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Introduction

Cadre théorique

Les travaux présentés dans ce texte s’inscrivent dans le paradigme de la linguistique génétique de l’écrit (Jaffré, dans ce numéro) et plus particulièrement d’un programme de recherche qui associe l’étude de la phylogenèse de l’écriture dans l’humanité (perspective historique et épistémologique [1]), de l’évolution des systèmes d’écriture actuellement en usage (perspective comparatiste) et de l’ontogenèse de l’écrit chez l’homme, l’enfant et l’adolescent (perspective psycholinguistique et cognitive).

Nous limiterons notre propos à la perspective ontogénétique pour nous engager dans l’étude précise de l’acquisition de l’écriture et des différentes procédures accessibles ou effectivement mobilisées par de jeunes apprentis scripteurs. En effet, nous entendons montrer que les essais, les erreurs et les réussites de ces apprentis, et surtout les explications qu’ils fournissent, permettent de décrire leurs cheminements cognitifs. En réalité, s’ils parviennent à résoudre une part importante des problèmes liés à l’écriture de leur langue, c’est en formulant des explications, voire des arguments, et en avançant des critères qui nous informent sur la nature et l’étendue de leurs représentations cognitives. Comprendre comment ils apprennent, notamment à écrire, c’est accéder au « mode de construction d’un système de représentation » (Ferreiro, 1988). Nous nous situons de ce point de vue dans le champ des travaux psycholinguistiques qui considèrent les enfants comme des linguistes « en herbe », capables de construire des théories et de nous informer sur le degré de fonctionnalité des domaines linguistiques (Karmiloff-Smith, 1992 ; Gopnik et Meltzoff, 1997).

De fait, nous montrons que de jeunes scripteurs sont capables de produire des écrits dont les graphies résultent de calculs intelligents, en relation avec des procédures spécifiques que nous pouvons qualifier de préorthographiques. Ces productions sont en fait des « écritures inventées » ou « orthographes inventées », par référence aux travaux anglo-saxons qui ont vu le jour dans les années 1970, et qui se rapportent aux invented spellings (Chomsky, 1971, 1975 ; Clarke, 1988 ; Rubin et Eberhardt, 1996) ou creative spellings (Read, 1971, 1986) ; mais aussi à travers des études en nombre plus conséquent s’appuyant sur des épreuves standardisées de la langue écrite, principalement sur l’espagnol (Ferreiro et Teberosky, 1982 ; Ferreiro et Gomez Palacio, 1988). Ces productions écrites spontanées ou contrôlées sont en fait peu étudiées dans la tradition psycholinguistique française (voir cependant la synthèse récente de Jaffré, Bousquet et Massonnet, 1999) ; elles sont pourtant déterminantes pour l’analyse des fonctionnements cognitifs à l’oeuvre dans l’apprentissage de l’écriture. Nous considérons en effet que les écritures inventées sont les traces visibles, généralement motivées et non normées, de procédures acquises ou en cours d’acquisition. Ces écritures inventées sont dès lors étudiées non par rapport à un système orthographique maîtrisé, mais par rapport aux procédures mises en oeuvre par les élèves. Notre projet consiste ainsi à évaluer les écrits produits en fonction de critères de développement internes et non selon des attentes scolaires ou sociales externes, car ces écritures inventées révèlent des logiques cognitives nécessairement évolutives, voire des théories de l’écriture qui rendent compte du caractère dynamique des apprentissages engagés (Gopnick et Meltzoff, 1997 ; Bousquet, Cogis, Ducard, Massonnet et Jaffré, 1999). De fait, nous considérons que pour apprendre à écrire, il faut certes que les enfants soient en contact avec les formes conventionnelles de l’écriture, mais il faut surtout qu’ils les confrontent à leurs représentations empiriques, celles qui sont à l’oeuvre dans l’écriture de leur langue et sans doute dans tout système d’écriture (Jaffré et David, 1999).

Notre démarche comporte une double perspective : la première, généralement qualifiée de constructiviste, met l’accent sur les conceptualisations progressives de l’écriture d’une langue donnée [2] et leur genèse ou psychogenèse, pour reprendre la terminologie de Ferreiro et Gomez Palacio (1988) ; la seconde, inscrite dans le paradigme cognitiviste, porte essentiellement sur les fonctionnements mentaux en jeu dans le développement du langage et plus précisément les processus d’écriture (Ehri, 1991 ; Treiman, 1993 ; Zesiger et de Partz, 1997).

Ce double ancrage théorique nous conduit à envisager l’acquisition de l’orthographe – et plus largement de la production écrite – dans une dynamique générale où le cerveau humain interroge le monde et le met à l’épreuve (Changeux et Ricoeur, 1998) ; ce qui s’oppose à une conception de l’activité cérébrale réduite au simple enregistrement des données extraites de l’environnement. Nos travaux montrent en effet que les apprentis scripteurs interrogent l’écrit, le soumettent à leurs questionnements ; ils procèdent par essais et erreurs, par résolution de problèmes successifs, par catégorisation, comparaison, mise en système des objets et phénomènes qui les environnent [3]. De fait, nous constatons que les jeunes apprenants ne se contentent pas de concevoir des formes écrites stabilisées, ils les interrogent, les analysent, voire les recréent selon un processus souvent analogue à celui observé dans l’évolution des écritures humaines (perspective phylogénétique).

