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1. Introduction et problématique

Au Québec, comme dans l’ensemble des pays industrialisés, le système de formation est engagé, depuis les années 1960, dans une dynamique visant l’accroissement général du niveau de scolarité, en encourageant la persévérance scolaire des nouvelles générations. À partir du principe que la formation est un ressort essentiel du développement économique d’un pays, un effort constant a été déployé pour l’élévation générale du niveau de formation et l’augmentation du taux d’obtention de diplômes chez les jeunes, qui s’est considérablement accru au cours des dernières décennies. Cependant, au niveau de l’enseignement secondaire et collégial, une proportion non négligeable d’élèves sort du système éducatif sans avoir obtenu le diplôme convoité. En 2001-2002, 43,1 % des élèves de l’enseignement professionnel au secondaire ont quitté les études sans diplôme et sans s’y réinscrire au cours des deux années qui ont suivi l’année de leur dernière inscription. Au niveau collégial, au cours de la même année, 31,4 % des élèves de la formation préuniversitaire et 42,7 % de ceux de la formation technique ont quitté le système d’enseignement collégial sans diplôme (Ministère de l’Éducation du Québec, 2003). Précisons que le phénomène de l’abandon solaire n’est pas tout à fait identique à celui du décrochage. Le ministère de l’Éducation du Québec (1991) définit le décrocheur comme un jeune inscrit au niveau secondaire et qui n’est plus inscrit dans un établissement d’enseignement l’année suivante, alors qu’il n’a pas obtenu son diplôme d’études secondaires, qu’il n’est pas déménagé hors du Québec et qu’il n’est pas mort. Le terme décrochage définit également la situation d’un élève qui quitte ses études avant la fin de l’année scolaire, mais qui se réinscrit l’année suivante.

Sans qualification reconnue et parfois sans compétences de base, la participation de ces jeunes à la vie économique ainsi que leurs perspectives d’insertion sur le marché du travail restent limitées. Ils risquent de se retrouver sur un marché du travail secondaire, caractérisé par l’instabilité, des conditions médiocres de travail et de formation, des bas salaires et de faibles possibilités de promotion (Charest, 1997 ; Rousseau et Langlois, 2003). Les études de Statistique Canada (Brooks, 2005) montrent effectivement des situations différentes sur le marché du travail en fonction du niveau d’étude. En 2001, par exemple, les titulaires d’un diplôme ou d’un certificat universitaire représentaient 17,9 % de la population active, mais seulement 5,6 % des chômeurs chroniques. Ils constituaient aussi 16,8 % des personnes rarement en chômage. Par contre, les personnes qui n’avaient pas de diplôme d’études secondaires représentaient 20 % de la population active, mais elles constituaient 38 % des chômeurs chroniques. Être sans diplôme accroît donc significativement le risque de chômage et d’exclusion professionnelle. En outre, à cause de la transformation de la structure du marché du travail, de nombreux emplois, accessibles auparavant aux faiblement qualifiés, ne le sont plus. Les jeunes sans diplôme ont souvent à affronter la compétition de jeunes plus qualifiés qu’eux qui se rabattent sur des emplois exigeant un niveau de qualification inférieur au diplôme qu’ils détiennent (Trottier, Vultur et Gauthier, 2003 ; Vultur, 2005). L’absence de diplôme et de formation est donc fortement susceptible d’avoir une incidence importante sur l’insertion en emploi, sur la vie sociale et professionnelle et, conséquemment, sur l’épanouissement personnel des jeunes.

