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Introduction

Depuis la naissance en Europe, il y a environ 800 ans, de ce qu’on a convenu d’appeler l’université [1], on s’est plu à voir en elle un lieu, le lieu privilégié de l’exercice de la liberté de penser et de « parler » – liberté de chercher, de professer ou d’enseigner, de discuter : lieu, par conséquent, du refus de tous les enfermements et de l’accueil de la diversité ; lieu de la distance autorisée et de la critique des sociétés et de leurs aménagements ; lieu de la contestation de l’ordre établi et de propositions alternatives. Mais l’université, fallacieusement déclinée ainsi au singulier et prétentieusement coiffée parfois de la tiare d’une majuscule – l’Université – n’a jamais existé que plurielle [2] : universités, donc, toujours tiraillées en outre par des luttes internes et entre les institutions les renvoyant aux rapports de pouvoir et aux tensions sociales de l’heure, à la fois assujetties et réfractaires, soumises et rebelles face aux pouvoirs en place à Rome (pouvoir religieux ou ecclésiastique), à Paris (pouvoir royal – y compris de Napoléon – ou politique), à New York (pouvoir financier). Le champ universitaire, pour reprendre une expression de Bourdieu, a toujours été terrain de tensions et de luttes.

Il en va aujourd’hui à la fois autrement et de façon tout à fait semblable. Paradoxe plus que contradiction, la dynamique présente de mondialisation, par le jeu de la sujétion aux rapports de forces, plutôt que de conduire à la prise en compte de la riche diversité qui fait l’universalité de l’humanité, semble entraîner les universités sur la voie d’une standardisation : des programmes, des structures et même des façons de penser – tournant à l’uniformité du pareil au même, par delà une apparente multiplicité, par l’enfermement dans ce que j’appellerai, après bien d’autres, la logique hégémonique, exclusive, de la raison instrumentale, qui semble trouver son expression en quelque sorte achevée dans le marché. Il y a là enjeux éthiques et politiques majeurs – nouveaux, bien que rappelant ceux du passé [3].

Je dirai d’abord, en introduction, la difficulté inhérente à tout discours universitaire sur l’université, reconnaissant d’entrée de jeu l’ambiguïté et la partialité du discours qui sera le mien. Ce discours, pour l’essentiel ou dans le corps de l’exposé, empruntera ensuite deux voies principales : 1) celle d’un rappel plus que, véritablement, d’une analyse du champ universitaire sous l’angle du « conflit des facultés » dont parlait Emmanuel Kant il y a plus de deux cents ans, et de l’évolution de ce conflit ; 2) celle d’une discussion sommaire des rapports actuels, à l’heure de la globalisation d’un marché qu’on dit mondialisé, entre société(s) et université(s). Au terme, une brève conclusion prendra la forme d’un plaidoyer en faveur, non d’un impossible retour à un âge d’or qui, d’ailleurs, n’a jamais été, mais du maintien d’une irréductible et féconde tension entre divers ordres et divers modes de rationalité dans l’université et dans la société ou, plus justement , dans les universités et dans les sociétés.

Difficulté d’un discours et son ambiguïté

Un universitaire peut-il prendre l’université, dont il est partie prenante en tant que sujet ou acteur, comme objet de ses analyses ? Saura-t-il tenir sur elle un discours qu’on pourrait qualifier d’objectif, de scientifique, qui ne soit pas partial ? Un universitaire peut-il, s’intéressant à l’université, ne pas donner dans l’anecdote, voire dans l’autobiographie, et ne pas en profiter pour présenter une défense et une illustration des intérêts qui sont les siens et qui sont en jeu dans les rapports de pouvoir qui structurent le champ universitaire comme tous les autres champs sociaux et comme la société prise globalement ?

Comme le fait observer Pierre Bourdieu (1984), il est des réalités dans tout champ social qui ne sont perceptibles que de l’intérieur ; il en est d’autres, parfois les mêmes, mais alors vues sous un autre angle, qui n’apparaissent qu’au regard de l’étranger. Le défi serait dès lors, pour avoir une vision du champ qui ne soit pas trop tronquée, à la fois partielle et partiale, et pour avoir la chance ensuite de comprendre ce qui s’y passe, de réconcilier les deux regards : celui de l’acteur et celui de l’observateur. Tâche impossible peut-être.