Cependant, nous ne reprenons pas littéralement les modélisations proposées, qu’elles soient constructivistes ou cognitivistes. Les premières avancent des schémas en stades qui supposent des ruptures plus ou moins radicales dans le traitement des différentes composantes de l’écrit, en réception comme en production. Selon ces schémas développementaux, les enfants passeraient ainsi par : a) l’identification et la production logographique (étape également identifiée de préalphabétique, Ferreiro et Teberosky, 1982 ; Bastien et Bastien-Toniazzo, 1993) des signifiants-mots, par exemple, carton sera « lu » carré ou écrit carte parce qu’il comprend la même suite de lettres c-a-r, d’autres mots sont confondus parce qu’ils possèdent les mêmes éléments graphiquement saillants, par exemple, Joëlle sera assimilé à Laëtitia sur la base du tréma ; b) la découverte et la mise en oeuvre du principe alphabétique (étape autrement identifiée de phonographique sur le versant de l’écriture, ou de graphophonologique sur celui de la lecture), par exemple, en inscrivant la suite, lézenfenjou (pour les enfants jouent), l’enfant suit une logique de transcription strictement phonographique avec des ajouts de lettres pour les liaisons phoniques (*zenfen), des absences de segmentation de mots (*enfentjou), des omissions de marques morphologiques (*jou), sans tenir compte de la polyvalence phonogrammique (en versus an) ; et enfin c) la reconnaissance des formes orthographiques des mots (étape logiquement qualifiée d’orthographique), mais avec des habiletés à la fois extrêmement complexes et diverses car relevant de procédures liées à la régularité et à la fréquence des mots, par exemple, pour les consonnes doubles, coffre versus gaufre, et à des principes de marquage morphologique le plus souvent inaudible, par exemple pour le nombre des noms, chien versus chiens, souris versus souris, oiseau versus oiseaux, cheval versus chevaux, eux-mêmes compris dans des chaînes d’accords également très hétérogènes, le perroquet parle/les perroquets parlent versus il va bien/ils vont bien (pour une vue d’ensemble de ces problèmes orthographiques, voir Jaffré et Fayol, 1997).

Le second paradigme, inscrit dans les sciences de la cognition, a aussi formulé des modèles en étapes reprenant souvent les mêmes dénominations (Frith, 1985), mais en privilégiant le rôle de la médiation phonologique dans le développement de la lecture et de l’écriture. Ainsi, parmi les nombreux chercheurs qui ont exploré cette composante phonologique, certains ont négligé la première phase logographique, allant jusqu’à estimer qu’elle perturbe ou handicape l’acquisition de l’écrit (Ehri et Wilce, 1985 ; Sprenger-Charolles, Siegel et Béchennec, 1997) ; d’autres ont distingué des phases intermédiaires dans lesquelles les apprentis lecteurs-scripteurs procèdent par analogie ou mise en relation de segments internes aux mots (Ehri, 1997 ; Gombert, Bryant et Warrick, 1997 ; Goswami et Bryant, 1992) ; d’autres, enfin, ont critiqué ces modèles chronologiques (Stuart et Coltheart, 1988) pour en formuler d’autres reposant sur une double fondation ou « fondation duale » (Seymour, 1993, 1997) qui révèlent l’existence d’interactions entre les procédures logographiques et alphabétiques, interactions nécessaires au développement des habiletés orthographiques.

Si ces modèles de développement en étapes ont été profondément critiqués et revus [4], il n’en reste pas moins que les procédures repérées au cours de l’apprentissage du langage écrit – que ce soit en lecture ou en écriture – sont plus prégnantes à certains moments. Il en est ainsi des procédures morphographiques qui, si elles apparaissent dès les premières productions conventionnelles de l’écrit (voir ci-après l’étude de notre corpus), nécessitent la mise en oeuvre de stratégies généralement déterminées ou validées par les enseignements scolaires. Il convient également de noter que les savoir-faire orthographiques opposent des résistances plus grandes en situation d’écriture qu’en situation de lecture. S’il faut quelques mois pour un élève de cours préparatoire (première primaire, entre 6 et 7 ans) pour apprendre à lire et à ajuster les marques morphologiques dans la lecture des phrases et textes qui lui sont soumis [5], il faut en moyenne cinq fois plus de temps pour qu’il les prenne en compte dans ses productions écrites, dictées ou spontanées.

