Article body

Introduction

Dans The Decent Society, le philosophe Avishai Margalit (1996) imagine ce que serait une société « décente » et non seulement « juste » : ce serait une société dont les institutions n’humilient pas les personnes qui sont sous leur autorité, c’est-à-dire ne les rejettent pas hors de la « famille humaine » en les traitant comme si elles n’étaient pas complètement humaines ou du moins, pas autant que d’autres, ou encore, dans les termes de Taylor (1992), en ne leur reconnaissant pas la qualité d’être humain qui « vaut et qui peut » (Ricoeur, 1990). Une société décente réussirait à protéger l’ensemble de ses sujets contre l’assujettissement de leur liberté par plus forts qu’eux ; elle les protégerait aussi contre la perte du respect de soi et du « sentiment de sa valeur intrinsèque » qui accompagne l’humiliation vécue. Cet idéal moral permet de faire une critique politique de l’« humiliation institutionnelle » (Margalit, 1996, p. 128), c’est-à-dire de l’humiliation subie par certaines personnes dans leurs rapports avec les institutions de leur société.

Parmi les exemples, que donne Margalit, d’institutions pouvant devenir humiliantes figurent la bureaucratie quand elle traite les citoyens comme des numéros, les pratiques de licenciement des entreprises quand elles privilégient leurs bénéfices par rapport à la dignité de leurs employés, les programmes étatiques de lutte à la pauvreté quand ils imposent des normes de vie aux pauvres et pas aux autres, le système pénal quand, au nom de la nécessaire punition, il n’hésite pas à traiter les détenus de façon déshumanisante. Dans chaque cas, des pratiques d’humiliation institutionnelle sont tolérées par les acteurs en cause, même si, individuellement, ils peuvent s’y opposer. Ainsi, priver une personne de son revenu sans que la qualité de son dévouement ou de son travail soit mise en cause et sans qu’elle puisse refuser d’obéir à cette décision patronale est un geste jugé acceptable par la plupart des gens s’il est présenté comme une conséquence d’impératifs économiques incontrôlables, que ces derniers soient ou non bien compris, et ce, malgré le désespoir ressenti par la personne rejetée. Si, comme l’anthropologue Marc Augé (1976), on définit la culture comme la somme du « possible et du pensable » dans un ensemble humain donné, comme un « réservoir de significations » au contenu spécifique et limité qui encadre l’action et la réflexion des membres de ce groupe, cette tolérance-là est l’indice que de telles pratiques institutionnelles humiliantes font partie de la « culture », c’est-à-dire que leur existence est jugée pensable, donc acceptable, même si elles paraissent déplorables sur le plan moral. D’où la difficulté de les faire disparaître.

Cette brève discussion forme l’arrière-plan théorique de la réflexion anthropologique proposée dans cet article et qui porte moins sur le décrochage scolaire comme phénomène socio-institutionnel que sur la tolérance culturelle et éthique du décrochage : ce qui, dans la culture éthique québécoise, c’est-à-dire selon les significations morales que véhiculent le sens commun, les pratiques sociales, les institutions, les discours et les acteurs de cette société, nous conduit collectivement à tolérer le geste de décrocher de l’école alors que, collectivement, nous savons que cette décision a des conséquences humiliantes, au sens moral et politique et non psychologique, pour ceux de nos concitoyens qui la prennent. Pourquoi, face à des difficultés contingentes de différents ordres, certains jeunes choisissent-ils de quitter l’école et de renoncer à un diplôme qu’ils savent pourtant crucial ? Pourquoi, à un moment donné de leur histoire personnelle, ce choix leur paraît-il plus tolérable et acceptable que celui de rester à l’école et pourquoi leur entourage, familial et scolaire, l’accepte-t-il ? Quelle est l’incidence, dans ce choix, de la culture éthique scolaire québécoise, c’est-à-dire des valeurs, des représentations de soi et d’autrui, des idéaux, des règles et des interdits que l’école offre à ses élèves comme réservoir de significations, comme possible et comme pensable ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous partons de la notion anthropologique classique de « croyance aux mythes fondateurs » qui légitiment les institutions et les pratiques sociales en vigueur dans telle ou telle société. L’anthropologie dirait ainsi que « les impératifs économiques dictés par la mondialisation » forment une « fiction », une construction de sens, qui tente de légitimer aux yeux des travailleurs les transformations difficiles du marché de travail. Ceci ne veut pas dire que ces impératifs n’existent pas ou qu’ils sont imaginaires  : c’est, hélas ! la conviction du caractère nécessaire et implacable de leur existence et de leurs conséquences humaines qui est en jeu dans ce mythe. Or, toute fiction ne produit l’effet désiré que si on y adhère, que si on y croit. Ainsi, on pourrait dire que l’institution scolaire ne peut fonctionner que si les enfants et les adultes adhèrent, à leur insu ou non, au mythe fondateur de l’école. Ce dernier peut bien sûr être formulé de différentes façons. On pourrait dire, par exemple, qu’il consiste à promettre aux jeunes le statut de citoyen ou de sujet à part entière dans leur société en échange de leur reconnaissance de la légitimité du modèle normatif de la réussite scolaire (acquisition de connaissances et de compétences spécifiques, définies comme nécessaires) et de ses rituels corollaires (discipline, contrôle du corps, soumission, etc.), éléments incontournables de ce passage vers un objectif désirable. Il faudrait alors que la décision de décrocher exige la suspension de la croyance dans ce mythe ou cette fiction scolaire, suspension qui rend libre de quitter l’école.

Pour débattre de cette proposition, nous suivrons le parcours singulier de Guillaume, un jeune Québécois de 17 ans rencontré dans le cadre d’une recherche de doctorat en anthropologie [1] (Piron, 1998) alors qu’il avait décroché depuis trois mois de sa classe de 5e secondaire (il n’en suivait plus l’enseignement et avait renoncé à passer les examens du Ministère). L’analyse de cet événement vise moins le décortiquage des causes mécaniques ou institutionnelles de la décision de Guillaume que la compréhension de l’évolution de ses rapports avec l’école et avec le mythe scolaire jusqu’à son décrochage. Quels événements contingents ont marqué le parcours scolaire et personnel de Guillaume ? Comment les a-t-il interprétés et y a-t-il répondu ? Quelles étaient les options de Guillaume à chacun de ces moments cruciaux et comment a-t-il tranché, jusqu’à la décision finale de décrocher ? Pourquoi le mythe scolaire, après avoir longtemps tenu le coup dans sa vie, a-t-il perdu son pouvoir de conviction trois mois avant la fin de sa scolarité du secondaire ?

La description des événements en cause dans sa décision nous fait inévitablement déborder du cadre strictement scolaire puisque, dans la vie d’un élève, les événements liés à l’école sont inséparables de ceux liés à ses rapports avec les parents ou avec ses amis, par exemple. C’est là une conséquence de notre choix d’aborder le thème de la tolérance du décrochage par le point de vue d’un élève et non par celui de l’institution ou de la statistique. Le but ici est de comprendre le rôle de la culture éthique scolaire dans la solidité ou l’écroulement du mythe scolaire qui cherche à faire « persévérer » les élèves.

