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Car faire progresser la science, c’est d’abord apercevoir un problème et savoir le formuler.

Schaff, 1976, p. 285

Introduction

Depuis le début des années 1990, dans le champ de la recherche en pédagogie universitaire, un intérêt grandissant se manifeste pour les conceptions des professeurs d’université à l’égard de l’enseignement (Kane, Sandretto et Heath, 2002 ; Kember, 1997 ; Saussez, 1998 ; Loiola, 2001). Afin d’alléger le texte, nous utiliserons dorénavant l’expression conceptions de l’enseignement pour désigner les conceptions des professeurs d’Université à propos de l’enseignement. L’étude de ce phénomène se justifie par l’hypothèse selon laquelle les pratiques des professeurs en salle de classe seraient largement tributaires de leurs conceptions de l’enseignement (Donnay et Romainville, 1996 ; Ramsden, 1992 ; Trigwell, 1995). En première approximation, celles-ci correspondent aux significations accordées par les professeurs à l’expérience d’enseignement (Kember, 1997 ; Kane et collab., 2002 ; Pratt, 1992 ; Saussez, 2005).

L’objectif de cette contribution est de discuter des travaux réalisés dans ce champ de recherche. Il s’agit de montrer que la recherche consacrée aux conceptions de l’enseignement présente différentes lacunes, notamment le caractère peu explicite de différents présupposés métathéoriques, théoriques et méthodologiques au sujet de la dynamique psychologique et sociale à l’oeuvre dans la production de ces conceptions.

L’enjeu de cette contribution est nomothétique. Elle vise à faire avancer les connaissances théoriques (Van der Maren, 1996) à propos des conceptions de l’enseignement. Elle repose sur une analyse critique des écrits de recherche et utilise la psychologie culturelle comme base de comparaison.

Cet article est structuré selon deux parties. Dans la première, nous discutons des recherches consacrées aux conceptions de l’enseignement d’un point de vue général. En effet, quelle que soit la base de comparaison adoptée, les analyses critiques de Saussez (1998, 2005) et de Kane et ses collaborateurs (2002) soulèvent les mêmes problèmes. Nous caractérisons sommairement les différents travaux analysés en fonction de la typologie et la méthodologie. Nous en proposons ensuite une synthèse. Enfin, nous mettons en évidence leurs principales lacunes, leurs limites ainsi que leurs différents implicites métathéoriques, théoriques et méthodologiques. Dans la seconde partie, nous explicitons certains des principes théoriques qui fondent la psychologie culturelle, sous l’angle notamment d’une théorie instrumentale du langage. Sur cette base, nous tentons de conceptualiser les rapports entre l’élaboration d’une conception par le professeur et la mise en mots. En dernier lieu, nous délimitons deux des défis liés à un tel cadrage théorique et nous esquissons les perspectives dont ils sont porteurs pour la recherche en pédagogie universitaire.

L’étude des conceptions de l’enseignement : un regard critique

Dans cette section, nous discutons des principales conclusions de deux analyses critiques des écrits consacrés aux conceptions de l’enseignement (Kane et collab., 2002 ; Saussez, 1998, 2005). Nous commençons par présenter sommairement différentes facettes des recherches réalisées dans ce champ d’étude.

Une vision synthétique des recherches concernant les conceptions de l’enseignement

Dans le cadre de différents travaux (Saussez, 1998, 2005), nous avons procédé à une analyse critique de 22 études sur les conceptions des professeurs d’université à propos de l’enseignement, publiées dans des revues avec comités de lecture de langue anglaise, parmi lesquelles figurent deux revues narratives de recherche (Kane et collab., 2002 ; Kember, 1997). Kane et ses collaborateurs (2002) ont retenu 50 études pour leur analyse critique en utilisant des critères de sélection moins stricts que les nôtres ; par exemple, ils ont intégré des communications à des conférences, etc. En outre, nous avons analysé trois thèses de doctorat consacrées à ce sujet (Fontaine, 1996 ; Loiola, 2001 ; Samuelowicz, 1999). Enfin, nous avons également pris en compte deux ouvrages (Prosser et Trigwell, 1999 ; Ramsden, 1992) et deux chapitres de livre (Gibbs, 1995 ; Saroyan, Amundden et Li, 1997) qui portent sur le développement professionnel des professeurs d’université et traitent de la question des conceptions de l’enseignement dans ce processus. Cependant, nous n’avons pas tenu compte de certains articles publiés dans des revues avec comité de lecture, parce que, soit la base empirique n’était pas suffisamment explicitée (Fox, 1983), soit le travail était purement spéculatif (Kugel, 1993).

Les études ont été analysées en référence aux questions suivantes : Quel est le problème identifié par les auteurs et quel est leur angle d’attaque pour le traiter (psychologique, psychopédagogique, sociologique, anthropologique, etc.) ?Comment la pertinence d’une étude portant sur les conceptions de l’enseignement est-elle établie ?Dans quelleperspective métathéorique l’étude s’inscrit-elle ? Quel est le schème théorique adopté et comment s’applique-t-il dans la définition des conceptions de l’enseignement, dans leur mise en relation avec d’autres concepts et dans la manière de les observer ? Quels sont les thèses ou postulats à propos de la nature des conceptions de l’enseignement et des processus à travers lesquels elles se construisent, se transforment ou colorent la pratique et les discours ? À partir de quelles hypothèses ? Quelles stratégies adoptent-elles pour produire des données observables et les analyser ? Quels sont les résultats obtenus ? Ces résultats permettent-ils de répondre à la question de départ ? Quelles sont les hypothèses formulées de façon heuristique au terme de l’analyse et de la discussion des données par les chercheurs ? À travers cette analyse critique, il s’agit tout d’abord d’apprécier la valeur épistémologique, théorique et méthodologique de ces travaux et esquisser de nouvelles avenues pour la recherche (Saussez, 1998). Ensuite, il s’agit de développer, sur cette base, un schème théorique approprié afin de rendre opératoires ces avenues de recherche (Saussez, 2005).

La majeure partie des travaux analysés adoptent l’entretien et l’analyse qualitative pour observer et donner forme à ce phénomène ; cela débouche sur la production de typologies de conceptions de l’enseignement. Lorsqu’elles recourent aux questionnaires et à l’analyse quantitative, les études exploitent des typologies construites initialement dans le cadre de recherches qualitatives. En fonction du type de recherche, ces études peuvent être regroupées en six catégories :

  1. les études descriptives (Dall’Alba, 1991, 1993 ; Fontaine, 1996[1] ; Fox, 1983 ; Loiola, 2001 ; Pratt, 1992 ; Prosser, Trigwell et Taylor, 1994 ; Samuelowicz et Bain, 1992, 2001 ; Trigwell et Prosser, 1994 ; Trigwell, Prosser et Taylor, 1994), où les chercheurs procèdent par entrevues dont le contenu est analysé afin de produire une typologie des conceptions de l’enseignement et de caractériser leurs composantes ;

  2. les études de déterminants des conceptions (Martin, Prosser, Benjamin, Trigwell et Ramsden, 1995 ; Prosser et Trigwell, 1997, 1999 ; Ramsden et Martin, 1996 ; Trigwell, Ramsden, Martin et Prosser, 1995), où les chercheurs examinent, à l’aide de questionnaires, l’incidence de la perception du contexte sur les conceptions de l’enseignement adoptées par les professeurs ;

  3. les études d’effets de l’adoption des conceptions de l’enseignement par les professeurs sur des variables relatives à l’apprentissage (Gow et Kember, 1993 ; Kember et Gow, 1994 ; Trigwell, Prosser et Waterhouse, 1999), où les chercheurs explorent le lien entre le type de conceptions des professeurs et les approches d’études adoptées par les étudiants ;

