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Ce texte a été révisé par Christelle Lison

Introduction

Plusieurs philosophes politiques (Cohen, 1989 ; Habermas, 1992 ; Sunstein, 1993) caractérisent, de façon normative, l’idée de démocratie délibérative par l’autodétermination des citoyens libres et égaux qui se reconnaissent mutuellement comme membres d’une association juridique et politique qu’ils ont librement approuvée, par les voies de la délibération publique. La démocratie délibérative n’est donc pas identifiée ici à un régime politique particulier, par exemple le parlementarisme, mais à un processus politique devant permettre in fine à toute l’humanité d’organiser, délibérément et dans l’intérêt commun, les forces sociales et économiques pour développer les potentialités de chacun, permettre un développement durable et assurer la réciprocité dans les décisions, la production et la consommation.

Gutmann (1987, p. 14, 39-40, 311), l’une des représentantes de ce courant, voit dans la pratique de la discussion en classe la possibilité d’apprendre et d’édifier la démocratie délibérative à l’école. À l’instar de Dewey (1916, p. 420, 422), elle soutient qu’une telle démarche devrait permettre aux élèves de transférer dans la société politique leur expérience scolaire de la délibération démocratique.

Inspirés par ce courant de pensée, nous voulons asseoir les recherches empiriques que nous menons, à propos du transfert, dans les délibérations publiques, des compétences que les élèves doivent développer en classe d’histoire. Ainsi, cet article est le fruit d’une démarche de nature théorique et normative, par laquelle nous souhaitons analyser les intentions du curriculum, sanctionné par le gouvernement du Québec en 2004, à propos de l’apprentissage de la démocratie délibérative et certains problèmes que peut entraîner son implantation. Nous y décrivons les pratiques sociales du politique que ce curriculum promeut, en centrant plus spécifiquement notre attention sur le cours auquel cette mission est confiée en priorité : Histoire et éducation à la citoyenneté (ci-après HÉC). Deux objectifs formels figurent au premier rang des finalités énoncées par ce programme : 1) éduquer les élèves à la démarche et aux opérations de la pensée historique, ainsi que 2) permettre à tous de participer aux délibérations sur diverses dimensions de la vie sociale.

Après en avoir décortiqué les objectifs, nous circonscrirons trois concepts fondamentaux de son cadre théorique (transposition didactique, pratiques sociales, délibération régulée de manière procédurale), puis examinerons deux entraves (l’élitisme et la dictature de la majorité dans les délibérations entre élèves) à leur atteinte, ainsi que des pistes d’intervention pour s’affranchir de celles-ci. Signalons que, pour les fins de cet article, les termes majoritaire et minoritaire ne renvoient pas à des réalités strictement numériques, mais au pouvoir que détiennent des groupes précis dans une société donnée à un moment donné. Suivant en cela Young (1989), nous reconnaissons simplement que des groupes (comme les femmes), ayant subi ou subissant des injustices, peuvent former une majorité numérique, sans détenir la part majoritaire du pouvoir (voir aussi Laville, 1985, p. 14, 19).

Pratiques sociales du politique dans le curriculum prescrit

Cette première partie traite, en deux sections, du contexte pratique et théorique du problème de l’enseignement de la démocratie délibérative en classe d’histoire au secondaire. La première section concerne le contenu manifeste du curriculum formel pour le premier cycle du secondaire, le Programme de formation de l’école québécoise (ministère de l’Éducation du Québec, 2004), ci-après PFÉQ, à propos des pratiques sociales du politique auxquelles celui-ci recommande de former les élèves. Nous examinons spécifiquement le discours des concepteurs du PFÉQ sur la responsabilité, confiée à la classe d’histoire principalement, de donner aux élèves les moyens intellectuels de délibérer de façon égale, ouverte, informée et effective. Autrement dit, il s’agit de les amener à construire leur conscience citoyenne, comprise comme une orientation délibérée vers la réciprocité politique, sociale et économique (p. 21, 338), pour en faire des individus réflexifs, engagés dans les débats et favorables à la réciprocité.

Dans la seconde section de cette première partie, nous analysons ces finalités au moyen des concepts de transposition didactique, de pratiques sociales de références et de délibération régulée de manière procédurale, concepts que nous présentons au fur et à mesure.

Éduquer des citoyens en histoire pour qu’ils réfléchissent et débattent au service du bien commun

Les 612 pages du Programme de formation de l’école québécoise mentionnent le mot de base citoyen ou ses dérivés (citoyens, citoyenneté, etc.) en 247 occasions, dont 105 (43 %) dans les 39 pages consacrées au cours d’histoire, sans compter les 22 occurrences (9 %), ailleurs dans le Programme, qui se réfèrent à Histoire et éducation à la citoyenneté. De même, démocratie est citée à 21 reprises (dont 14 en histoire), droits civils sept fois (toutes en histoire), participation (sociale ou à la vie collective) 13 fois (dont huit en histoire) et (pensée, sens, esprit ou retourcritique), 73 fois (dont cinq en histoire).

Ces fréquences reflètent l’importance qualitative que le PFÉQ, en général, et le cours d’histoire, en particulier, accordent à la citoyenneté participative. La formation de personnes autonomes, ayant développé les habiletés qui leur permettront d’agir en citoyens engagés et critiques, est en effet l’une des principales attentes que l’école doit satisfaire (p. 4), et cette tâche relève tout d’abord du cours HÉC, quoique ce cours ne puisse former à lui seul des […] citoyens responsables, capables de mettre leur intelligence et leurs compétences au service du bien commun (p. 21).

L’importance de la citoyenneté et la valeur de l’histoire pour former les citoyens sont aussi les motifs invoqués pour justifier à la fois l’augmentation des heures d’enseignement obligatoire de l’histoire, qui passent de 200 à 350 au secondaire, et le nouveau titre du programme (Histoire et éducation à la citoyenneté). Dans HÉC, on compare le passé de l’Occident à celui d’autres régions en première et deuxième secondaire, 75 heures par année (p. 337). Le cours traite de l’histoire du Québec et du Canada en troisième et en quatrième secondaire, à raison de 100 heures annuellement. Rappelons que la divulgation inopinée de ce cours à l’été 2006 a suscité une controverse dont Cardin (2007) a proposé une explication, dans un numéro spécial du Bulletin d’histoire politique consacré à cette polémique. Par ailleurs, trois cours complètent l’enseignement obligatoire des sciences sociales : un au primaire (Géographie, Histoire et Éducation à la citoyenneté), de la troisième à la sixième, et deux au secondaire (Géographiehumaine, en première et deuxième, et Monde contemporain, en cinquième).