Nous avons déjà vu que ces schémas développementaux, génétiques ou cognitifs – du moins dans leurs premières versions –, insistaient sur la discontinuité des étapes ; nous constatons également qu’ils se focalisent sur la composante phonographique, parfois de façon excessive. Certes, cette composante se trouve au coeur des systèmes d’écriture alphabétique et est en ce sens fondamentale, mais elle n’explique pas totalement l’ensemble des processus de lecture et d’écriture. De fait, des travaux de plus en plus nombreux montrent que les aspects morphologiques agissent également et précocement sur l’acquisition de la lecture et de l’écriture (Goswami, 1988 ; Treiman et Cassar, 1997 ; Jaffré et David, 1999). D’autres études, également récentes et s’appuyant sur des méthodologies différentes (Jaffré, 1992 ; David, 1997 ; Rieben et Saada-Robert, 1997 ; Rittle-Johnson et Siegler, 1999) révèlent l’existence d’une grande diversité de procédures, dès les premières productions écrites. Il ne s’agit pourtant pas de relativiser ou de reléguer ces procédures phonographiques, surtout parce qu’elles sont très fréquentes et largement mobilisées lors de l’enseignement-apprentissage de la lecture-écriture, mais il n’en reste pas moins qu’elles s’appuient souvent sur des savoirs holographiques déjà présents et doivent intégrer les variations morphologiques de l’écrit, c’est massivement le cas du français. Nos travaux vont dans ce sens ; ils poursuivent la critique des modèles strictement étapistes et prennent en compte toutes les composantes de l’écriture : la sémiographie, la phonographie et la morphographie. Au-delà, ils ont pour ambition de montrer que les jeunes scripteurs ne procèdent pas de manière aléatoire, mais réfléchissent, raisonnent, comparent des formes qui rendent compte des grands principes et de l’économie générale des langues et du (ou des) système écrit associé [6].

Nos objectifs s’étendent donc à deux niveaux. D’abord, nous pensons que les différentes procédures identifiées, décrites et analysées doivent in fine nous conduire à l’élaboration d’un modèle génétique de la production écrite qui rend compte à la fois des cheminements cognitifs des apprenants et des contraintes linguistiques propres à leur langue et à leur système d’écriture. De ce point de vue, nous nous situons délibérément du côté de la production écrite, car les mêmes composantes orthographiques – et notamment la morphologie du français écrit, particulièrement opaque et irrégulière – pèsent différemment sur l’apprentissage de la lecture [7]. Ensuite, nous comptons nous appuyer sur ces constructions et ces cheminements cognitifs pour aider à concevoir des programmes, des méthodes, des supports d’apprentissage à la fois souples et dynamiques ; c’est ce que nous proposons dans le volet didactique en conclusion du présent article.

Méthodologie et population étudiée

La méthodologie utilisée dans ce cadre [8] repose sur le recueil d’un double corpus constitué par : a) les traces écrites ou les textes produits par les élèves, et b) les auto-explications qui accompagnent ces productions. Nous utilisons des observatoires intégrés aux activités scolaires, et dans lesquels les jeunes scripteurs (voir ci-après leur répartition par âge et leur distribution sociologique) sont occupés à écrire des textes, à les mettre au point, à interagir entre eux. La méthodologie relève ainsi d’une démarche « naturaliste » qui place les sujets en situation de produire et de commenter leurs propres textes, et qui, de ce fait, ne perturbe pas le fonctionnement pédagogique des différentes classes. Les enregistrements audio (et parfois vidéo) ont lieu pendant ou immédiatement après la production écrite, c’est-à-dire en situation de révision. Nous conduisons alors des entretiens d’explicitation semi-directifs dont le protocole emprunte aux techniques mises au point par Vermersch (1994). Les élèves sont le plus souvent regroupés en dyade [9] et placés en position de révision – comme auteur ou comme lecteur – dans l’échange avec l’intervieweur ; ils sont ainsi entraînés à commenter et à justifier leurs décisions. L’analyse des explications fournies fait apparaître des composantes récurrentes qui mettent au jour les fonctionnements cognitifs en relation avec les phénomènes linguistiques étudiés. C’est sur la base de ces commentaires ou « explications métagraphiques » (EM) que nous pouvons le mieux interpréter la plupart des décisions avancées. Ces données sont transcrites [10] et organisées en corpus, et ensuite catégorisées pour être analysées en termes de procédures ou de stratégies [11] repérées à tel ou tel âge ou en fonction de tel ou tel problème linguistique. Pour faciliter le traitement de ces données, nous avons choisi une unité : la séquence, qui associe à chacun de ces problèmes linguistiques (par exemple, la notation des finales en/o/, le marquage du pluriel des noms, etc.) une ou plusieurs procédures de résolution. Chaque séquence se présente ainsi sous la forme d’un enchaînement d’EM, mais limité à la résolution du problème identifié.

Cette méthodologie débouche avant tout sur un traitement qualitatif des données, même si, par la suite, elle permet un important traitement statistique (David, à paraître). En effet, du fait que les entretiens sont conduits à partir d’un ou de plusieurs problèmes repérés dans les textes – et parfois même en l’absence, lorsque nous les interrogeons sur des formes réussies –, nous ne pouvons établir de rapport, par exemple, entre l’âge ou le niveau des élèves et les procédures psycholinguistiques mises en oeuvre. En revanche, l’étude des textes produits peut nous informer sur les proportions d’erreurs relevant de chacune des différentes procédures identifiées à tel ou tel âge. Mais cette méthodologie, déjà largement explorée, est toujours très discutable en ce qui concerne l’accès aux fonctionnements cognitifs, car ceux-ci sont toujours analysés de façon indirecte, dans des interprétations, voire des extrapolations, à partir des graphies observées en surface des textes, et non directement saisies, comme ici, dans les EM. Nous indiquerons cependant, pour chacun des problèmes étudiés, la proportion de procédures linguistico-graphiques repérées dans notre corpus.