2. Contexte théorique

Pour pallier cette situation problématique, les gouvernements québécois et canadien ont développé toute une série de programmes et de mesures d’aide à l’insertion, à cheval entre programmes de formation et politiques d’emploi, qui procurent aux jeunes des services très divers, allant de l’orientation professionnelle à la formation ou encore à la mise en situation de travail. Les programmes et les mesures d’aide à l’insertion se retrouvent dans le milieu de l’éducation, aux divers paliers du gouvernement provincial ou fédéral et dans le milieu communautaire (voir Moreau, 1997 ; Vultur, 2003). Tous ces programmes et mesures ont des buts spécifiques à atteindre. Dans l’ensemble, ils visent, d’une part, à (re)construire une force de travail qualifiée, adaptée à la logique productive des entreprises, et d’autre part, à augmenter les possibilités d’insertion sociale des jeunes faiblement qualifiés et à améliorer leurs performances sur le marché de l’emploi. Au Québec, on retrouve présentement environ 300 dispositifs qui ont comme objectif général l’aide à l’insertion professionnelle des personnes exclues du marché du travail, dont plus de la moitié desservent une jeune clientèle (généralement entre 16 et 30 ans).

Les effets exercés par ces programmes et mesures sur les jeunes et sur leurs trajectoires professionnelles ne sont cependant pas toujours à la hauteur des attentes, ni celles des jeunes qui y font appel ni celles des acteurs institutionnels engagés dans leur mise en place. Certes, ces programmes et mesures contribuent à élever le niveau de formation des jeunes, permettent des mises à niveau et l’acquisition d’une meilleure connaissance de l’environnement social et économique, mais ils restent questionnables, notamment en ce qui a trait à leur pertinence et à leur portée par rapport à l’objectif de l’insertion professionnelle. Ainsi, si elles sont surtout focalisées sur les jeunes dépourvus de qualification et de diplôme, les jeunes plus diplômés prennent une place croissante à l’intérieur de ces mesures (Gauthier, Hamel, Trottier, Molgat et Vultur, 2004). Pour ceux qui y font appel, sur le plan des retombées, les études d’évaluation de ces divers programmes (Benoît, 2001 ; Fournier et Valois, 2004 ; Panet-Raymond, Bellot et Goyette, 2003) montrent qu’après un ou plusieurs passages par des stages de formation, une proportion non négligeable de jeunes retourne à la case Départ, c’est-à-dire qu’ils se retrouvent dans une situation d’inactivité, de chômage ou d’assistance sociale. Selon certaines recherches (Benoît, 2001), environ 25 % des jeunes participant aux divers programmes et mesures d’aide à l’insertion n’arrivent pas à mettre de l’avant un projet professionnel et à s’insérer de manière stable sur le marché du travail, même après avoir terminé plusieurs stages.

3. Question de recherche et postulats

Comment peut-on expliquer ces phénomènes, alors que ni les moyens ni les bonnes intentions ne manquent chez les professionnels de l’insertion ? Cette question n’est pas simple, et il peut paraître risqué de prétendre pouvoir y répondre. Nous essaierons cependant d’avancer quelques hypothèses d’explication fondées sur deux postulats théoriques.

Selon le premier postulat, les jeunes en tant que sujets du processus d’insertion professionnelle ne peuvent être appréhendés qu’à travers les relations qu’ils entretiennent avec les autres éléments de leur environnement, donc y compris avec l’école et les programmes d’aide à l’insertion. L’analyse doit ainsi s’appliquer à saisir des relations plutôt que des objets séparés. Le comportement des jeunes en insertion/réinsertion ne peut être compris que par rapport aux comportements des autres agents impliqués dans ce processus et au contexte social dans lequel ils évoluent. L’insertion socioprofessionnelle comme l’exclusion sont des relations sociales, et on ne peut pas les traiter exclusivement par une prise en charge psychologique des demandeurs d’emploi en situation défavorisée, pas plus qu’on ne peut comprendre, par exemple, la réussite ou l’échec scolaire si l’on centre l’analyse sur les seules caractéristiques des élèves (Lecigne et Castra, 1997).