Avant d’aborder l’analyse, il faut préciser que nous nous situons dans une perspective épistémologique qui s’écarte volontairement des normes usuelles de l’écriture scientifique et, en particulier, de la classique instauration d’une distance entre le sujet, c’est-à-dire le chercheur auteur du savoir produit, et l’objet du savoir, c’est-à-dire la personne au sujet de laquelle le premier produit un savoir. Il est impossible de reproduire ici l’exposé présenté dans notre thèse (Piron, 1998) en faveur de la responsabilité pour autrui (Lévinas, 1991) et du « refus de l’indifférence » dans l’écriture scientifique elle-même et pas seulement dans les déclarations de principes des auteurs. Il faut cependant indiquer que, pour des raisons éthiques et politiques, cette thèse qui s’est appuyée sur les études de Nussbaum (1990), de Das (1995) et de Bauman (1993) a proposé une façon de rendre compte du terrain anthrpologique qui n’efface ni dans son mode d’écriture ni dans ses conclusions savantes le lien d’ordre éthique, porteur de multiples ambiguïtés, qui s’était noué entre certains de ces jeunes et nous-même, dès qu’ils eurent commencé à répondre aux questions en nous regardant droit dans les yeux, dès qu’ils nous eurent choisie pour être le témoin privilégié de leur récit de vie, de l’histoire de leurs rapports avec les autres, de l’énoncé tacite de leurs propres exigences éthiques. Nous avons plutôt essayé de comprendre s’il était possible de construire un savoir scientifique sur autrui sans pour autant détruire, nier ou masquer le lien avec cet autrui à l’occasion du travail de recherche, sans lequel aucun savoir réel n’aurait pu même être construit (Piron, 2000). Cette expérience d’écriture s’inscrit dans un questionnement plus large qui consiste à se demander s’il est possible de faire des sciences sociales as a moral inquiry (Haan, Bellah, Rabinow et Sullivan, 1983), c’est-à-dire d’inclure un horizon moral (Taylor, 1989, 1992) dans la représentation du monde que proposent les sciences sociales en général. Selon nous, une condition essentielle à la réalisation de cet idéal éthique et épistémologique passe par l’intégration au sein même du savoir, celui des textes publiés, d’une réflexion sur le lien entre le sujet et l’objet de ce savoir. Ce choix entraîne un écart inévitable face aux normes d’écriture scientifique prônées par les conventions universitaires, sans pour autant proposer une nouvelle recette infaillible qui devrait remplacer l’autre. « Comment doit-on écrire, quels mots doit-on choisir, quelle forme, quelle structure, quelle organisation de l’écriture permettraient de comprendre ? On pense que c’est une question triviale. Eh bien non. Le style en lui-même est une affirmation qui exprime ce qui compte pour l’auteur » (Nussbaum, 1990, p. 3).

Un dialogue, un lien

Dans cette perspective ont été délibérément soumis à l’analyse non seulement les paroles de Guillaume, le récit de sa solitude, de son désir de liberté et de reconnaissance, de ses métamorphoses et de ses tentations autodestructrices, mais aussi nos propres paroles, marquées par l’irritation, la compassion et l’impuissance, de manière à faire ressortir l’influence de l’ensemble de l’interaction sur le contenu et la forme du récit de Guillaume. Ce faisant, l’analyse reconnaissait que ce récit n’était pas adressé à un magnétophone dépersonnalisé, mais à une interlocutrice avec laquelle un lien complexe se noua pendant quelques dizaines de minutes. Ci-après, le récit est présenté sous forme de fragments verbatim, incluant nos questions et nos réponses, qui sont extraits d’une longue entrevue. L’ordre des fragments ne reflète pas exactement le déroulement de l’entrevue.

L’école primaire

Au moment de notre rencontre, le père de Guillaume était mécanicien dans un grand hôtel de Québec depuis 15 ans ; sa mère, après avoir étudié au cégep et cherché en vain un emploi, était restée « à la maison » jusqu’à ce que le couple se sépare (Guillaume avait alors 14 ans). Ensuite, elle s’était lancée dans l’artisanat (broderie de coussins et de tapis). Les deux venaient de milieu modeste, artisan. Guillaume avait été la « cause » de leur mariage sous la pression de grands-parents un peu « à cheval sur la religion ». Mais, d’après le récit de Guillaume, le mode de vie de ses parents était de style hippie ou granola, avec une certaine dose d’ésotérisme. Ils vécurent leurs premières années de vie commune à la campagne (fragment 1) :

Mes parents sont restés pas mal dans leur trip de jeunesse ; le jardin, tu avais carottes, tomates… marijuana… […]. Disons que ça a été une enfance pas mal bizarre, à cause que j’ai tout le temps eu les gros partys chez nous, pis… je ne sais pas, mais quand tu as trois, quatre ans, pis que tu ingurgites trois, quatre biscuits verts, disons que ça fait bizarre sur ton organisme, là.

Par ce fragment, l’un des tout premiers de l’entrevue, Guillaume situe d’emblée deux des acteurs majeurs de son récit : ses parents et la drogue. Maniant l’ironie avec une habileté qui allait devenir caractéristique de son style de narration, il esquissa en même temps le lien non conventionnel ou non « politiquement correct » qui unissait ces acteurs, à savoir la présence familière et acceptée de la drogue dans la vie familiale et donc dans le « modèle parental ». Guillaume, comme bien des jeunes Québécois de son âge, est l’enfant d’adultes qui semblent partager les valeurs de la « génération lyrique » (Ricard, 1996), du moins pour ce qui est de la drogue.

Au moment de l’entrée de Guillaume à l’école primaire, la famille déménagea à Québec, dans le quartier Saint-Roch, « quartier renommé pour être mal famé, plein de vieux pépères, de vieux soûlons, de bums, de tippeurs, etc. » ; la vie familiale était alors marquée par des relations difficiles entre Guillaume et son père, qu’il décrit comme « peu communicatif », ainsi que par des chicanes constantes avec sa soeur Mathilde, plus jeune d’un an et demi (fragment 2) :

Guillaume – J’ai resté là jusqu’à l’âge de… jusqu’au milieu de la sixième année ; j’ai commencé ma première année là […].

Eh… bon, à l’école, dès la première année, j’ai été mis à part, étant le quotient intellectuel suprême, le génie de l’école, j’étais tout le temps la petite bolle, je me faisais battre, j’ai été vraiment le gars que personne osait trop, trop, quand le monde ne savait pas quoi faire, ils allaient lui sacrer une volée. J’étais le genre, la petite bolle…

Florence – Un peu martyr.

Guillaume – Un peu martyr.

Florence – Ah ! Oui ?

Guillaume – Ça, ça a duré jusque dans le milieu de la sixième année.

Florence – Ah ! Oui ? De la première à…

Guillaume – De la première au milieu de la sixième année, j’ai tout le temps été le petit martyr, le gars très intelligent, j’avais tout le temps des bonnes notes, même si je faisais absolument aucun travail. Je dessinais dans mes cours, j’étais dans la lune, j’écrivais des histoires, des choses comme ça. Là, bon, les profs m’adoraient, mais tous les élèves m’haïssaient.

Florence – Ah ! Ce n’est pas drôle.

Guillaume – Quand tu es tout le temps le chouchou des profs, ça va mal.

Florence – C’est ça.

Guillaume – Moi, je voulais changer, j’écoutais les Doors à l’époque, pis je n’osais pas trop en parler, à cause qu’un groupe de rock and roll des années soixante-dix, ça… Tout le monde écoutait de la musique plus actuelle et moi, je ne voulais pas trop. Je passais déjà assez pour un extra-terrestre comme ça, je ne voulais pas que ça empire. Pendant que j’ai été au primaire, j’ai seulement eu un ami et on s’est [...] perdu de vue quand je suis déménagé.

Dans ce fragment majeur, Guillaume raconte, avec un style narratif détaché et ironique, le traitement blessant auquel il fut soumis durant son passage au primaire.

Il y eut d’abord l’humiliation physique, brute. Elle était l’expression violente du rejet total que lui infligeaient ses pairs, ses alter egos potentiels, qui, selon le récit de Guillaume, ne toléraient pas sa « différence » incarnée dans ses bons résultats à l’école et dans la satisfaction et l’« adoration » qu’il inspirait à ses enseignants.

En filigrane de cette intolérance radicale, on peut deviner une autre forme d’humiliation, davantage de type « institutionnel » : celle des enfants (garçons ?) de ce quartier défavorisé et pauvre, qui, si l’on en croit l’étude fondamentale de Willis (1977), « savaient » qu’ils ne réussiraient pas à s’insérer dans ce système scolaire prétendument égalitaire ou du moins garant officiel de l’égalité des chances. Dans les termes évoqués en introduction, on pourrait dire que ces enfants ne croyaient pas au mythe scolaire ou, plus précisément, ne croyaient pas qu’il les concernait, qu’il était pour eux, et qu’ils pouvaient légitimement y croire, y adhérer, l’utiliser comme référent symbolique. Or, ce savoir négatif non seulement ne les encourageait pas à essayer d’investir le système, mais rendait incompréhensible la réussite scolaire de l’un des leurs, peut-être au point de les mener à l’intolérance. C’est comme si l’humiliation institutionnelle infligée par une école faussement égalitaire ne pouvait être endurée qu’au prix de la solidarité inébranlable de tous les enfants de ce milieu-quartier contre les exigences de l’école et de ses représentants officiels, les enseignants ; pour des raisons qu’une étude orientée sur cette école elle-même aurait mieux comprises, ces enfants firent le choix du rejet et de l’exclusion sous la forme de l’humiliation physique de celui qui, même si c’était à son corps défendant, avait créé une faille dans cette solidarité en se faisant apprécier des enseignants, comme s’il croyait au mythe scolaire. Cette solidarité apparaît aussi plutôt masculine : ce n’est peut-être pas par hasard si l’insulte suprême, « petite bolle », est au féminin.