Dans les toutes premières lignes de son livre sur l’université française et le tournant de mai 1968, Homo académicus, Pierre Bourdieu (1984) écrivait :

En prenant pour objet un monde social dans lequel on est pris, on s’oblige à rencontrer, sous une forme que l’on peut dire dramatisée, un certain nombre de problèmes épistémologiques fondamentaux, tous liés à la question de la différence entre la connaissance pratique et la connaissance savante, et notamment la difficulté particulière de la rupture avec l’expérience indigène et de la restitution de la connaissance obtenue au prix de cette rupture. On sait l’obstacle à la connaissance scientifique que représentent tant l’excès de proximité que l’excès de distance et la difficulté d’instaurer cette relation de proximité rompue et restaurée qui, au prix d’un long travail sur l’objet mais aussi sur le sujet de la recherche, permet d’intégrer tout ce qu’on ne peut savoir que si l’on en est et tout ce qu’on ne peut ou ne veut pas savoir parce qu’on en est.

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« Ainsi donc, Madame sera assise à sa fenêtre, se regardant passer... », dit un jour mon collègue Émile Ollivier, sociologue et pédagogue, admirateur sinon disciple de Bourdieu, à une étudiante qui présentait son projet de recherche, dont l’objet la mettrait directement en cause comme sujet-actrice. Je ne réussirai sans doute pas à prendre en compte, dans les pages qui suivent, à la fois ce que je sais de l’université parce que j’en suis (et par ce que j’en suis) depuis bientôt trente-cinq ans et ce que peut-être je refuse de voir, précisément parce que j’en suis et qu’il en va de mes intérêts en même temps que de mes croyances et de mes convictions, mais qu’un autre, de l’extérieur, verrait (plus) facilement. Je ferai toutefois effort de distance et de rupture provisoire, pour reprendre encore les catégories de Bourdieu, sachant que je ne pourrai briser cette proximité qui tient au fait que je suis partie prenante de ce qui a cours dans l’université.

Vous voilà mis en garde ! La récurrence tout au long du texte, à l’encontre des règles usuelles, d’un « je » qui pourra irriter, rappellera au lecteur le caractère engagé, partiel et partial, du propos tenu.

Champ universitaire et conflit des facultés

Le philosophe allemand Emmanuel Kant (1798/1988) s’est intéressé déjà, il y a plus de deux siècles, aux enjeux du « conflit des facultés » qui, divisant le champ universitaire, renvoie aux rapports sociaux qui sont toujours rapports de pouvoir. On trouve dans les universités, faisait-il observer, des « Facultés supérieures » (théologie, droit, médecine) qui tiennent leur supériorité de ce que, appuyées et contrôlées par le gouvernement, elles lui procurent « l’influence la plus forte et la plus durable sur le peuple », et une « Faculté inférieure », « abandonnée à la raison propre du peuple savant », regroupant diverses disciplines de ce que nous appellerions aujourd’hui les lettres (la grammaire, disait-on alors) et les sciences, ainsi que la mathématique pure – et, bien sûr, la philosophie, lieu des « objections sévères ». D’un côté, « la droite du parlement de la science » donnant son appui à l’ordre social et aux pouvoirs qui le constituent ; de l’autre, « la gauche » agissant comme « un public d’opposition », soumettant tout à l’examen critique et ouvrant par là, sinon nécessairement la contestation de l’ordre établi, l’éventualité, du moins, de cette contestation [4].

Compte tenu du but qui est le sien, « avoir de l’influence sur le peuple », le gouvernement, note Kant, s’intéresse de façon particulière à ce qui définit « le bien éternel de chacun » (la théologie), « puis son bien social » (le droit), « enfin le bien corporel » (la médecine). Aussi les « Facultés supérieures fondent [-elles] toutes trois l’enseignement qui leur est confié par le gouvernement sur l’écrit » – bible, code de droit civil, règlement médical – , exerçant un contrôle sur l’enseignement dispensé par le nécessaire renvoi à des « statuts [...] émanant de l’arbitraire d’un supérieur » plutôt que de dériver, le mot est de Kant, de la raison. Et« les Facultés supérieures, poursuit Kant, doivent [éviter de] s’engager dans quelque mésalliance avec la Faculté inférieure [et] la tenir habilement à une distance respectable afin que la considération dont jouissent leurs statuts n’ait pas à souffrir de son indépendance raisonneuse [5] ».