L’étude présentée s’appuiera sur l’un de ces corpus qui comprend plus de 50 entretiens dont on a extrait près de 500 séquences correspondant chacune à un problème/résolution commenté par les jeunes apprentis scripteurs [12]. Ces élèves (15 en moyenne dans chaque classe) sont scolarisés dans quatre écoles primaires différentes ; ils ont entre 4 et 8 ans et appartiennent à des classes d’âge homogène. Le nombre, le niveau scolaire (et la classe d’âge) des élèves, ainsi que le nombre d’enregistrements sont détaillés dans le tableau 1.

Tableau 1

Types de classe et nombre d’enregistrements[13]

Types de classe et nombre d’enregistrements13

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Les 52 entretiens ont été réalisés sur deux années scolaires : la première pour les enregistrements conduits avec les élèves des deux MS et GS, la seconde pour ceux réalisés avec les élèves des deux CP et CE1.

Les écoles choisies sont implantées dans des quartiers qui ne présentent pas d’aménagements de cursus ni de dispositifs pédagogiques ajustés aux élèves en difficultés scolaires (comme dans les zones d’éducation prioritaire [14]) ; elles accueillent des enfants dont les familles appartiennent à des catégories socioprofessionnelles (CSP) qui vont des cadres moyens aux ouvriers, en passant par les employés (majoritairement représentés) ; mais il n’a pas été tenu compte de la CSP des parents pour constituer la population de l’étude. En revanche, les enfants présentant de probables interférences linguistiques (c’est-à-dire issus de familles primo-arrivantes [15]) n’ont pas été retenus. Tous les élèves de notre étude ont donc bénéficié des apprentissages préscolaires depuis l’âge de 2,6 ans, au moins. Si certains d’entre eux (moins de 5 %) n’utilisent pas le français avec leurs parents directs, ils l’ont acquis et l’emploient en tant que langue d’enseignement-apprentissage dans toutes les situations de leur vie d’écolier.

Dans le cadre de cette contribution, l’essentiel de notre démonstration visera à décrire et à caractériser les différentes procédures psycholinguistiques repérées, et portera de fait sur les aspects qualitatifs. Nous les illustrerons à l’aide de séquences choisies parmi les plus représentatives des logiques linguistiques et cognitives repérées dans l’acquisition de la production écrite.

Écrire : mondes cognitifs et logiques linguistiques

La logique sémiographique, à l’origine des premières productions écrites

Lorsqu’on étudie les premiers tracés [16] de jeunes enfants, on est frappé par la prégnance de l’activité d’écriture et par la précision des savoirs construits autour de la tâche. D’abord imitation, cette activité acquiert rapidement un statut linguistique dans le sens où elle entre dans une logique de signification. En l’occurrence, lorsque les enfants peuvent dire ou décider ce que signifient les formes produites ou reproduites, ils accèdent au caractère fondamentalement sémiographique [17] de l’écriture. Au tournant de la quatrième et de la cinquième année, les enfants parviennent ainsi à mettre en relation ce qu’ils ont produit avec ce qu’ils peuvent en dire, comme dans la séquence 1 entre Mehdi et Lory.

SQ 1 : Mehdi (5,7 ans) et Lory (5,8 ans) [18] – GS
Texte écrit par Mehdi : *gerger ani – Texte lu : Georges cherche un ami.
Explications métagraphiques :
Lor : Moi je peux pas lire.
 Ad : Et toi tu peux me dire comment tu as fait pour écrire ton texte là ?
Meh : Pour Georges, je me rappelle les lettres du livre.
 Ad : Et pour ami ?
Meh : Je le connais ce mot, on l’a écrit avec la maîtresse.

Ce qui prime dans cette production, ce n’est pas la transcription plus ou moins exhaustive des éléments de la chaîne sonore ; c’est bien au contraire la notation des éléments sémantiquement saillants du message, en l’occurrence le thème, gerger (pour Georges), et le propos, ani, réduit ici au nom ami. Tout le reste, c’est-à-dire les autres éléments de la prédication, cherche, et de la détermination, un, sont occultés. La logique sémiographique l’emporte sur l’encodage littéral du texte. Les procédures explicitées renvoient nettement à une logique de notation directe des signifiés : pour le premier, gerger, il s’agit d’une inscription de mémoire, pour le second, ani, il s’agit d’une démarche de transport-copie, très fréquente à cet âge (Rieben, 1993).