Selon notre deuxième postulat, les représentations que les jeunes ont de leur insertion sociale et professionnelle diffèrent de celles qui sont entretenues et mises en pratique par les organisations et les intervenants qui travaillent à cette insertion. Ce postulat a comme base la théorie des représentations sociales qui veut que toute réalité est représentée et perçue, c’est-à-dire appropriée par un individu, reconstruite dans son univers symbolique, intégrée dans son système de valeurs (Abric, 1994, p. 36). Les représentations et les perceptions fonctionnent comme un système d’interprétation de la réalité qui régit les relations des individus à leur environnement social. Elles déterminent leurs comportements et leurs pratiques, orientent les actions et les relations sociales. Dans cette perspective, on est en droit d’avancer l’idée que les représentations et les perceptions des jeunes et celles des agents qui travaillent à leur réinsertion au sujet du processus d’insertion/réinsertion sont différentes, parce que ces deux types d’acteurs évoluent dans des situations et des contextes sociaux différents, détiennent des positions et des rôles différents dans le système social et ont des pratiques instituées en relation avec ces rôles et ces positions qui ne convergent pas. Dans le cadre de cet article, la logique de la démonstration sera donc fondée sur la mise en relief 1) de la perception que les jeunes ont de leur décision d’abandonner les études secondaires ou collégiales et 2) de leur recours aux programmes et aux mesures d’aide à l’insertion et de leur rapport à la pratique d’intervention. Les représentations et les perceptions des jeunes exclusivement servent de support empirique à notre démonstration. Pour cette raison, celle-ci reste à un stade exploratoire et ouvre la voie à des analyses comparatives des représentations et des logiques d’action des deux types d’acteurs impliqués dans le processus d’insertion professionnelle, à savoir les jeunes et les intervenants.

4. Méthodologie

L’article présente les résultats d’une recherche de type rétrospectif réalisée par une équipe de chercheurs de l’Observatoire Jeunes et Société. L’équipe était composée de Madeleine Gauthier, Jacques Hamel, Marc Molgat, Claude Trottier et Mircea Vultur. Cette recherche a été menée auprès de 98 jeunes sortis sans diplôme de leur programme d’études à l’école secondaire et au cégep en 1996-1997, en provenance de la région de Québec, de Montréal et de l’Outaouais. Nous avons réalisé 47 entrevues au secondaire auprès de 22 filles et 25 garçons, et 51 entrevues au collégial auprès de 25 filles et 26 garçons, portant sur l’itinéraire professionnel au cours des quatre ou cinq années qui ont suivi leur sortie sans diplôme du système d’enseignement, sur les situations par lesquelles ils sont passés et leur comportement par rapport à ces situations. L’échantillon, non probabiliste à choix raisonné, a été composé de sortants des filières générale et professionnelle ou préuniversitaire et technique. Le fait que les jeunes aient connu ou non des difficultés d’apprentissage, d’ordre scolaire ou comportemental, au cours de leur cheminement scolaire, a également été pris en considération. L’échantillon a été tiré à partir du fichier BCS (Banque sur les cheminements scolaires) du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec. L’analyse des entrevues recueillies a été faite selon la théorie émergente (grounded theory) de Glaster et Strauss (1967), qui a permis de décrire et d’expliquer la réalité sociale à partir du point de vue des acteurs. Les constats, dégagés inductivement de l’analyse des entretiens, ne résultent pas d’une construction du chercheur, mais bien des discours des individus interviewés.

5. Résultats

5.1 Regard sur l’abandon des études

À partir de l’analyse des entrevues réalisées avec les jeunes, nous avons pu déceler deux grands types de perception de leur décision d’abandonner les études secondaires ou collégiales.