Les propos de Kant, renvoyant à une université qui n’est plus, peuvent faire sourire. Modulé, toutefois, selon une diversité qui ne réussit pas à masquer tout à fait sa pérennité ou à tout le moins, sa constante récurrence, le « conflit des facultés » dont parle Kant traverse toute l’histoire de l’université, des origines à aujourd’hui. Ce fut, un temps qui dura quelques siècles, l’autorité ecclésiastique qui établit de l’extérieur la hiérarchie interne dans les universités de Bologne et de Paris comme aussi de Salamanque ou d’ailleurs. Reine des sciences, la philosophie y était elle-même soumise à la théologie... et tout l’édifice tenait à l’appui ou à l’approbation de Rome. Il suffira d’évoquer ici, pour jauger l’importance de l’influence des pouvoirs ecclésiastiques en place sur les dynamiques universitaires et, plus largement, sur le travail des scientifiques, ce qu’il advint à Copernic et à Galilée, et ce qu’on fit alors de leurs travaux. Puis la philosophie réussit à s’émanciper de la tutelle théologique et ecclésiastique, mais pour être bientôt détrônée par les sciences. Celles-ci furent à leur tour happées par le développement, qu’elles avaient rendu possible, de technologies permettant désormais non plus de connaître le monde seulement, mais de le transformer en renouvelant inlassablement le marché des nouveaux possibles.

Les rapports de pouvoir se modifient donc constamment dans le champ universitaire comme dans la société, au fil des luttes qui y ont cours, mais selon un schème identique, récurrent, dont Bourdieu montrera qu’il tient à l’équilibre toujours mis en cause, défait et reconstruit entre l’ordre établi et sa contestation. Ou entre la certitude et l’incertitude, comme j’ai tenté de le montrer dans un récent Éloge de l’incertitude (Bourgeault, 1999) – mieux peut-être, entre la certitude comme possession prétendue et détention de « la vérité », et la quête. Bien avant l’avènement de l’université, dans la Grèce ancienne déjà, la philosophie avait mis en question les certitudes illusoires des mythes, pour proposer l’incertaine aventure d’une quête de la vérité – reconnue comme inaccessible. (Et d’aucuns voient là l’origine, sinon de l’université à proprement parler, du moins de l’académie.) La philosophie grecque, mise au service d’un remarquable effort d’intelligence du mythe chrétien, alliant révélation et salut, se fit ensuite théologie – et instrument de la certitude [6]. La philosophie dut s’arracher à cette servitude ; elle y réussit pour une part, en s’appuyant parfois sur les apports neufs des sciences, estimant toutefois devoir et pouvoir aller plus loin pour poser de nouveau ses questions – reprenant donc la quête, mais pour prétendre ensuite, à son tour, à la certitude. Jusqu’à ce que le développement des pratiques de recherche scientifique vienne remettre cette certitude en question, et avec elle la philosophie ou, comme on a dit, la métaphysique. À la suite du triomphe de la science, compte tenu de son hégémonie, voire de son exclusivité totalitaire dans le champ universitaire, toutes les facultés tentèrent de se donner un statut scientifique et durent faire reconnaître ce statut pour pouvoir simplement survivre, subsister. Je pourrais poursuivre ce « récit » en évoquant l’ère toute récente de l’hégémonie des technologies, puis donner à entrevoir l’université du marché dont les traits se dessinent peu à peu dans le jeu actuel du marché des universités et de la dure concurrence qui y sévit. Il en sera question dans la partie traitant de l’hégémonie du modèle de l’université entrepreneuriale (entrepreneurial university – Clark, 1998) et de ce que d’aucuns ont appelé le « capitalisme universitaire » (academic capitalism – Slaughter et Leslie, 1997 ; Ylijoki, 2003).

Poussant plus loin l’analyse, Bourdieu a bien montré (pour l’université française, mais son propos vaut pour l’université en général) comment le champ universitaire est divisé par ce « conflit des facultés » qui, en quelque sorte, « distribue » les professeurs « entre le pôle du pouvoir économique et politique et le pôle du prestige culturel, selon les mêmes principes que les différentes fractions de la classe dominante » (Bourdieu, 1984, p. 57).

Étudiant, j’ai pour ma part connu, dans les années 1950, une université qui n’avait pas encore complété le renversement de l’ancienne hégémonie de la théologie, mais où dominaient la philosophie et les lettres. Au point où l’on se demandait, dans certains cercles, si les écoles et les facultés professionnelles avaient vraiment leur place à l’université, d’aucuns estimant que leur intégration dans l’université entraînait que celle-ci en perdrait son âme... et, avec sa nature, sa mission propre. Les « grandes facultés » traditionnelles, droit et médecine, n’étaient pas directement mises en cause. D’ailleurs, la philosophie faisait alors partie du curriculum des facultés de droit ou de médecine ; il arrivait même que des étudiants de ces facultés s’inscrivent en larges cohortes à des cours et séminaires de littérature – les conférences, par exemple, d’un Ernest Gagnon, intégrant arts et lettres et ce qu’on appellerait aujourd’hui anthropologie. (Et me voilà engagé sur les chemins de l’anecdote et de l’autobiographie !)