  4. les études des liens entre les conceptions et les pratiques effectives (Saroyan et Snell, 1996) ou déclarées des professeurs (Samuelowicz, 1999 ; Samuelowicz et Bain, 2002), où les chercheurs explorent les rapports entre les conceptions de l’enseignement et les modes d’intervention pédagogique mis en oeuvre ou planifiés ;

  5. les études d’effets de dispositifs de développement professionnel (Dunkin, 1990 ; Gibbs, 1995 ; Murray et MacDonald, 1997 ; Ramsden, 1992 ; Saroyan et collab., 1997 ; Trigwell, 1995 ; Trigwell et Prosser, 1996) permettent de décrire des modalités d’intervention auprès de professeurs d’université ou d’étudiants gradués (ateliers de formation, ateliers de partage de pratiques, parrainage en début de carrière, implication dans des recherches-action, etc.) ainsi que leur impact (mesuré ou escompté) sur les conceptions de l’enseignement ;

  6. les revues narratives de recherche, où les chercheurs proposent tantôt une tentative de synthétiser et d’intégrer les typologies et les résultats de recherche dans un même cadre (Kember, 1997), tantôt une analyse critique de la littérature en utilisant comme modèle théorique les travaux d’Argyris et Schön (1974) à propos des théories de l’action, afin de mettre en évidence des axes de développement pour la recherche dans ce champ (Kane et collab., 2002).

Dans ces travaux, les conceptions de l’enseignement correspondent à des manières de concevoir l’activité enseignante ou encore à des ensembles de croyances à propos de différentes facettes de l’activité d’enseignement (Kane et collab., 2002 ; Samuelowicz et Bain, 2002 ; Saussez, 1998). Les conceptions de l’enseignement consistent en des entités mentales. Elles président à la catégorisation de diverses composantes de l’activité enseignante et à leur organisation sous la forme d’une théorie personnelle de l’enseignement (Pratt, 1992) ou d’un schéma (Saussez, 1998). De manière générale, les conceptions de l’enseignement se définissent comme un ensemble de significations attachées par les professeurs à leur expérience de l’enseignement (Kane et collab., 2002 ; Kember, 1997 ; Loiola, 2001 ; Pratt, 1992 ; Saussez, 1998, 2005).

Une triple référence à la phénoménographie

La majorité des recherches analysées se revendiquent de manière plus ou moins explicite de la phénoménographie, sous au moins un des trois points de vue suivants. Premièrement, certaines recherches se fondent sur l’hypothèse qu’il y aurait un isomorphisme entre les déterminants de l’acte d’enseigner et les déterminants de l’acte d’apprendre, comme ils ont été étudiés dans une approche phénoménographique de l’apprentissage à l’université (Marton, 1988 ; Saljö, 1979). Deuxièmement, ces études s’appuient sur les thèses du paradigme du changement conceptuel issues notamment des travaux des phénoménographes ; plus particulièrement, ces thèses véhiculent une vision de l’apprentissage qui correspondrait au passage d’une conception moins évoluée à une conception plus évoluée. Troisièmement, la majorité des études déclarent recourir à une méthodologie propre à la phénoménographie.

Selon Charlier, la phénoménographie correspond d’ailleurs à une méthode dont le but est de révéler des différences qualitatives dans la manière dont les personnes vivent et conceptualisent des phénomènes du monde qui les entourent (1996, p. 22). Le travail du phénoménographe consiste donc à spécifier et à différencier des manières particulières d’expérimenter, de percevoir, de conceptualiser et de comprendre des phénomènes du monde (Richardson, 1999). Cette méthode repose sur le postulat qu’il existe un nombre limité de modalités qualitativement différentes par lesquelles les personnes comprennent et conceptualisent chaque phénomène (Marton, 1981). Chaque conception consiste donc en une entité objectivable sous la forme d’une catégorie (Charlier, 1996).

La phénoménographie met l’accent sur les dimensions conceptuelles de ces catégories (Richardson, 1999). Les conceptions sont alors envisagées du point de vue de leurs caractéristiques cognitives ; elles consistent en des représentations mentales. Dans ce sens, elles s’apparentent à des structures conceptuelles ou à des théories implicites (Saussez, 1998).

Par ailleurs, sur le plan de la constitution et de l’analyse des données, la phénoménographie s’inspire de méthodes naturalistes, dont celle de la théorisation ancrée (Richardson, 1999 ; Saussez, 1998). Concrètement, on questionne les professeurs dans le cadre d’une entrevue, à propos du sens qu’ils attribuent à l’enseignement, à l’apprentissage, etc. Il s’agit de les amener à s’engager dans un questionnement relatif à des thèmes qui ne font pas l’objet habituellement d’une explicitation et, de cette manière, à mettre en mots des savoirs tacites (Richardson, 1999). Le contenu de chaque entretien est retranscrit et traité comme une seule unité d’analyse. À la suite de plusieurs itérations, les chercheurs attribuent à chaque professeur une conception de l’enseignement. Un accord inter-juges est alors recherché afin de définir les types de conception identifiés et de les différencier les uns des autres, au regard de différentes dimensions récurrentes ; par exemple, le rôle du professeur et le rôle de l’apprenant. En quelque sorte, il s’agit de découvrir et de classer des conceptions d’un phénomène à la manière d’un botaniste (Richardson, 1999).

Figure 1

Deux macrocatégories pour ordonner les typologies produites par la recherche (inspiré de Kember, 1997 ; Samuelowicz et Bain, 2001)

Deux macrocatégories pour ordonner les typologies produites par la recherche (inspiré de Kember, 1997 ; Samuelowicz et Bain, 2001)

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Tableau 1

Deux macrocatégories pour ordonner les typologies produites par la recherche (inspiré de Kember, 1997; Samuelowicz et Bain, 2001)

Deux macrocatégories pour ordonner les typologies produites par la recherche (inspiré de Kember, 1997; Samuelowicz et Bain, 2001)

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Une présentation sommaire des typologies produites par la recherche

Sur la base de la revue narrative de Kember (1997) et de la synthèse proposée par Samuelowicz et Bain (2001), nous proposons, à l’aide de la figure 1, une représentation synthétique des diverses façons de conceptualiser l’expérience d’enseignement, produites par la recherche sous la forme de typologies des conceptions de l’enseignement. Celles-ci divergent vers deux orientations opposées :

  • une orientation qui regroupe les conceptions davantage centrées sur l’enseignement et la transmission de connaissances par l’enseignant ;

  • une orientation qui regroupe les conceptions davantage centrées sur l’apprentissage et la construction de connaissances par les étudiants.

Kember (1997) défend l’hypothèse d’une troisième orientation regroupant des conceptions centrées sur la relation pédagogique. Toutefois, Samuelowicz et Bain (2001) mettent en doute le bien-fondé de cette hypothèse. Selon ce chercheur, une orientation se définit comme une macrocatégorie permettant de regrouper diverses conceptions ; par exemple, les conceptions identifiées par Dall’Alba (1991) sont reprises sous ces deux orientations. Ainsi, Kember (1997) introduit l’idée que la plus ou moins grande proximité des diverses conceptions au sein d’une même orientation repose sur le fait qu’elles partagent un certain nombre de croyances relatives à l’enseignement, à l’apprentissage ou au savoir. Bien qu’elle la critique, Samuelowicz reprend cette manière de regrouper les conceptions et souligne que les conceptions qui relèvent de l’orientation centrée sur l’enseignement sont moins complexes que celles qui relèvent de la centration sur l’étudiant (Samuelowicz, 1999 ; Samuelowicz et Bain, 2001). Ce jugement pose problème, car il ne repose pas sur une analyse de la structure des significations de chaque conception, mais sur un jugement de valeur à propos de leur contenu. D’où notre critique de ces travaux.