Il existe peu d’études qui évaluent quantitativement la proportion de procédures sémiographiques mises en oeuvre par des élèves de 5 ou de 6 ans, au tout début de l’apprentissage du langage écrit. À notre connaissance, seule une équipe de chercheuses a examiné la question. Rieben et Saada-Robert (1997) ont en effet proposé à des enfants de classes de 2e enfantine (11 élèves, âge moyen 5,5 ans) et de première primaire (7 élèves, âge moyen 6,4 ans) des tâches d’écriture de commentaires de dessins à l’aide de textes de référence. L’étude a montré que les stratégies des élèves, évaluées à quatre moments distants de deux mois, évoluaient du transport-copie de lettres isolées et inconnues vers le transport-copie de lettres connues pour aboutir enfin au transport-copie de blocs de lettres. Mais en neutralisant les effets liés à la taille des segments transportés, les auteures montrentque « les stratégies reposant sur un découpage sémantique (transport de morphèmes et de mots) s’opposent bien aux stratégies correspondant à un découpage phonogrammique (transport de syllabes et de groupes de lettres quelconques) » (Saada-Robert et Rieben, 1993, p. 93). Cette double articulation du langage semble donc apparaître dans les stratégies d’enfants assez jeunes. Cependant, les auteures notent que les élèves utilisent le plus souvent plusieurs stratégies pour une même production. Elles concluent alors sur la difficulté de décrire l’acquisition du langage écrit en termes d’étapes ou de stades nettement délimités et caractérisés par une stratégie uniforme. Elles rejoignent en cela nos propres conclusions qui relativisent un développement strictement séquentiel du langage écrit.

Par ailleurs, même lorsque les compétences scripturales s’affirment et que les enfants sont capables de repérer tous les éléments à coder, la logique sémiographique reste prégnante. Il en est ainsi de Cyril et Anouk dans la séquence 2.

SQ 2 : Cyril (6,1 ans) et Anouk (6,5 ans) – CP
Texte écrit par Cyril : [le] papa NO AU in – Texte lu : [le] papa regarde les étoiles.
Explications métagraphiques :
Ano : Il a écrit papa (montre du doigt).
 Ad : Et là pourquoi tu as ajouté ce mot ?
Cyr : J’avais oublié d’écrire le – Je l’ai mis en dessous – C’est le papa qu’on voit sur la photo, c’est pas mon papa.

Cet enfant montre qu’il sait restituer le sens de son texte en pointant successivement chaque segment écrit ; mais en plus, il parvient à insérer un déterminant, le, dans une logique d’interprétation du référent : la photo qui a servi de support à son texte. Là également, l’explication fournie renvoie non à l’encodage des mots, y compris le terme le qui aurait été identifié dans le message oral, mais plutôt à la nécessité de préciser le rapport au signifié papa.

Cette logique sémiographique est en fait un principe fondamental à l’origine de toutes les écritures. Les enfants que nous avons observés établissent un lien direct entre le monde qu’ils connaissent et les traces graphiques qu’ils inscrivent puis commentent. Les EM qui en résultent témoignent d’une relation certes élémentaire, mais tout à fait légitime à la fois dans leur cheminement personnel et dans la logique de toute écriture, à savoir signifier. N’est-ce pas ce qui a motivé les premières écritures mises au point par les Sumériens, il y a plus de 5 000 ans (Bottéro, 1987). Cette sémiographie primitive – dans le sens de première – est également présente dans les productions graphiques des jeunes enfants. Nous devons donc étudier ces écrits enfantins en fonction de ce principe fondamental, et non comme des manifestations de savoirs embryonnaires ou déficitaires par rapport aux normes de l’écriture, même si chaque enfant doit ultérieurement approcher des logiques plus abstraites et produire des formes plus conventionnelles ou plus orthographiques.

La phonographie : approcher l’économie du système écrit

L’une des limites aux écrits logographiques des enfants tient au fait que la plupart des écritures occidentales, d’origine romane ou germanique, possèdent une base alphabétique. Cette réalité contrarie grandement les logiques de notation directe des signifiés. Elle nécessite en plus un apprentissage à la fois inéluctablement abstrait et nécessairement technique. Les enfants sont conduits à découvrir et à mettre en oeuvre des correspondances indirectes entre les unités sonores de leur langue et leurs équivalents écrits. La logique phonographique peut alors parfois prendre le pas sur la sémiographie. Cependant, nos observations montrent que cette rupture n’entraîne pas toujours des changements cognitifs plus ou moins irréversibles. Au début de l’acquisition coexistent en effet des procédures qui renvoient à des principes apparemment opposés ou irréductibles l’un à l’autre. Nous trouvons ainsi des commentaires métagraphiques qui combinent des démarches de reproduction de mots et des démarches de transcription phonographiques, plus ou moins complètes et ajustées comme dans la séquence 3, entre Nabila et Stéphane.

SQ 3 : Nabila (5,11 ans) et Stéphane (6,1 ans) – GS
Texte écrit par Nabila : peu ue vetie… – Texte lu : une voiture
Explications métagraphiques :
Sté : Elle a raté là (montre la rature peu).
Nab : Là (montre la même rature) je l’ai trouvé dans mon texte, mais après j’ai pensé un u et un e parce que ça fait ([yn] = une).