Plus tard, j’ai commencé ma carrière de professeur d’université, tout juste avant la décennie 1970, alors que les arts et les lettres avaient dû céder le pas, avec la philosophie, aux sciences. Finie l’ère de l’érudition. Tout dut alors accéder au statut de science pour pouvoir subsister : bien sûr, on parlait encore de droit, mais aussi et de plus en plus de sciences juridiques et de sciences administratives ou de sciences de la gestion, de sciences comptables, de sciences médicales et infirmières, de sciences de l’éducation, plus tard de sciences de l’environnement... et j’en passe. Pour reprendre les catégories de Kant et de Bourdieu et en les conjuguant, voilà donc que les facultés qui étaient du côté des pouvoirs économique et politique s’emparaient aussi du prestige lié à la science et aux pratiques de recherche scientifique... et non plus simplement cliniques ou professionnelles, pragmatiques.

Mais les pouvoirs économiques et politiques ne s’étaient pas soumis pour autant à la science. En témoignent les nouveaux réalignements qui ont présentement cours, qui jaugent toutes les pratiques universitaires à l’aune de l’utilité et de l’efficacité, soumettant désormais la science à la logique de la productivité. D’aucuns protestent, quelques-uns s’insurgent. Parce qu’il en va de l’université et de sa mission, disent-ils. Mais aussi parce que leur position a été attaquée. La protestation vient en effet de ceux et celles que ces réalignements marginalisent aujourd’hui dans une université qui fut, un temps, leur royaume.

Que retenir de ce trop sommaire survol, abusivement simplifié, de l’évolution du « conflit des facultés » au cours des siècles et, plus spécialement, au cours des dernières décennies ? Je m’en tiendrai ici à deux propositions.

  • D’une part, l’université, se transformant, a subsisté par delà la succession des hégémonies et des renversements qui tissent la trame d’un incessant « conflit des facultés » qui n’est peut-être pas aujourd’hui plus dommageable qu’hier – et peut-être n’est-il pas nécessaire, alors, de pousser les hauts cris pour donner l’alarme.

  • D’autre part, les marginalisations et les exclusions auxquelles le « conflit des facultés » a donné et ne cesse de donner cours ont toujours appauvri l’université – et c’est pourquoi il faut s’opposer aux hégémonies actuelles de l’université d’aujourd’hui qui risquent d’affaiblir, voire d’exclure, une nécessaire tension.

Université du marché... et marché des universités

Le « conflit des facultés » prend une autre forme dans ce que d’aucuns ont appelé, évoquant un « capitalisme universitaire » (academic capitalism – Slaughter et Leslie, 1997 ; Ylijoki, 2003), l’université entrepreneuriale (entrepreneurial university – Clark, 1998) ; dans ce que j’appellerai ici, quant à moi, l’université du marché – ou l’université soumise au marché : à la fois au service du marché et mise elle-même en marché, soumise aux exigences du marché du savoir, de la recherche, et aux lois, finalement, du marché des universités. Deux mots clés, productivité et compétition, sont au coeur du « conflit » actuel qui divise les universités entre, d’une part, ceux et celles, professeurs ou départements et facultés, qui « produisent » et qui se rangent du côté des gagnants ; d’autre part, les non-productifs, les non-performants, les perdants.

Cela touche la recherche (qui n’a désormais de prix que si elle est subventionnée – et menée en outre en partenariat avec l’entreprise), mais aussi les programmes d’études (parrainés) et les chaires (commanditées), ainsi que les universités elles-mêmes (institutions publiques, à la fois d’intérêt public et, à ce titre, financées par les fonds publics, mais associées et soumises de plus en plus à des intérêts privés sous le couvert du mécénat).

La recherche

Dans les universités, institutions vouées (pour une part... et de plus en plus importante) à la recherche, c’est partout la course folle... aux congrès, colloques et séminaires, à la publication, aux subventions, aux partenariats – chaque subvention, chaque contribution et chaque alliance pouvant être ensuite inscrite dans les formulaires des demandes de subvention à venir comme autant d’indicateurs de « productivité » [7]. L’expression est empruntée, bien évidemment, à l’entreprise, et l’emprunt n’est pas sans signification ni sans conséquences.

