoriser et soutenir un usage par les enseignants et par les élèves qui s’inscrive dans une telle perspective et qu’ils ne puissent pas illustrer des modes d’utilisation ancrés dans une perspective constructiviste. Mais il importe, à moins de défendre une vision techniciste et applicationniste de la fonction enseignante, d’éviter tout processus de réification en cherchant à attribuer aux manuels des vertus et des modalités d’action qui relèvent fondamentalement des acteurs qui les utilisent. Alors qu’une telle dérive a fleuri durant les deux dernières décennies, entend-on la poursuivre, allant ainsi à contresens des intentions du discours officiel ? À moins que ce discours soit double et fasse à la fois la promotion, à partir de documents distincts, de positions opposées, l’une préconisant le changement, au nom de besoins sociaux et d’attentes sociales nouvelles, l’autre le maintien de la situation existante, au nom de la continuité.

Il ne s’agit pas de croire qu’il serait possible de résoudre d’un coup de baguette magique les nombreuses et grandes difficultés que posent la conception, la production et l’utilisation des manuels scolaires dans une intervention éducative de type constructiviste, mais il serait intéressant d’envisager le renforcement, sinon la mise en oeuvre d’une coopération efficace et durable, dans un esprit de participation à l’amélioration de ces outils, entre les maisons d’édition, le ministère de l’Éducation, les universitaires spécialistes des contenus, des didactiques et de la pédagogie, et les acteurs de terrain, enseignants, conseillers pédagogiques et parents. Mais peut-on espérer renouveler les manuels sans d’abord reconceptualiser leur rôle au sein d’une intervention éducative de type constructiviste et sans remettre en question le rapport au savoir qu’ils véhiculent ?