Selon Dubet et Martuccelli (1996), « dans l’univers des écoliers, tous sont soumis, tôt ou tard, aux aléas de la cruauté. Il faut alors être capable de jouer au sein de cet espace régulé, de “ convertir ” ses défauts dans un domaine en “vertus” dans un autre, voire tout simplement de se protéger » (p. 94). Mais quand le défaut qui est à l’origine de la cruauté est la réussite scolaire, réussite obtenue sans même travailler (fragment 2, ligne 15), par le seul fait des capacités de l’enfant, que peut-il faire ? Pour ces auteurs, les écoliers différents pour une raison ou pour une autre et qui sont victimes de moquerie ou de rejet de la part des autres ont tendance à s’individualiser davantage : « l’enfant s’individualise parce que les autres se moquent de lui. Plus les autres se moquent, plus l’enfant se dote d’un caractère. Mécanisme inévitable. Le primat de la logique de l’intégration est tel que l’individu n’a pas le courage de se séparer du groupe. Il faut alors qu’il y soit contraint, poussé. C’est à la moquerie enfantine que revient cette fonction » (Ibid.). Ces auteurs notent aussi que c’est « celui qui était le plus rejeté des autres qui parvenait à exprimer le plus fortement un sentiment d’autonomie. […] La moquerie “ dégage ” un individu » (Ibid.). Nous verrons que Guillaume finit par choisir cette voie. Mais en décrivant cette situation comme un mécanisme, Dubet et Martuccelli laissent dans l’ombre la souffrance qui accompagne de telles exclusions, l’arbitraire qui en est souvent l’origine, la violence que représente cette dénégation de soi par autrui et le risque de blessure psychique. La résistance de l’estime de soi, de la conviction que « je peux et que je vaux » (Ricoeur, 1990), à cette épreuve est loin d’être un jeu d’adresse, une performance ; l’enjeu est grave pour le reste de la vie, nous le savons d’expérience.

Dans le cas de Guillaume, nous voudrions suggérer une autre façon de saisir l’ampleur de son épreuve – et de la mise à l’épreuve corollaire de sa croyance dans le mythe scolaire. Sa situation ressemblait à un double-bind, une situation marquée par une contrainte paradoxale dont le symptôme était que, quoique Guillaume fasse, il était sûr d’échouer : ou bien il échouait à l’école, plaisait à ses camarades et décevait ses professeurs ou bien il réussissait à l’école, plaisait à ses professeurs et décevait ses camarades. Plaire aux uns, se conformer à leur désir, c’était automatiquement se faire mépriser par les autres. À la souffrance physique et psychique du rejet s’ajoutait ainsi une autre épreuve, d’ordre symbolique : quelle identité scolaire Guillaume a-t-il bien pu se construire à travers un tel rapport paradoxal à l’école ? Le seul point commun aux deux types de regard porté sur lui par autrui était sa capacité de réussite scolaire : on peut donc imaginer qu’à cette époque, Guillaume pouvait légitimement adhérer au mythe scolaire, mais par défaut, sans désir, sans unité identitaire.

La durée de cette situation, attestée par la date précise de sa fin (ligne 13), est très étonnante, sachant qu’il s’agissait d’une petite école de quartier où tout le monde se connaissait. Le sort de Guillaume pouvait-il ne pas être connu des enseignants ou du personnel de l’école ? Pourquoi a-t-on laissé durer cette situation ? Les adultes n’avaient-ils pas compris les conséquences pour Guillaume de l’expression publique de leur satisfaction à l’endroit de cet élève ? Cette satisfaction était-elle si précieuse au sein de leur expérience quotidienne dans cette école qu’ils ne voulaient pas renoncer au plaisir de la ressentir et de l’exprimer ?

Au-delà de l’histoire particulière de Guillaume et de la frustration possible des enseignants de son école assistant, impuissants, au défilé des décrochages année après année, cette situation laisse entrevoir une autre dimension fondamentale de la culture scolaire : la distance entre deux « solitudes » structurelles qui se croisent à l’intérieur des murs de l’école, animées chacune par des enjeux fort différents. D’un côté, il y a les enseignants confrontés chaque jour aussi bien aux enjeux organisationnels de leur école qu’aux difficultés, aux limites et au possible échec de leur mission éducative auprès de jeunes que la société leur confie quelques heures par semaine ; de l’autre, il y a les élèves qui, chaque jour, font face aux défis de l’apprentissage scolaire ainsi qu’à la pression, parfois très conformiste, du regard des autres au sein même de la construction de leur identité. La distance entre ces deux solitudes est caractéristique de l’institution scolaire qui, divisée entre « maîtres » et élèves, sert aussi de modèle d’apprentissage du rapport de pouvoir, sous sa forme hiérarchique. Elle a pour conséquence directe et inévitable de rendre difficile l’instauration d’un lien éthique entre enseignants et enfants, c’est-à-dire d’un lien de solidarité face aux difficultés des uns et des autres, fait d’encouragement mutuel et de souci de l’autre. Le récit de Guillaume laisse ainsi penser que, tout en espérant pour lui une belle réussite scolaire, ses enseignants n’ont pas su créer ce lien avec cet enfant doué, peu appuyé par ses parents ; lien qui les aurait peut-être rendus plus sensibles à sa souffrance quotidienne aux mains de ses pairs et qui leur aurait peut-être permis de l’aider.

Le récit de Guillaume montre qu’il était bloqué symboliquement dans une position d’objet par deux regards opposés aux effets paradoxaux. La seule réaction possible fut le déni du paradoxe qui prit la forme de l’évasion dans l’imaginaire (dessin et rêverie), ce qu’il précisa en fin de rencontre (fragment 3) :

Guillaume – Au primaire, ce qui était spécial, c’est que j’ai… j’ai comme carrément décollé de la réalité.

Florence – Ben oui.

Guillaume – Je n’étais plus capable, je n’aimais pas ça, ça fait que je m’en allais, pouf !

Florence – Ben oui.

Guillaume – J’étais tout le temps dans la lune, ou en train de dessiner, tout seul en train de lire, tout seul, même assis dans le coin de ma chambre, de même, à ne rien faire.

Florence – C’est ça. Ben oui.

Guillaume – Je pensais. C’est pour ça, je me suis tout le temps retourné dans ma tête tout le temps, tout le temps […]. Dès qu’il y avait quelque chose, j’allais dans ma tête pour y penser, ou pour penser à autre chose, pour me vivre des aventures incroyables.

L’élaboration d’un riche monde intérieur a été la réponse de cet enfant au paradoxe bloquant qui l’empêchait de vivre normalement son premier rapport à l’école. Cette réponse était certes individualisante, pour reprendre l’analyse de Dubet et Martuccelli mais elle empêchait Guillaume de croire au mythe scolaire (fragment 4) :

Guillaume – Ce n’était pas être une petite bolle que je voulais, moi, je voulais être moi, je voulais être Guillaume, un gars le fun, avec des amis, tout ça. J’aurais beau être nul à l’école, ça ne me dérangerait pas.

Voilà un indice très clair des rapports de Guillaume avec le mythe scolaire à la fin de son cycle primaire : une absence totale de désir et d’aspiration, au mieux une indifférence, à l’endroit de la réussite scolaire ; un scepticisme sous-jacent face aux promesses associées à cette réussite par le mythe (s’épanouir, devenir sujet de sa vie) ; une hiérarchie complètement inversée des priorités. Ses rapports interpersonnels étaient désormais bien plus importants que ses aspirations scolaires. On pourrait dire que « ce » qui comptait, c’étaient « ceux qui comptaient » (Taylor, 1992) : les autres enfants, mais non les enseignants, principaux transmetteurs du mythe scolaire, avec lesquels aucun lien significatif ne semble avoir pu être établi au fil de ces années d’école primaire. Selon d’autres fragments non reproduits ici, les parents de Guillaume étaient assez indifférents à sa vie scolaire qu’ils considéraient comme externe à la vie familiale. Il n’est, certes, pas question de porter un jugement négatif sur l’école en bloc, sur les parents de Guillaume ou sur Guillaume lui-même, mais seulement de faire le triste constat des conséquences possibles de l’indifférence, même involontaire et justifiable structurellement, des adultes aux difficultés des enfants. Dans ce contexte, Guillaume a opté pour une hiérarchie inversée des valeurs de la culture éthique scolaire (fragment 5 – poursuivant le fragment 2) :

Guillaume – Là, comme moi, j’avais eu beaucoup le désir de changer. Ça a bien adonné, à cause que, quand tu es dans un endroit depuis longtemps, si tu changes comme ça, le monde n’embarqueront pas : « Ah ! Guillaume ! Essaie pas ! ». Mais là, ça a bien tombé, parce qu’on est déménagé. On s’est rendu sur la 4e rue, dans une coopérative. Je suis embarqué là en plein milieu d’une année, personne ne me connaissait, moi, je connaissais personne, c’est le meilleur moment de me refaire un visage. […] Pour changer de visage, j’ai changé de visage un peu, je me suis mis plus à mon aise, j’étais moins la petite bolle, j’avais des amis, tout ça.