Un premier ensemble de critiques générales

Les conclusions de l’analyse critique de Kane et de ses collaborateurs (2002) ainsi que celle de Saussez (1998, 2005) se recoupent, dans une large mesure, sur différents points. Ces auteurs soulignent le manque de clarté et de précision au niveau de la définition de la notion de conception de l’enseignement et de ses manifestations empiriques. Ces études charrient une quantité impressionnante de notions dont le sens n’est pas toujours spécifié : conceptions, croyances, théories personnelles, approches, orientations, théories implicites, etc. Les chercheurs les utilisent souvent de manière interchangeable. Or, comme le montrent Nespor (1987), Kagan (1992) et Pajares (1992), l’absence d’une définition claire et commune, la prolifération des termes ou l’usage inconstant de la terminologie constituent un des freins majeurs au progrès de la recherche sur les cognitions et les diverses croyances des enseignants. N’en va-t-il pas de même pour l’étude des conceptions des professeurs d’université ?

Dans la même optique, Kane et ses collaborateurs (2002) ainsi que Saussez (1998) stigmatisent l’absence d’articulation claire entre les travaux qui portent sur les conceptions de l’enseignement et ceux qui concernent les croyances des enseignants du primaire et du secondaire. Cela constitue aussi un frein au progrès de la recherche. En effet, même si elles sont sujettes à la critique (Kagan, 1990 ; Pajares, 1992), les recherches dans ce champ s’appuient sur des traditions de recherche et reposent sur un embryon de définition opérationnelle de la notion de croyance (Calderhead, 1996), articulée avec un cadre conceptuel compatible avec les présupposés du paradigme du changement conceptuel (Richardson, 1996). Ce cadre problématise notamment la question de la mobilisation de croyances en situation et de leur rôle dans la pratique réelle.

À ce titre, il est pertinent de souligner que ces études ne font pas explicitement référence à une théorie du sujet en action, qui serait en mesure d’expliquer les processus de formation, de transformation et de mobilisation des conceptions de l’enseignement, tout en précisant les variables susceptibles de les façonner. Le problème, avec ce type d’analyse, c’est le peu d’attention accordée dans ces travaux aux cinq points suivants : 1) la nature et l’origine des conceptions de l’enseignement, par exemple, leurs rapports avec des systèmes sociaux de catégorisation du monde ; 2) la dynamique du développement des conceptions de l’enseignement et de leur transformation éventuelle ; 3) les composantes biographiques et socioculturelles susceptibles de façonner la forme et le contenu de ces conceptions ; 4) la manière dont elles colorent l’activité réelle ; ou encore 5) les phénomènes discursifs qui président à leur élaboration. Nous reviendrons sur certaines de ces lacunes plus loin.

Dans la même optique, peu d’efforts sont entrepris dans ces travaux pour éclairer les problèmes de recherche à l’aide des acquis des disciplines qui contribuent à l’étude des faits éducatifs. Par exemple, Rémy (1999) montre que les auteurs des travaux qui concernent la perception du contexte et son incidence sur les conceptions de l’enseignement ignorent tout un champ de recherche particulièrement fertile en psychologie des organisations, celui de la culture et du climat organisationnels. Pourtant, les catégories utilisées par les chercheurs pour opérationnaliser la notion de perception du contexte recoupent très largement les principales dimensions des concepts de culture et de climat organisationnels.

Dans le même ordre d’idées, Saussez (1998) insiste sur les bénéfices potentiels d’une mise en rapport de la notion de conception avec la théorie des représentations sociales (Moscovici, 1976), notamment avec le concept de théorie subjective (Flick, 1993). Cette référence à la théorie des représentations sociales permettrait de conceptualiser les rapports entre la position élaborée par un professeur à propos de l’enseignement et la représentation sociale qui lui donne forme.

Enfin, d’un point de vue général, il est possible de conclure que le développement de la recherche sur les conceptions de l’enseignement révèle une certaine fragilité sur le plan métathéorique, théorique et méthodologique. Comme le mentionnent Kane et ses collaborateurs :

Dans plusieurs études examinées, les chercheurs ne sont pas arrivés à rendre explicites les hypothèses épistémologiques et théoriques donnant forme à l’objet d’étude et structurant la démarche d’investigation ainsi que le recueil, l’analyse et la présentation des données.

2002, p. 196

Sous cet angle, il semble pertinent de questionner la filiation phénoménographique de ces travaux. En effet, Richardson (1999), dans son analyse critique de la phénoménographie, stigmatise le fait qu’elle se caractérise par un manque de précision et de clarté à propos des méthodes de constitution et d’analyse des données, et par de nombreuses faiblesses et contradictions sur le plan théorique.

Ainsi, dans ces études, les acquis de la recherche sur l’enseignement ou les acquis de différentes disciplines qui traitent de questions du même ordre ne sont pas suffisamment exploités. En outre, elles ne sont pas toujours explicites sur des questions relatives à la nature du phénomène dont elles traitent.

Une logique de développement peu explicite et discutable

Un premier présupposé véhiculé par ces travaux concerne le développement des conceptions. Il révèle une forme de jugement de valeur sur le contenu de celles-ci. Ainsi, Kember (1997) formule une appréciation à propos de la validité des différentes typologies de conceptions, selon laquelle la convergence entre celles-ci, mise en évidence à la figure 1, est une preuve de leur validité. Tout comme Kane et ses collaborateurs (2002), nous mettons en doute cette appréciation. En fait, dans quelle mesure ces catégories ne relèvent-elles pas simplement des cadres interprétatifs des chercheurs ?

Cette question n’est pas dépourvue d’intérêt, si l’on prend en compte les deux éléments suivants. Premièrement, de manière plus ou moins explicite dans différentes études, ces catégories sont mises en rapport avec des doctrines en matière d’apprentissage, d’enseignement et d’éducation. Sur cette base, les chercheurs portent alors un jugement de valeur sur le degré de complexité des conceptions selon un ordre qui n’est pas neutre : les conceptions qui réfèrent à une vision empiriste ou béhavioriste du processus d’enseignement apprentissage sont considérées comme moins évoluées au regard des conceptions référant à une vision constructiviste de ce même processus. Deuxièmement, la figure 1 met en évidence le fait que, pour Kember (1997), les différentes conceptions sont ordonnées selon une logique de développement de leur complexité. De la sorte, il introduit un présupposé sur le développement des conceptions. Bien qu’aucun résultat de recherche ne permette de la fonder, cet auteur reprend l’assertion de Kugel (1993) selon laquelle, au cours de l’évolution de leur carrière, les professeurs passeraient d’une conception moins évoluée vers une conception plus évoluée. Cependant, quelle pourrait bien être la logique de développement psychologique soutenant une telle assertion ? Que les conceptions soient centrées sur l’enseignant ou sur l’apprentissage, cela ne change rien au fait qu’il s’agit de théories populaires (Bruner, 1996 ; Olson et Bruner, 1998) et non de théories scientifiques. Or, la complexité d’une théorie populaire, d’une représentation sociale ou d’un modèle culturel à propos d’un objet de science s’apprécie à l’aune de la théorie scientifique à laquelle elle renvoie. Par conséquent, il nous semble pertinent de formuler la question suivante : Une telle manière d’ordonner les conceptions de l’enseignement ne constitue-t-elle pas un outil d’analyse des croyances des chercheurs à propos de ce qui fait un bon enseignant universitaire ?

Un présupposé relatif au caractère déterminant de la cognition sur l’action

Un deuxième présupposé véhiculé par ces travaux concerne la primauté de la cognition sur l’action. Ces travaux sont motivés par la recherche de déterminants de la pratique enseignante. Le choix des conceptions de l’enseignement comme objet d’étude constitue un révélateur du principe explicatif qui est en jeu. Il s’agit de rapporter des différences dans les conduites et les prises de positions des professeurs, à des différences dans des entités mentales qui ordonnent l’expérience du monde. Les conceptions jouent alors un rôle explicatif dans la détermination des conduites de la personne (Richardson, 1999).