De quelle productivité s’agit-il donc ? Et de quels produits ? Nombre de communications d’abord, scientifiques bien sûr, en les distinguant bien des conférences et des interventions en table ronde ; de préférence en anglais (même si en japonais, cela peut aussi faire chic !) ; et dans des colloques importants, eux-mêmes scientifiques assurément ; de préférence à l’étranger. Nombre de publications aussi, en indiquant celles qui découlent des travaux réalisés grâce à une subvention obtenue ; dans des revues scientifiques, avec comités de lecture (jamais complaisants !), de préférence en anglais toujours... Restant dans les chiffres, on inscrit ensuite à l’actif du bilan, ou dans la demande de subvention, les milliers de dollars (de préférence étatsuniens) obtenus à titre de directeur ou de membre d’une équipe de recherche, à titre de chercheur principal, de collaborateur ou d’agent de recherche... de bonnes sources, c’est-à-dire d’organismes subventionnaires accrédités, avec comités d’évaluation... Même si, l’argent étant présumé n’avoir pas d’odeur, on peut également faire état et étalage de ce qui vient de sources que l’on considère encore, parfois, comme moins nobles, surtout si les sommes en cause sont élevées et par là, semble-t-il, anoblies. L’importance des sommes obtenues antérieurement s’avère particulièrement impotante, décisive même, car on ne prête qu’aux riches. Vient alors la liste des partenaires, avec lettres d’appui ou d’appréciation selon les cas (jamais complaisantes, elles non plus), certains partenaires (les « décideurs » du public ou du privé) étant, bien sûr, plus importants que d’autres...

Est-ce une caricature ? Je le voudrais. Toujours est-il que les critères auxquels on jauge la productivité du chercheur incitent au jeu du faire-valoir. À la limite, à la tromperie. Plus souvent, aux petites tricheries des alliances complaisantes et complices. Et par delà ces alliances, à la compétition, aujourd’hui féroce dans le champ de la recherche scientifique comme partout ailleurs. Comme je l’ai dit plus haut, on ne prête qu’aux riches ! Il faut donc, pour le chercheur individuel comme pour les équipes de recherche, avoir beaucoup « produit ». Dans le jeu de la compétition, les chercheurs individuels ne peuvent tenir qu’en s’associant à des équipes ; les équipes, qu’en s’élargissant et en s’associant à des partenaires dont il faudra servir les intérêts et, en certains cas, adopter le point de vue et se conformer aux directives explicites ou implicites. Les partenariats seront établis, selon les cas, avec d’autres universités ou d’autres institutions de recherche, avec des entreprises… ici et à l’étranger. À l’ère de la mondialisation / globalisation, on n’a pas le choix : il faut faire big  ! Les « concours » des organismes subventionnaires publics, distribuant des fonds publics, y invitent – y concourent, pourrait-on dire en faisant un mauvais jeu de mots.

La « productivité » scientifique se mesure ainsi, de plus en plus, à l’aune de la contribution de la recherche au développement de nouveaux brevets, dans ce qu’on appelle l’économie du savoir, au service du développement des entreprises et de la qualité de leurs produits, pour assurer leur compétitivité sur le marché mondialisé – au service duquel et dans lequel les équipes de chercheurs universitaires se placent elles-mêmes dans un rapport de compétition, souvent féroce, entre elles. Au service, finalement, selon la rhétorique de l’heure, d’un développement économique collectif dont on présume qu’il résultera, à moyen ou long terme, d’une hausse, dans l’immédiat, de la productivité des entreprises et de l’enrichissement de leurs actionnaires.

Mais quel mal y a-t-il donc à cela ? Les meilleurs résisteront, gagneront. Est-ce si sûr ? La compétition, stimulante, ne va pas sans avoir pour la recherche et pour sa qualité des effets pervers : on peut être tenté d’aller trop vite, tournant les coins un peu « rond », pour pouvoir publiciser des résultats de recherche avant qu’une autre équipe ne nous devance. Ou, au contraire, garder secrets des résultats de recherche qui pourraient être utiles aux travaux d’une autre équipe. De plus, pour être parmi les gagnants, on consentira éventuellement à « faire ce qu’il faut », on trafiquera un peu les choses, oh ! si peu ! Surtout, on introduit une dynamique de conflit là où la coopération donnerait probablement de meilleurs résultats [8].

S’agissant des partenariats établis et de leurs conséquences, il n’en va toutefois pas ainsi partout, de la même manière. Plusieurs études l’ont montré déjà : les cultures particulières des facultés ou des départements et des centres de recherche universitaires introduisent une grande diversité touchant tant les partenaires eux-mêmes que les rapports avec eux, qui vont de la distance jalousement préservée à l’engagement dans l’oeuvre commune, dans la commune entreprise au sens marchand du terme (Ylijoki, 2003) [9]. M’inspirant des propos de Kant sur le conflit des facultés, je noterai que ce conflit renvoie aujourd’hui comme hier, bien qu’autrement qu’hier, à la diversité des alliances instaurées par les membres des diverses « tribus » universitaires – disciplines et facultés ou départements – à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions universitaires, pour protéger leurs frontières ou agrandir leurs champs ou leurs « territoires » (pour une part de nature disciplinaire) (Becher, 1989) [10].