Dans les prochains paragraphes, nous explicitons les trois principaux attributs du cours : mettre l’accent sur l’acquisition, par les élèves, d’outils de réflexion (la curiosité intellectuelle, la méthode et la rigueur) ; insister sur la participation aux débats ; afficher son inclination pour la justice sociale.

Un citoyen réflexif. Depuis longtemps, de nombreux programmes d’histoire, partout dans le monde, véhiculent certes l’idée que ces trois attributs sont désirables (Laville, 2000), idée dont les résultats des recherches de plusieurs didacticiens de l’histoire ne semblent pas indiquer qu’elle soit impraticable (Barton et Levstik, 2004 ; Charland, 2003 ; Chowen, 2006 ; Gregg et Leinhardt, 2002 ; Kohlmeier, 2005 ; Lee et Shemilt, 2004 ; Maggioni, Alexander et Vansledright, 2004 ; Seixas et Peck, 2004 ; Wineburg, 2001 ; Yeager, Foster et Greer, 2002). Toutefois, le Rapport Lacoursière (du nom du président du Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire), à l’origine du programme québécois actuel, a fait de cette idée l’axe central de l’enseignement de l’histoire. Ainsi, ledit rapport (ministère de l’Éducation du Québec, 1996) présente l’histoire comme une discipline qui vise à développer une manière spécifique

[…] d’aborder un problème, d’en cerner les coordonnées et de les mettre en perspective, de recueillir les données appropriées et de les analyser, de les évaluer, d’en tirer la substance, d’interpréter et de tirer des conclusions. En plus d’apprendre à juger des savoirs construits, l’histoire enseigne donc à construire, avec méthode, des savoirs nouveaux.

p. 3

Cette formation intellectuelle alimente en retour la formation sociale et civique que l’enseignement de l’histoire procure aussi :

[…] surtout parce que la démarche et les opérations de la pensée historique sont, en substance, […] celles que l’on emploie pour participer aux prises de décisions collectives, à quelque échelle de la vie sociale que ce soit. C’est une fonction particulièrement importante en démocratie, si vraiment la démocratie repose sur la participation éclairée et effective de tous. Sans les connaissances et les capacités citées jusqu’à maintenant, toute réelle participation serait illusoire. Sans elles, le citoyen ne saurait se prononcer sur les faits de façon autonome et réfléchie, juger lucidement des enjeux sociaux qui toujours se présentent comme des choix à effectuer.

p. 4-5

Un citoyen engagé dans les débats. Pour reprendre les termes du programme, il s’agit en somme d’utiliser une réflexion instrumentée pour s’engager dans les débats sur les enjeux sociaux (ministère de l’Éducation du Québec, 2004, p. 337, 348). Les élèves doivent connaître la réalité sociale pour la transformer (ou non). Or, si tous les cours rendent possible

l’implication active des élèves dans les décisions qui les concernent, la résolution collective de problèmes par la discussion et la négociation, les débats sur des questions porteuses d’enjeux variés ainsi que la prise de décision dans un esprit de solidarité et de respect des droits individuels et collectifs, [l’histoire fait partie des cours à qui il revient de contribuer de façon privilégiée] à la prise de parole dans un esprit de dialogue.

p. 29

Pour ce faire, le cours HÉC vise à développer, à partir d’un même contenu de formation, trois compétences différentes, étroitement reliées et comobilisées (p. 338, 343).

La première est de s’interroger, dans une perspective historique, à propos de construits historiographiques prescrits (p. 344), appelés réalités sociales. Cette expression recouvre les aspects culturels, économiques, politiques, territoriaux et sociaux de la vie d’une communauté humaine (p. 337) durant une période déterminée, comme les révolutions américaine et française (p. 361). L’intégration d’une réalité sociale au programme se justifie par […] son potentiel de réinvestissement conceptuel et méthodologique et sa contribution à la compréhension du monde occidental actuel (p. 350). Ce que les auteurs du programme appellent l’objet d’interrogation (p. 352) se compose soit d’une réalité sociale exclusivement du présent (p. 365), soit d’une réalité du passé et d’une autre du présent (p. 353-364). Le passé à évoquer et l’accumulation de connaissances déclaratives à son propos changent donc de statut. L’un devient un matériau pour apprendre à se […] poser ses propres questions, plutôt que de simplement répondre aux questions des autres (p. 344). L’autre devient un substrat substituable (mais non indifférent) et une retombée accessoire (p. 337).

La deuxième compétence s’intitule Interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique (p. 346). Elle suppose d’enquêter pour établir les faits : se documenter, dépouiller et classer les documents, analyser et évaluer l’information pertinente, comparer les points de vue et intérêts des acteurs, témoins et historiens (p. 347).

La troisième consiste à Construire sa conscience citoyenne à l’aide de l’histoire (p. 348). Son développement est étroitement lié à la pratique de la délibération en tant qu’échange libre de raisons fondées : Pour développer sa compétence, l’élève doit apprendre à raisonner à partir de faits et à justifier son interprétation par l’argumentation (p. 346). Pour l’un des auteurs auxquels se réfère le programme, la classe d’histoire peut et doit le faire en proposant aux élèves des reconstructions théoriques et complexes, appelées situations-problèmes :

La situation est complexe, car elle met en jeu une pluralité de points de vue [historiques] soit concordants, soit divergents, soit strictement contradictoires, et que la résolution du problème ne réside pas en la victoire simpliste d’un des points de vue, mais dans un dépassement dialectique qui intègre un certain nombre de ces points de vue.

Dalongeville, 2001, p. 276

Dans cet esprit, il importe que chaque élève interroge méthodiquement des réalités sociales pour asseoir son opinion et sa conscience citoyenne sur des assises historiques (ministère de l’Éducation du Québec, 2004, p. 338), […] saisir l’incidence des actions humaines sur le cours de l’histoire et […] prendre ainsi conscience de ses responsabilités de citoyen (p. 337). Enfin, l’étude des réalités sociales fournit aux élèves […] l’occasion de décontextualiser les concepts étudiés et d’en effectuer un transfert adéquat (p. 363, 348) dans leur vie civique.

