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Introduction

« Qu’est-ce que la recherche en éducation ? » Cette question était le titre du premier cours aux études supérieures que j’ai suivi à la Faculté d’éducation. Je me rappelle clairement ma réaction initiale à ce titre. Évidemment, j’ai cru qu’il ne s’agissait pas là d’une question sérieuse, mais bien d’un procédé purement rhétorique. La recherche en éducation est sans aucun doute de la recherche sur les problèmes et les phénomènes en éducation. La réponse ne pouvait être plus simple.

Maintenant, une quinzaine d’années plus tard, j’espère parfois pouvoir retrouver cette même assurance. Au contraire, avec chaque étude, avec chaque enseignant collaborateur, avec chaque assistant de recherche, avec chaque cours de méthodologie de recherche, mes réponses concernant la recherche en éducation semblent devenir de plus en plus complexes et de moins en moins claires. En effet, il m’arrive souvent, en plein milieu d’une recherche, de me demander si ce qui est en train de se produire peut réellement porter le nom d’« éducation » — et il m’arrive encore plus souvent, au beau milieu d’une situation éducative, de me demander si cela peut réellement être considéré comme une « recherche ».

Ces deux types de questions semblent se présenter régulièrement. Il en est ainsi, par exemple, dans un projet de recherche en cours. Avec un collègue de l’université, je suis engagé dans une collaboration avec un groupe d’enseignants de mathématiques d’une école secondaire de quartier. En fait, la collaboration a été entreprise à l’initiative des enseignants eux-mêmes. Les intentions de départ de ce travail étaient de développer des approches d’enseignement, ainsi que des aspects importants du programme, susceptibles d’être éclairés par les recherches récentes sur l’apprentissage et l’enseignement, approches qui soient appropriées au contexte. Au fur et à mesure de la progression de la collaboration, ces visées explicites ont évolué de différentes manières qui n’avaient pas été anticipées au départ — ainsi que suivant des avenues qui ont défié les croyances de chacun des participants à propos des buts et de la nature de la recherche en éducation.

Dans cet article, je présente certaines réflexions issues de cette étude. En particulier, j’essaie de souligner les changements significatifs d’attitude constatés dans le travail du groupe. En faisant cela, je dois cependant préciser que cet article ne constitue pas un rapport du projet de recherche. Au contraire, en basant la discussion sur cet exemple, je veux mettre en évidence la complexité de l’engagement des chercheurs auprès des enseignants, de leurs élèves et de la communauté dans laquelle ils travaillent. Ainsi, j’examinerai comment l’attitude que l’on a à l’égard de la recherche en éducation définit, façonne les activités de tous ceux qui participent à la recherche ou qui sont directement touchés par celle-ci.

Les attitudes

Le concept d’« attitude » ne peut être défini de façon simple. Parmi les nombreuses significations pouvant lui être accordées, trois d’entre elles semblent particulièrement pertinentes en ce qui concerne l’éducation et la recherche. Dans le sens le plus familier, le mot « attitude » réfère aux dispositions personnelles, aux opinions et aux allégeances. Dans ce cas j’utilise le terme attitude comme un incitatif à ne pas oublier les engagements théoriques et philosophiques qui délimitent les recherches menées dans les milieux éducatifs. Dans une deuxième acception, le mot « attitude » réfère non pas uniquement à l’endroit d’où je viens, mais aussi à celui où je vais. Cette signification suggère une orientation, une intention délibérée, et dirige ainsi l’attention vers les intentions explicites et implicites des engagements de recherche. Enfin, dans un sens plus ancien, l’attitude est en lien avec la justesse ou la pertinence (le terme vient du latin aptus qui signifie apte). Ainsi, l’attitude fait référence au besoin de s’ajuster ou de s’adapter aux particularités d’une situation donnée et à l’évolution inévitable de cette situation. En parallèle avec les autres sens évoqués précédemment, cette dernière signification incite à la prise en compte des manières selon lesquelles les raisonnements et les objectifs s’élaborent ou encore s’ajustent au cours d’une recherche, donnant ainsi naissance à des phénomènes complexes émergents.

Élaborée dans ces termes, une attitude de recherche est quelque chose qui ne peut être préétabli ou fixé, mais qui néanmoins demande une certaine clarification. Cela suppose une certaine flexibilité, une volonté de s’adapter aux imprévus et une conscience des perpétuels changements d’horizons possibles d’interprétation. En fait, utiliser le mot « attitude » au singulier est probablement inadéquat, puisqu’il peut alors projeter l’idée de quelque chose de cohérent et d’unifié. Il est probablement plus approprié de parler des attitudes du chercheur en éducation — c’est-à-dire de la diversité des motivations et des orientations qui contribuent à donner forme à une recherche.

En effet, en réfléchissant à mes engagements en recherche durant les dernières années, je trouve que j’ai emprunté des attitudes très différentes, voire contradictoires, au fur et à mesure des développements des projets. Pour arriver à donner du sens à ces différentes façons de s’engager, je suis récemment arrivé à décrire mes activités de recherche du point de vue de trois attitudes différentes, mais ayant plusieurs points en commun : l’attitude d’observation, d’interprétation et de participation. En bref :

  • l’attitude d’observation se caractérise par un accent particulier mis sur l’explicite et sur la recherche d’explications par les acteurs. Elle se rapproche des orientations de recherche classiques des empiristes dans lesquelles les intentions sont de saisir et de caractériser des objets à l’étude dans ce qu’ils ont de manifeste et de non ambigu. Dans ce cas, les distinctions entre les chercheurs et les praticiens (et en conséquence entre la recherche et la pratique) tendent à être accentuées ;

  • l’attitude interprétative est plus de type exploratoire, plus en lien avec l’implicite et l’implication[1] des acteurs dans la recherche. Elle est enracinée dans une conscience du fait que la connaissance qui donne forme aux expériences quotidiennes et rend possibles des interactions chargées d’inférences n’est pas (et ne peut jamais) être explicite. Une telle connaissance est vécue et est en perpétuel déroulement, élaboration ; elle est incarnée, personnifiée et située[2]. Ainsi, il n’est pas nécessairement possible de l’examiner de façon consciente. Dans ce cas, la relation entre les chercheurs et les praticiens est plus une question de travail partagé, bien qu’il soit possible que leurs rôles et leurs intentions continuent d’être clairement différenciés ;

  • l’attitude participative émerge lors de la prise de conscience d’une certaine complicité[3] dans la recherche et dans le phénomène à l’étude. Elle est caractérisée par une prise de conscience de l’inévitable complexification[4] que pose la participation du sujet dans n’importe quel milieu complexe — et pourrait aussi être décrite par une sorte de fusion des intérêts de recherche et des intérêts de la pratique. Dans ce cas, les distinctions entre les chercheurs et les sujets de la recherche tombent, au fur et à mesure que le centre d’attention se déplace vers des projets sociaux et culturels de grande échelle dans lesquels la recherche se déroule et dont elle fait partie intégrante.