L’enseignement et les chaires

Une dynamique semblable est à l’oeuvre dans le travail de révision des programmes mené en référence première, voire exclusive, à leur « productivité » : nombre de candidats admis, oui, mais aussi rythme d’avancement dans le curriculum établi et surtout « nombre de diplômés ayant trouvé un emploi dans leur domaine ». Plus crûment : pertinence, entendue en termes d’utilité marchande. On retrouvera alors en tête des palmarès les programmes (souvent fortement « contingentés ») des nouvelles « Facultés supérieures » (parmi lesquelles ne compte plus guère, assurément, la théologie, tandis que le droit et la médecine se trouvent déclassées), assujetties non plus, comme à l’époque de Kant, au gouvernement, mais aux pouvoirs économiques et au marché : économie, sciences appliquées et technologies, informatique... La médecine s’en tire en faisant bonne place aux technologies biomédicales ; le droit réussit parfois à y trouver son compte, s’occupant par exemple à réguler le commerce international ; la théologie, en sursis, s’associe à l’éthique appliquée... En bas de liste : les lettres, l’histoire, la philosophie... d’une « Faculté inférieure » décidément bien peu productive.

Les hiérarchies de ces palmarès sont à la fois reflétées et constituées, d’une part et de façon déterminante, par le jeu des attributions et distributions budgétaires des fonds publics consentis (sur la base de savants et sinueux calculs des rapports différenciés dollars/inscriptions et des ratios étudiants/cours et crédits-étudiants / professeurs) ; d’autre part, plus récemment, par celui des dons et commandites d’un mécénat d’affaires qui choisit les cibles de ses largesses, contribuant ainsi – le plus souvent en fonction de ses intérêts directement financiers ou d’image, comme on peut s’y attendre – à l’orientation du développement des enseignements universitaires et de la recherche qui y est associée par la création de chaires avec « fondation » ou commanditées. (Et ce mécénat exige tout à la fois les dégrèvements d’impôt conséquents, la reconnaissance publique et les retombées ! Mais c’est là la matière d’un autre débat.)

Une anecdote encore, au sujet de ce que j’ai appelé plus haut l’utilité marchande des formations. Il y a près de vingt ans déjà, il m’a été donné de participer à un groupe d’une douzaine d’experts d’horizons divers, dont les avis étaient sollicités en vue d’une révision en profondeur des programmes d’un collège de la Montérégie. Un premier tour de table orientait le groupe vers un premier consensus quant à l’opportunité d’une enquête dans les entreprises (publiques et privées, de service et de production) de la région pour identifier les besoins en main-d’oeuvre pour les années à venir et, partant, les besoins de formation, en fonction desquels on pourrait procéder à la révision des programmes, de façon à assurer leur adaptation et donc leur pertinence. J’ai alors proposé un second tour de table, chacun et chacune (mais il y avait plus de chacun que de chacune dans ce panel d’experts !) étant invité à dire le champ de sa formation et celui de l’expertise qui lui était actuellement reconnue par le poste occupé. Un sourire inquiet plus qu’amusé s’est dessiné sur presque tous les visages à mesure que progressait ce tour de table révélant que, à une exception près, tous les participants occupaient des postes et exerçaient des fonctions sans rapport direct avec la formation reçue et dûment attestée par les diplômes obtenus. Des formations « inutiles » s’étaient avérées pour plusieurs, au fil des ans, essentielles, décisives dans leur cheminement de carrière. Mais il en va autrement aujourd’hui, conclut-on alors – je le répète : il y aura bientôt vingt ans. Autre temps, même refrain.

Les universités

Les universités, considérées de façon globale, sont donc touchées par cette hégémonie d’une rationalité étroitement instrumentale et marchande qui impose sa loi de l’intérieur comme de l’extérieur. Leur autonomie semble s’effriter devant les influences de plus en plus fortement impératives de l’économie et du marché, dont les gouvernements se font les instruments médiateurs – comme on a pu voir lors de la signature, en mars 2000, de « contrats ou ententes de productivité » imposés aux universités québécoises par le titulaire du ministère de l’Éducation ; et menacée aussi par les partenariats établis.