Il s’agit de permettre aux élèves de participer aux débats sociaux, vus comme des problèmes à résoudre (p. 360) ; par exemple : Comment réagirais-tu si on t’enlevait ce que tu penses être un de tes droits, comme on l’a fait aux jeunes [d’âge mineur] de Huntingdon [en leur défendant de se trouver dans les rues et endroits publics du village après 22 heures] ? (Dalongeville, Bachand et Poirier, 2006, p. 91).

Un citoyen favorable à la réciprocité. Le Programme de formation de l’école québécoise ne définit pas le bien commun, mais l’usage récurrent (152 fois) de termes associés à la réciprocité des rapports sociaux, politiques ou économiques (distribution équitable des ressources, solidarité, égalité, justice, liberté ou paix) est révélateur. Il les cite dans des phrases sans équivoque : […] les valeurs communes de la société québécoise […] sont l’égalité, la justice, la liberté et la démocratie (p. 156) et les élèves doivent identifier […] les actions humaines qui s’avèrent économiquement équitables, respectueuses de l’environnement, justes sur le plan social et adaptées à la culture des sociétés qui occupent les territoires (p. 312). De même, l’usage des termes associés à l’asymétrie des rapports sociaux, politiques ou économiques (pauvreté, racisme, sexisme, discrimination et exclusion) dénote lui aussi une prédilection pour la réciprocité. Ces termes sont cités 26 fois dans des phrases semblables à celle-ci : L’école est un lieu privilégié pour apprendre à respecter l’autre dans sa différence, à accueillir la pluralité, à maintenir des rapports égalitaires et à rejeter toute forme d’exclusion (p. 28).

En Histoire et éducation à la citoyenneté, les élèves peuvent constater […] qu’en dépit du discours démocratique égalitaire perdurent des inégalités réelles auxquelles il devra faire face et à l’égard desquelles il devra éventuellement prendre position, […] que le changement social est tributaire de l’action humaine et que le rôle de citoyens responsables exige […] de s’engager dans les débats sur les enjeux sociaux (p. 348).

La transposition didactique des pratiques sociales et la démocratie délibérative

Ces propos ministériels pourront paraître présomptueux, dans la mesure où ils présupposent que l’école puisse remédier aux entorses à la démocratie dont souffre la société des adultes. Les rôles et les contraintes (comme celles d’ordre temporel) sont généralement distribués de façon inégale, en fonction de facteurs sociaux, dans les discussions politiques. De plus, des motifs égoïstes, avoués ou non, animent plus souvent les participants que la recherche d’un résultat juste. D’ailleurs, l’une des objections soulevées contre l’approche délibérative est qu’elle repose sur des présupposés héroïques au sujet des participants (Johnson, 1998, p. 173).

L’actualisation en classe des intentions exprimées par le Programme de formation de l’école québécoise implique d’autres écueils. Pour mieux en cerner les contours, les paragraphes suivants décrivent trois éléments de notre cadre conceptuel. Le premier est la transposition didactique, c’est-à-dire les modalités du passage d’un curriculum prescrit à un curriculum réel ; le deuxième est la pratique de référence. Notons dès à présent que les deux sont traités simultanément. Le troisième est la délibération régulée de manière procédurale, c’est-à-dire la pratique de référence dont la transposition nous intéresse.

La transposition didactique de pratiques sociales de référence. La plupart des didacticiens des disciplines utilisent couramment l’expression transposition didactique pour désigner deux processus. Le premier servirait aux décideurs à déterminer, plus ou moins consciemment, ce qu’il leur paraît loisible de faire apprendre parmi la multitude des savoirs, attitudes et valeurs (Perrenoud, 1998, p. 487). Cette sélection pratique et axiologique favoriserait la reproduction sociale, reproduction d’autant plus efficace que les enseignants s’en feraient les agents à leur insu et accepteraient la légitimité des savoirs à enseigner (Apple, 1982 ; Bourdieu et Passeron, 1970 ; Bowles et Gintis, 1976 ; Cooper et Harries, 2005 ; Giroux, 1981).

Engagé par différents acteurs scolaires, le second processus concerne la mutation des savoirs savants de référence comme ceux produits par les historiens universitaires (Audigier, 2001), en savoirs qui deviennent […] scolaires, d’abord dans les programmes [c’est la transposition externe], puis dans les manuels et les salles de classe[…] – c’est la transposition interne (Perrenoud, 1998, p. 487-488). Ces opérations isolent le savoir scolaire du contexte dans lequel le savoir de référence avait du sens. Ainsi, en histoire, la raison d’être du dépouillement d’archives ou de la critique de sources est de résoudre un problème (Prost, 1996, p. 75), mais ces activités perdent ce sens en contexte scolaire, alors que la finalité de la pratique bascule vers l’usage mécanique de procédures. Pour être appris, les savoirs doivent être recontextualisés, c’est-à-dire avoir (re)trouvé, dans le cadre scolaire, une signification.

D’après Perrenoud (1998), Martinand (1994) tout autant que Joshua (1996) avaient étendu aux pratiques de référence le champ d’application de la transposition didactique, […] pour rendre justice aux disciplines dans lesquelles les savoirs savants ne sont pas aussi centraux […] (Perrenoud, 1998, p. 487), comme les métiers artisanaux — et plusieurs historiens considèrent que l’histoire en est un (Furet, 1982 ; Prost, 1996). En d’autres mots, Martinand (1994) comparait les activités didactiques aux situations, tâches et qualifications caractéristiques de la pratique d’un groupe social. On pourrait, par exemple, comparer les pratiques délibératives que les élèves doivent apprendre à celles de certains syndicats (Dobbs, 1972).

La délibération de manière procédurale régulée dans la société en général. Il peut y avoir délibération démocratique lorsque plusieurs partenaires (habiletés à participer de façon illimitée et selon un traitement égal, en l’absence de contraintes) cherchent à désigner leur porte-parole, à trancher une controverse politique, à prendre une décision de nature collective, à résoudre un conflit social, à édicter une loi, et ainsi de suite. Mentionnons que la participation illimitée signifie que chacun peut participer à la discussion. Le traitement égal signifie que chacun peut problématiser chaque assertion, introduire toute assertion dans la discussion et exprimer ses points de vue, désirs et besoins. L’absence de contraintes signifie qu’aucun locuteur ne peut être empêché (par une contrainte, comme la violence ou l’intimidation, qui domine l’intérieur ou l’extérieur du contexte de discussion) de défendre les deux droits précédents (Alexy, 1988, p. 25-26 ; 1996, p. 211).