Le premier type renvoie aux jeunes qui regrettent leur décision d’abandonner les études et qui, après l’entrée sur le marché du travail, ont pris conscience des lacunes de leur formation. Même s’ils reconnaissent souvent qu’ils se sont très peu investis dans leurs études ou qu’ils ont connu des problèmes familiaux qui les ont obligés à négliger leur projet de formation, ces jeunes critiquent sévèrement l’école, la façon dont ils ont été traités au sein du système scolaire et l’inadaptation des approches curriculaires et pédagogiques à leur situation personnelle. Ils rendent ainsi le système scolaire responsable de leur décision d’abandonner les études, notamment à cause de la difficulté qu’ils ont eue à s’adapter au style d’apprentissage valorisé par l’école. Les jeunes qui ont été marginalisés dans le processus de sélection scolaire et qui n’ont pas pu obtenir un diplôme ont souvent développé une aversion pour tout ce qui est organisé et institutionnalisé. Ils déclarent avoir des difficultés avec les formes d’enseignement qui sont hiérarchisées et qui privilégient la compétition utilitariste sur le marché des valeurs scolaires, au détriment de la réalisation de soi, à une étape où ils sont à la recherche d’eux-mêmes.

Pour pallier les lacunes de leur formation, ces jeunes ont développé, par ailleurs, au cours des quatre ou cinq années après l’abandon des études, plusieurs stratégies de sortie (exit). Si près du tiers des jeunes interviewés n’ont reçu ou ne se sont donné aucune formation après leur sortie de l’école, tous les autres se sont engagés dans diverses démarches de formation. Les uns poursuivent leurs études hors du système public d’enseignement en s’inscrivant à des écoles privées de formation professionnelle (comme c’était le cas d’une jeune femme qui a quitté le secondaire parce qu’elle était enceinte et qui s’était ensuite inscrite à un cours de formation en coiffure) ; d’autres retournent aux études, mais après une période d’activité sur le marché du travail (comme un jeune homme qui est retourné dans le secteur de l’éducation des adultes pour obtenir son Diplôme d’études secondaires, avec l’appui de l’entreprise de haute technologie pour laquelle il travaillait comme ouvrier non spécialisé) ; certains retournent à l’école après une brève période d’emploi pour abandonner de nouveau leurs études (comme c’est le cas d’une jeune femme qui avait quitté le secondaire à cause d’une grossesse et qui avait par la suite de nouveau abandonné les études au secteur des adultes à cause de ses responsabilités familiales), tandis que d’autres s’en tiennent à des projets de retour en formation sans nécessairement les réaliser, notamment en raison des responsabilités familiales ou d’un état psychologique peu favorable à la poursuite des études. C’est donc dire que, pour la majorité, l’interruption des études secondaires ou collégiales ne s’est pas traduite par un arrêt complet de la formation. On observe, au contraire, des parcours de formation très variés.