Il importe toutefois de prendre conscience que tout cela n’est pas vraiment nouveau. Les partenariats du passé avec les religions et les églises, avec les rois et leurs représentants, avec les hautes bourgeoisies, portaient tout autant atteinte hier à l’idéal proclamé de l’autonomie des universités et de la liberté universitaire que peuvent le faire aujourd’hui les partenariats avec l’entreprise.

Par ailleurs se trouve instaurée aujourd’hui, par le jeu des dons et des contrats ou des alliances entre les grandes entreprises et certaines universités, par l’action aussi des gouvernements et des agences subventionnaires, par l’écho donné dans les médias, une hiérarchisation des universités entre elles qui ouvre ou révèle, par delà le « conflit des facultés », ce qu’on pourrait appeler un conflit des universités... supérieures et inférieures : grandes universités de recherche, universités (principalement ou exclusivement) de premier cycle pour la formation professionnelle, universités « de dépannage ».

D’autres contributions au présent numéro, renvoyant à des études plus précises ou plus larges et faisant état d’analyses plus rigoureuses, sont plus étoffées en ces matières. Je n’insiste donc pas. Je noterai toutefois que les universités québécoises, comme celles des pays industrialisés en général, n’ont guère fait preuve au cours des dernières décennies d’un souci de responsabilité sociale et d’accountability. Elles ont tardé, institutions publiques (soutenues par des fonds publics parce que d’intérêt public) pourtant, à instaurer une politique de « comptes rendus » réguliers à la société – et non aux seuls gouvernants, mais sans exclure ces derniers et sans leur dénier le droit de regard qui découle du mandat reçu des électeurs. Elles ont préféré développer leurs services et leurs instruments de relations publiques, et publier des rapports orientés vers la mise en marché de leurs programmes d’enseignement et de recherche, sans souci d’établir avec le public des rapports d’interaction qui auraient sans doute amené à remettre en cause certaines habitudes trop facilement coiffées du titre pompeux de traditions universitaires ou fallacieusement présentées comme renvoyant aux exigences de la liberté universitaire. Elles ont choisi, nous avons choisi de ne rien changer vraiment, fuyant les collaborations interinstitutionnelles et les concertations éventuellement fécondes. En appelant à l’autonomie des universités et à la liberté universitaire tout en sacrifiant l’une et l’autre au jeu des intérêts des divers acteurs, les universités ont emprunté les chemins de la concurrence plus que de la complémentarité et de la concertation. Avec la complicité de notre accord au moins tacite.

Tous risquent d’y perdre, si on n’y prend garde, au jeu d’une reddition des universités, par delà la rhétorique des protestations, aux diktats d’une rationalité instrumentale et marchande hégémonique, exclusive, d’une soumission aux seuls critères étroits d’une productivité au service du marché. Tous : les universitaires eux-mêmes, professeurs et chercheurs et étudiants, par delà toutes les frontières dressées entre les facultés ou les départements, mais également tous ceux et celles qui n’en sont pas et qui ont malgré tout un droit strict à leurs services en tant que citoyens – et contribuables. Les citoyens sont en droit d’exiger que les services de leurs universités soient marqués par la qualité, par un constant souci de rigueur. Mais aussi de pertinence. Et même de productivité, oui. Mais on ne saurait mesurer qualité ni rigueur ni pertinence ni productivité en termes de rationalité instrumentale seulement et à l’aune des seuls critères et repères de la rationalité marchande.

Enjeux éthiques et politiques

Je n’ai aucun regret de l’université d’hier, n’éprouvant nulle nostalgie (academic nostalgia – Ylijoki, 2000) de ce que je n’aimais pas alors et que je n’aime toujours pas dans ce que celle d’aujourd’hui en a préservé. Mais je suis insatisfait, aujourd’hui comme hier, et inquiet, parce que soucieux d’une opposition, toujours nécessaire, aux enfermements de toutes les hégémonies réductrices, soucieux aussi d’une nécessaire et toujours difficile ouverture à l’alternative.

La société, concrètement les hommes et les femmes qui la constituent, est en droit d’exiger des universités qu’elles gardent vivantes – en elles, mais du même coup dans la société – les démarches vouées à l’interrogation et au débat. Il y a là, au service de la société et donc du mieux-être des individus et des collectivités qui la composent, devoir de vigilance. Jaillissant de la conscience de qui sait prendre une nécessaire distance critique face à lui-même, à son action et à ce qui en résultera, comme aussi à ce qui l’entoure, l’interrogation entraîne dans une quête individuelle, mais aussi dans un débat – démocratique – et dans des actions qui sont construction de sens en même temps que de société, construction d’une cité. En lien dialectique avec ce qu’on appelle communément la rationalité instrumentale, l’interrogation et le débat permettent d’inscrire les repères et les réalisations de cette rationalité, les critiquant parfois et exigeant au besoin des corrections de trajectoires, dans un projet toujours à revoir, orienté vers le mieux-être des personnes et des collectivités. Ou, du moins, vers ce qu’on estime être un mieux-être et que, pour cette raison, on choisit après délibération.