L’explication atteste de l’alternance des procédures logographique et phonographique. La copie aléatoire du mot une – en fait, le transport du mot peu dans un texte où les deux occurrences apparaissaient – n’a pas permis de composer un énoncé satisfaisant. De fait, la rature révèle à la fois une capacité de relecture cohérente et un changement explicite de stratégie. En l’occurrence, Nabila opte pour l’encodage du mot une en inscrivant u et e, selon une procédure d’encodage plutôt vocalique. Ce changement de démarche est assez fréquent ; il montre que les enfants essayent plusieurs solutions et testent différentes logiques linguistiques. Au-delà, il semble que cette capacité à changer de procédure dans l’écriture témoigne d’une capacité plus large à envisager différentes options cognitives.

Nos constats rejoignent ceux de Seymour (1993, 1997) évoqués plus haut. Ils confortent également d’autres recherches qui montrent que des associations procédurales sont également possibles avec la connaissance des lettres (Bissex, 1980 ; Treiman, 1993), la segmentation en syllabes (Ferreiro, 1988) ou en unités infrasyllabiques (Goswami et Bryant, 1992). L’étude de notre corpus met à jour de tels changements de stratégie linguistique ou pour le moins la coexistence de procédures opposées. C’est le cas, par exemple, entre Lory et Mickaël dans la séquence 4.

SQ 4 : Lory (5,11 ans) et Mickaël (5,5 ans) – GS
Texte écrit par Lory : ...jé bu du ckclcoKacola – Texte lu : …j’ai bu du Coca-Cola
Explications métagraphiques :
Mic : Là elle a écrit coca-cola.
Lor : Au début, j’ai mis quatre lettres parce que ça fait quatre lettres dans [ko-ka-ko-la] (elle montre ckcl et segmente oralement chacune des syllabes) et pis après, j’ai vu que [ka], je sais l’écrire, c’est comme au début de Karine, alors j’ai mis d’autres lettres.

L’argument fourni montre immédiatement que la première solution (ckcl) relève d’une procédure épellative (tableau 2) et qu’ensuite, c’est une démarche de décomposition plus fine des unités qui est préférée (coKacola), sur la base d’une analogie avec Ka repérée dans la première syllabe du prénom Karine. Un tel changement de principe de transcription correspond à une évolution autrement attestée dans l’histoire des écritures : noter des syllabes ou des consonnes, puis rechercher plus de précision en notant les voyelles de la langue (ou des langues). Ce changement fut notamment à l’oeuvre dans le passage des écritures sémitiques aux écritures gréco-phéniciennes.

Parfois, des apprentissages explicites viennent contrarier des savoirs antérieurement construits ; c’est manifeste dans les effets en retour de l’apprentissage de la lecture sur l’écriture. À 6 ans, âge où les enfants découvrent les correspondances grapho-phonologiques et explorent les possibilités presque infinies qu’elles génèrent, les changements de procédures peuvent être radicaux sinon irréversibles. L’échange de la séquence 5, entre Paul et Julie, montre ainsi une confrontation de points de vue sur des procédures plutôt opposées.

SQ 5 : Paul (6,2 ans) et Julie (6,10 ans) – CP
Texte écrit par Paul : papajetém – Texte lu : Papa je t’aime.
Explications métagraphiques :
Jul : Il aurait dû séparer là – après a – parce que papa ça s’écrit, euh, si on colle ça fait pas papa – (s’adressant à Paul) on dirait que tu l’as jamais écrit papa.
Pau : Si mais là j’avais raté – parce que parce que moi ben moi j’écris plus de mot comme ça j’écris papa et tout.

Paul parvient à se justifier par rapport à la complexité de la tâche : écrire un texte complet et non des mots isolés. Il montre aussi qu’il a occulté des connaissances logographiques antérieurement acquises (en l’occurrence la forme normée du mot papa). Il semble avoir changé radicalement de procédure et opté de façon presque définitive pour une logique d’encodage strictement phonographique, au point qu’il ne parvient plus à segmenter ce mot papa dans sa phrase. En revanche, Julie, par ses remarques, évolue dans un autre monde cognitif où les savoirs logographiques – la connaissance de la forme globale des mots et donc leur segmentation – s’ajustent à une démarche alphabétique encore tâtonnante.

On observe bien évidemment d’autres démarches et d’autres procédures, plus ou moins rigidifiées comme chez Paul, ou au contraire, associées à des savoirs antérieurement construits ou en cours d’élaboration. Toutefois, au-delà du déploiement et de la maîtrise de ce principe alphabétique, les jeunes enfants doivent en plus appréhender la polyvalence graphique, particulièrement complexe en français, et les nombreuses irrégularités d’encodage des mots. C’est le problème rencontré par Wafi et Vanessa, dans la séquence 6, qui s’interrogent sur la graphie du premier [f] du mot photo.

SQ 6 : Wafi (7,3 ans) et Vanessa 6,11 ans) – CP
Texte écrit par Wafi : … Vincent a fé la fauto… – Texte lu : … Vincent a fait la photo
Explications métagraphiques :
Van : Fauto je crois que ça s’écrit pas comme ça.
 Ad : Comment ça s’écrit alors – et toi comment tu as fait pour l’écrire ?
Waf : J’ai écrit fauto parce que c’est comme faute avec f-a-u.