Le deuxième type de perception concerne les jeunes qui assument totalement leur décision d’abandonner les études, parfois sur le mode de la bravade à l’égard des agents scolaires ou de leurs parents qui leur avaient enjoint de poursuivre leurs études jusqu’à l’obtention du Diplôme d’études secondaires ou du Diplôme d’études professionnelles. Ces jeunes se donnent une image héroïque d’acteur social capable de réussir par lui-même et ont une faible appréciation du pouvoir du diplôme dans le processus d’insertion professionnelle. Eux aussi critiquent le système de formation et, notamment, les ressources mises à leur disposition qui, dans leur optique, ne leur permettent pas de réaliser leurs projets de carrière. Pour certains, l’école n’est pas adaptée à leur incapacité d’abstraction et est peu adéquate pour le développement d’habiletés manuelles. Selon d’autres, il est très difficile d’obtenir le soutien nécessaire pour réaliser des projets différents de ceux qui prévalent dans le système scolaire traditionnel, des projets artistiques notamment. Dans les métiers liés au domaine des arts par exemple, ce sont plutôt les compétences acquises sur le tas qui comptent plutôt que la reconnaissance que peut apporter un diplôme. Les programmes de formation ne développent pas assez les compétences liées à l’emploi et, dans le cadre de leurs projets, ces jeunes misent principalement sur leurs qualités individuelles et sur l’expérience acquise en dehors du système public d’apprentissage. C’est le cas, par exemple, d’un jeune qui a abandonné les études au secondaire professionnel et qui estime qu’il peut réaliser ses projets même s’il ne détient pas de Diplôme d’études secondaires. Selon lui, on peut remplacer le diplôme par l’expérience et par la détermination. C’est ainsi qu’il a réalisé son projet professionnel qui était de devenir opérateur de machinerie lourde, métier qu’il a appris sur le tas durant ses emplois d’été, après avoir reçu une courte formation dans une école privée. En conséquence, la vision que ces jeunes ont du diplôme est plutôt négative : J’ai pas besoin de diplôme, parce que j’ai pas besoin d’être approuvé ; je vais apprendre les choses dont j’ai besoin, nous avoue un autre jeune homme. Ce qui est important, c’est accomplir quelque chose, mais pas le papier. Le papier n’a aucune signification, c’est un outil, mais il n’est pas essentiel, il n’a pas une valeur très importante pour moi. Un autre jeune affirme : Pour ce que je veux faire en ce moment, le diplôme ne me donne rien. Le milieu artistique où je veux être est un milieu qui marche par contacts. Ce sont les connaissances et non pas le papier qui ont de l’importance. Une jeune fille interviewée est convaincue qu’il n’est pas impossible de réussir sans diplôme. Pour elle, la valeur du diplôme en ce temps est un peu questionnable. Mieux vaut aller une année sur le marché du travail, gagner de l’argent et de l’expérience, que la perdre à l’école. Pour d’autres, les investissements éducatifs ne se traduisent pas forcément par des revenus escomptés : On peut gagner 100 000 $ par année sans avoir un diplôme élevé et on peut travailler à contrat avec un diplôme universitaire dans la poche. Parfois, on perd notre temps aux études. L’éducation n’est donc pas un eldorado pour tous les jeunes qui jugent souvent cette activité à travers le prisme de la rentabilité de l’investissement : étudier à l’école prend du temps, et ce temps passé dans le système d’enseignement est un manque à gagner. Pour une grande partie des jeunes, l’enjeu de la période d’insertion demeure donc l’accès à une activité professionnelle permettant de rentabiliser les investissements en formation.

5.2 Le recours et le rapport aux mesures et aux programmes d’aide à l’insertion

Par rapport aux mesures et aux programmes institutionnels d’aide à l’insertion socioprofessionnelle, les données de la recherche montrent que la majorité des jeunes n’ont pas fait appel à une telle ressource. Seulement 31 jeunes de l’ensemble de l’échantillon (98) y ont eu recours, ce qui nous autorise à avancer l’hypothèse d’une certaine désaffiliation institutionnelle par rapport à la recherche d’emploi chez les jeunes sans diplôme qui, à prime abord, sont ceux qui auraient le plus besoin de ces mesures. Le profil des programmes et des mesures auxquels une partie des jeunes a fait appel est assez diversifié. On y retrouve les Carrefours jeunesse-emploi (les plus souvent cités), les centres de placement d’Emploi-Québec, des entreprises d’insertion comme La Relance, des services d’orientation professionnelle dans les écoles que les jeunes ont fréquentées avant la sortie du système d’éducation, des programmes spécifiques comme Jeunes Volontaires ou SAGE (aide au démarrage d’entreprises), des organismes privés de placement en emploi, des organismes communautaires spécialisés, etc. Deux jeunes de notre échantillon ont également fait référence à l’aide sociale en tant que moyen d’aide à l’insertion.