Un des rôles majeurs des universités, aujourd’hui comme hier essentiel – d’aucuns diront aujourd’hui plus encore qu’hier, mais ce serait avoir la mémoire bien courte ou sélective –, consiste à faire en sorte que la société ne soit pas asservie par les hégémonies de l’heure, qui ont toujours tendance à se faire exclusives, totalitaires. Hégémonie, un temps, des religions, au nom de Dieu. Plus tard, du scientisme plus que des sciences. Puis, des grandes idéologies et des grands mythes du siècle qui vient de se terminer : grand soir communiste ou abondance promise par le capitalisme libéral. Aujourd’hui, du marché mondialisé. Aux prises, pourtant, comme les sociétés avec les pouvoirs d’hégémonies successives, les universités ont été, au fil des ans et des siècles, des lieux privilégiés d’exploration, d’analyse et, parfois, de proposition, voire de mise en oeuvre d’alternatives. L’exercice de ce qu’on appelle traditionnellement la fonction critique ou la fonction sociale des universités passe aujourd’hui comme hier, bien qu’aujourd’hui différemment qu’hier, par le refus des enfermements. Comme le proposait Michel Serres, il y a une quinzaine d’années, en discutant des nouveaux pouvoirs conférés par le développement des sciences et des technologies, il nous appartient de faire en sorte « que nul ne... puisse décider de manière large ou globale de la production ou de la définition de l’homme [11] » ; que nul ne puisse s’arroger le droit de décider du sort des autres, éventuellement de tous les autres.

Il y a là enjeu éthique décisif, dans la mesure où il touche à la capacité éthique du sujet qui le définit comme tel : comme acteur de sa vie (avec d’autres / en société) et responsable de son action. Ce que le sociologue Alain Touraine n’a cessé de rappeler, ces dernières années, dans un appel à l’éthique en même temps qu’au politique, les deux ordres étant indissociables dans une société démocratique rassemblant des sujets. Le sujet pluriel et, avec lui, la démocratie (comme « figure du sujet ») ne peuvent subsister que par et dans une articulation neuve des rationalités instrumentale et symbolique ou de sens : articulation qui ne saurait aller sans tension, mais qui s’avère nécessaire si on veut échapper, d’une part, à l’enfermement dans la logique totalitaire du marché ; d’autre part, au repli identitaire dans la secte ou dans l’ethnie qui exigent qu’on se soumette à leurs référents absolutisés (Touraine, 1997).

Je terminerai donc par un plaidoyer en faveur du maintien de la nécessaire tension, dans l’université et dans la société, dans l’université au service de la société, entre la raison instrumentale et la raison de sens ou symbolique, que je tiens à placer sous le signe et le sceau de l’interrogation et du débat – sans quoi on donnera dans un autre enfermement (éventuellement religieux, assurément idéologique), sans ouverture possible à l’alternative.

Citant de nouveau Emmanuel Kant (1798), je me permettrai d’insérer dans son propos quelques suggestions de mise à jour :

La classe des facultés supérieures (en quelque sorte la droite du parlement de la science), [écrit Kant], défend les statuts du gouvernement [ou, aujourd’hui, les intérêts de la haute finance, de la grande entreprise et du marché mondialisé] ; cependant, il doit y avoir aussi dans une constitution libre, comme doit l’être celle où il s’agit de la vérité [ou : du sens que l’on entend donner individuellement et collectivement à la vie, et des valeurs], un public d’opposition (la gauche), le banc de la faculté de philosophie [et d’histoire, de lettres et d’humanités, de sociologie et de sciences sociales...], car sans l’examen et les objections sévères de celle-ci, le gouvernement [et/ou la société] ne serait pas renseigné suffisamment sur ce qui peut être utile ou nuisible.

p. 37

Kant réunissait ainsi éthique et politique pour rappeler à l’université de son temps l’importance d’une articulation rigoureuse mettant en dialogue en même temps qu’en confrontation la raison instrumentale et la raison symbolique ou la raison critique – l’interrogation et le débat –, disant avec insistance son devoir de distance critique au service de la société.