On le voit, sur l’ensemble de ces séquences, l’objectif n’est pas (ou plus) de noter directement les signifiés par des unités graphiques plus ou moins conventionnelles ; il est de saisir certains éléments sonores de leur signifiant. Les procédures phonographiques correspondantes sont fort diverses et se combinent en des ensembles de solutions qui s’appuient sur des unités linguistiques qui vont de la lettre au phonème en passant par la syllabe. Le tableau 2, extrait d’une étude présentée par Jaffré (1992), synthétise les différentes procédures fonctionnelles dans le domaine.

Tableau 2

Différents types de procédures phonographiques, d’après Jaffré (1992)

Différents types de procédures phonographiques, d’après Jaffré (1992)

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Enfin, last but not least, ces mêmes enfants doivent concevoir d’autres réalités linguistiques et souvent réanalyser leurs connaissances pour envisager cette partie du système orthographique qui marque les variations grammaticales ou lexicales des mots, selon des logiques morphographiques et syntaxiques souvent opaques et singulières.

La morphographie : saisir les spécificités orthographiques

La combinaison des procédures sémiographiques et phonographiques ne suffit pas à rendre compte de la complexité des systèmes d’écriture, et en l’occurrence de l’orthographe du français profondément marqué par une morphographie inaudible et irrégulière. Les productions enfantines témoignent de cette emprise et de la nécessité de repérer les phénomènes linguistiques correspondants. De fait, les jeunes enfants observés déploient une activité d’analyse souvent intense, et parfois très abstraite, ce que révèlent les propos de Marion et Cyril dans la séquence 7.

SQ 7 : Marion (5,1 ans) et Cyril (5,2 ans) – GS
Texte écrit par Marion : marion M le hoat – Texte lu : Marion aime le chocolat.
Explications métagraphiques :
Cyr : Là elle a écrit son nom (montre marion).
 Ad : Et là (hoat) comment tu l’as écrit ce mot ?
Mar (pointe chacune des trois premières lettres de hoat) : J’ai mis [ʃɔ -kɔ -lɑ].
 Ad : Et là (montre le t final) ?
Mar : À la fin, j’ai mis un t parce qu’il y a toujours une lettre comme ça à la fin des mots.

Cette élève s’appuie sur une procédure syllabico-alphabétique déjà évoquée (les trois lettres hoa notent chacune des syllabes [ʃɔ -kɔ -lɑ], puis elle complète son explication en justifiant la marque t comme liée à la fois à des phénomènes de régularité et de fréquence morphographique caractéristiques de l’orthographe du français, en l’occurrence la présence quasi obligatoire de lettres muettes en finale de mot.

Cette sensibilité aux flexions grammaticales ou lexicales (comme dans la SQ 7), la capacité à repérer des phénomènes et des marques propres à un système d’écriture, la possibilité de calculs cognitifs relevant d’une logique autre que la phonographie, tout cela témoigne de démarches métalinguistiques déjà très affirmées.

Dans la séquence 8, Sarah et Ilan parviennent à résoudre un autre problème de dérivation lexicale, plus complexe parce que lié à la combinaison de deux types de procédure : dérivationnelle et analogique.

SQ 8 : Sarah (6,11 ans) et Ilan (7,2 ans) – CP
Texte écrit par Sarah : … Il feau un rabeau… – Texte lu : … Il faut un rabot
Explications métagraphiques :
Ilan : Je suis pas tout à fait d’accord avec feaurabeau c’est pas ça non plus.
Sar : rabeau, ça peut pas s’écrire comme ça parce qu’on peut dire raboter – on entend le T et le T, il va avec O pas avec e-a-u.

En recourant ainsi au principe de dérivation et à l’analogie graphique, Sarah se sort d’une difficulté majeure dans l’orthographe du français, difficulté qui persiste souvent au-delà des apprentissages conduits tout au long de la scolarité obligatoire (jusqu’à 16 ans en France), et jusque dans les productions orthographiques des scripteurs mêmes confirmés, comme en témoignent les quelques rares études menées auprès d’adultes appartenant à différentes catégories socioprofessionnelles (Lucci et Millet, 1994).

Nous constatons également que les explications avancées correspondent exceptionnellement et factuellement aux savoirs enseignés. Les solutions mises en oeuvre témoignent volontiers de l’extension de règles déduites de l’expérience. À l’exemple de Marion ou de Sarah, les élèves organisent leurs connaissances en système. Ils n’avancent pas de façon aléatoire, mais de façon réfléchie pour peu qu’on les invite à commenter, à expliquer et à raisonner, en formulant explicitement les cheminements cognitifs sous-jacents à la résolution des problèmes rencontrés.

Retombées pour une didactique de l’écriture

L’étude présentée ici ne doit pas nous leurrer sur les apprentissages réalisés ou potentiels. Les EM avancées par les élèves et les opérations qu’ils ont effectivement mises en oeuvre – ou tentées de mettre en oeuvre – ne suffisent pas en elles-mêmes. Il convient de les articuler à des faits de langues précis et bien identifiés. Pour cela, il nous faut à la fois une description fine des fonctionnements des langues orales et écrites impliquées, et une théorie suffisamment cohérente des mécanismes cognitifs à l’oeuvre dans l’écriture.