L’analyse du rapport aux programmes et aux mesures d’aide à l’insertion permet d’identifier deux catégories de jeunes. La première comprend ceux qui n’ont fait appel à aucun programme ou mesure d’aide à l’insertion, mais qui en ont une perception positive, de même que ceux qui y ont fait appel et qui en ont été satisfaits. La deuxième catégorie, majoritaire dans l’ensemble de l’échantillon, est composée de jeunes qui sont indifférents à l’égard des programmes et mesures d’aide à l’insertion ou qui ont une certaine méfiance envers le contenu et les méthodes d’intervention de ces programmes et mesures. Ces jeunes expliquent 1) qu’ils n’en ont jamais entendu parler et déplorent l’absence de publicité et de visibilité ; 2) que les mesures d’aide à l’insertion ne les regardent pas parce qu’ils sont capables de se trouver un emploi par eux-mêmes ; 3) qu’ils n’ont jamais eu l’idée de faire appel à de telles mesures parce que, de toute façon, ces mesures n’ont rien à leur apporter ou parce qu’ils n’en ont tout simplement pas besoin. Je n’ai jamais passé trop de temps sans travailler, ça fait que je n’ai pas eu besoin de ces mesures, déclare un jeune interviewé. Certains considèrent que ces programmes servent à remplir les trous de petites jobines à court terme et que leurs compétences et leurs qualités individuelles méritent mieux que les postes proposés. D’autres dénient à ces mesures toute capacité d’apporter des solutions à leurs problèmes d’emploi : Je suis sûre que ces programmes sont là pour aider, mais moi, ça m’a jamais aidée en rien. Certains ont le sentiment que ces mesures s’adressent aux jeunes qui sont diplômés.

Ces rapports particuliers au système d’aide à l’insertion contribuent à configurer des représentations et des perceptions spécifiques relatives à la pratique d’intervention. L’analyse de ces représentations et perceptions a mis en évidence quatre faits significatifs :

Premièrement, les jeunes qui ont abandonné les études secondaires ou collégiales perçoivent les programmes et les mesures d’aide à l’insertion comme des mécanismes entravant leur liberté d’agir. Pour eux, la conformité aux normes édictées par les programmes institutionnalisés est un indicateur du succès de l’autorité, parce que le devoir-faire apparaît comme le message prioritaire de ces institutions, ainsi qu’en témoigne un des jeunes interrogés :

Le type de l’organisme où j’allais me téléphonait chaque jour chez moi pour voir si j’ai fait telle ou telle chose, si j’ai contacté telle ou telle entreprise, si j’ai envoyé mon CV dans les endroits qu’il m’a indiqués. Il me disait que je dois me conformer à ce que nous avions établi ensemble. Moi j’avais besoin de parler, non pas de me faire dire quoi faire.

Un autre extrait d’entrevue illustre également cette idée : Elle [l’intervenante] me revenait tout le temps avec ça, puis tout ce que je suggérais, non, non, non, non, il faut que tu fasses ça. Tu es là pour me guider, pas pour me dire quoi faire. J’avais été déçu pour tout ça. Selon certains jeunes, l’autorité institutionnelle, qu’ils ont refusée en quittant l’école, n’a pas la légitimité d’imposer des normes à suivre. Si tu ne veux pas travailler, ce n’est pas à une institution que revient la tâche de t’y obliger, affirme un des interviewés. Les jeunes refusent un univers de rationalisation, de règles et de consignes, tandis que les institutions construisent un système d’actions axé sur l’idée d’encadrement. Par conséquent, ces jeunes ressentent une contrainte et une entrave à leur liberté auxquelles s’ajoute une réaction de rejet provoqué par le caractère impersonnel des relations, qui caractérise tout milieu organisationnel. Il ressort de l’analyse des entrevues que l’exploration du rapport des jeunes à leurs échecs, à leurs situations sociales vécues difficilement et à leurs expériences négatives représente un élément de la pédagogie d’intervention qui n’est pas très courant dans les organismes d’aide pour les jeunes et qui mériterait plus d’attention de la part des agents de l’insertion.