Mû par ce choix, crucial pour la suite de son parcours scolaire, de « ceux qui comptaient », Guillaume, à la faveur d’un événement contingent (un déménagement) résolut de sortir de son état d’humiliation et du paradoxe qui ne lui donnait accès qu’à une identité négative d’une façon autre que par l’évasion dans l’imaginaire. Il opta pour la transformation d’une donnée de base de cet état : sa personne ou plutôt son personnage. Il lui fallait « changer » (fragment 2, ligne 21), c’est-à-dire faire disparaître en lui ce qui suscitait cette haine de lui. Cette décision est cruciale. Elle évoque clairement une dimension du débat sur la culture postmoderne et son conservatisme : en choisissant de modifier d’abord ses « pratiques de soi » (Foucault, 1984, 1988) plutôt que les pratiques collectives (la revendication politique), le sujet post-moderne, sceptique, impuissant ou indifférent, semble renoncer a priori à changer les autres et les conditions de leurs rapports avec lui. Guillaume, décidé à trancher le paradoxe qui l’enfermait symboliquement, aurait pu refuser les conditions de ce paradoxe en contestant la nécessité même d’avoir une identité scolaire soumise aux regards d’autrui : il aurait pu faire la grève et quitter l’école ! Il préféra retravailler son identité, choix compréhensible en raison de son âge d’alors (12 ans), de la pression sociale et familiale et de la persistance probable de sa croyance, bien que par défaut, dans le mythe scolaire.

L’expression « me refaire un visage » (ligne 8) montre que, pour Guillaume, l’identité « visage » était un rapport à soi manipulable, transformable, malléable, plastique en somme et non donné d’emblée dans une forme définitive et surdéterminée. Mais un visage est aussi une partie du corps (pensons au corps agressé de Guillaume), une des premières parties que les autres voient de nous : il met en jeu les rapports avec autrui et, notamment, la façon dont autrui nous reconnaît, au sens cognitif mais aussi éthique. Se faire connaître, c’est-à-dire exister comme personne avec qui il est possible et pensable d’avoir une relation de sujet à sujet, se refaire un visage ou une identité facilitant ce genre de relation, et se faire reconnaître par autrui comme sujet digne d’amitié : ce sont là trois formes d’action et d’engagement dans le monde qui sont intimement reliées et dans lesquelles Guillaume avait choisi de se lancer avec espoir et désespoir, lucidité et ironie pour échapper à l’humiliation et à la perte du respect de soi. Elles firent désormais partie de sa position éthique personnelle.

Mais jusqu’où alla sa transformation ? Être moins la petite bolle, cela signifiait-il que son nouveau visage était désormais bien distinct de la figure culturelle de la petite bolle, c’est-à-dire de l’enfant doué et apprécié de ses professeurs, allié et non ennemi de l’institution scolaire ? Ou est-ce que cela impliquait qu’il avait volontairement cessé de réussir scolairement ? On verra plus loin que, selon son récit, Guillaume continuait à avoir de bons résultats scolaires (fragments 12 et 14) ; seul son personnage changeait. Tout en se donnant les moyens d’améliorer ses conditions de vie dans le quotidien de l’école, Guillaume restait déchiré intérieurement par ce mythe scolaire auquel il ne voulait plus être vu comme adhérent et mais qui continuait à lui être accessible ; le paradoxe se poursuivait, empêchant toujours son adhésion claire et sans ambiguïté soit au mythe scolaire, soit au rejet de l’école.

Ce choix avait de lourdes conséquences symboliques : en se situant seulement sur le plan des pratiques de soi, Guillaume semblait se résigner à une forme d’admission du bien-fondé de l’humiliation physique subie et, d’une certaine façon, à une forme de soumission à l’intolérance manifestée par les pairs à l’endroit de toute différence, qu’elle soit sociale ou scolaire, dont la sienne ; c’est là une étrange contorsion qu’il choisit de faire subir à sa si précieuse estime de soi au fondement du sujet éthique (Ricoeur, 1990). Le choix de Guillaume était donc risqué. Heureusement pour lui, il découvrit alors un tout nouvel univers de sens, sans aucun lien avec l’école ou la culture scolaire : le jeu de rôles Donjons et Dragons (fragment 6) :

Guillaume – C’est un jeu de rôles, tu personnifies un personnage dans un monde fantastique. Ça aide beaucoup à… à l’initiative, à la vitesse d’esprit, à inventer des nouvelles choses, ça développe l’imagination. J’ai commencé à jouer à ça au début de la sixième année et j’ai continué à jouer et j’y joue encore, beaucoup même. Ça fait que… Je suis arrivé à [ma nouvelle] école et j’ai été connu à cause que j’étais bon en dessin ; j’avais tellement pratiqué pendant mes cours, j’avais rien que ça à faire.

Florence – [rire].

Guillaume – Pis je me suis fait quelques amis…

Florence – Donc, là, ça a mieux été, là ?

Guillaume – Ça a un peu mieux été, oui, mais je n’étais pas vraiment moi, à cause que j’avais encore des petites séquelles. Là, après ça, on est rentré au secondaire…

Pour Guillaume, le jeu de rôles Donjons et Dragons avait le mérite incommensurable de lui permettre d’entrer par l’imagination dans un ordre de réalité capable de transfigurer les visages et les rapports ordinaires entre les personnes ; un ordre de réalité dans lequel les dons intellectuels deviennent un atout et non plus une tare, et qui peut ainsi subvertir la souffrance et l’exclusion quotidiennes, tristement banales ; un univers de valeurs où l’identité est, par définition, paradoxale car elle est constamment remise en jeu, réinventée. Guillaume évoqua ensuite une seconde planche de salut, située cette fois dans l’ordre de la réalité quotidienne : ses dons pour le dessin, développés dans sa solitude d’enfant et qui lui servaient désormais à séduire ses pairs, à s’en faire connaître et reconnaître. Toutefois, comme la nuance d’amertume perceptible dans la dernière réplique le laisse sous-entendre, Guillaume savait que ce n’était pas encore pour lui-même qu’il devint alors connu et apprécié, mais pour ses dessins, sorte de médiation nécessaire entre lui et les autres, base sur laquelle pouvait se construire une nouvelle tolérance de sa personne par les autres. Peut-être pensait-il qu’on ne devient réellement soi que lorsque ce type de médiation instrumentale n’est plus nécessaire.

Le choix du mot « séquelles » (ligne 12) semble très significatif. C’est comme si Guillaume redéfinissait comme une maladie ou une pathologie l’humiliation qu’il avait vécue ainsi son incapacité d’entrer dans une identité scolaire (à l’école) non paradoxale, satisfaisante, correspondant à son désir. Même si l’interprétation proposée par Guillaume se situe encore sur le plan des pratiques de soi, notons que la métaphore médicale évoque l’idée de l’intervention d’un élément déclencheur externe.

L’école secondaire

Le fragment 7 qui suit permet de comprendre pourquoi était si importante pour Guillaume son habileté au jeu de rôle Donjons et Dragons.