Toute visée de formation à la délibération démocratique se fonde sur un présupposé tenu ici pour vrai : la participation éclairée de plusieurs personnes selon des procédures pertinentes diminue, à terme, la probabilité de générer des solutions déraisonnables ou unilatérales. Certes, l’échange de points de vue peut enfanter de mauvaises décisions, nulle démocratie n’étant […] à l’abri d’interruptions contingentes et de régressions historiques, mais la délibération démocratique peut être comprise […] comme un processus d’apprentissage qui se corrige lui-même (Habermas, 2000, p. 87).

Ce processus tendanciel d’apprentissage collectif et intergénérationnel revêt différentes formes. Ainsi, la reconnaissance de nouveaux droits et libertés ou l’action affirmative (compensatoire) en faveur de populations injustement traitées jusqu’alors (femmes, esclaves, autochtones, immigrants, homosexuels, etc.) sera vue comme une amélioration des procédures démocratiques. Pour que l’explicitation et l’application des normes d’une communauté politique de citoyens soient ainsi considérées comme un processus d’autocorrection historique, chacun, dans une communauté démocratique, doit toujours pouvoir […] critiquer les textes et les décisions de la génération des fondateurs et de leurs successeurs (p. 89).

Certes, si les citoyens doivent être compris comme les auteurs des normes, droits et libertés de leur société, ils ne se retrouveront pas toujours pour autant devant une page blanche, à l’an I de la démocratie : certains des droits et libertés auront été acquis et il s’agira de les améliorer (Baynes 1992,1997 ; Habermas, 2000). Délibérer publiquement apparaît alors comme un test continu d’actualisation et de validation de cet ouvrage collectif qu’est la démocratie : les citoyens peuvent tantôt en corriger les coquilles, tantôt en écrire un nouveau chapitre. C’est dans ce sens qu’on doit les comprendre comme les auteurs des normes fondamentales et des droits d’une société, sans qu’ils aient à tout réinventer (Courtois, 2003, p. 108-109).

La délibération régulée de manière procédurale à l’école en particulier et ses limites. Tout comme dans la société, en classe d’histoire non plus, la pratique de la délibération ne part pas de zéro. En effet, des normes, des libertés et des droits prévalent généralement dans les écoles secondaires publiques du Québec. Elles peuvent être reconsidérées, améliorées ou corrigées à mesure qu’avance la discussion en tant que processus d’apprentissage et de perfectionnement des conditions équitables de cette procédure.

Cependant, si une culture relativement démocratique se manifeste aujourd’hui en HÉC, la délibération reste encore à parfaire entre camarades de classe, entre enseignants, entre élèves et enseignants ou entre élèves et administrateurs scolaires. Cette délibération sert ainsi elle-même à cultiver l’aptitude à débattre, écouter et s’exprimer, ainsi que les autres vertus délibératives, nécessaires pour que les jeunes citoyens puissent tester la légitimité des normes, voire les reformuler. Tout cela revient à considérer la délibération à l’école comme un processus d’autocorrection continue, qui permet aux élèves d’agir sur leur monde, c’est-à-dire de transformer la réalité normative qui les entoure (Galichet, 2005, p. 108).

Pour que ceux-ci participent, par la suite, au processus social d’autocorrection historique en approfondissant et étendant à leur tour les droits et libertés, il faut notamment que les exercices délibératifs leur permettent d’innover ou de réactualiser les normes et les exigences de leur avenir citoyen. En effet, la pratique délibérative ne doit plus seulement être vue comme un prétexte pour apprendre à chacun à questionner ses repères individuels, à s’inscrire dans un mouvement pour aller vers l’autre, à énoncer clairement ses idées et à utiliser un langage approprié (ministère de l’Éducation du Québec, 2004, p. 506). Les élèves doivent aussi se sentir considérés comme des délibérants à parts égales, ce qui exige en retour qu’ils détiennent réellement le pouvoir d’exercer une action militante par la prise de parole.

Certes, cette pratique doit être guidée et, comme n’importe quel autre apprentissage (Legendre, 1995), elle émerge par stades, à mesure que les processus de traitement des conflits se perfectionnent et que les problèmes sociaux abordés par les élèves se complexifient. Cependant, elle doit aussi être de plus en plus dévolue aux élèves ; le guidage ne doit pas substituer les conclusions du maître à celles des élèves. À ce sujet, Lenoir a déjà montré comment l’illusion bien-pensante conduit souvent à une intervention éducative abusive au nom du droit, du bon et du bien-être du plus grand nombre (1992, p. 16). Pour sa part, Coron affirme que ce qui pose problème en enseignement des sciences humaines […] n’est pas tant la nature du savoir à connaître que la façon de faire connaître ce savoir (1997, p. 75). Par conséquent, il s’agit moins d’énoncer ou de valider le contenu des arguments soumis par les délibérants (objet d’une transposition didactique externe) que de contrôler la structuration du savoir (Lebrun et Lenoir, 2001) et le contexte (objet d’une transposition didactique interne) au sein duquel ces arguments sont avancés. Habermas se montre d’ailleurs éloquent à ce sujet : sa conception délibérative de la démocratie se base sur une éthique de la discussion et il formule non pas une orientation relative au contenu, mais une démarche, la discussion pratique (1986, p. 125).

Ainsi, l’argumentation est comprise comme une procédure dialogique de justification des normes. Cela signifie qu’elle prend la forme d’une suite de questions et de contestations permettant la présentation d’arguments pour et contre (Aarnio, 1987, p. 187). Ce contexte devrait permettre aux participants de s’engager équitablement dans le débat, mais sans contraintes substantielles dont la nature et le contenu déjà déterminés altéreraient, de par leur façon de s’imposer aux positions concurrentes, la modalité d’édiction des normes et de règlement des conflits, structure formelle censée être impartiale.

Or, des auteurs aussi variés qu’Apple et Teitelbaum (1986), Barnes (2000), Bourdieu (1998), Rury et Mirel (1997), McLaren et Farahmandpur (2005) déplorent l’absence en classe des conditions de liberté, d’égalité et de symétrie qu’exige pourtant l’approche délibérative. Notons que, si les inégalités que devraient corriger les procédures délibératives faussent les résultats de celles-ci (Gutmann et Thompson, 1996, p. 134), alors la délibération ne peut produire l’égalité, à moins que 1) la rectification des inégalités ne permette de remplir 2) les conditions équitables de la délibération, ou à moins que 1) et 2) ne se réalisent simultanément, c’est-à-dire de manière co-originaire, s’agissant sans doute d’une dynamique intuitivement admissible.