Dans la prochaine section de cet article, j’examine les liens entre quelques-unes des dimensions interreliées de ces attitudes de recherche. Je tente de le faire en décrivant la façon dont le projet mentionné plus haut s’est déroulé et plus particulièrement en retraçant l’évolution de l’utilisation du pronom « nous »[5] par les participants de la recherche.

Attitudes d’observation : la recherche en éducation axée sur l’explicite et l’explication

Il y a deux ans, nous avons été invités par des enseignants de mathématiques d’une école secondaire de la région de Los Angeles à les aider dans leurs tentatives de composer avec des demandes en apparence contradictoires en ce qui concerne un curriculum innovateur et un régime d’évaluation standardisé imposé par l’État.

Le « nous » utilisé ici réfère à un collaborateur, Dennis Sumara, et à moi-même. L’invitation a tout d’abord été lancée par un des enseignants, qui avait lu quelques-unes de nos publications (Davis et Sumara, 1997 ; Davis, Sumara et Luce-Kapler, 2000). Celle-ci était formulée en termes d’une possible relation mutuellement bénéfique. Ils (les enseignants) espéraient devenir mieux informés des développements récents sur l’apprentissage et l’enseignement des mathématiques, et nous (les chercheurs) obtenions un accès à un site de recherche composé d’enseignants dévoués, d’une administration offrant son soutien et d’une clientèle d’élèves diversifiée.

De notre point de vue, la situation présentait plusieurs possibilités de recherche. Par exemple, un seul des enseignants avait étudié les mathématiques au-delà du niveau secondaire et aucun d’entre eux n’avait suivi de cours sur l’enseignement des mathématiques. L’occasion d’examiner comment des enseignants, qui ne sont pas des spécialistes d’une discipline d’enseignement, arrivent à se familiariser avec cette matière dans le but de l’enseigner était attrayante. De plus, nous nous intéressions à la façon dont des enseignants d’expérience étaient susceptibles d’interpréter et d’intégrer des développements épistémologiques récents dans leurs pratiques de classe. Pour ces diverses raisons, nous avons volontiers accepté l’invitation.

Comme pour la plupart des projets coopératifs, celui-ci a commencé avec plusieurs demandes quant à la description explicite des objectifs et de la structure du projet. Par exemple, avant que notre université nous accorde la permission d’entrer dans l’école, nous devions soumettre avec succès une « Demande d’approbation éthique » dans laquelle nous avions à « fournir des explications claires à propos des objectifs, de la problématique sous-jacente, des méthodes et des échéanciers de la recherche » ainsi qu’une description des « retombées anticipées et des dangers potentiels » du travail. Les administrateurs de l’école et de la commission scolaire ont aussi demandé des explications au sujet de la recherche – toutefois, d’une façon beaucoup moins détaillée.

Nous n’avons eu aucune difficulté à fournir les explications demandées. En rétrospective, une caractéristique intéressante de nos objectifs, retombées, etc., est que, dans chacun des cas, nous les avons formulés en fonction de deux catégories : nos intérêts (de recherche) et leurs intérêts (pratiques). Il était clair que nous étions les chercheurs et ils étaient les praticiens. Quoique les projets respectifs étaient compatibles et complémentaires, ils étaient néanmoins différentiables et distincts.

Cette attitude était plutôt évidente lors de notre première rencontre officielle de recherche. La collaboration devait comporter plusieurs séjours de longue durée dans l’école, sur une période de trois ans. Il avait aussi été convenu que le projet officiel débuterait par une rencontre d’une journée, tenue à l’extérieur du milieu scolaire, qui serait suivie d’une période de trois semaines de travail dans l’école. Lors de la rencontre d’orientation, nous avions l’intention de présenter aux enseignants quelques aspects clés de notre pensée et nous espérions qu’ils nous informeraient des particularités importantes de leur contexte. Bien que cela n’ait jamais été exprimé ouvertement, il était clair pour chacun des deux groupes que l’objectif principal de notre première rencontre était la formulation explicite de nos attentes.

Comme le révèle le verbatim de la rencontre, dès les premiers commentaires, il était évident que le « projet » était perçu par tous comme étant deux projets : le leur et le nôtre. Les questions et commentaires étaient du genre de : « Que vous attendez-vous à retirer de cela ? », « Nous avons besoin d’aide avec ces choses-là », « Comment devons-nous vous présenter aux élèves ? » Les distinctions entre les chercheurs et les enseignants — ou entre le « nous » et le « vous », selon les expressions employées lors de la rencontre — étaient claires pour les participants. À la fin de la journée, il était assez évident que le principal intérêt des enseignants était axé sur de nouvelles techniques d’enseignement, plus efficaces, alors que nous nous intéressions aux caractéristiques et aux principes qui permettraient à certaines techniques et orientations d’être plus efficaces que d’autres. Ainsi, le groupe ne s’entendait pas, certains allant plus dans le sens de la théorie et d’autres dans celui de la pratique, bien que cette différence soit davantage une question de point de vue que d’intérêt divergent. Il était clair que les deux types d’intérêts pouvaient coexister et qu’ils étaient, en fait, nécessaires afin de s’informer mutuellement. Cependant, on ne sentait pas beaucoup la présence d’une collectivité ou d’une unité parmi les objectifs des participants. Nous demeurions « nous » et ils demeuraient « eux ».