Guillaume – Il s’est passé quelque chose, en secondaire II. C’est que ma petite soeur, Mathilde, elle est rentrée à la même école que moi. Là, ça a fait que, bon, elle, elle avait plein d’amis, elle, elle a toujours eu plein d’amis. Bon, moi, j’en avais quelques-uns, j’en n’avais pas plein. Pis là, elle est arrivée et je me suis fait ben ami avec les amis de ma soeur. Là, je les faisais jouer aux Donjons et Dragons […] Je me tenais avec ses amis un peu, de temps en temps et avec mes amis, mais j’avais quand même ses amis à elle. Pis c’est ça, je les ai faits jouer aux Donjons et Dragons et je me suis rendu compte qu’au point de vue de Donjons et Dragons, j’avais une capacité pour faire le maître, à cause que j’ai une imagination à tout casser, moi. Quand j’étais petit, j’étais sûr que j’étais un extra-terrestre qui s’était fait adopter, quelque chose comme ça. J’ai toujours eu une très grande imagination et ça, ça m’a beaucoup aidé. J’étais devenu un bon maître, ce qui m’a fait connaître. Tous ceux qui jouaient aux Donjons et Dragons, il n’y en avait pas beaucoup, ils venaient me voir : « Tiens, l’ami de l’ami de l’ami ». Bon, ça fait que tu es un peu plus connu.

Florence – OK

Guillaume – Pis le secondaire II se passe tranquillement. Secondaire I, j’avais rencontré un gars, c’était mon ami comme ça et là, c’est mon meilleur ami, ça fait cinq ans qu’on se connaît, presque six, Christian, c’est rendu un de mes grands amis. Là, on a continué, fin de secondaire II, on déménage, je change d’école, là, je dis : « Fuck ! Je deviens ce que je veux être », là, je change d’école du tout au tout, je monte à l’école X.

Son habileté au jeu de rôles lui avait permis de séduire les enfants de son école et de se faire (re)connaître par eux comme personne digne d’intérêt et d’amitié, au lieu de n’être pour ses pairs qu’une chose qu’on frappe si on a du temps à perdre (fragment 2). Elle lui avait aussi permis de devenir membre d’un groupe d’amis aux affinités partagées et de ne plus être complètement à part, seul et différent ; de fonder une identité plus unifiée, moins déchirée. De plus, grâce à ses dons narratifs et à son imagination, il en était venu à occuper la position du maître de jeu, du maître qui guide les autres (lignes 9 et 13) ; mais c’était dans un ordre de réalité parallèle. À ce moment, Guillaume savait qu’il lui fallait encore passer par des médiations, par exemple celle de sa soeur, pour être inclus. La progression en âge de Guillaume et de ses pairs a sûrement joué un rôle dans sa « guérison » progressive.

Puis ce fut encore un déménagement et ... un changement d’école. Guillaume décida d’en profiter pour terminer sa « métamorphose » et devenir ce qu’il « voulait être » (ligne 21). Cette phrase, appuyée par un juron, est très intéressante. Elle veut dire, par exemple, qu’il avait une idée précise de ce qu’il voulait être et non seulement de ce qu’il ne voulait plus être, ce personnage humiliable, honni de ses pairs et apprécié par des personnes qui ne comptaient pas assez (les enseignants). En second lieu, cette formulation rappelle son souhait de se « refaire un visage » (fragment 5, ligne 7) : comment ne pas faire de rapprochement entre ce souhait de plus en plus intense, au point de devenir un « projet » au sens fort, et le perfectionnement de son art de « personnifier des personnages » et d’incarner d’autres que lui dans le monde du jeu de rôles ? En utilisant cette expression, Guillaume convoquait un des plus grands débats philosophiques : qu’est-ce que l’identité ? Y a-t-il des identités plus authentiques que d’autres ? Peut-on en choisir comme on choisit un rôle ? Quel est le lien entre le « je » et le « moi » ? Comment peut-on ne plus être « étranger à nous-même » ? Puis l’évocation de ce désir de changer le fit déraper d’une manière qu’il associa de lui-même aux difficultés de sa vie familiale (fragment 8) ainsi qu’aux risques propres à tout projet d’identité autocréée :

Guillaume – Là, j’ai pris un mauvais tournant. J’ai dit que j’allais essayer d’être ce que je voulais être, mais j’ai peut-être un peu trop forcé… Je m’amusais un peu à brusquer le monde… des choses comme ça. Moi, je me suis rendu compte, à la longue, que ça ne me plaisait pas trop, trop, mais c’était comme un moyen d’attirer l’attention, parce que j’en n’avais pas eu souvent avec mon père. […].

À la fin de l’hiver, mes parents nous annoncent à moi et à ma soeur qu’ils vont se séparer. Moi et ma soeur, on hurlait de plaisir, on était tannés qu’ils s’engueulent tout le temps. Ils sont un peu surpris, ils se sont dit : « Si ça leur fait plaisir, ça va être encore mieux, on avait peur qu’ils prennent ça mal. »

Guillaume expliqua plus loin que sa joie venait aussi du fait que cette séparation lui permettait d’espérer que sa mère soit désormais moins soumise à son mari et plus autonome, même si elle allait avoir par la suite d’importants soucis financiers qui menèrent Guillaume à choisir de vivre avec son père, malgré leur mésentente. Puis la drogue fit une (ré)apparition fracassante dans sa vie (fragment 9) :

Guillaume – L’été entre le secondaire III et le secondaire IV, une chose que je crois qui m’a beaucoup changé, premier contact voulu, pis pas des petits biscuits verts mangés par-ci, par-là, premier contact voulu avec la drogue.

Florence – Mmm.

Guillaume – Bon, fume un petit joint, fume un petit joint, bon, à la fin de l’été, je fumais de temps en temps, j’ai commencé à fumer plus la cigarette. Après ça, en secondaire IV, j’étais rendu plus tranquille, je faisais mon gentil. Là, mars secondaire IV, commence à me faire pousser les cheveux… Secondaire IV, ça se passe assez bien, je me fais de plus en plus d’amis, c’est rendu que les trois quarts de l’école me connaît. J’ai rencontré beaucoup de monde.

Le printemps en secondaire IV, euh là, j’ai rencontré encore plus de monde, j’ai commencé à me tenir avec deux de mes copains et des amis à Christian. Là, on sort dans les parcs. Été entre secondaire IV et secondaire V, le déboire total… plongé trop loin dans certaines drogues, l’acide, tout ça. Ça va bien, moi, j’allais bien, mais… je deviens un peu… je deviens peut-être un peu trop creux à mon goût.

Ce récit de sa découverte « voulue » (ligne 2) de la drogue mêle de manière inextricable ce thème avec ceux de l’amitié, de la reconnaissance par autrui et de l’école : il consommait de plus en plus de drogue jusqu’à un point qu’il jugea lui-même excessif (ligne 17, « creux » signifie « très dépendant ») tout en se faisant de plus en plus d’amis à l’école au cours de la même période. Il s’agit d’un véritable récit dramatique, expressif dans sa construction, dont la progression se fait sentir sur trois plans simultanés : la consommation de cigarettes et de drogue, la transformation physique et celle des relations amicales. Cette narration, ponctuée par des références temporelles ancrées dans sa vie d’écolier, suggère que la corrélation de ces « progressions » n’était pas le fruit du hasard, mais la continuation du « plan » de Guillaume pour devenir un « gars » de plus en plus « le fun » au regard des autres, c’est-à-dire de plus en plus séduisant et apprécié de ses pairs, sans hésiter à jouer de son corps pour ce faire (cheveux longs, consommation de drogue et de cigarettes). Le père de Guillaume était lui, alors, aussi un consommateur de drogue (douce). Le récit prit ensuite un tournant important (fragment 10 - poursuivant…) :

Guillaume – Ah ! J’ai oublié de quoi. Je peux-tu revenir ?

Florence – Ben oui, dis comme ça vient.

Guillaume – OK. C’est à cause qu’en secondaire III, quand je suis arrivé à l’école ici, j’ai… comme qui dirait, eu un oeil sur une copine.

Florence – OK.

Guillaume – Une certaine petite Isabelle. Bon, moi : « Ah ! Elle est cute ! », bon, placotte, placotte. Bon, elle finit par savoir que je cours un peu après… Là, c’est le refus total, la déprime qui a duré près de trois mois, pis dans cette phase de déprime-là, j’ai eu des problèmes, pis ça allait mal en plus avec mes parents, ça allait mal avec ci… Ce n’était pas vraiment le fait qu’elle m’ait dit non, c’est le fait que c’était la goutte qui faisait déborder le vase. T’sais, depuis que j’étais petit, j’avais tout le temps été brimé à cause de mon père, pis là, j’arrive et mademoiselle qui ne veut rien savoir de moi, ça fait que là, ça m’a mis carrément à terre.

Florence – Mmm.