Ainsi, ces travaux reposent sur l’assertion selon laquelle le travail enseignant des professeurs serait largement influencé par un ensemble de représentations plus ou moins implicites au sujet de l’activité enseignante (Kane et collab., 2002 ; Kember, 1997 ; Samuelowicz, 1999 ; Saussez, 1998). Dans cette optique, changer les pratiques enseignantes des professeurs exigerait, au préalable, de changer leurs conceptions de l’enseignement (Mac Alpine et Weston, 2000). Cette assertion est révélatrice d’un positionnement gnoséologique rationaliste, dont un des présupposés concerne le caractère déterminant de la cognition sur l’action.

À ce propos, il nous paraît essentiel de souligner la rareté des études consacrées aux liens entre les conceptions de l’enseignement et les pratiques effectives des professeurs en salle de cours. Le présupposé qui concerne le caractère déterminant de la cognition sur l’action dispense-t-il de mettre à l’épreuve le lien entre conceptions et pratiques réelles ?

C’est sur ce point que la critique de Kane et ses collaborateurs (2002) est la plus acerbe. Pour ces auteurs, il s’agit bien de montrer que, jusqu’à présent, la recherche sur les conceptions de l’enseignement n’est pas éclairée par une théorie explicite de l’action, qui soit en mesure de fonder les rapports entre les conceptions de l’enseignement des professeurs et leurs actions concrètes en salle de classe. Ces auteurs questionnent ces rapports à partir de la distinction entre théorie professée et théorie pratiquée d’Argyris et Schön (1974). Dans la seconde section, nous montrerons que le cadrage théorique que nous proposons intègre cette préoccupation tout en la développant.

Un présupposé lié à l’apparente transparence du langage

Un troisième présupposé véhiculé par ces travaux concerne la question des relations entre conceptions de l’enseignement et langage. Cette question est rarement mise de l’avant. La mise en mots du sens attribué par le professeur à son expérience de l’enseignement n’est nullement problématisée. L’omniprésence du langage dans le travail du chercheur le rend-il à ce point transparent ?

Bien que notre intérêt pour la question du langage soit lié à notre ancrage théorique dans le champ de la psychologie culturelle comme nous en discuterons plus loin, la critique formulée ici n’y est pas circonscrite. Dans le champ de la psychologie cognitive, Ericsson et Simon (1980) ont insisté sur la nécessité, pour le chercheur, de se doter d’une théorie du langage – fût-elle rudimentaire – qui soit en mesure d’éclairer la manière dont les gens produisent des comptes rendus verbaux de leur activité.

Ce que nous souhaitons mettre ici en évidence, c’est qu’aucun des travaux analysés n’interroge, même de manière sommaire, les rapports entre cognition et mise en mots. Le langage est traité comme un matériau non problématique pour accéder aux conceptions de l’enseignement. Il apparaît comme un médium qui ne joue qu’un rôle subalterne dans leur représentation et transmission. Les chercheurs se comportent comme si la signification des mots rendait compte de la connaissance qu’une personne possède à propos d’un phénomène. Une telle position n’est-elle pas révélatrice d’une théorie implicite concernant le langage ?

Nous formulons l’hypothèse que les travaux analysés s’appuient sur le présupposé d’un langage tuyau, propre à une conception véhiculaire du langage et de la communication. Cette conception recoupe une vision rationaliste du langage et de la communication, que l’on peut schématiquement décrire à l’aide de quatre croyances étroitement imbriquées :

  1. la croyance en l’indépendance des processus de pensée au regard des processus langagiers, selon laquelle il existerait une pensée pure qui se formerait en dehors de tout rapport avec le langage (Rastier, 1992) ;

  2. la croyance en la mise en correspondance, selon laquelle la communication consisterait en une mise en correspondance directe des entités cognitives avec les entités langagières adéquates (Rastier, 1992) ;

  3. la croyance en la coïncidence, selon laquelle le sens coïnciderait exactement avec la signification du signe (Grize, 1996) ;

  4. la croyance en un langage code, selon laquelle le langage servant uniquement d’instrument pour communiquer des pensées, la communication impliquerait simplement des opérations de codage et décodage (Condor et Atanki, 1997 ; Potter et Edwards, 1998).

Le langage est alors conçu comme un tuyau servant à transférer des pensées entre un émetteur et un récepteur. Les pensées préformées sont insérées par l’émetteur dans des mots à la suite d’opérations de codage pour être acheminées à destination d’un récepteur qui procède ensuite à leur extraction des mots pour les comprendre (Reddy, 1979, cité par Wertsch et Penuel, 1998). Ainsi, dans ces travaux, le langage est traité comme un médium transparent, comme un petit train servant à véhiculer des idées qui se formeraient indépendamment de leur formulation. Dans les lignes suivantes, nous expliciterons les tenants et aboutissants d’une théorie instrumentale du langage qui s’inscrit en porte-à-faux de cette conception véhiculaire.

Même si cette conception est scientifiquement discutable – elle est remise en question dans des champs disciplinaires aussi diversifiés que la psychologie comparée, l’anthropologie, la psychologie discursive, la sociologie du travail, l’analyse du discours, etc. –, ce que nous mettons en cause ici, c’est que les chercheurs ne rendent pas explicite, même de manière minimale, leur position à propos des propriétés langagières et discursives des paroles produites en situation d’entretien.

Richardson (1999) adresse une critique générale à la phénoménographie en matière de langage, en soulignant le fait qu’elle néglige les processus discursifs à l’oeuvre dans la production d’un point de vue concernant une sphère de l’expérience. Le recours à la psychologie culturelle permet d’éviter un tel écueil. Dans la section suivante, nous discutons de la manière de conceptualiser les conceptions de l’enseignement dans une telle perspective théorique.

Étudier les conceptions de l’enseignement : le point de vue de la psychologie culturelle

Il s’agit ici de prolonger la réflexion sur la question des rapports entre le travail de la pensée et la mise en mots dans le cadre de la production de conceptions de l’enseignement par les professeurs. Il convient de lui donner une forme théorique en recourant à la psychologie culturelle et, plus particulièrement, à la théorie instrumentale du langage qui la caractérise. Cette mise en forme place le chercheur devant différents défis. Nous concentrons notre attention sur deux d’entre eux : le développement de méthodologies dialogiques et le développement d’une conceptualisation de différents langages sociaux. Dans le champ d’étude des conceptions de l’enseignement, chacun de ces deux défis ouvre une perspective de recherche particulière : le développement de l’expérience d’enseignement et l’étude des rapports entre l’élaboration d’une conception de l’enseignement et la culture disciplinaire à laquelle le professeur appartient.

Une théorie instrumentale du langage à la base d’un nouveau regard sur les conceptions de l’enseignement

La psychologie culturelle a pour objet les processus par lesquels la culture façonne le contenu et la forme des phénomènes psychologiques (Ratner, 2002). Elle repose sur le principe selon lequel la culture donne une forme matérielle d’existence à la pensée humaine (Bruner, 1990). Elle reformule ainsi la question des rapports entre culture et cognition. La culture est constitutive de la pensée. Elle n’est pas un facteur externe ou une variable indépendante. Elle n’agit pas de l’extérieur sur des formes cognitives universelles. La psychologie culturelle s’inscrit dans un rapport de filiation avec la psychologie historico-culturelle de Vygotski qui lui fournit son assise métathéorique et théorique.