Ces distinctions à l’intérieur des objectifs et des rôles furent davantage amplifiées le jour suivant, alors que le travail s’est déplacé dans les classes. À notre rencontre d’orientation, il avait été convenu que j’enseignerais lors des deux premiers blocs de chaque journée d’école. Le rôle principal de Dennis, mon cochercheur, serait d’observer la dynamique de la classe et d’essayer de repérer l’apparition d’éléments déclencheurs chez les élèves ; les responsabilités principales des enseignants seraient d’observer mon fonctionnement, mes activités et, lorsque cela semblait approprié, de m’aider dans l’enseignement. Les enseignants retourneraient ensuite dans leurs classes régulières et essaieraient, pendant le reste de la journée, de réutiliser certains aspects des leçons qu’ils avaient observées, alors que nous les observerions à notre tour. À la fin de chacune des journées, il avait été convenu que tous se rencontreraient pour discuter de ce qui s’était passé.

D’une certaine façon, l’orientation initiale centrée sur l’observation aura permis de mettre en évidence les différences entre les rôles et les intentions des chercheurs et des enseignants — comme cela a été souligné lors des séances de retour à la fin de chaque journée d’école. Les premiers jours, les discussions étaient centrées uniquement sur les observations réalisées et étaient articulées autour de questions du type : « Où trouvez-vous les idées pour ces activités ? », « Est-ce que j’ai fait ça correctement lors de ma leçon ? » et « Comment puis-je savoir si mes élèves sont prêts à passer à autre chose ? » Autrement dit, les questions des enseignants n’émergeaient pas vraiment de leurs réflexions personnelles concernant leur enseignement, mais plutôt de leurs observations du mien. Il y avait, derrière ces questionnements, une sorte de recherche de conformité (ce qui était fait par le chercheur était en quelque sorte pris au pied de la lettre). La principale préoccupation n’était pas d’intérêt théorique, mais concernait plutôt l’aspect pragmatique de l’enseignement.

Cet intérêt initial est associé à l’attitude d’observation qui a orienté les interactions initiales du groupe. Ironiquement, en fait, la première rencontre après les cours ressemblait énormément aux leçons données pendant la journée. De la même façon que les élèves semblaient voir les enseignants comme des experts, les enseignants se tournaient vers nous pour recevoir un enseignement d’experts. Nous étions entièrement complices de l’établissement de ces relations, puisque nous observions les enseignants avec sensiblement la même attitude qu’ils avaient en nous observant. La division entre la recherche et la pratique (et entre les chercheurs et les praticiens) était aussi apparente que la division entre l’enseignement et l’apprentissage (et entre les enseignants et les élèves).

Comme chercheurs, nous étions insatisfaits de cette structure et nous nous sentions frustrés. Notre intention était non pas de fournir une expertise pouvant être reproduite, mais de travailler avec les enseignants à développer des stratégies appropriées à leur contexte et à leurs expériences. Pour cette raison, nous avons amorcé la deuxième séance de retour en insistant sur le fait qu’il était important que les discussions abordent également les principes qui sont implicites dans l’enseignement, et non seulement les actions explicites d’enseignement. Nous nous attendions à une certaine résistance, puisque nous percevions l’intérêt des enseignants comme étant centré sur la pratique. Cependant, leur réponse immédiate nous a surpris. « Ah bon ! s’exclama un enseignant, nous voulions justement savoir pourquoi vous faites ce genre de choses. »

En d’autres termes, il y avait eu, pour une raison ou pour une autre, une très mauvaise communication. En fin de compte, il s’est avéré que les deux groupes, autant le leur que le nôtre, étaient très intéressés par les liens entre la théorie et la pratique. Chacun des groupes avait faussement présumé de l’exclusivité des intérêts de l’autre. Faisant preuve d’une grande lucidité, un des participants a critiqué cette fausse conception mutuelle par cette remarque : « Si nous voulons appeler cela un projet de recherche en éducation, alors je suppose qu’il devrait y avoir quelque chose d’éducatif à propos de cette recherche. »

Ainsi, le point central des discussions est passé des questions concernant les approches et les techniques d’enseignement aux principes qui orientent nos décisions — des actions explicites et du souci d’explication aux motifs implicites des actions et à un souci d’implication. En ce qui concerne l’attitude de recherche, l’accent mis sur l’observation a été modifié de manière à inclure un intérêt pour l’interprétation.

L’attitude interprétative : la recherche en éducation orientée par l’implicite et l’implication

Le changement d’orientation de l’explicite vers l’implicite a été signalé par la présence de deux indicateurs majeurs dans les verbatims. Le premier indicateur était le changement graduel du sens accordé au « nous ». Le deuxième, semblable mais plus subtil, consistait en un changement de la modalité sensorielle utilisée dans la description des activités principales ainsi que des interprétations clés.

En ce qui concerne la redéfinition du « nous », en fait, j’avais commencé à remarquer un changement dans sa signification dès que j’ai commencé à enseigner le premier cours de mathématiques dans une des classes. Même si je continuais à être vu principalement comme un chercheur, il était clair pour les enseignants que j’étais capable de structurer et de gérer une expérience d’apprentissage avec un groupe d’adolescents, c’est-à-dire que j’étais moi aussi un enseignant d’expérience en mathématiques. (Ils ne s’étaient pas cachés de leur inquiétude sur ce point lors de notre première journée en me demandant si j’allais être « à l’aise » dans une classe de huitième année, comment je voulais qu’ils me « viennent en aide » pour la gestion de classe, si j’avais besoin d’une aide quelconque pour arriver à interpréter le curriculum, et ainsi de suite.)

Au même moment, les enseignants commençaient à parler d’eux-mêmes et de leurs activités davantage en termes de chercheurs et de recherche. Par exemple, quelques-uns d’entre eux décrivaient leurs activités d’observation comme des activités où ils auraient mis certains groupes un peu « sous écoute secrète » ou comme une mise en interprétation de certains commentaires particuliers des élèves. Les verbatims de nos rencontres tenues après l’école confirment cette affirmation. Un changement évident des discussions à propos des significations explicites s’est opéré au profit de l’examen des motivations implicites — particulièrement, comme cela a été mentionné précédemment, après quelques jours de collaboration. S’ajoute à cela, de façon moins spectaculaire mais tout de même prononcée, un déplacement des affirmations s’appuyant sur la vision, telles que « J’ai vu… » ou « Ce n’est pas clair… », vers des commentaires plus centrés sur ce qu’ils avaient entendu, tels que « Je t’ai entendu dire… » et « Cela me dit que… ». Suivant Belenky, Clinchy, Goldberger et Tarule (1986), j’interprète ce changement de métaphore du visuel à l’auditif comme un changement d’attitude : s’éloigner de l’observation (et des demandes d’explications) pour aller vers l’interprétation (et une préoccupation à l’égard de ce qui est implicite).