Guillaume – On a continué à parler comme ça, même après, elle savait que j’étais dans la déprime, on parlait, on parlait, j’ai… eu deux, trois tentatives de suicide entre-temps.

Florence – Toi ?

Guillaume – Oui, j’ai essayé de me…

Florence – Ah ! Mmm.

Guillaume – … me suicider, d’une manière ou d’une autre. Ça fait que là, bon. Après ça, ça commence à aller mieux, justement, je reviens. Là, été de secondaire IV, drogue, drogue, drogue, boissons, sortir, passer trois, quatre nuits dehors, me sauver de chez mon père. J’ai fait une fugue qui a duré une semaine et demie.

Florence – Mmm.

Guillaume – Je couchais dans la rue, dans les parcs. Après ça, je suis allé vivre chez ma mère. Eh… j’ai resté là jusqu’au début de l’école, ça a duré à peu près deux semaines, pis à la rentrée des classes, je suis retourné chez mon père. Pis pendant tout ce temps-là, depuis que je m’étais sauvé de chez mon père, je ne lui avais rien dit, je ne lui avais même jamais parlé au téléphone, rien, pis lui, il me cherchait, il ne savait pas, je ne lui avais rien dit de ça, je ne voulais même pas l’appeler, rien, ni encore moins le voir.

Florence – Mmm.

Guillaume – Là, ça a été quand même une passe assez difficile, mais je connaissais déjà beaucoup le monde de la rue, là, ceux qui n’ont pas de maison, j’en connaissais beaucoup, mes grands copains d’ailleurs. Mais là, bon, cette phase-là, j’étais avec eux autres dans la rue. Là, ça a été le truc : savoir quel dépanneur laisse sa porte ouverte quand il fait trop chaud en arrière, sortir les caisses de bières, pis après ça, on s’en va sur les Plaines, dix heures du matin, ben saouls sur les Plaines, des choses comme ça. Ça, ça a été un bout que j’ai quand même aimé, c’était le fun, c’était l’aventure.

Guillaume qui avait été si seul était tombé amoureux (lignes 4 et 6) : ç’aurait pu être une grande chance de bonheur pour lui. Mais malheureusement, il ne se passa rien entre eux. Sur le plan psychologique, on peut imaginer que cette jeune fille qui ne voulait « rien savoir de lui » s’ajoutait à la liste de tous ceux qui n’avaient pas voulu le « connaître » et le reconnaître, même si elle lui « parlait ». Ce récit rend très bien l’accumulation de souffrances et de « problèmes » qui le mena à des tentatives de suicide, de fugue. Sidérée, je n’ai rien su lui dire.

Le récit de sa fugue occupe une place importante dans son récit : d’une part, il semble qu’elle représentait pour Guillaume une manière « agissante » de dire à son père à quel point il était en colère contre lui et ce, sans lui parler ni le voir (lignes 32-34). Autrement dit, c’est en refusant de lui parler que Guillaume tentait de communiquer à son père ses sentiments à son endroit. Et malgré la non-réponse de son père (si l’on se base sur le récit, aucune réponse n’y apparaissant), Guillaume est retourné vivre chez son père, comme si la maison de sa mère n’était qu’un abri de passage. Sa fugue lui a aussi permis de faire une nouvelle expérience, celle du « monde de la rue », des sans-abri, des marginaux, de ceux en somme que le jargon nomme désormais les « exclus » et dont, peut-être il se sentait proche en raison de sa propre expérience d’exclusion et de solitude. Cette expérience a aussi été une façon de cultiver sa différence par rapport à ses amis dont peu devaient avoir ce « savoir expérientiel » du monde de la rue. Différence, excentricité, accompagnée de prestige : nous sommes désormais bien loin de la différence subie de ses années de primaire.

Sans avoir été une réelle issue pour Guillaume, cette expérience lui a permis de faire entrer un peu d’« aventure » (ligne 43) dans sa vie, elle a peut-être contribué à affaiblir encore davantage sa croyance dans le mythe scolaire en lui montrant l’existence d’autres univers de sens, d’autres valeurs que celles proposées par ce mythe (travail, discipline, mérite, contrôle, etc.). En ce sens, cette expérience a aiguisé sa pensée critique et sa capacité de se mettre à distance de toute forme de « croyance ». Selon Boltanski (1990), la pensée critique consiste à « se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue [...]. Nous fondons la possibilité de la critique sur l’existence de plusieurs cités [ou mondes] permettant de se désengager de la situation présente » (p. 55), de prendre de la distance vis-à-vis d’elle et de la relativiser. La pensée critique doit donc, pour émerger, affronter le poids massif des évidences et des croyances données par l’environnement immédiat qui tend à suspendre tout doute, à masquer les contradictions et à faire oublier que ce monde est construit sur des normes et des croyances parmi une pluralité d’autres possibles. La prise de conscience de cette pluralité, qui s’accentue peut-être à l’adolescence, rend ainsi possible la dé-familiarisation de son propre univers, processus bien connu des anthropologues, et la mise au jour du caractère complexe, contingent et hétéroclite de toute vie humaine et des mythes qui tentent de l’organiser (fragment 11 - poursuivant…) :

Guillaume – Là, après ça, secondaire V commence [silence] ; c’est le fun, j’ai beaucoup, beaucoup d’amis, je passe proche d’être représentant de classe, mais en fin de compte, ça ne me tente plus à la dernière minute, ça fait que je fais un discours super, du genre « Ne me prenez pas », mais entre les lignes. Là, je suis resté, j’avais beaucoup d’amis à l’école. Là, j’ai eu des petits différends avec mon prof de français.

Florence – Mmm.

Guillaume – Là, la vie allait quand même tranquillement, j’avais commencé à slacker un peu la drogue, j’en prenais moins, j’en prenais presque plus la semaine, un petit joint de temps en temps, mais à part ça, la fin de semaine, par exemple, c’était assez spécial. Là, moi, j’étais rendu vraiment trop creux dans l’acide, ça fait que j’ai décidé de relaxer, j’en prenais une par mois, à peu près. C’était un gros effort, à partir de huit par soir, jusqu’à une par mois.

Florence – C’est ça. Tu faisais ça tout seul ?

Guillaume – Oui, oui, comme ça.

Florence – OK.

Guillaume – Ça fait que je me suis ramassé une couple de fois sur le cul, carrément plus capable de ne rien faire, je ne me rappelle plus de ma soirée, qu’est-ce que j’ai fait, tout ça. Mais une chance que je n’ai jamais été quelqu’un de violent, t’sais [silence]. Là, j’étais rendu avec les cheveux considérablement longs, je m’habillais tout le temps avec des culottes pattes d’éléphant, les gilets fleuris, ça fait que là, j’étais facile à reconnaître, le monde me voyait : « C’est qui, ça ? » « C’est Guillaume », pis ils ne l’oubliaient pas. Bon, ça a fait que j’ai eu énormément d’amis.

Guillaume avait désormais beaucoup d’amis : cette affirmation apparaît à plusieurs reprises dans ce fragment ; il alla jusqu’à refuser une position « publique », réservée aux élèves les plus populaires (lignes 2-5). Quelle revanche pour l’enfant haï qu’il avait été  ! Quel succès pour son projet de changement de « visage » ! Il était désormais une figure « connue » et « reconnue » de l’école, à l’identité si forte qu’il était devenu un « personnage » (c’était presque l’excès inverse). Mais son récit suggère qu’il savait que ce qui lui permettait d’être si connu, c’étaient ses vêtements excentriques, de style hippie, ses cheveux, sa capacité à ingérer de la drogue : la singularité imaginée et travaillée de son corps était devenue une médiation fondamentale de sa reconnaissance par autrui ainsi facilitée. Nous voici ramenés à l’idée de la « rhétorique » de l’identité (Battaglia, 1995), du travail sur soi d’un sujet « incorporé » empreint d’un désir éperdu de reconnaissance et apparemment convaincu que, sans costume et sans « personnage », cette reconnaissance sera à jamais impossible.

Ce fragment montre au passage l’importance symbolique du « représentant de classe », une pratique peut-être capable de faire le pont entre les deux « solitudes » évoquées plus haut (celle des enseignants/adultes et celle des élèves). On voit que la popularité d’un éventuel candidat à ce « poste de prestige » était moins liée à ses succès scolaires, donc à sa conformité au mythe scolaire, qu’à ses attraits personnels.