Le projet de Vygotski (1978) est de proposer une théorie du développement psychologique fondée sur l’anthropologie marxiste, selon laquelle l’activité laborieuse et les instruments utilisés pour l’accomplir jouent un rôle déterminant dans la production de l’humain. Dans ce sens, la médiation des conduites humaines par des artefacts constitue la pierre angulaire de la psychologie culturelle. Ceux-ci constituent les vecteurs de l’influence du social et du culturel sur le développement de la subjectivité.

Les rapports complexes entre l’engagement de la personne dans une activité socialement réglée et normée et le développement de nouveaux modes de pensée peuvent être analysés sous au moins deux angles : 1) la structure instrumentale de ces processus, c’est-à-dire le fait que les rapports de la personne au monde des choses et des hommes sont médiatisés par des instruments culturels dont l’incorporation dans le cours de l’activité contribue à une transformation des processus psychologiques engagés et au développement de capacités particulières et 2) le caractère situé de ces processus dans des systèmes d’activités sociales. Ainsi, l’analyse des modes de pensée ne peut faire l’impasse, ni sur les moyens et les modes d’actions socio-historiquement formés médiatisant les rapports de la personne à un objet-but, ni sur la dynamique sociale réglant les rapports entre les personnes au sein de l’activité collective concrète qui motive ces actes instrumentaux. Vygotski (1978) a plus particulièrement travaillé sur le premier axe. Il a porté son attention sur l’étude des effets de l’introduction de nouveaux moyens d’action historico-culturellement construits sur le développement de nouvelles formes de pensée.

Une des contributions majeures de Vygotski (1997) concerne plus particulièrement la formalisation des rapports entre pensée et parole. Il envisage l’hypothèse que les rapports entre la pensée et la parole se transforment au fil de l’ontogenèse. Ces deux processus convergent en raison des exigences des activités pratiques humaines. Le langage devient un instrument de pensée. Il contribue au développement des capacités de la personne à fixer, découper, spécifier, manipuler et mettre en rapport des contenus de pensée à l’aide de systèmes de significations attachés à des signes. Ceux-ci permettent ainsi de représenter ces contenus de pensée pour soi et pour autrui (Saussez, 2005).

Pour observer le fonctionnement et le développement de la pensée verbale et de la pensée réflexive, Vygotski (1997) propose ensuite d’adopter la signification du mot comme unité d’analyse. Celle-ci est, en effet, à la fois une unité de pensée, car elle est une unité de généralisation de l’expérience et une unité de parole, car elle est une unité des rapports entre les hommes. Lorsqu’il envisage l’étude de la pensée verbale chez l’adulte, Vygotski propose d’observer plus particulièrement le fonctionnement des significations dans le cours vivant de la pensée verbale (1997, p. 427) pour saisir les mouvements de la pensée dans la microgenèse d’une idée, dans la production d’un sens.

Nous voilà au coeur du problème. Les significations sont des instruments de production de sens et elles ne se confondent pas avec celui-ci. En outre, leur usage exerce un effet restructurant sur le travail de la pensée : en se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie. La pensée ne s’exprime pas dans le mot, mais se réalise dans le mot (1997, p. 428). Aussi, le passage direct de la pensée dans le mot est impossible (p. 492). Par conséquent, l’acte de parole ne constitue pas un compte rendu plus ou moins fiable d’une pensée préalablement formée, mais la matérialisation d’un rapport du sujet à un objet de pensée. Il s’agit d’un travail de la pensée verbale qui opère à l’aide de systèmes de significations. Dans le cas de l’étude des conceptions de l’enseignement, c’est bien ce travail qu’il importe d’élucider pour saisir le point de vue du professeur.

La psychologie culturelle formalise les rapports entre pensée et langage d’une manière qui la différencie radicalement, par exemple, du cognitivisme. La mise en mots n’est pas un moyen d’observer les connaissances que l’individu posséderait, mais bien un moyen de les produire ! Elle contribue à modifier le rapport de la personne à une sphère de l’expérience du monde mise en question et, en l’occurrence, dans notre cas, à transformer le rapport du professeur aux composantes de l’activité d’enseignement questionnées dans le cadre d’une entrevue. Comme le montre Boutet (1993, p. 111), la mise en mots est bien un acte de construction de connaissances nouvelles, contemporaines de l’énonciation même de la parole et qui ne préexistaient pas.

Dans une telle perspective, le signe n’est pas l’expression d’une réalité mentale préalable. Il appelle et aide à élaborer un contenu mental nouveau (Meyerson, 1987, p. 78). Cela rend donc problématique le recours à la seule analyse de contenu des énoncés et la simple description des systèmes de croyances, des représentations sociales ou autres modèles culturels en jeu dans le discours, pour expliquer et comprendre le sens produit. En effet, il importe de ne point couper ces représentations des systèmes de signes qui les incarnent et de leur usage dans l’activité langagière entreprise.

Il découle de cette théorie que les connaissances des individus ne résident pas dans les significations qu’ils utilisent, mais plutôt dans les rapports que celles-ci leur permettent d’établir avec un objet de sens. Par conséquent, il s’agit d’analyser l’usage des significations et de le situer dans ses rapports à l’activité sociale le motivant. Sous cet angle, la théorie instrumentale du langage se démarque de la conception véhiculaire du langage qui prévaut dans les travaux sur les conceptions de l’enseignement. Elle est incompatible avec les différentes croyances liées au présupposé d’un langage tuyau discuté dans la première section. Le langage ne vient pas se surajouter à un fonctionnement cognitif préexistant. Il est la matière constitutive de la pensée verbale et réflexive.

Une première conceptualisation des rapports entre élaboration d’une conception de l’enseignement et mise en mots

Le langage constitue un outil à l’aide duquel la pensée verbale et réflexive opère sur un contenu de pensée pour produire un sens. Le langage médiatise un rapport à un objet de pensée. Il est aussi l’instrument d’un rapport à soi et à l’interlocuteur (Bakhtine, 1984 ; 1995). En mettant l’accent sur la fonction instrumentale du langage dans le travail de production de sens, la psychologie culturelle introduit l’idée que les significations n’existent pas comme des contenus de pensée en tant que tels, pas plus qu’elles ne représentent les idées propres à la personne ou ne constituent des étiquettes à accrocher à des pensées préformées.

Dans une telle optique, l’élaboration d’une conception de l’enseignement par un professeur est un véritable travail de production de sens à l’aide d’instruments langagiers (Saussez, 2005). Elle matérialise le rapport particulier que le professeur établit avec son expérience. En outre, comme le soulignent différents auteurs (Cole, 1996 ; Engestroëm, 1987 ; Saussez, 2005 ; Wertsch, 1998), cette élaboration ne se déroule pas dans un vacuum social. La situation d’entretien est un atelier de production, structuré par une division du travail, des règles et des normes de production (Saussez, 2008). Ainsi, la production d’une conception de l’enseignement matérialise, non seulement, le rapport du professeur à un objet de sens, à soi et à un interlocuteur, mais aussi le rapport du professeur à un collectif de travail et, de manière plus globale encore, à un monde d’institutions et de rapports sociaux.

L’inscription de l’étude des conceptions de l’enseignement dans une telle perspective théorique exige d’amorcer ce que Borzeix nomme un tournant langagier. Il s’agit bien de rompre avec l’idée d’un langage sans épaisseur, vu comme un reflet, un véhicule, une matière transparente servant à transporter de l’information (2001, p. 59).

Soulignons que Kane et ses collaborateurs (2002) ne se prononcent pas sur les rapports entre la mise en mots et le travail de la pensée. Ces auteurs restent aussi muets sur le statut à accorder aux productions langagières dans l’étude des théories en usage. Pourtant, que ce soit pour saisir et ensuite analyser les théories épousées ou celles qui sont en usage, le chercheur recourt nécessairement à la mise en mots. Or, comme nous l’avons montré, le retour sur l’expérience vécue à l’aide du langage ne correspond pas à une restitution (au sens de rendre sans avoir modifié la forme originelle) plus ou moins fiable de celle-ci, mais à sa reconfiguration. Les significations utilisées sont les instruments d’un nouveau rapport à l’expérience vécue.