Un changement dans la structure et dans le ton des interactions est aussi évident dans les verbatims. Alors que les transcriptions de nos rencontres d’orientation et de la première séance de retour dépeignent des interactions à caractère conventionnel, les transcriptions des séances suivantes mettent en évidence des interactions nettement plus désordonnées. Les questions sont moins bien articulées, les explications ont tendance à être moins élaborées, les interruptions sont beaucoup plus fréquentes, des opinions sont émises plus fréquemment et les sentiments de désaccord sont exprimés plus ouvertement. En bref, alors que les premières rencontres pouvaient possiblement se décrire comme des discussions, les séances suivantes devinrent davantage des conversations.

Selon Gadamer (1990), les discussions se différencient des conversations de plusieurs façons. Alors qu’une discussion fournit à chacun l’opportunité d’exprimer ses opinions, une conversation est orientée davantage vers un approfondissement de la compréhension des questions abordées dans l’interaction. Dans un sens, la conversation est structurée non pas par les participants, mais plutôt par le sujet à l’étude, c’est-à-dire par le sujet traité entre les participants de la conversation plutôt que par eux. Il y a un certain abandon de soi-même, alors que tous partagent et contribuent à l’émergence réelle des interactions. À l’opposé, une discussion concerne davantage l’articulation des idées et des différents points de vue. Puisque la discussion est orientée par un besoin d’obtenir un consensus ou une compatibilité quelconque, alors de tels objectifs prennent habituellement la forme d’un compromis ou d’un triomphe éventuel du meilleur argument.

L’analyse de l’origine des mots conversation et discussion est utile ici. En anglais, le mot « discuter »[6] tire ses origines de l’expression « mettre à part », et cet accent mis sur la séparation se ressent dans l’emploi actuel de ce mot. Toujours en anglais, le verbe « converser » tire ses origines des expressions « vivre avec » et « tenir compagnie à », et il fait ainsi davantage allusion aux responsabilités communes et aux éventualités possibles. Taylor (1991) décrit ainsi la structure de ce type d’interaction :

[Les conversations] dépassent la simple coordination et ont un rythme commun. Non seulement l’interlocuteur écoute-t-il, mais il participe en hochant de la tête, en faisant « hum-hum » et ainsi de suite, et à un certain moment le « tournant sémantique » est repris par l’autre dans un mouvement commun. Le moment propice est senti par les deux partenaires ensemble, en vertu de ce rythme commun.[7]

p. 310

La plupart du temps, les mouvements communs[8] que Taylor mentionne ne concernent pas l’idée de parler de manière explicite à tour de rôle. C’est plutôt une sorte de chorégraphie consensuelle et implicite, qui a fait l’objet de recherches considérables chez les psychologues, les sociologues et les neurologues dans les dernières années (voir Nørretranders, 1998, pour une revue de certaines recherches à ce sujet).

En bref, alors que la discussion tend à être une situation d’explication et l’expression d’énoncés explicites, la conversation tend plus vers l’idée d’implication des acteurs, prise au sens d’engagement, et l’expression des motifs implicites. Dans le contexte de cette recherche, la signification pédagogique de cette différence entre les deux modes d’interaction est devenue une préoccupation majeure à la fin de la troisième journée d’enseignement. Lors de la séance de retour, plusieurs enseignants ont exprimé la frustration qu’ils avaient éprouvée en essayant de reproduire une des leçons qu’ils m’avaient vu enseigner et dans laquelle les élèves créaient différents types de fractions par un pliage successif de feuilles de papier. Une enseignante en particulier remarqua qu’elle avait « suivi exactement le même plan », mais qu’elle avait obtenu des résultats très différents. Tandis que l’activité dans ma leçon pouvait se décrire en termes d’explorations approfondies et d’interactions animées avec les élèves, l’activité dans la sienne semblait consister davantage à passer à travers l’élaboration d’une séquence d’étapes établies. Cette enseignante a exprimé sa frustration relativement à un événement en particulier, celui où un élève de ma classe avait répondu de façon inattendue à une des questions. (Il avait omis quelques étapes dans une tâche de pliage complexe.) Cette réponse a semblé déclencher un surcroît d’intérêt et de participation active chez les autres élèves. Cependant, dans sa leçon, il ne s’est pas présenté d’événement semblable. Elle fit la remarque suivante : « Quelque chose n’a pas bien fonctionné dans ma classe. Je n’arrive pas à provoquer cela lorsque j’enseigne. »

À mesure que la conversation se déroulait, il est devenu plus clair que la frustration de l’enseignante n’était pas due au fait que ses élèves n’étaient pas arrivés au même événement déclencheur, mais plutôt qu’elle était incapable de tirer profit de ces occasions de la même façon que je l’avais fait. En effet, pendant ma leçon, elle avait pensé, au départ, que j’avais commis une erreur didactique en soumettant l’idée de cet élève à l’ensemble de la classe. Selon son opinion, l’idée « semblait faire un peu fausse route ». Elle était donc très curieuse de savoir comment j’avais décidé de m’arrêter sur cette réponse particulière plutôt que sur une autre.