En conséquence, la pertinence de pratiquer la délibération en classe ne procède plus de son efficace historique, mais de sa valeur heuristique ou épistémique. En effet, la délibération peut servir de contexte de découverte des déterminants structuraux historiques des injustices ou de l’identité des intérêts des opprimés et de l’humanité générique (Jakubowski, 1935 ; Novack, 1971), c’est-à-dire que l’humanité est redevable de ses droits aux luttes menées par les opprimés, que les dangers environnementaux, nucléaires, par exemple, menacent tous les Terriens et ne peuvent être réglés individuellement, etc. Dans ces conditions, que constate-t-on lorsque l’on compare le curriculum prescrit, d’une part, et la vie de la classe, d’autre part ? Quels effets de la transposition de la délibération nuisent (ou peuvent nuire) à la formation de citoyens capables de discuter rationnellement de leurs différends ?

Notre réflexion sur cette problématique se limite ici aux aspects de la transposition interne touchant le problème spécifique de l’élitisme dans la délibération et celui de la dictature de la majorité, mais débordera le cadre du cours HÉC. L’examen de trois interventions éducatives susceptibles de contribuer à résoudre le premier problème suit l’analyse de celui-ci, tandis que la présentation de deux interventions complète l’analyse du second problème.

La délibération et la reproduction des inégalités à l’école : l’élitisme dans la délibération

Analyse. Deux principaux facteurs extrascolaires co-influencent la discussion scolaire. Premièrement, des dispositions scolaires hétérogènes, fortement corrélées aux caractéristiques sociales et culturelles des élèves et de l’école (caractéristiques elles-mêmes socioculturellement construites), se traduisent souvent par une participation scolaire hétérogène (Bourdieu et Passeron, 1970). Deuxièmement, par la violence symbolique, les dominants extorquent (parfois inconsciemment) aux dominés l’adhésion libre à leur propre domination (Bourdieu, 1979), leur faisant considérer comme nécessaires des positions sociales et des normes contingentes.

Aussi, même si chacun pouvait diffuser également sa perspective, une part significative d’individus pourraient choisir de participer sous […] le mode du calcul (conquérir une ascendance sur le groupe plutôt que de viser à une entente) (Leleux, 2002, p. 126), ce que certains pourraient faire mieux que d’autres, puisqu’ils maîtrisent des outils mentaux mieux adaptés. En somme, la discussion peut améliorer […] l’écoute, la compréhension d’autrui, la rigueur de la pensée, [mais] peut également déboucher sur le pouvoir des plus brillants et des plus habiles dans le maniement de la parole (les débats télévisés en sont un exemple) (Galichet, 2005, p. 84), qualités qui sont souvent elles-mêmes le dividende d’un capital culturel dont ils ont hérité.

Dans ces conditions, l’enseignant, même s’il accorde un droit égal de parole à tous et quelles que soient ses qualités d’animation, peut difficilement prévenir ou inhiber des comportements d’accaparement du pouvoir manifestés par tel élève issu d’un groupe privilégié, comme tromper ou intimider les autres par son aisance verbale, éluder leurs questions, parler davantage ou plus fort qu’eux, exercer un chantage déguisé, maquiller ses mobiles égocentriques.

Par conséquent, une éducation à la citoyenneté s’inspirant du paradigme de la discussion risque de favoriser les élèves capables de raisonner ou d’argumenter plus efficacement. Elle risque ainsi de développer […] un élitisme « méritocratique » sous le couvert du souci de l’intérêt général ou du bien public (Galichet, 2005, p. 44) et, ce faisant, de renforcer indirectement et à contre-gré une forme de dictature sociale. Cette contradiction aurait donc de graves implications.

Interventions. Examinons trois dispositifs visant à réduire les inégalités délibératives et à contrôler de manière procédurale les contextes de discussion : 1) la centration sur l’argument, 2) l’observation des débats et 3) la réflexion sur la prise de pouvoir.

Premièrement, en contexte de délibération régulée de manière procédurale, l’enseignant peut éviter que des visions particulières s’imposent en HÉC par des moyens non délibératifs, et ce, en les faisant traduire en messages clairs. Il pourra, au besoin, faire préciser, (re)définir ou formuler par écrit ces messages, afin de s’assurer que les participants dirigent davantage leurs répliques vers le message lui-même (argument, proposition, etc.) que vers son émetteur. Il pourra aussi insister pour que les élèves appuient leur argumention sur des faits et sur l’analyse de cas-types, citent leurs sources, rendent transparentes leurs démarches, et considèrent d’autres perspectives… (Barton et Levstik, 2004, p. 185-244 ; Laville, 1985, p. 28).

Je propose au groupe que…, J’appuie la position de… et je demande l’avis des autres, Je veux parler de… et expliquer les motifs de ma position, etc. (Jasmin, 1998, p. 125), voilà quelques exemples de formules claires, standardisées et suggérées par l’enseignant – que seuls les élèves-délibérants peuvent cependant remplir d’un contenu déterminé – afin d’éviter le plus possible une prolifération d’idées ambiguës dont l’acceptation serait improbable si le groupe les comprenait bien, une situation de parole dans laquelle l’acceptation d’une position ne reposerait pas sur sa valeur propre, mais sur la valeur de celle ou de celui qui l’a énoncée et une réduction de la discussion à des jeux d’influence discrets.

Deuxièmement, pour que le groupe lui-même apprenne à contrôler ces dangers liés principalement à la prise de pouvoir par les plus adroits, l’un des dispositifs communs consiste à demander à deux ou trois participants d’assumer le rôle d’observateurs. Ceux-ci rédigeront un rapport public sur le déroulement d’une délibération (évolution des arguments, problèmes connus, etc.). Dans ce rapport, […] il ne s’agit pas de juger les personnes, mais de leur donner un reflet de leur fonctionnement dans le cadre d’un groupe de discussion afin d’améliorer celui-ci. Il importe de répéter l’exercice en variant les rôles (tous doivent avoir été […] observateurs) (Bastien, 1998, p. 106). Le rapport se centrera sur deux questions et, le cas échéant, proposera des alternatives au fonctionnement observé : 1) Qu’est-ce qui a freiné la libre participation de tous ? 2) Qu’est-ce qui explique que toutes les interventions n’aient pas été considérées de manière équitable ? Quand l’apport […] des observateurs est terminé, alors un dialogue peut s’établir […]. Les participants observés […] pourront demander des précisions aux observateurs quant à certains aspects de leurs rapports (p. 106).