Deuxièmement, les jeunes qui ont participé à un programme d’insertion et n’ont pas été retenus ensuite par un employeur perçoivent cet échec comme un signal très négatif. C’est le cas d’une jeune femme qui, après avoir participé à plusieurs sessions de formation dans les centres d’emploi, n’a pas réussi à concrétiser ses acquis. Un autre jeune s’est trouvé dans la même situation ; pour lui, le fait d’avoir fait affaire avec un centre d’aide à l’emploi pour les jeunes n’a rien donné. Le recours multiple à des dispositifs d’aide à l’insertion révèle ainsi, dans bien des cas, un itinéraire d’échec. Les programmes d’insertion peuvent rétablir la confiance du jeune en ses capacités et l’aider à s’insérer sur le marché du travail, mais le passage par ces programmes peut aussi rendre les choses plus difficiles pour ceux qui n’arrivent pas à en tirer avantage. Les jeunes qui ont participé à un programme d’aide à l’insertion et n’ont pas réussi à obtenir par la suite un emploi restent parfois marqués par cet échec. Ils se perçoivent comme des individus incapables de se trouver un emploi, même en ayant bénéficié d’une aide institutionnalisée. Dans ce processus, il faut prendre en compte le fait que l’échec des tentatives d’insertion éprouvé par de nombreux jeunes qui sont passés par une mesure d’aide est dû à l’effet de stigmatisation de la part des employeurs, qui considèrent que le passage par une mesure d’aide à l’insertion signifie que le candidat à l’embauche est de qualité moindre. Cette mauvaise expérience dans le processus d’insertion professionnelle peut réduire l’estime de soi des jeunes et se répercuter négativement sur leur confiance envers le système institutionnel et envers les programmes mis en place pour les aider.

Troisièmement, le discours public, institutionnel et intellectuel, contribue, lui aussi, à la prolifération des effets négatifs sur les jeunes en processus d’insertion aidée. L’accent est mis sur les difficultés que ces jeunes éprouvent et le discours tend à renvoyer une image victimisante de ces jeunes. Les expériences que nous avons analysées montrent que, dans bien des cas, les intervenants ont une image plus négative des jeunes qui ont abandonné les études que celle que ces jeunes ont d’eux-mêmes. Parce qu’elle leur renvoie une image négative d’eux-mêmes, l’institution représente pour eux une source de frustration. La prolifération de ce type d’approche qui consiste à réduire le problème de l’emploi au jeune et à sa personnalité semble contribuer à l’émergence d’une (auto)stigmatisation de ce groupe et renforcer leur incapacité à s’appuyer sur une image positive d’eux-mêmes. Certains jeunes interrogés affirment qu’avant d’entrer en contact avec divers programmes d’aide, ils n’entretenaient pas de sentiment d’échec en raison de leur abandon scolaire. Ce sont les modes d’approche des représentants des programmes d’aide qui leur ont inculqué ce sentiment et les ont poussés à considérer leur statut comme un handicap social. Les jeunes font ainsi l’objet d’une image négative que leur renvoie la société lorsqu’ils éprouvent des difficultés et, dans certains cas, cette image est transmise aux jeunes eux-mêmes par les représentants des organismes d’aide à l’insertion. Ce phénomène de stigmatisation des publics marqués par leur abandon scolaire et leur passage dans des dispositifs d’aide invite à s’interroger sur la construction sociale du jugement des agents de l’insertion, voie de recherche peu explorée et, à notre connaissance, absente dans les études d’évaluation des programmes et des mesures d’aide à l’insertion.

Enfin, l’inefficacité des programmes d’aide à l’insertion auprès des jeunes qui abandonnent les études peut découler du fait que les interactions fonctionnelles entre les programmes d’insertion et le monde économique, le monde des entreprises plus particulièrement, sont, selon l’avis de plusieurs jeunes interviewés, peu développées. Certains considèrent que les agents de l’insertion passent trop de temps à établir un diagnostic à leur sujet et à les conseiller, au lieu de les mettre en contact avec des entreprises. L’intervenant me demandait ce que j’aimerais faire, quel genre de travail je préférais, je répondais sans trop penser, mais j’aurais bien aimé aller dans une entreprise pour voir sur place, expérimenter. La fonction de médiation des programmes et mesures d’aide, c’est-à-dire celle de trait d’union entre les jeunes et le monde des entreprises semble donc fragile. Pourrait-on imputer cette situation au fait que les agents de l’insertion sont issus, pour la plupart, du secteur du travail social, de l’éducation et de la psychologie, ce qui fait que leur identité et leur habitus professionnel ne concernent pas particulièrement les relations avec le monde des entreprises ? Des recherches dans cette direction pourraient s’avérer intéressantes.