J’étais incapable de répondre. Je n’avais eu recours à aucun critère explicite pour effectuer un tel choix. En fait, ledit événement avait dû m’être rappelé, parce que j’avais oublié, au cours de la journée, cette contribution spécifique de l’élève, ainsi que les conséquences de ma « décision » de la rendre publique à l’ensemble de la classe. Lorsque je m’en suis souvenu, je ne pus que répondre que mes actions d’enseignant à ce moment-là étaient déterminées non pas par un processus conscient de décision, mais plutôt par une curiosité personnelle. Il s’agissait davantage de suivre le cours des événements que d’essayer de les diriger ; c’était davantage une question de savoir incarné/implicite que de savoir réifié/explicite. Selon Varela (1999), ces actions d’enseignement « ne sont pas le fruit du jugement ou du raisonnement, mais d’une aptitude à faire face immédiatement aux événements[9] » (p. 18, en italique dans l’original). Il dira que :

la plus grande partie de notre vie active et mentale relève du savoir faire face dans l’immédiat, renvoyant à quelque chose de transparent, de stable et d’historiquement enraciné dans notre histoire personnelle. Parce que cela est immédiat, non seulement nous ne le voyons pas, mais nous ne voyons pas que nous ne le voyons pas, et c’est pourquoi si peu de gens y ont prêté attention.

traduction libre[10]

Varela, 1999, p. 19

Étant quelque peu familier avec l’épistémologie « enactiviste »[11] de Varela (Varela, Thompson et Rosch, 1991), j’ai présenté cette idée au groupe de recherche.

Comme le montrent les transcriptions, c’est à ce moment-là que la structure des interactions est passée d’une forme principalement de discussion à une forme de conversation ou, du point de vue de la définition du groupe, d’un ensemble de chercheurs et d’enseignants à un ensemble de cochercheurs et de coenseignants. Soudainement, semblait-il, l’objet d’attention central était déterminé non plus en fonction des intérêts respectifs ou des différences explicites, mais plutôt en fonction de ce qui était partagé et imprévu. Les questions concernant les croyances implicites au sujet de l’apprentissage (comme, par exemple, l’« assimilation » ou l’« acquisition d’informations ») et les façons par lesquelles ces croyances sont actualisées dans les pratiques d’enseignement pouvaient maintenant être soumises à la critique — et, dans ce changement, le « nous » est devenu un groupe d’éducateurs qui espérait dépasser les limites imposées par les croyances de sens commun à propos de l’apprentissage et de l’enseignement.

Au même moment, un changement perceptible dans la manière dont nous parlions de la recherche s’est fait sentir. Comme pour l’enseignement, un des objectifs de la recherche était de demeurer ouvert aux possibilités émergentes. En faisant référence aux interactions déclenchées par la leçon, j’ai fait un commentaire sur ce point : Dennis et moi n’aurions pas pu provoquer délibérément une telle conversation. Au même moment, la conversation dépendait de notre engagement. Dans cet exemple, la relation entre l’apprentissage et l’enseignement était alors semblable à la relation entre la pratique et la recherche : les premiers membres de la dyade, tout en étant dépendants des derniers, ne sont pas déterminés par ceux-ci.

Il serait faux d’affirmer que les distinctions entre nous, les chercheurs universitaires théoriciens, et eux, les praticiens enseignants des écoles, ont été éliminées. C’est plutôt le ton du projet qui a changé de façon importante. Le projet était décrit non plus seulement en fonction des intérêts personnels et des bénéfices mutuels, mais aussi en fonction d’un questionnement collectif. Ce changement est probablement plus évident dans les questions et les commentaires émis à propos des activités subséquentes. Par exemple, alors que la majorité des commentaires des enseignants lors de la deuxième séance de retour exprimaient encore la notion de séparation entre chercheurs et enseignants (« Qu’allez-vous faire demain ? », « Nous avons été surpris lorsque vous avez fait cela »), à la fin de la troisième rencontre, la plupart des commentaires laissaient entrevoir un « nous » plus inclusif (« Qu’allons-nous faire demain ? », « Nous devons travailler à garder une trace de ce qui se passe »).

Il est intéressant de noter que ce changement vers une communauté collaborative plus palpable a conduit à de nombreuses demandes quant à l’établissement de définitions claires. Cet intérêt grandissant pour l’explication différait, cependant, de la préoccupation précédente. Ici, la préoccupation était davantage de rendre plus explicites les présupposés implicites que de répéter ou de reprendre des explications déjà préparées. Les questionnements des participants s’interrogeant mutuellement sur la signification accordée à divers termes forment une partie considérable des transcriptions et sont de nature conversationnelle, exploratoire et implicite.

Ce nouvel accent mis sur l’approfondissement de l’implicite a préparé le terrain à une orientation plutôt différente de la recherche. Au moment où les membres du groupe ont commencé à insister sur l’utilisation minutieuse de certains termes, il est devenu très clair que certains aspects de notre vocabulaire étaient extrêmement problématiques. En particulier, les expressions et les affirmations qui provenaient, soi-disant, d’un discours constructiviste commençaient à émerger fréquemment — et, dans leur émergence, elles contribuaient à créer des bris de communication plutôt problématiques. À la fin de la première semaine de travail ensemble, alors qu’il était clair qu’une collectivité cohérente de recherche en éducation avait été établie, cette même collectivité pouvait être (et était souvent) divisée en ce qui concerne la compréhension de commentaires du type : « Chacun construit sa propre compréhension. »

Selon nos transcriptions, ce commentaire (ou quelque variante similaire) a été fait par quelqu’un, dans chacune de nos rencontres, lors de la première semaine. En fait, dans les transcriptions de la rencontre d’orientation qui avait duré toute une journée, ce commentaire est apparu une douzaine de fois, chacun des participants l’ayant fait au moins une fois.

Quelqu’un pourrait penser que ce genre d’opinions communes autour de la question de l’apprentissage serait un signe encourageant dans un projet de recherche collaborative en éducation. Cependant, après la première semaine passée ensemble, il était évident que cette entente explicite, à vrai dire, était aussi un lieu de points de désaccord. En définitive, il était devenu manifeste que nous et les enseignants travaillions à partir de deux théories de l’apprentissage très différentes et incompatibles, toutes deux étiquetées comme étant « constructivistes ». La différence d’interprétation était cohérente avec la distinction que von Glasersfeld (1995) établit entre les versions « radicale » et « superficielle » de sa théorie. Pour nous, le « constructivisme » représentait une contestation de la vision occidentale dominante de l’apprentissage et de la cognition. Les enseignants, par contre, voyaient le « constructivisme » comme étant une élaboration du sens commun et admis, voulant que l’apprentissage soit une question d’acquisition d’éléments de connaissance ou une question d’intériorisation du monde extérieur. De cette façon, à leur avis, l’épistémologie constructiviste représentait un faible défi pour leurs pratiques d’enseignement. Nous pensions le contraire, mais nous étions totalement incapables de leur communiquer ce point de vue en utilisant le vocabulaire du constructivisme.