Sous la lunette de la psychologie culturelle, Kane et ses collaborateurs (2002) ne font que déplacer le problème. Ces auteurs s’appuient également sur une conception véhiculaire du langage et, conséquemment, sur la croyance que la parole correspond à une copie de connaissances qui existe de manière indépendante dans la tête des professeurs, celles-ci se différenciant alors selon qu’il s’agit de théories épousées et de connaissances déclaratives (knowing what) ou de théories pratiquées et de connaissances procédurales (knowing how).

Il faut souligner néanmoins que la distinction entre théorie professée et pratiquée a pour mérite de soulever la question de l’articulation entre les dispositifs de recherche, qui suscite un travail de production de sens à propos de l’activité d’enseignement et l’activité pédagogique effective du professeur ainsi que la question de la visée de ces dispositifs.

Cole (1996) prône la thèse de l’ancrage de la psychologie culturelle sur l’étude des processus psychologiques à l’oeuvre dans la vie quotidienne. Ce qui a pour conséquence de disqualifier le recours aux entretiens et autres relations en face-à- face comme technique de constitution d’un corpus. Pour étudier les conceptions de l’enseignement, il s’agirait plutôt, dans une telle perspective, d’étudier, par exemple, les productions langagières des professeurs lorsqu’ils s’engagent dans une réflexion sur l’activité enseignante dans le cadre du coaching de collègues, ou encore lorsqu’ils prennent position à propos de l’activité d’enseignement dans une assemblée départementale. Dans ce cas, l’étude des conceptions porte sur les systèmes de signification convoqués à titre d’instruments de construction de sens ainsi que sur les formes de raisonnement mobilisées. Cela correspond à une analyse du fonctionnement psychologique visant à élucider le travail de production de sens tel qu’il se déploie en cours d’activité.

Toutefois, dans le cadre de dispositifs de formation ou de développement professionnel, l’interaction entre deux personnes peut être une situation de la vie quotidienne ; par exemple, dans le cadre de l’accompagnement réflexif d’un professeur d’université par un conseiller pédagogique. Ces dispositifs ont pour objet la subjectivité du professeur en formation. Ils ont pour visée la transformation du rapport du professeur à son expérience de l’enseignement. Il importe donc de ne pas disqualifier trop rapidement les situations de face-à-face, notamment dans les cas où le chercheur s’intéresse au point de vue de l’acteur sur son activité et à la transformation de son rapport à celle-ci. Il s’agit d’un premier défi à relever dans le champ de la psychologie culturelle : comment instrumenter le développement de l’expérience vécue ? Nous allons préciser ce défi dans le point suivant et tenter d’en tirer des implications pour la conception de dispositifs de recherche sur les conceptions de l’enseignement.

Le défi de développer des méthodologies dialogiques et de provoquer le développement

Le développement de méthodologies élaborées à partir de la théorie instrumentale du langage et de la théorie du développement psychologique dont elle procède constitue l’un des défis de la psychologie culturelle. Ce constat s’applique lorsqu’il s’agit de travailler en formation ou dans tout autre dispositif d’intervention ou de recherche à propos du retour sur une expérience vécue, de manière à la transformer en expérience réflexive. Quel dispositif mettre en oeuvre pour assurer le passage de la pensée de la personne vers un nouveau type de questionnement, pour mettre l’expérience vécue en rapport avec d’autres points de vue ?

Ce défi s’articule directement avec le problème de l’arrimage de l’étude des conceptions à propos de l’enseignement et de l’activité pédagogique réelle. En effet, il s’agit de développer des dispositifs méthodologiques en mesure de rendre l’activité réalisée présente consciemment chez le professeur. Le but est d’engager celui-ci dans une démarche d’analyse de l’activité qui lui permette de la regarder à travers différentes lunettes, d’entrer en dialogue avec d’autres points de vue sur ce sujet.

De telles méthodologies peuvent être qualifiées de dialogiques en référence à Bakhtine (1978, 1984, 1995). Celles-ci visent délibérément à orienter la personne vers une nouvelle compréhension de l’expérience, au sens entendu par Bakhtine (1984, p. 384), c’est-à-dire en lui offrant une possibilité de la penser dans un contexte nouveau.

Nous qualifions ces méthodologies de dialogiques par opposition aux méthodologies utilisées dans les travaux analysés plus haut. Ces dernières peuvent être qualifiées de déclaratives, étant donné qu’elles sont conçues comme des instruments au service de l’élaboration de comptes rendus verbaux de ce que le professeur conçoit d’une partie de la réalité ; en d’autres termes, d’une photographie de ses représentations mentales. Ces méthodologies sont insensibles aux transformations que la mise en mots impose aux connaissances, ou alors, elles considèrent que ces transformations, lorsqu’elles se produisent, résultent de biais méthodologiques. Elles doivent être les plus neutres possibles afin de ne pas altérer les cognitions lors de leur codage en langage.

Quant aux méthodologies dialogiques, elles reposent sur la thèse selon laquelle une personne ne peut saisir réflexivement son expérience sans la transformer. Elles visent essentiellement à situer l’expérience vécue en rapport avec d’autres possibles. En dernière analyse, avec ces méthodologies, le chercheur tente de provoquer et d’instrumenter le passage d’un rapport empirique à l’expérience à un rapport théorique à celle-ci, au sens entendu par Vygotski (1997). Autrement dit, elles visent explicitement à introduire des instruments de systématisation de l’expérience et à travailler à travers l’apprentissage de ces nouveaux modes de conceptualisation de l’expérience, au développement de celle-ci. Ces méthodologies participent donc à la construction d’un espace de développement (Brossard, 2004), c’est-à-dire un espace-temps où la conscience est mise au travail, où les sujets individuels ou collectifs s’engagent de différentes manières dans un travail interprétatif qui a pour conséquence de modifier le rapport à l’expérience vécue et d’ouvrir de nouvelles possibilités pour penser et agir.

Ainsi, l’enjeu est d’aménager des dispositifs de recherche qui soient en mesure de susciter le développement d’idées chez les personnes concernées. Or, pour Vygotski, les concepts scientifiques sont les instruments par excellence du développement. Ces méthodologies cherchent donc, d’une part, à inscrire le retour sur l’expérience vécue dans une trame dialogique, à placer l’expérience vécue en délibération et à l’ouvrir à de nouveaux possibles ; et, d’autre part, à assurer le passage des personnes d’un mode de pensée orienté vers la recherche de raisons à un mode de pensée orienté vers la recherche du Comment cela peut-il fonctionner ? (Brossard, 2004).

Quant aux recherches qui engagent les professeurs dans une activité réflexive à propos de l’expérience vécue, il devient essentiel que ces derniers ne laissent pas la pensée quotidienne, sous différentes formes, se refermer sur elle-même, mais plutôt qu’ils l’ouvrent à des formes de systématisation de l’expérience. Ce que nous souhaitons mettre en lumière ici, c’est la nécessité pour le chercheur d’introduire des outils conceptuels capables de structurer l’expérimentation d’un nouveau rapport à l’expérience, un rapport que l’on pourrait qualifier, avec Charlot (1997), de scientifique. Il y a, peut-être, là un enjeu pour le développement d’une pensée pédagogique professionnelle tendue entre systématicité et idiosyncrasie, entre formalisation et contextualisation de l’expérience.