Chacun devra alors (re)définir son attitude en vue du prochain débat, pour éviter, par exemple, que x et y ne prennent encore une place disproportionnée par rapport aux autres ou que les arguments de z ne soient écartés. En répétant ces exercices d’observation et de rectification (p. 104), les élèves pourront, à moyen terme, juger de l’efficacité des alternatives proposées pour faciliter l’évolution de la discussion et réduire les obstacles inégalitaires. En plus de tous les efforts que peut déployer l’enseignant pour appliquer rigoureusement une structure d’échange égalitaire en matière de participation, les participants exerceront leur pouvoir de modifier le processus délibératif en partant des imperfections de celui-ci.

Troisièmement, en parallèle à l’étude du thème (central en HÉC) de la contestation, de la prise et de l’exercice du pouvoir dans diverses réalités sociales, trois questions doivent elles-mêmes devenir des objets de discussion et de métaréflexion : 1) les obstacles à la délibération égalitaire, 2) les causes des inégalités délibératives en classe et 3) le comment égaliser les chances d’influencer le groupe. En effet, […] un processus délibératif qui vise l’atténuation de l’inégalité structurelle doit faire des relations de pouvoir un enjeu central de l’ordre du jour délibératif (Williams, 2002, p. 234). Dit simplement, il s’agit de débattre de la procédure de débat elle-même et des inégalités qu’elle véhicule. En somme, en exploitant au maximum les situations conflictuelles, et en partant des conditions présentes de la conscience actuelle de la plupart des élèves, l’enseignant les aide (et notamment ceux qui souffrent directement d’injustices structurelles) à s’approprier le processus délibératif pour qu’ils puissent prendre, en toute connaissance de cause, les décisions qui les concernent et qu’ils les exécutent collectivement, se préparant ainsi à prendre en charge l’organisation de la transformation de la société dans une visée progressiste (Cadotte, 1983). Ainsi, d’un point de vue moins réaliste que normatif et quoique la délibération démocratique scolaire à propos d’intérêts divergents ne puisse détruire d’elle-même aucune structure injuste, même en se déroulant selon des règles procédurales définies en termes d’égale liberté et de respect mutuel, elle pourrait contribuer à enseigner aux élèves minorisés comment s’émanciper. Faut-il penser, à l’instar de Malcolm X (Breitman, 1970), que la délibération doit conduire les élèves stigmatisés à constater qu’ils doivent éradiquer eux-mêmes leur oppression et comment ils peuvent s’organiser solidairement pour s’émanciper ? Le cas échéant, elle viserait donc à terme l’abolition des facteurs et pratiques de discrimination, d’exploitation, d’oppression, de violence (symbolique ou physique) et d’iniquité (plutôt, comme le rappelait Freire [1970], que de servir à modifier la composition des classes sociales, à les permuter ou à en changer les ratios), ce qui promouvrait la réciprocité.

De façon plus pratique, l’enseignant peut filmer le déroulement de quelques discussions en classe et présenter la vidéo aux élèves. Après le debriefing, ils pourront mieux répondre à la question : Comment évaluer et améliorer la pratique du dialogue pour déjouer l’accaparement du pouvoir décisionnel ou de l’autorité délibérative (ministère de l’Éducation du Québec, 2004) ? Cela exigera :

[d’évaluer] le respect des règles de discussion fixées par le groupe […], [de relever] des attitudes, des gestes ou des interventions qui ont favorisé ou entravé la réflexion commune, en considérant les conséquences qu’ils peuvent avoir sur les personnes […], [d’identifier] des situations nécessitant un changement et à l’égard desquelles on peut agir […] [et de reconnaître] des changements personnels souhaitables […].

p. 515-516

Cette réflexion collective de deuxième niveau vise à permettre à l’élève de connaître la réaction (félicitations, critiques) des autres face à son attitude de délibérant.

Cette attitude étant livrée tant à son propre jugement qu’à celui de ses pairs (qui ont vu la vidéo), l’élève apprend graduellement à en anticiper les effets sur les autres, à se demander – lors de ses actions subséquentes – si son choix d’arguments vise seulement ce qu’il veut ou s’il en envisage également les conséquences sur le mieux-vivre des autres. En objectivant son vécu délibératif, le groupe, sous l’impulsion et la direction d’un enseignant conscient des inégalités inhérentes à la prise en charge des élèves, devient son propre juge, son propre mécanisme d’autocorrection, son propre émancipateur.

La dictature de la majorité

Analyse. Dans un modèle délibératif de règlement de conflits entre les groupes sociaux, chacun doit considérer les arguments d’autrui et abandonner des pratiques injustes si les minorisés présentent à cet effet des arguments robustes (Williams, 2002, p. 233-234). Examinons successivement et rapidement deux questions interdépendantes que cette directive soulève : 1) Peut-on attendre, de la part d’élèves favorisés par de telles pratiques, qu’ils abdiquent leurs privilèges ? 2) Peut-on concilier le progrès collectif de la classe et le respect du pluralisme des élèves ?

Premièrement, espérer un progrès social au moyen de la seule délibération n’est-il pas utopique, puisque les élèves avantagés par l’asymétrie sociale cherchent à conserver ou étendre leurs privilèges historiques (Gutmann et Thompson, 1996, p. 134) ? En fait, si les facteurs d’ordre économique ou politique n’agissent pas directement sur l’école, les habitus, intérêts, préjugés et préoccupations, liés aux différents milieux familiaux dans lesquels les élèves évoluent hors de l’établissement scolaire, se réfractent à travers les délibérations menées en classe (Bourdieu, 1979). Aussi l’hypothétique égale participation des délibérants au sein des instances décisionnelles ne garantit-elle ni une égale écoute ni que l’issue des délibérations reflétera […] les besoins et les préoccupations des citoyens provenant des groupes marginalisés (Williams, 2002, p. 238). Ces groupes peuvent se taire ou être sous-représentés quand personne n’est prêt à remettre en cause sa position initiale et quand l’issue d’un débat […] est donnée d’avance par le rapport des forces économiques ou politiques en présence […] (Weinstock, 2005, p. 230-231).