Tout comme l’utilisation du « nous » et du « ils » citée précédemment, cette question provoqua une nouvelle fragmentation du groupe liée à l’opposition entre théorie et pratique et entre chercheurs et enseignants. En ce qui concerne l’action collective, le problème était en réalité plutôt mineur et n’a pas nécessité de revirement collectif. Nous avons été capables de recréer notre unité à la suite d’une brève recherche confirmant l’étendue des discours constructivistes adoptés par les chercheurs et les enseignants. Dennis et moi-même avons cherché dans quelques bases de données électroniques des écrits de la communauté de la recherche. Nous avons ensuite présenté les résultats révélant une croissance exponentielle et continue de l’utilisation des termes « constructivisme » et « constructiviste » au cours des trois dernières décennies. Nos collaborateurs ont recueilli plusieurs documents censés être tirés du courant constructiviste ou en être inspiré — y compris des guides pédagogiques, des manuels d’enseignants, des notes prises lors de séances de formation continue, des mémos provenant de la direction et des documents provenant de sites Internet. Devant ces divers documents, il était plutôt clair que les significations explicites et les présupposés implicites relatifs à la documentation destinée aux chercheurs et à celle destinée aux enseignants étaient incompatibles et inconciliables.

C’est alors que, comme groupe, nous avons décidé d’éviter le vocabulaire relié au constructivisme. Il est important de préciser que nous n’avons pas essayé d’ignorer les principes du constructivisme pour autant. En fait, la décision d’utiliser avec prudence la terminologie a semblé nous permettre d’interagir autour de questions touchant les processus complexes sous-jacents aux situations d’apprentissage et d’enseignement. (Cette prise de conscience s’est avérée être l’une des plus importantes leçons que les enseignants nous ont enseignées au cours de cette recherche. Nous y reviendrons à la fin de cet article.)

Au même moment, nous nous retrouvions dans une position inconfortable par rapport aux champs de discours plus larges dans lesquels nous situions nos efforts. En tant que collectivité, nous sentions que nous nous préoccupions du besoin de rendre compte de quelques résultats importants autant à la communauté de la recherche qu’à la communauté enseignante. Cependant, en ayant refusé de formuler notre travail collectif en fonction du discours populaire, il nous était très difficile de décrire nos activités dans des mots et des expressions qui seraient à la fois familiers et équivoques pour les chercheurs et les praticiens. Nous nous sommes alors intéressés à plusieurs nouvelles questions : « Est-ce que nous essayons de reformuler nos conclusions dans des expressions et des mots familiers ? » « Devrions-nous continuer d’éviter de faire référence au discours constructiviste ou devrions-nous essayer de formuler une critique au sujet des façons dont ces courants ont été interprétés en éducation ? » « Devrions-nous présenter le vocabulaire que nous avons nous-mêmes développé ? » Dans chaque cas, il semblait que nous risquions de créer plusieurs malentendus, soit en présentant un vocabulaire déjà sujet à des interprétations diverses et incompatibles, soit en présentant un vocabulaire idiosyncratique et non familier.

Autrement dit, nous nous retrouvions prisonniers des problèmes posés par notre appartenance au projet culturel de l’éducation formelle. Nos préoccupations à ce moment-là concernaient nos relations non pas les uns envers les autres, mais envers la communauté plus large en éducation.

L’attitude participative : la recherche en éducation orientée par la complicité et la complexification

Au cours des deux premières années de ce projet, les participants se sont retrouvés dans différentes situations où les intérêts éveillés par cette collaboration de recherche ont eu une influence sur leurs interprétations et leurs actions. En fait, une bonne part de nos plus récentes rencontres de groupe a été consacrée à des conversations au sujet d’initiatives en cours dans l’école et dans la communauté, déclenchées par notre projet et visant à faire participer d’autres personnes à des activités et à des projets de recherche dont certains aspects sont similaires à ceux de l’étude. À travers ces diverses participations des enseignants, les idées et les pratiques développées à l’intérieur du projet semblaient se répandre vers l’extérieur en mettant à contribution d’autres enseignants, des administrateurs et des parents.

Comme pour ce qui a été de la transition du mode de l’observation — axé sur l’explication — au mode de l’interprétation — centré sur l’implication des acteurs —, il semblait ici y avoir un changement d’attitude, qui pourrait se décrire en fonction de l’émergence de nouveaux types d’intérêts, de nouvelles structures d’interactions et de l’utilisation du mot « nous ». De même que pour la transition précédente, ces changements d’orientation se manifestent de façon récurrente. Les intérêts de départ et les premiers engagements continuent d’être très présents, mais ils sont complexifiés par l’émergence d’autres intérêts et façons de faire.

Comme pour les réorientations et les transformations précédentes, ces changements d’orientation sont davantage apparents dans l’analyse a posteriori des transcriptions qu’au moment même où les interactions ont lieu. Ce point est bien illustré par les utilisations du mot « nous ». Dans les transcriptions de notre première rencontre, tel que mentionné, le terme « nous » était utilisé de façon claire et constante pour faire la distinction entre les chercheurs et les enseignants. L’utilisation du terme a rapidement évolué pour faire référence à la collectivité chercheurs-enseignants, mais le « nous » continuait aussi à être utilisé pour établir les distinctions entre les différents partenaires et leurs intérêts. Plus tard, particulièrement à la suite de la prise de conscience de l’écart important existant entre les différentes documentations adressées aux enseignants et aux chercheurs, le terme « nous » a été utilisé pour faire référence aux membres de la communauté de pratique plus large en éducation. Par exemple, les transcriptions plus tardives comportent les commentaires suivants : « Comme profession, nous n’avons pas une très bonne connaissance de base. » « Pour des gens qui se disent intéressés par l’éducation, nous ne semblons pas vraiment très bons pour communiquer nos idées. »