Selon une telle perspective, les dispositifs de recherche s’inscrivent résolument dans le sens d’une intervention qui vise à transformer les capacités du professeur, voire les différents milieux d’action pédagogiques. Idéalement, ces dispositifs devraient s’inscrire dans une démarche clinique de recherche, fondée sur un rapport privilégié entre le chercheur et un professeur (ou des professeurs), autour d’un projet librement consenti de transformation de son univers subjectif et des milieux d’action au sein desquels il oeuvre. La recherche pédagogique recoupe alors ce que Van Der Maren (2006) nomme une ergonomie pédagogique.

Soulignons aussi l’intérêt d’emprunter des outils à l’analyse ergonomique de l’activité laborieuse, par exemple, pour analyser le rôle joué par différents collectifs (syndicats, association professionnelle, communauté de pratique, etc.) dans la production de normes, de croyances, de pratiques pédagogiques et didactiques de référence. Dans cette perspective, il nous semble opportun que la recherche sur les conceptions de l’enseignement ait recours à différentes méthodologies (par exemple, l’instruction au sosie, l’auto-confrontation simple, l’auto-confrontation croisée, etc.) développées dans le champ de la clinique de l’activité (Clot, 1995, 1999 ; Clot et Faïta, 2000 ; Faïta, 2001).

Le défi d’étudier les sociolectes et de les lier aux cultures disciplinaires

En psychologie culturelle, les chercheurs portent un regard particulier sur l’affiliation des individus aux cultures des communautés de pratiques auxquelles ils participent. Il s’agit d’un axe de recherche que Vygotski n’a pas approfondi. Comme nous l’avons souligné, ce dernier s’est plutôt intéressé au développement de nouvelles formes de pensée dans des situations où celles-ci sont intentionnellement provoquées. Il n’en demeure pas moins important d’expliquer et de comprendre comment les manières d’agir, de penser et de parler d’un individu sont en mesure d’être façonnées au fil de sa participation à des activités sociales concrètes caractéristiques des communautés culturelles auxquelles il appartient. Ce qui est en jeu à ce niveau d’analyse, c’est l’articulation entre le plan social de l’activité matérielle concrète et le plan psychologique du développement des capacités à agir à l’aide d’instruments, de manière conforme aux règles et normes en vigueur au sein du groupe. L’affiliation à une culture recouvre donc le développement progressif de la capacité des individus à utiliser des instruments propres à une communauté de pratiques de manière appropriée. C’est ce processus que Lave et Wenger (1993) ont tenté de formaliser à l’aide de l’hypothèse selon laquelle, au fil de leur trajectoire d’apprentissage au sein d’une communauté de pratique, d’une participation périphérique légitimée à une forme d’expertise reconnue au sein du groupe, les individus en viennent à faire leurs les manières de conceptualiser, d’agir, de parler, d’évaluer au sein d’une telle communauté.

L’idée sous-jacente à cette lecture du processus d’affiliation, c’est que les instruments ont pour particularité de se regrouper en systèmes et de former une structure d’ensemble (Meyerson, 1987). Dans son analyse du signe linguistique, Meyerson soutient que ces systèmes se différencient selon les sphères de l’activité sociale, chaque sphère développant une discipline intérieure pour maintenir la cohésion de l’activité. Le langage, par exemple, se différencierait selon les sphères de l’activité sociale dans lesquelles il est impliqué.

Bakhtine (1978) opérationnalise cette hypothèse en montrant que le langage se stratifie selon différentes logiques sociales, notamment selon les sphères d’activités humaines. Celles-ci marquent les frontières de différentes communautés verbales ; par exemple, la pratique de la médecine et l’usage d’un langage particulier, du jargon médical. Ainsi, l’activité médicale donnerait lieu à la production d’un langage social particulier.

Pour Bakhtine (1978, p. 178), les langages sociaux correspondent à des langages d’envergure plus ou moins grande avec telle ou telle sphère d’application. Ce sont des formes d’interprétation et d’appréciation concrètes (p. 111). Ainsi, les personnes sont socialisées aux langages sociaux en vigueur dans les différentes communautés verbales auxquelles elles appartiennent. Chaque langage social se caractérise par un lexique, une syntaxe et des expressions prototypiques (Bakhtine, 1978).

Sur le plan théorique, cette analyse est séduisante. Néanmoins, elle introduit un problème de taille, sur le plan opératoire, dans le champ de l’analyse de la parole au travail et à propos du travail : comment cerner, différencier et caractériser ces parlers sociaux ?

Il n’en demeure pas moins qu’une telle manière de concevoir les rapports entre culture et forme langagière offre de nouvelles possibilités pour la recherche sur les conceptions de l’enseignement ; en particulier, en ce qui a trait à l’étude des rapports entre conceptions de l’enseignement et discipline scientifique. Bien qu’il semble aller de soi, ce rapport doit être fondé théoriquement et étayé empiriquement. En effet, les arguments empiriques qui plaident en faveur de l’hypothèse d’un tel lien sont quasi inexistants (Norton, Richardson, Hartley, Newstead et Mayes, 2005).

Ainsi, la psychologie culturelle formule la question des rapports entre conception de l’enseignement et culture disciplinaire d’une manière particulière. S’il est possible, en effet, d’envisager l’hypothèse de la stratification du langage scientifique selon les disciplines (Becher, 1987), n’en va-t-il pas de même en ce qui concerne le langage de la pédagogie ? Est-il possible de caractériser un langage de l’action pédagogico-didactique propre aux différentes disciplines scientifiques ?

Ce questionnement est directement lié au développement de différents travaux menés dans le champ de la sociologie des sciences à propos des particularismes disciplinaires caractérisant le travail scientifique (Becher, 1993 ; Guyot, 1998). La question est de savoir si les spécialistes de la discipline sont en mesure, non seulement de discipliner le rapport des professeurs à la sphère de la réalité qui constitue leur objet de recherche, mais aussi leur rapport à l’enseignement (Saussez, 2005). Cette interrogation concerne directement la pédagogie universitaire. Soulignons que Smeby (1996) a observé des variations dans l’importance du temps dévolu à l’enseignement et à sa préparation selon les disciplines, et que Neumann, Parry et Becher (2002) avancent l’idée d’une détermination épistémologique du travail enseignant des professeurs sur le plan des méthodes d’enseignement et des curricula.

Du point de vue de la psychologie culturelle, il importe, dans un premier temps, de mettre à l’épreuve l’hypothèse qui attribuerait des formes culturelles propres aux disciplines et notamment celle de jargons pédagogico-didactiques particuliers, susceptibles de médiatiser le rapport des professeurs à leur expérience de l’activité d’enseignement. La différenciation épistémologique des disciplines est-elle le vecteur du développement de formes culturelles particulières se concrétisant notamment dans des jargons particuliers ?

Si tel est le cas, il devient possible d’observer la mobilisation ou non de ces formes langagières dans diverses activités en lien avec l’élaboration d’un point de vue sur l’expérience d’enseignement, et de travailler ainsi l’hypothèse de cultures pédagogiques disciplinaires, comme c’est le cas dans le champ de recherche sur l’enseignement à l’école secondaire (Grossman et Stodolsky, 1995).

Conclusion

Le recours à la psychologie culturelle pour fonder l’étude des conceptions de l’enseignement permet d’examiner autrement différents problèmes récurrents dans ce champ d’étude ; par exemple, celui du rapport à l’expérience d’enseignement vécue et celui des liens entre conceptions de l’enseignement et cultures disciplinaires. Sous cet angle, elle marque une forme de continuité avec les travaux menés jusqu’à présent dans ce champ d’études et elle est à même de redonner une impulsion à la réflexion générale dans laquelle ils s’inscrivent.

L’intérêt grandissant pour les conceptions de l’enseignement s’inscrit dans le cadre plus large d’une réflexion sur les conditions à réunir pour développer et valoriser l’expertise enseignante (scholarship of teaching) des professeurs d’université et la formation pédagogique des professeurs au sein de l’université. Il participe également d’une réflexion sur les moyens à mettre en oeuvre pour transformer les pratiques d’enseignement dans l’enseignement supérieur (Loiola et Tardif, 2001).