Il ressort que les commentaires avancés par les élèves ont une valeur heuristique indéniable. Ils prouvent, s’il en était besoin, que les procédures sont accessibles à la conscience des sujets et qu’elles résultent d’un travail cognitif parfaitement descriptible. Nos travaux s’écartent ainsi de certaines conceptions monologiques, statiques ou « modularistes » de l’acquisition (Fodor, 1986).

Par ailleurs, ces mêmes observations, qui ne se limitent pas, bien évidemment, aux phénomènes et aux exemples étudiés ici, montrent que les savoirs construits par les apprenants ne surgissent pas du néant ; ce ne sont jamais des créations ex nihilo. De même, ces connaissances linguistiques ne résultent pas de découvertes brutales et extérieures aux sujets, mais plutôt du déploiement progressif et plus ou moins réguliers de procédures. En réalité, les fonctionnements phonologiques ou morphologiques évoqués ci-dessus ne résultent pas de l’accumulation d’expériences éparses ou aléatoires ; au contraire, les enfants semblent procéder par organisation et réorganisation (Karmiloff-Smith, 1992) qui suiventdes trajectoires cohérentes et ajustées aux phénomènes linguistiques rencontrés. Ainsi, des solutions très opérantes pour une classe homogène de mots (par exemple le s du pluriel des noms) doivent être réexaminées dans l’analyse d’autres classes (en l’occurrence les verbes). Au-delà, la capacité à douter, à accepter des variations, à étendre des règles ou au contraire, à les restreindre, toutes ces dispositions montrent que les apprenants ne sont jamais passifs dans leurs acquisitions.

Qu’en déduire en termes d’apprentissage ? Quels prolongements didactiques formuler ? Tout d’abord, il nous semble impérieux de tenir compte des représentations construites par les élèves quant à la tâche d’écriture, en l’occurrence, mais aussi par rapport aux objets linguistiques traités : les unités de l’oral et de l’écrit, les fonctionnements et les logiques d’assemblage, les régularités et les variations plus ou moins caractéristiques d’un système. Les apprenants ne construisent pas de nouvelles connaissances à partir de rien ; l’enseignant doit dès lors évaluer les conceptualisations déjà construites et celles qui leur sont accessibles.

Ensuite, il apparaît nécessaire d’amener les enfants à formuler une « théorie » de l’écriture, ou plutôt des théories successives et évolutives en fonction des logiques sous-jacentes ; qu’il s’agisse de la découverte du principe sémiographique originel, des logiques phonographiques et des caractéristiques morphographiques de chaque langue et système d’écriture. Pour cela, il convient de repérer les phénomènes linguistiques réguliers et irréguliers, de construire des savoirs dynamiques qui permettent le passage d’une opération à l’autre. Ce peut être l’analyse d’un mot pour son insertion dans une phrase ou un texte. C’est aussi le traitement d’un même fait de langue dans une logique sémantique, puis phonographique, morphographique et syntaxique ; les phénomènes d’accord en français nécessitent de tels parcours et des ruptures cognitives plus ou moins profondes et radicales. Ce travail réfléchi et nécessairement conscient n’exclut pas, évidemment, la construction de routines ou d’automatismes orthographiques (Anderson, 1996 ; Karmiloff-Smith, 1998) ; ne serait-ce que pour permettre leur utilisation en situation de production textuelle (Allal, Bétrix-Köhler, Rieben, Rouiller-Barbet, Saada-Robert et Wegmuller, 2001 ; Allal, Rouiller, Saada-Robert et Wegmuller, 1999 ; David, 1996).

Au-delà, pour que l’écriture soit réellement maîtrisée, il convient d’approcher une vision multidimensionnelle de l’écrit en distinguant les phénomènes centraux et périphériques, en repérant les réponses productives ou « rentables » en termes de système, en éliminant les solutions qui mènent à des impasses. Nous proposons dès lors une démarche qui rompt avec une conception « étapiste » des apprentissages. Certes, tous les problèmes ne peuvent être envisagés et traités à tous les âges ; en français, les accords morphosyntaxiques dans la sphère verbale, notamment, nécessitent un temps d’apprentissage très long et coûteux (Brissaud et Sandon, 1999). Cependant, nous avons montré que les principes fondamentaux de l’écriture s’imposent aux élèves dès les premières expériences de production écrite et qu’ils peuvent les appréhender de façon complémentaire.

Enfin, les élèves doivent saisir les différents liens qui tissent les connaissances découvertes ou enseignées. Il leur faut donc avancer en tâtonnant, en procédant par essais et erreurs, en ajustant progressivement leurs raisonnements aux différents phénomènes à l’oeuvre dans l’écriture de leur langue. Il est donc nécessaire de développer l’activité métalinguistique des élèves ; cela suppose un dialogue constant avec l’enseignant, lui-même inscrit dans une réflexion approfondie sur les formes et les fonctionnements de l’écrit.