La pertinence de tels commentaires devient plus évidente quand ils sont lus en parallèle avec ceux de la première rencontre. Lors de ces rencontres, en plus de leur utilisation du « nous » et du « vous » pour distinguer les praticiens et les chercheurs, les enseignants ont fréquemment utilisé le terme « ils » — faisant référence, à l’occasion, à d’autres personnes identifiables tels les administrateurs ou les concepteurs de programmes, mais le plus souvent en référence à des autorités vaguement définies mais omniprésentes. Les mystérieux ils semblaient être responsables de l’instauration des politiques sociales et des traditions qui ont donné forme au projet des écoles modernes : « Ils continuent de nous demander d’en faire plus avec moins. » « Ils pensent que nous ne travaillons pas fort. » « Ils trouvent toujours quelque chose de nouveau. » Cependant, dans les transcriptions plus tardives, les références de ce genre sont complètement absentes. À leur place, lorsque des questions sont soulevées autour de l’influence de l’habitude sociale et de l’ancrage culturel sur l’école, ces commentaires sont alors formulés en fonction du « nous » utilisé de façon élargie : « Nous devons repenser les mathématiques de l’école. » « Nous ne devrions vraiment pas faire subir à nos enfants toutes ces évaluations standardisées. »

Autrement dit, dans le contexte de nos collaborations, les participants de la recherche semblent davantage orientés par une complicité autour de questions éducatives plus larges. Par exemple, à notre première rencontre, un des intérêts d’orientation portait sur l’implantation efficace et systématique des programmes d’études obligatoires. Lors des dernières rencontres, de telles inquiétudes étaient considérablement moins présentes et étaient formulées en termes de transformation appropriée des objectifs du programme de manière à mieux les adapter aux besoins réels de la communauté locale, de l’État, conduisant à des « considérations touchant le développement humain des personnes en cause[12] » (Abram, 1996, p. 268). Les membres du groupe ont alors adopté une attitude participative lors de telles discussions, une attitude à travers laquelle les personnes font preuve de complicité, c’est-à-dire demeurent attentives à leur engagement au sein des structures définissant leurs activités. (Un exemple convaincant et récent est celui du module sur la gestion de données inter-classes. Suivant ma suggestion, et à la suite de discussions avec leurs élèves, les enseignants ont identifié plusieurs éléments concernant les pratiques fermières de la Californie — y compris les types de cultures, les saisons des récoltes, le recrutement de travailleurs itinérants, les échelles salariales, l’utilisation des réserves d’eau et l’utilisation des pesticides. Les enseignants ont par la suite assigné des problématiques particulières à des groupes particuliers qui, en tant qu’équipes, étaient responsables de recueillir, d’interpréter et de présenter l’information. Les résultats étaient ensuite affichés pour les autres élèves et les parents.)

En général, l’attitude participative des enseignants peut être observée, de manière plus marquée, dans des activités qui se produisent en dehors du cadre officiel de notre collaboration. Les enseignants, par exemple, ont récemment relaté des initiatives prises au sein de leur école pour faire changer les pratiques d’étiquetage et de répartition des élèves, des efforts menés également dans la communauté afin de faire participer de manière plus étroite les parents dans les classes et des contributions apportées aux discussions entreprises par l’ensemble de la commission scolaire concernant les offres d’ateliers et de formation continue. Plusieurs des thèmes traités au cours de notre collaboration, comme l’utilisation prudente du vocabulaire constructiviste susceptible d’être mal interprété et l’incorporation d’une dimension de recherche à toutes les pratiques d’enseignement, ont été mis en évidence dans ces initiatives grâce aux efforts de ces enseignants.

L’émergence de cette attitude peut être illustrée par le fait que les participants ont pris conscience que leurs activités ne sont pas uniquement situées à l’intérieur des systèmes scolaires et sociaux, mais font partie de ces systèmes. Alors que Dennis et moi ne désirons pas nous attribuer les mérites de ce développement, nous sentons toutefois que nous y avons apporté une contribution essentielle. Les transcriptions nous révèlent que nos influences relativement aux concepts et au vocabulaire utilisé se reflètent fortement dans plusieurs des initiatives des enseignants en dehors de leurs salles de classe. Par exemple, dès le début du projet, nous avons insisté sur la participation des membres du groupe dans la critique des dichotomies populaires (telles que : acquis versus inné, mental versus physique, soi versus l’autre et individu versus collectivité – voir Davis et al., 2000) et sur l’impact de ces dichotomies sur les pratiques en classe. Ces mêmes orientations sont maintenant présentes dans les travaux des enseignants à l’extérieur du groupe.

Ainsi, une des conséquences de la recherche semble avoir été la complexification du travail des enseignants. L’« enseignement » semble, pour eux, s’être étendu jusqu’à inclure des engagements explicites dans une variété de projets, et ce, à différents niveaux organisationnels. Une initiative entreprise relativement à la « critique d’examens » offre un exemple simple, mais très significatif, de ce phénomène. Alors qu’il y a deux ans les examens de fin d’année contrôlés par l’État étaient reçus, administrés aux élèves, réemballés et retournés, cette année les enseignants ont procédé à des analyses minutieuses des questions d’examen dans le but de présenter un avis au sujet de problématiques telles que la fragmentation des idées et les biais culturels implicites, ainsi qu’au sujet d’autres enjeux. L’idée qui oriente cette action et les autres initiatives observées est que, même si elles ont possiblement peu d’effets immédiats ou visibles, elles peuvent déclencher des mouvements significatifs ou y contribuer. Cette attitude est de l’ordre de la participation éclairée, enracinée dans une prise de conscience de son propre engagement d’acteur inhérent à l’émergence et au maintien des formes sociales — ce qui a été un thème central dans notre travail conjoint.

Bien sûr, il serait trompeur de présenter ces projets comme étant révélateurs d’une nouvelle attitude pour ces enseignants. L’engagement de ces enseignants envers l’amélioration des situations vécues par leurs élèves et dans leur école était déjà bien mis en évidence par le fait qu’ils nous avaient invités à travailler avec eux deux ans auparavant. Néanmoins, leurs efforts actuels possèdent un caractère très différent. Alors que leurs intérêts initiaux se situaient au niveau de la classe, leurs intérêts actuels vont plus loin au niveau de l’école, de la communauté et du projet culturel sous-jacent à l’éducation formelle. Les enseignants ont résumé tout cela par un commentaire lors d’une récente rencontre : « Cette recherche a vraiment affecté la façon dont je perçois ce que veut dire être un enseignant dans le monde actuel » — une affirmation qui a été validée et appuyée par d’autres collègues par un hochement de tête.