Selon Kane et ses collaborateurs (2002), dans ce contexte, il est possible de mettre en rapport ce qui motive les travaux relatifs aux conceptions de l’enseignement avec les présupposés d’une approche de la formation et du développement professionnel, qualifiée par ces auteurs de constructiviste. Dans cette étude, nous avons tenté de montrer que les tenants et aboutissants de cette approche, ses fondements épistémologiques et théoriques ainsi que ses implications méthodologiques ne sont pas toujours discutés en profondeur ni pris en compte expli-citement dans la construction des dispositifs de recherche. Cette approche est davantage évoquée que convoquée comme un élément organisateur de la recherche. Par conséquent, la place et le rôle réels que jouent les conceptions dans l’expertise enseignante demeurent encore assez flous, et ces travaux témoignent de la difficulté à dépasser le stade de la simple description des propos tenus par des professeurs à propos de l’enseignement à partir de différents systèmes de catégories.

Dans la première section, notre regard critique sur ces travaux a d’ailleurs porté, dans une large mesure, sur des problèmes relatifs à un manque d’explicitation concernant les fondements d’une telle approche et leurs implications sur le plan de la construction d’un schème théorique et de son opérationnalisation en modèles d’analyse, hypothèses, options méthodologiques ainsi que sur le statut des observations et leur rapport avec l’objet d’étude.

Le diagnostic de Kane et de ses collaborateurs (2002) ainsi que le nôtre convergent sur ce point. Toutefois, il y a divergence quant aux solutions avancées pour dépasser les problèmes posés par ces études. Cela est la conséquence du choix de bases de comparaison différentes. 

Kane et ses collaborateurs (2002) mettent plutôt l’accent sur l’importance de fonder le lien entre les conceptions de l’enseignement et les pratiques réelles. Dans ce but, ils suggèrent de s’appuyer sur une théorie de l’action inspirée de celle d’Argyris et Schön (1974) et sur la distinction entre théories épousées et théories pratiquées. En ce qui nous concerne, nous avons mis l’accent sur la question de la mise en mots du sens de l’expérience en faisant référence aux acquis de la psychologie culturelle.

Au terme de cette analyse, nous défendons l’idée que l’enjeu pour la recherche sur les conceptions de l’enseignement est moins de produire de nouvelles données que de se donner les moyens de progresser dans l’analyse théorique du phénomène. Il importe de continuer à préciser les questions concernant la nature et l’origine des conceptions, leurs fonctions psychologiques et sociales, la dynamique de leur transformation et/ou de leur utilisation dans le travail de production de sens en cours et à propos de l’activité enseignante.

Néanmoins, un travail en profondeur visant la structuration théorique de ce champ d’étude reste indispensable. Celui-ci doit préserver et développer ce qui nous apparaît comme la contribution majeure de ces travaux.

En bref, il importe de souligner que ces travaux ont contribué à introduire un nouvel objet de recherche dans le champ de la pédagogie universitaire. En effet, sous l’influence de la recherche processus-produit (Saussez, 1998), traditionnellement, les recherches portent tantôt sur les méthodes et les stratégies d’enseignement efficaces ou encore sur la validité et la fiabilité de l’évaluation de l’enseignement, tantôt sur les conditions favorisant l’apprentissage ainsi que sur les processus, stratégies et difficultés d’apprentissage des étudiants sous l’influence de la psychologie cognitive (Mac Keachie, 1990). Dans un cas comme dans l’autre, l’étude de la réalité du travail enseignant et de la manière dont ce travail est perçu par le professeur lui-même est délaissée. En mettant en valeur la subjectivité des professeurs, les travaux à propos des conceptions de l’enseignement constituent un premier pas dans cette direction.

Ce faisant, ces travaux s’inscrivent dans la perspective plus générale d’une transformation paradigmatique qui affecte l’évolution actuelle de la recherche sur l’enseignement. En effet, celle-ci vise, de plus en plus, à mettre en rapport un regard porté de l’extérieur sur l’activité enseignante à partir de l’observation directe (spectator view), avec un regard porté de l’intérieur qui s’appuierait sur le point de vue de l’acteur (actor view) pour en comprendre le sens (Saussez, 2007).

Toutefois, pour saisir le point de vue de l’acteur, il va de soi que les chercheurs sollicitent la parole des enseignants. Dans la seconde section, nous avons tenté de montrer que, sous la lunette de la psychologie culturelle, la mise en mots du sens de l’expérience d’enseignement n’était pas une opération neutre et qu’elle posait un certain nombre de défis.

Nous avons défendu la thèse que le langage n’est pas un petit train véhiculant les positions cognitives de l’individu, mais l’instrument d’un véritable travail de la pensée verbale et réflexive, lorsque le professeur s’engage dans l’élaboration et la formulation d’une conception de l’enseignement. Le choix du cadrage pour l’étude des conceptions de l’enseignement à l’aide de la psychologie culturelle entraîne plusieurs conséquences sur la manière de concevoir les dispositifs de recherche, leurs visées et leurs bénéfices potentiels pour les professeurs impliqués. Nous avons dégagé deux défis liés à une telle position ainsi que les perspectives qu’ils ouvrent à la recherche en pédagogie universitaire.

Le premier défi met au coeur des dispositifs de recherche, le projet de transformer l’expérience vécue en un instrument de développement. Par le truchement de méthodologies dialogiques, il s’agit de créer les conditions de transformation de composantes subjectives et objectives de l’activité pédagogique. La recherche pédagogique se fait ergonomiepédagogique (Van der Maren, 2006). La concrétisation d’une telle forme de recherche pourrait s’inspirer de certains dispositifs d’intervention développés dans le champ de l’ergonomie.

Le second défi concerne le développement de moyens théoriques et méthodologiques pour expliquer et comprendre le processus d’affiliation à une communauté culturelle en termes de développement progressif, chez les individus, de leurs capacités à agir avec des instruments spécifiques de manière appropriée. Il s’agit de lier le développement de modes de penser, d’agir ou encore de parler avec les activités matérielles concrètes qui se déploient dans différentes sphères de l’activité humaine. Nous avons tenté de montrer le rapport entre un tel défi et une question récurrente dans le champ d’étude des conceptions de l’enseignement, concernant les rapports entre celles-ci et les cultures disciplinaires auxquelles appartiennent les professeurs.

La psychologie culturelle aborde les cultures disciplinaires sous l’angle des modes de pensée et d’action propres aux disciplines. Les particularismes sont conçus comme la conséquence, entre autres, de l’usage des instruments propres à celles-ci. Il en découle un questionnement à la fois sur les formes particulières de l’activité pédagogique des professeurs et de l’activité d’apprentissage des étudiants ainsi que sur la spécificité des instruments de conceptualisation de ces activités en vigueur au sein d’une même communauté disciplinaire : les conceptions de l’enseignement et de l’apprentissage.

Il s’agit d’un terrain en friche. La question de la socialisation à des modes de pensée propres aux différentes disciplines est très peu étudiée dans le champ de la recherche en pédagogie universitaire, tant en ce qui concerne l’enseignement que l’apprentissage (Donald, 2002). De façon récursive, cette question a donc aussi une incidence sur la manière d’envisager l’apprentissage des étudiants. Ne faudrait-il pas les encourager à développer un rapport particulier au savoir et les former à voir et à agir dans le monde, en tant que membres d’une communauté disciplinaire ? La discipline se concrétise-t-elle dans des types particuliers d’activités d’enseignement-apprentissage ? Façonne-t-elle des formes particulières d’apprentissage ainsi que des modes particuliers de pensée chez les étudiants ?