Deuxièmement, l’approche délibérative exige des minorisés et des majoritaires qu’ils s’autocensurent lorsque leurs intérêts particuliers immédiats se contredisent. Cela revient à demander aux élèves, pour défendre leurs positions, de privilégier les seules particularités qui favoriseraient l’atteinte de consensus et donc, de renoncer en réalité à leurs particularismes. Or, demander […] aux groupes opprimés de mettre de côté leurs propres intérêts partiaux afin de considérer les préoccupations communes à l’humanité entière, afin de penser au-delà de leurs propres besoins et intérêts […] peut les confiner dans les structures mêmes qu’ils contestent (Phillips, 1995, p. 147), et donc, contradictoirement, porter préjudice, ultimement, à cette même humanité.

Heureusement, estiment certains auteurs, il est possible d’exercer à l’école une pression sur l’équipe gagnante (pour reprendre à d’autres fins l’expression de Laville, 1984), pour les conduire à coopérer sur un mode délibératif avec les autres, si les décisions prises par les élèves doivent reposer davantage sur le consensus que sur le vote majoritaire (Jasmin, 1998, p. 123). Assurément, […] fournir des incitatifs à la délibération par des règles de décision qui se rapprochent du consensus ou de l’unanimité comme condition des décisions […] contraignantes (Williams, 2002, p. 237) causera peu de problèmes sérieux aux élèves qui délibèrent à propos de thèmes simples, plaisants et ajournables, comme la façon de souligner les anniversaires ou la décoration de la classe (Jasmin, 1998, p. 128). Cependant, avec des questions qui exigent plus d’engagements, comme la répartition des responsabilités dans l’organisation d’un projet communautaire, le groupe peut estimer, après discussion, […] qu’il n’y a pas de choix valable pour tout le monde […]. (Il peut aussi estimer que les conditions pragmatiques de la discussion, le temps, par exemple, n’ont pas permis de faire le tour de la question) (Leleux, 2002, p. 125).

Le vote à la majorité se révèle alors le moyen le plus efficace pour prendre une décision nécessaire et légitime qui n’aurait pu aboutir autrement, l’écart entre les participants n’ayant pas été comblé durant la délibération. Toutefois, à tout prendre, en organisant des débats et des consultations sur des questions concernant ses élèves, l’enseignant ne court-il pas le risque de réintroduire une forme de tyrannie de la majorité ? Certes ! Il faut donc tenter de prévenir ce danger à l’école.

Interventions. Examinons maintenant deux dispositifs qui visent à réduire les deux facettes susmentionnées du problème de la dictature de la majorité : d’une part, la discussion de second niveau sur les normes et, d’autre part, l’action compensatoire.

Premièrement, les délibérants doivent apprendre à faire une distinction entre des discussions de premier ordre (questionner la vérité de leurs croyances personnelles) et de second ordre (questionner l’acceptabilité des revendications associées à ces croyances).

Si le but de la délibération n’est pas d’imposer aux groupes minorisés les valeurs de la majorité – elle serait ainsi perçue à juste titre comme contraignante, car sa prérogative résiderait dans le seul fait d’être majoritaire, et ce, sans obligation de se justifier – alors, l’entente entre les délibérants doit reposer sur la reconnaissance de normes ou de décisions qu’ils souhaitent traiter de façon équitable. Cela doit procéder d’une discussion de deuxième ordre, c’est-à-dire que la discussion ne concerne pas directement les valeurs et les objectifs de vie à adopter, mais le caractère mutuellement acceptable des raisons évoquées dans une discussion. Ce caractère montre que des individus ou des groupes peuvent souhaiter intégrer ces valeurs et ces objectifs à leur vie sans compromettre la possibilité, pour l’autre, de faire la même chose en fonction de valeurs et d’objectifs qui sont différents.

Ainsi, dans le cadre d’une délibération de second ordre, à l’instar de Williams, nous pouvons en venir à […] considérer les raisons des groupes marginalisés comme des raisons qui soutiennent une décision collective, même lorsqu’elles ne nous sont pas immédiatement disponibles à partir de notre propre expérience sociale ou culturelle (Williams, 2002, p. 239). Cela demande de réinvestir la deuxième compétence disciplinaire en HÉC (ministère de l’Éducation du Québec, 2004, p. 345), en comparant ses croyances, attitudes et valeurs à celles des autres, qu’ils soient autres en vertu de leur situation temporelle, spatiale ou sociale (Dalongeville, 2001, p. 227-244).

Dans une discussion de premier ordre, les élèves débattent d’éléments qui relèvent de préférences de groupes pouvant avoir préséance sur d’autres, parce qu’à ce niveau, les […] parties prenantes ne doivent pas […] s’extraire de la biographie ou de la forme de vie dans lesquelles elles se trouvent factuellement déjà là (Habermas, 1991, p. 105). À ce niveau, les groupes minoritaires n’ont pas l’occasion de démontrer aux majoritaires leur incapacité de pouvoir justifier les pratiques courantes (Williams, 2002, p. 237).

Dans les débats de second ordre, la finalité de la discussion consiste à se questionner collectivement sur la marche à suivre afin de dénouer les conflits émergeant de la délibération de premier niveau (p. 236-237). Dans ce processus, les individus non conformistes et les groupes sous-privilégiés sont moins susceptibles de sentir leurs intérêts négligés, puisque leurs modes de vie particuliers ne sont ni jugés ni déniés. L’évaluation porte plutôt sur la démonstration que certaines pratiques courantes sont injustes ou qu’elles sont dans l’intérêt de tous. On ne peut évidemment exclure que le résultat de ce processus soit faillible (Habermas, 2000, p. 84). Toutefois, obligée de fournir des raisons aux dissidents et d’écouter les leurs, la majorité expose ses positions par rapport à leur critique et leur donne une chance de la convaincre de la justesse de leur position.

Deuxièmement, il est essentiel que les élèves comprennent que des préjugés structurels robustes peuvent imprégner une décision démocratique, même si la discussion a été menée à un haut niveau d’abstraction. La délibération se définit également comme un dispositif continu de révision et de réparation des décisions antérieures, car une décision majoritaire ne peut pas toujours garantir qu’elle intégrera en elle la volonté de tous sans répression. Ainsi, l’exercice délibératif doit être aussi transformateur ; il doit corriger les partis pris passés des arrangements sociaux […] (Williams, 2002, p. 235). En effet, nous n’avons pas à accepter cette présomption en faveur des pratiques et des distributions existantes […]. Au contraire, lorsque le « statu quo » fixe des inégalités injustifiables entre groupes, le maintenir constitue une injustice (p. 235).