À la ligne 6 de ce fragment, Guillaume fit allusion à un nouveau « problème » qui allait l’accabler. Il enchaîna sur ce thème (fragment 12 - poursuivant…) :

Guillaume – Vers la fin de l’hiver, [...] j’avais de plus en plus de problèmes avec mon prof de français, ça n’allait pas ; j’avais tout le temps été très bon en français et lui, cette année-là, il commençait à me faire couler mon français. Ça fait que là, moi, j’étais, là, révolté carrément contre le prof.

Florence – Ben oui.

Guillaume – Ça fait que j’allais de moins en moins à l’école, je loafais [manquais des cours] souvent. En fin de compte, je suis arrivé à une période que… il m’a pogné un trip, je voulais aller au Mexique sur le pouce. Là : « Yé ! Je veux aller au Mexique sur le pouce, je veux aller au Mexique sur le pouce », j’avais tout le temps voulu aller à full de places sur le pouce, mais je ne les avais jamais réalisés [ces voyages], j’avais tout le temps eu peur.

Apparaît ici clairement la spirale d’événements ayant mené Guillaume à la décision du décrochage. Il y eut d’abord, de manière contingente, un conflit avec un professeur qui entraîna la disparition de ses bonnes notes en français. D’après son récit, non seulement Guillaume estimait ne pas être responsable de ce changement décisif, mais il le trouvait injuste et révoltant. L’utilisation du terme « révolté » de la part d’un élève qui professait par ailleurs l’indifférence face à ses résultats scolaires (fragment 4) est intéressante. Elle suggère, bien sûr, que cette indifférence n’était pas entière et que Guillaume tenait encore à la réussite scolaire, mais peut-être à la condition qu’il puisse par ailleurs être libre de se constituer son personnage excentrique. Autrement dit, ce qui le révoltait et qui amorça un changement de « réponse » de sa part face à l’institution scolaire, c’était peut-être la rupture symbolique, par ce professeur, de ce que Guillaume se représentait comme un contrat tacite entre lui et ses enseignants : il continuait de travailler de manière satisfaisante selon le mythe scolaire, mais devenait en même temps le gars populaire qu’il rêvait d’être. La possibilité d’un échec dans son cours de français lui montrait à nouveau une institution scolaire peu généreuse à son endroit, l’empêchant d’avoir à la fois la faveur des enseignants et celle des élèves. Le pouvoir de séduction et la crédibilité du mythe scolaire en ont certainement été encore diminués, laissant Guillaume de plus en plus dégagé face à ses obligations scolaires, ce qui se manifesta par un absentéisme croissant.

À ce facteur contingent s’ajouta la confrontation à une contrainte administrative bien réelle : la menace de ne pas être admis à passer les examens du Ministère à la fin de l’année, que le directeur de son école lui avait bien expliquée (fragment non reproduit). En effet, selon le règlement de l’école, tout élève ayant été absent plus de X fois était automatiquement exclu des examens. Alors que Guillaume s’approchait sciemment de cette limite, il eut envie de faire un « grand voyage ». Ce désir a dû être tout autant nourri par le désir de se dépasser, d’aller au-delà de ses peurs et de ses limites (ligne 13), que par sa « révolte » face à l’institution scolaire. C’est sans doute ce nouveau sentiment de révolte tourné vers l’école qui lui fit renoncer à ce qui restait de sa croyance dans le mythe scolaire. En effet, quelle triste ironie pour Guillaume que de se retrouver en position réelle de « délinquant » scolaire, lui qui avait tenté de seulement en prendre l’apparence à travers des pratiques de soi, certes, risquées et complexes, mais qui lui permettaient de conserver de bonnes notes, ces dernières étant restées essentielles au maintien de son estime de lui-même. Cette forme d’humiliation institutionnelle, bien compréhensible du point de vue de la direction de l’école, a dû lui paraître injuste, intolérable et mesquine, surtout en comparaison de la perspective beaucoup plus romantique de faire la traversée sur le pouce de l’Amérique du Nord, du Québec jusqu’au Mexique, avec 74 dollars en poche et une copine inconnue, Marie, rencontrée à un arrêt d’autobus. Il partit donc. Ce furent deux mois de liberté « beat » qui l’ont fasciné mais qui se terminèrent en queue de poisson au Mexique ; il dut demander à son père de lui avancer l’argent nécessaire pour un rapatriement par avion.

À la fin de l’entrevue, nous sommes revenus (fragment 13) sur les raisons qui l’avaient mené à concrétiser ce projet, équivalent à « décrocher », en plein milieu de sa dernière année d’école secondaire, au lieu d’attendre l’été ou l’année suivante :

Florence – OK. Pis en secondaire V, ta décision de partir, bon, tu avais le goût de voyager, OK, mais pourquoi ça ne pouvait pas attendre l’été ? [rire]

Guillaume – Je ne sais pas. Il fallait que je parte, je n’étais plus capable, il fallait que je parte, je ne sais pas pourquoi. Pis l’affaire de l’école, ça a un peu aidé, je me suis dit : « Merde, je n’ai plus rien qui me retient ici. Fuck ! Je pars. »

Florence – OK.

Guillaume – Pis en plus, je venais de recevoir un pack sac pas longtemps avant. Je me disais : « Il faut que je parte, il faut que je parte. S’il faut que je parte, il faut que j’aie un signe, quelque chose. » Paf ! je reçois un pack sac. All right ! Ah ! Ce n’est pas assez, ça peut être un hasard, il me faut un autre signe. Paf ! Marie me tombe qu’elle veut partir avec moi. Ah ! ben là, merde, je pars, c’est ben de valeur.

Pourquoi était-il parti ? Qu’est-ce qu’il n’était « plus capable » (ligne 4) de supporter ? Sa relation ambivalente et complexe avec le mythe scolaire ; son identité scolaire paradoxale et instable ; les difficultés de ses relations d’amour-haine avec son père. Pourquoi rester dans le « lieu de mémoire » de sa souffrance, cette ville où il avait connu tant de chagrins, de déceptions, de rejets et de tentations d’auto-destruction, alors qu’il existait d’autres mondes, des « ailleurs » à explorer, d’autres ordres de réalité accessibles ? Quand, en plus, il reçut en cadeau un sac de voyage (ligne 9) et quand il fit la rencontre de Marie (ligne 13), cette urgence de partir se matérialisa et il se mit en route malgré ce qui aurait pu retenir un autre que lui : l’opposition de son père, la perspective de ne pas finir son année scolaire, le manque de moyens. Comme le narrateur de Sur la route (Kerouac, 1990), il en avait eu assez de sa vie et partait chercher quelque chose d’autre sur la route, se demandant peut-être, comme le poète, si la vraie vie n’était pas ailleurs. Remarquons toutefois que, si la solution de Guillaume n’était plus, cette fois-ci, de « changer son visage », elle restait plus proche du thème de l’évasion dans l’imaginaire et l’ailleurs que de l’articulation d’une critique politique ou sociale de l’institution et du mythe scolaires. Les jurons qui ponctuent cette narration imagée, rapide, bien tournée, accentuent pour l’auditeur l’intensité des émotions au moment de cette décision qui s’est finalement révélée cruciale, malgré sa fin un peu difficile et le retour inévitable à la réalité ordinaire, peu de temps avant notre rencontre.

Au début de notre conversation, avant même que le magnétophone ne soit ouvert, Guillaume avait évoqué un élément qui a peut-être joué un rôle important dans sa décision, même s’il n’apparaît pas dans l’analyse qui est proposée ci-dessus : il savait qu’il pourrait terminer son secondaire dans une école pour adultes dès l’automne suivant, comme la première réplique du fragment 14 le rappelle :

Florence – Tu prévois finir ton secondaire V à partir de septembre, là ?

Guillaume – Ben, ce n’est pas par choix, c’est à cause que si je ne le fais pas, mon père me fout à la porte… Pour moi, moi, j’étudierais jusqu’à l’université, mais pas pour des papiers, rien que pour le savoir, les connaissances, tout ça, c’est ça que j’aime… Mais en tant que tel, moi, c’est de faire des petites jobines comme je fais là, mon but dans la vie, il n’est pas très gros, moi, c’est avoir ma petite place où vivre, un chat, de quoi manger, de quoi fumer de temps en temps, voyager énormément et être heureux. Moi, ce n’est pas la grosse bagnole.