La recherche a aussi servi à complexifier notre travail en tant que chercheurs. Pour reprendre les propos de l’enseignant, cette recherche a affecté la façon dont je perçois ce que veut dire être un chercheur dans le monde actuel. Comme mes collaborateurs, je me trouve contraint de repenser, de façon critique, ma participation dans diverses communautés interreliées, entrecroisées et imbriquées. En tant que chercheur en éducation, quelles sont mes responsabilités envers les autres chercheurs, les praticiens et les autres personnes oeuvrant en éducation ?

La pratique de la recherche en éducation

Alors que j’examinais à nouveau les transcriptions de la dernière partie des rencontres de recherche, j’ai pris conscience de l’émergence d’un ton à très forte saveur éthique dans les propos des participants. Nos premières conversations semblaient être orientées par des inquiétudes concernant ce qu’un enseignant doit faire dans la classe (tel que le prescrivent les politiques éducatives ou les programmes), tandis que les dernières interactions étaient davantage influencées par ce qu’un éducateur devrait faire dans le monde d’aujourd’hui. La conversation concernait moins les obligations professionnelles et davantage la responsabilité éthique.

Notamment, du moins dans le cadre du travail réalisé ensemble, les participants faisaient rarement référence à eux-mêmes en tant qu’« enseignants », « chercheurs » ou « enseignants-chercheurs ». C’est plutôt le terme « éducateur » qui apparaît le plus souvent dans les transcriptions des descriptions personnelles — et il est utilisé d’une manière qui suggère que les pratiques d’enseignement sont associées aux responsabilités de recherche. En fait, et à mon étonnement, les dernières transcriptions révèlent que, très souvent, Dennis et moi-même faisions aussi référence à nous-mêmes en tant qu’« éducateurs ».

Éduquer, c’est participer à l’effort de transformer la manière dont les autres perçoivent et agissent. Bien entendu, c’est une entreprise profondément éthique, et ce sentiment de responsabilité morale est perceptible chez les membres du groupe dans leur utilisation du terme « éducateurs ».

Ce point s’est révélé d’une grande importance. Lors de nos dernières rencontres, j’ai demandé à ce que les participants revoient les transcriptions de nos premières rencontres, en prêtant attention spécifiquement à l’utilisation des termes « enseignants » et « chercheurs ». Dans la conversation qui a suivi, les participants étaient d’avis que les termes avaient été utilisés en référence à l’information. Le rôle du chercheur avait été discuté essentiellement en fonction de la collecte de données et l’intérêt principal des enseignants avait été formulé en fonction d’une transmission de savoirs reconnus. Ces distinctions n’étaient pas présentes dans nos conversations. Les préoccupations de l’éducateur, comme il a été convenu, doivent aller au-delà du développement et de la diffusion de la connaissance. Un éducateur doit aussi être intéressé par l’utilisation judicieuse de la connaissance.

Formulée ainsi, pour nous, la recherche en éducation n’est pas seulement une simple question de recherche à propos d’un phénomène éducatif. Tandis que d’autres chercheurs en sciences sociales pourraient être capables de prendre une certaine distance par rapport à leur objet d’étude, les chercheurs en éducation sont clairement impliqués dans le phénomène à l’étude. Cette leçon, il semble que je devrai l’apprendre et la réapprendre dans toutes les recherches, probablement parce que mon degré d’implication varie d’une situation à l’autre.

Ce projet m’a forcé ces derniers temps, par exemple, à me questionner sur les rôles des discours constructivistes dans la documentation théorique, de recherche et la documentation professionnelle. Tel qu’expliqué plus haut, il semble que l’insistance sur l’épistémologie constructiviste par les chercheurs en didactique des mathématiques (du moins en Amérique du Nord) ait contribué à un écart toujours grandissant entre le travail des chercheurs et celui des enseignants. Une comparaison des documentations respectives appuie ce point de façon claire. Pour différentes raisons, le discours des chercheurs à propos du constructivisme qui est censé proposer un questionnement des pratiques est souvent repris par les milieux scolaires, tel qu’on peut l’observer dans la documentation professionnelle, comme un discours qui s’inscrit en continuité avec les pratiques existantes, sans créer pour autant la rupture inhérente au questionnement visé.

Comment répondre à cela ? En vérité, il ne serait pas difficile de formuler une critique cinglante au sujet de l’indifférence des chercheurs en ce qui concerne l’influence de leurs recherches sur le phénomène qu’ils disent étudier. Cependant, une telle réponse renvoie à plusieurs problèmes. À un niveau personnel, je ne veux pas contrarier mes collègues. Au niveau de la communauté, peu de valeur est accordée à une critique n’offrant pas de solutions de rechange utilisables ou des solutions de rechange qui tirent leurs origines des activités spécifiques et particulières d’une étude. C’est autour de cette problématique que je considère que mes travaux actuels sont le plus influencés et informés par le travail effectué avec ce groupe particulier d’enseignants. Depuis cette recherche, malgré que ce ne soit pas l’objectif de cet article de présenter cela en détail, Dennis et moi-même travaillons à une analyse historique et à un compte rendu critique de l’émergence des discours constructivistes en éducation. Plus spécifiquement, nous avons commencé à suivre l’exemple des enseignants en devenant attentifs à notre propre engagement dans la manière dont les concepts constructivistes étaient utilisés pour soutenir les aspects particuliers qu’ils étaient censés problématiser (voir Davis et Sumara, 2002, 2003).

En d’autres termes, il semble que je me retrouve dans une position analogue à celle des enseignants du projet de recherche, avec un souci concernant mon engagement dans divers milieux d’éducation et dans diverses communautés de pratique. Ainsi, à travers mon parcours de recherche, il est devenu clair que j’ai été impliqué dans un projet avec les mêmes préoccupations que les enseignants, c’est-à-dire des préoccupations qui ont été à tour de rôle de l’ordre de « l’explicite », de « l’implicite » et de la « complicité ». On voit poindre derrière ce parcours une obligation primordiale, sous-jacente et contraignante, à prêter attention à une pragmatique de la transformation humaine.