6. Conclusion

À partir des résultats de cette étude et du point de vue des politiques d’aide à l’insertion, il y a lieu de constater que le faible recours des jeunes qui ont abandonné les études secondaires ou collégiales aux mesures d’aide à l’insertion, et l’inefficacité relative de ces mesures en ce qui a trait à l’objectif de l’insertion professionnelle, peuvent être interprétés comme une forme de résistance sociale à un système dont ils ne partagent pas les normes culturelles et les valeurs liées à la réussite (Hrimech et Théorêt, 1997). Nos analyses montrent que les jeunes sont très critiques à l’égard de l’école et que, même si certains dressent un bilan positif de leur passage par un programme d’aide à l’insertion, plusieurs portent un jugement négatif sur ces programmes ou se partagent entre indifférence, appréciation mitigée et méfiance. Dans ces conditions, il serait irréaliste de penser que tous ceux qui quittent le système sans avoir obtenu le diplôme qu’ils convoitaient peuvent revenir aux études pour terminer le programme dans lequel ils étaient inscrits ou suivre d’autres formations institutionnalisées. Cette option serait idéale, mais certains ont quitté le système d’éducation parce que leur rapport aux études était négatif et qu’ils étaient devenus allergiques aux apprentissages scolaires traditionnels. Ils ne savent plus être élèves et pour eux, c’est le fait de réussir par eux-mêmes et d’être reconnus comme travailleurs qui est valorisant. C’est à travers l’affirmation de leur personnalité (qui les conduit à se laisser difficilement enfermer par les logiques du système) qu’ils veulent s’imposer socialement et se construire une image positive d’eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle les programmes d’aide à l’insertion ne peuvent pas fonctionner comme des béquilles censées compenser un handicap, repéré, identifié et pris en charge par un État extérieur aux situations, capable de juger de manière générale des besoins et insuffisances des personnes (Aucouturier, 2001, p. 140). Ces programmes doivent trouver des manières nouvelles d’action qui mettent l’accent, non pas sur leur dimension socialisatrice, mais sur leur rôle de ressource dans des situations d’action professionnelle. Les résultats de notre recherche posent à la fois le problème de la diversité des mesures d’aide à l’insertion qu’il faudrait mettre à la disposition des jeunes et celui des modalités à définir pour les adapter à divers types de jeunes, notamment à ceux qui, à la suite d’expériences négatives, ont développé des attitudes réticentes à l’égard des institutions qui pourraient leur apporter un soutien.

Il ressort de l’analyse que les difficultés d’insertion sur le marché du travail éprouvées par les jeunes qui abandonnent les études sont liées prioritairement à l’absence d’une réponse qui relève de mesures de formation nouvelles, de création de programmes spécifiques pour améliorer les conditions d’une insertion sociale et professionnelle réussie en tenant compte des particularités de ces jeunes, pour qui l’insistance sur des règles d’encadrement prédéfinies entre en conflit avec leurs situations particulières et avec leurs valeurs. La population de jeunes défavorisés ne peut plus être définie exclusivement à partir des critères traditionnels (précarité économique et niveau d’instruction réduit). Il n’y a plus aujourd’hui une population de jeunes défavorisés, mais des populations dont la définition est complexe. La mise en place de programmes doit tenir compte de différences non seulement en fonction du niveau d’instruction, du revenu familial, du sexe, de l’âge, du lieu de résidence, etc., mais aussi des valeurs des jeunes, de leurs représentations et du rapport qu’ils entretiennent avec les institutions et avec la pratique de l’intervention.