Ainsi, à la suite de leur application, les conséquences positives et négatives des décisions doivent être départagées, tous les participants devant répondre aux questions suivantes. Les différentes décisions antérieures ont-elles contribué ou ont-elles nui à l’intégration des isolés ? Ont-elles créé des conditions favorables à la régulation des conflits ? Compte tenu des nouvelles expériences vécues et des idées émises, y a-t-il lieu de proposer des modifications pour corriger les décisions elles-mêmes ou la manière de les entériner (Bastien, 1998, p. 97, 100) ?

Une telle démarche vise à faire l’évaluation des décisions à plus long terme et à vérifier si les arguments qui ont prévalu étaient fondés, c’est-à-dire s’ils ont des effets positifs sur l’ensemble. Dans le cas contraire, il s’agira alors de reconsidérer les décisions antérieures et d’appliquer une politique compensatoire.

Ce droit à la réparation (Jasmin, 1998, p. 126) s’applique aux décisions hautement néfastes pour une personne ou un groupe de personnes. Il s’agit de permettre à des élèves (qui se sentent lésés) de demander aux autres de leur accorder une compensation en proportion du mal qui peut leur avoir été fait volontairement ou involontairement. Bien sûr, les parties concernées doivent accepter et déterminer la nature des réparations, selon des modalités de discussion chevauchant observation de la situation des élèves soi-disant brimés et évaluation à long terme de l’impact des décisions (p. 126).

Notons que le droit des élèves de demander réparation pour des injustices subies n’est pas une panacée, car il peut toujours y avoir désaccord. Cela peut rendre visibles, aux yeux de certains privilégiés, les incidences injustes de leur pouvoir et permettre que […] les perspectives des groupes marginalisés [aient] une chance de transformer les conceptions dominantes des exigences de justice (Williams, 2002, p. 234).

Conclusion

Avec cette analyse des présupposés normatifs en HÉC, nous pensons avoir montré l’importance accordée à la formation des citoyens engagés dans les débats sociaux et qui cherchent à transcender leurs différences de valeurs et de croyances. Ces objectifs entretiennent des affinités avec le projet de démocratie délibérative de Habermas (1992) et Gutmann (1987). En effet, selon ce principe, les exigences normatives qui prétendent à une certaine validité ne valent que si elles se fondent sur des raisons susceptibles d’entraîner des accords rationnellement motivés de toutes les parties, de telle sorte que ceux qui ont été jusqu’alors injustement traités puissent s’en réclamer.

Or, une société dans laquelle les moyens de production n’appartiennent pas à ceux qui les mettent en oeuvre ne peut réunir les conditions de liberté et d’égalité qu’exige une formation de citoyens autorisés à discuter ainsi. Notons à ce sujet que, selon une interprétation marxiste, les entrepreneurs achètent normalement, sur le marché du travail, la valeur de la force de travail (des salariés) qu’ils peuvent, en échange, utiliser (pendant une heure, par exemple) et dont ils peuvent vendre les fruits à leur bénéfice exclusif. Or, le prix payé pour l’usage de la force de travail en couvre l’entretien (nourriture, chauffage, autres besoins socialement déterminés), mais ne représente qu’une portion de la valeur supplémentaire qu’elle génère. Les employeurs s’approprient donc l’autre partie de cette production supplémentaire sans la rémunérer. Si cela est vrai, alors la relation patrons/salariés implique un pouvoir des uns sur le travail des autres et un échange inégal.

Cependant, en partant d’un cas particulier, nous avons présenté des mesures abstraites et de portée générale pour tenter d’atténuer les effets des inégalités et de la sous-représentation dans la délibération en classe et ce, afin d’outiller d’abord les élèves issus de groupes minorisés. Dans ces conditions, l’approche délibérative ne consiste pas uniquement à pratiquer la discussion ; elle comporte également les moyens de sa propre correction : dans un processus d’échange d’arguments, des élèves peuvent reconnaître les/leurs erreurs passées et développer de nouvelles perspectives plus largement justifiables ; il s’agit ainsi de comprendre la délibération comme processus historique soumis à l’autocorrection.

Autrement dit, si l’école ne peut imposer qu’artificiellement, partiellement, localement et provisoirement l’égalité délibérative entre élèves, la délibération scolaire régulée de manière procédurale permet néanmoins trois choses :

  • révéler les inégalités réelles à l’échelle de la classe ou de la société ;

  • justifier de nouvelles normes nécessitant parfois l’établissement de mesures compensatoires (pour l’affirmation positive de groupes minoritaires), voire la transformation structurelle radicale des rapports de nature normative ;

  • rendre les minorisés capables d’employer, dans des circonstances politiques nouvelles, une praxis basée sur la démarche inductive, acquise dans des circonstances didactiques particulières.

En somme, la délibération scolaire peut contribuer au projet de former (et non de conformer) les élèves (Laville, 1985, p. 27).

Cet article descriptif et normatif peut toutefois susciter des objections, dont l’une d’ordre méthodologique et l’autre idéologique. La première concerne l’absence d’observation, transversale et longitudinale, de la transposition interne des visées délibératives du PFÉQ en HÉC par les maîtres et les élèves. Or, celle-ci s’avère nécessaire pour identifier quels apprentissages délibératifs sont transférés dans quels milieux et circonstances, pour quels objets d’interrogation et d’interprétation, par qui, selon quels processus et à la suite de quelles interventions, effectuées par qui, dans quelles conditions d’enseignement et avec quelles ressources. La seconde objection concerne l’illusion réformiste, dénoncée par Bourdieu (2003) et peut-être entretenue par l’article, d’une école changeant la société en faveur des intérêts sociaux des classes minorées, alors qu’elle sert plutôt des classes hégémoniques.

L’identification de ces limites permet de rappeler, certes, que l’économie politique surdétermine les problèmes en classe d’histoire, et que des solutions strictement scolaires ne suffisent pas à les résoudre. Cependant, elle invite aussi à examiner empiriquement l’écart entre les éléments normatifs du cours de HÉC visant à former des citoyens plus conscients et plus libres, et l’acquisition et le réinvestissement, par les élèves, des compétences liées à la délibération lors d’opérations mentales que les auteurs du programme considèrent comme propres à l’exercice de l’histoire. Par exemple, examiner des réalités humaines sous l’angle de la durée, expliquer des phénomènes sociaux à partir de causes multiples et de leur interaction, comparer des interprétations d’événements passés, etc.