Florence – Mais mettons, là, qu’est-ce qu’il y aurait comme métier qui te… mettons que tu…

Guillaume – Ben, moi, j’adore beaucoup les… ce que tu dis, le passé et les gens. J’adore l’archéologie, eh… la paléontologie, un peu… j’aime l’anthropologie… des choses comme ça, là.

Florence – OK. Sciences humaines, sciences sociales.

Guillaume – C’est ça, j’adore. Parce que moi, travailler sur des microbes, des virus… Mon grand-père du côté de ma mère me voyait en actuariat.

Florence – [rire].

Guillaume – Ce n’est pas vraiment mon genre. J’ai les notes pour, j’ai des super de notes à l’école, sauf… moi, je ne serais pas heureux. Pis moi, la première chose qui prime, avant tout, c’est d’être heureux. […] Je fais ce qui est le mieux pour moi, d’après moi. Pis je vis comme quand je vais mourir, j’aurais aimé avoir vécu.

Florence – Oui [rire]. Mais pour les études, enfin, je ne sais pas… je …

Guillaume – Non, je veux continuer les études, mais pas pour l’instant. Je veux finir mon secondaire V, mais après ça, prendre un break, profiter de ma jeunesse avant de retourner à l’école.

Au-delà de l’ambivalence que, dans ce fragment, Guillaume exprimait face au « savoir » institutionnel et légitime – avatar de la suspension de sa croyance dans le mythe scolaire –, il faut attirer l’attention sur une conséquence peut-être imprévue de la possibilité offerte par l’État québécois aux décrocheurs de « reprendre » et terminer leur scolarité secondaire au secteur de l’éducation des adultes (possibilité qui n’existe pas dans bien d’autres sociétés). Certes, l’existence de cette seconde chance est socialement et politiquement importante ; sans elle, nombre de jeunes auraient eu encore plus de difficultés qu’ils n’en ont eu à s’insérer dans le marché du travail ou à se donner une forme de dignité de citoyen. Toutefois, en offrant cette possibilité, la société québécoise n’indique-t-elle pas en même temps aux élèves tentés par le décrochage qu’elle tolère ce choix puisqu’elle offre aux décrocheurs la possibilité de se « rattraper » par la suite dans une institution spécialisée ? Quel est l’effet, selon les élèves, de ce message paradoxal porté par la culture scolaire québécoise : « Ne décrochez pas, mais si vous décrochez, nous vous aiderons quand même à vous en sortir, ce n’est pas si grave » ? Ce message est peut-être le symptôme de la persistance au Québec d’une sorte de tolérance collective du décrochage qui continue de coexister avec la volonté officielle de « rattrapage » du taux de diplomation (pour des raisons démocratiques) et avec la dénonciation récurrente du « drame » du décrochage. Dans ce contexte, le décrochage demeure une issue « possible et pensable » pour ceux qui n’arrivent plus à tolérer la soumission à l’institution scolaire et qui ne savent pas comment « résister » à l’intérieur du système, ne serait-ce que parce que l’État lui-même envisage, tolère et organise cette possibilité (même s’il ne l’encourage pas). Il faut pourtant rappeler que le décrochage scolaire reste une pratique moralement humiliante pour ceux qui en font le choix car ils s’excluent ainsi eux-mêmes des promesses du mythe scolaire.

La lecture attentive du récit de Guillaume, décrocheur parmi tant d’autres, a permis de mettre au jour plusieurs dimensions de la culture scolaire québécoise. Nous avons ainsi évoqué : a) des représentations de l’école peut-être caractéristiques des enfants de quartiers défavorisés, qui ont semblé unis dans leur méfiance face à l’école et à ses promesses, ainsi que dans leur intolérance de toute menace de rupture de cette solidarité ; b) deux « solitudes » qui se côtoient quotidiennement dans l’univers scolaire, celle des adultes enseignants qui croient à leur mission éducative et souffrent de tout obstacle ou échec à sa réalisation et celle des élèves qui, en même temps que les disciplines scolaires, apprennent à l’école les multiples nuances des rapports sociaux, dont les rapports de pouvoir ; c) la vague indifférence aux souffrances d’autrui qui rôde dans les organisations professionnelles de tous ordres ; d) le plaisir esthétique engendré par les pratiques de soi et de l’identité auto-créée sur fond d’une angoisse morale peut-être caractéristique de notre époque (mon identité n’est-elle qu’un masque ? Qui est le sujet derrière le masque et ses métamorphoses ?) ; e) un mythe scolaire confronté à une forme de tolérance culturelle du décrochage ; f) l’effet paradoxal de la possibilité de rattrapage dans l’institution de l’éducation des adultes : si elle permet à certains de réussir à acquérir ce diplôme, elle en convainc peut-être bien d’autres, comme Guillaume, de la gravité moindre du geste de décrocher, sans l’aider à mesurer l’ampleur du risque ainsi pris. En effet, si cette possibilité n’avait pas été accessible à Guillaume, peut-être n’aurait-il pas « décroché » ainsi, malgré toutes les autres raisons identifiées au fil de son récit.

Le décrochage scolaire, dont celui des garçons, n’est pas qu’un problème social ou psychologique auquel l’État et ses experts s’efforcent de trouver le meilleur traitement possible. La persistance du décrochage au fil des ans n’est pas que la preuve de l’échec répété des innombrables gestes administratifs destinés à l’éradiquer, elle signifie aussi que perdure la tolérance culturelle et éthique du décrochage dans notre société, alors que nous connaissons de mieux en mieux les conséquences humiliantes, c’est-à-dire « excluantes » de cette pratique pour les jeunes qui font ce choix.

Lorsque nous avons repris contact avec Guillaume quelques années après cette conversation, il a accepté de réagir par un texte à notre analyse de notre rencontre (dont ce qui précède est une version remaniée pour les besoins de cet article). Nous le laissons ici conclure en reproduisant la fin de son texte dans laquelle il propose une nouvelle interprétation de son itinéraire scolaire. Cet extrait montre qu’à ce moment, il était en train de réinterpréter son expérience du décrochage d’une façon qui allait bien au-delà de la tolérance évoquée jusqu’ici. Par exemple, ce récit illustre la mesure du risque qu’il avait encouru en renonçant à tout compromis avec la norme scolaire au moment de son départ en voyage, mais aussi les difficultés du « raccrochage », peut-être sous-estimées au moment de sa décision.

Et Guillaume de conclure

Pour moi, à dix-sept ans, la charge était devenue trop lourde. Devenu plus populaire auprès des autres élèves, m’étant adonné aux drogues de toutes sortes et ayant acquis une confiance grandissante en mes moyens, mon assiduité et mes efforts scolaires avaient baissé, tout comme mes notes. C’est donc à la suite de difficultés survenues entre un professeur trop peu ouvert et un Guillaume trop éclaté que mon choix de quitter l’école secondaire s’est orchestré. L’automne suivant, j’ai repris mon secondaire cinq que j’ai réussi sans sueurs ni bonnes notes. Peut-être n’étais-je pas prêt, car ce retour aux études fut de courte durée. Je n’ai jamais terminé mes années de cégep […]. Je ne crois pas être un cas représentatif du décrocheur moyen. Je ne crois pas qu’il en existe vraiment un, d’ailleurs. Bien que ma position de conteur m’oblige à faire moi-même des caricatures et des personnages types pour conceptualiser un large rayon de caractères et de réactions possibles, j’essaie toujours de ne pas tomber dans le préjugé et « l’unichromatisation » de mes multiples visages de jeu. Aujourd’hui, j’ai fini mes cours compensateurs et commencé mes études universitaires. Je pratique encore le jeu de rôles et je consomme toujours du cannabis (exclusivement). Je me délecte de la bibliothèque et oriente mes recherches et études vers les terres de la Méso-Amérique. Je ne crois pas avoir raté ma vie jusqu’à maintenant et ne compte pas le faire. Je crois même que quitter l’école a été pour moi le meilleur choix, car il m’a permis de connaître le monde et ses occupants d’un autre oeil. Je crois l’avoir apprivoisé et il en a apparemment fait autant avec moi. Nous avons trouvé un terrain d’entente, une réalité commune. Quand je regarde les autres étudiants qui, souvent, n’ont pas acquis la maturité nécessaire pour entreprendre des études universitaires ou ont si souvent changé de programme qu’ils se retrouvent à 25 ans au début de leurs études, je suis certain que, pour moi, le décrochage a été plus un bienfait qu’une entorse à ma construction sociale et personnelle.