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La littérature de jeunesse et les émissions destinées aux jeunes auditoires devraient normalement préoccuper tout éducateur, dans la mesure où ces contenus largement fréquentés contribuent de manière cohérente à façonner des visions du monde en fonction de représentations déjà structurées et imposées comme telles. Depuis près d’un siècle, des sociologues ont interrogé des oeuvres, observé les processus de diffusion qui rendaient accessibles certains produits de masse (qu’il s’agisse de livres, de magazines, de films, d’émissions télévisées, de jeux vidéo) au détriment de bien d’autres, devenus marginalisés (comme les produits provenant de cultures étrangères, de pays « hors-circuit »). Enfin, un courant de recherche plus récent s’est intéressé aux modes d’appropriation de la culture de masse par différents sous-groupes d’auditoires (comme les enfants, les adolescents, les pauvres, les marginaux). La dynamique de mondialisation de la culture dont on parle depuis une dizaine d’années n’a fait qu’intensifier ces déséquilibres tout en normalisant cette situation.

Dans son quatrième livre, Pierre Bruno s’est précisément penché sur cette culture de masse destinée à la jeunesse, qui se démarque non pas par sa qualité artistique ni sa valeur pédagogique, mais d’abord par son caractère de plus en plus standardisé, préfabriqué, surmédiatisé, omniprésent et mercantile. Cette visibilité excessive de la culture de masse, qui résulte généralement d’un puissant matraquage publicitaire, laisse parfois l’impression que le paysage culturel ambiant pourrait simplement émaner d’une sorte de sélection naturelle et spontanée, où les meilleurs produits culturels seraient automatiquement portés à notre attention, par ordre de priorité, et que les oeuvres moins importantes ou moins dignes d’intérêt seraient forcément laissées de côté. On sait que cette sélection obéit à d’autres règles, selon des rapports de pouvoir et de domination au sein des grandes organisations intégrées verticalement, qui conçoivent, produisent et diffusent la culture de masse.

C’est sans doute pourquoi Pierre Bruno examine d’abord dans son premier chapitre la question fondamentale de l’offre culturelle, en expliquant certains des mécanismes de distribution à très grande échelle des films, des livres et autres produits culturels de masse, par exemple au sein des vastes empires financiers que sont Disney, Hachette ou Vivendi. Cela ne signifie aucunement que la culture de masse soit nécessairement de mauvaise qualité ou nocive, mais plutôt qu’elle bénéficie initialement d’un avantage indéniable de positionnement et d’une visibilité artificiellement accrue, que d’autres oeuvres n’auront simplement jamais. Cette inégalité des chances qui s’inscrit dès le départ, dès le moment où le livre, le film, l’émission sont produits, reste déterminante pour la circulation effective de l’oeuvre auprès de ses auditoires potentiels. Les éducateurs trop pressés pour opérer un choix d’oeuvres à recommander à leurs élèves auraient tort de se fier uniquement à cette forme de sélection basée sur des critères commerciaux ou sur la popularité immédiate. Les succès populaires s’expliquent désormais de diverses manières, validant le plus souvent des stratégies commerciales et publicitaires particulièrement efficaces.

La seconde partie de l’ouvrage analyse les contenus de la culture de l’enfance à partir d’exemples célèbres : Bécassine, Tintin, Babar, Martine, Astérix, et aussi les univers obsédants des Pokémon et de Harry Potter. Critique, l’auteur réfléchit sur les modes de construction des personnages de héros (et des méchants) dans ces récits pour les jeunes. Le cadre d’analyse s’apparente parfois aux études culturelles (cultural studies) pratiquées par les chercheurs anglo-saxons, privilégiant l’étude des normes inhérentes et la recherche (parfois avec zèle !) des possibles représentations stéréotypées, conservatrices, racistes, sexistes ou inégalitaires dans ces divers récits. Je ne partage toutefois pas les jugements sévères de l’auteur envers le film Kirikou et la sorcière (1998) de Michel Ocelot, qui, loin d’être « médiocre », semble constituer une manière originale et différente d’envisager le cinéma d’animation destiné aux enfants (p. 92).

Cet essai stimulant de Pierre Bruno reste à la hauteur des titres précédents de la collection « Réflexions du temps présent » des Éditions In Press. Mais on y trouve très peu de références à d’autres recherches, peu de notes infrapaginales, pas de bibliographie ni d’index, ce qui étonne de la part d’un universitaire français. Mais l’auteur est indéniablement bien éclairé et articulé, fournissant de nombreux chiffres (sans les sources), citant fort à propos les travaux précurseurs du pédagogue américain Henry A. Giroux (p. 56), ou faisant vaguement écho à « un article » de Pierre Bourdieu, mais sans toutefois mentionner nulle part lequel (p. 192). Sans adopter le ton radical d’Ariel Dorfman et Armand Mattelart (dans leur excellent livre Donald l’imposteur, ou l’impérialisme raconté aux enfants, 1976), auquel Pierre Bruno se réfère brièvement (p. 70), on trouve néanmoins, dans La culture de l’enfance à l’heure de la mon- dialisation, un exposé clair et utile sur les principaux enjeux de la culture de masse actuelle. L’éducateur de demain devra s’y référer avant de laisser ses élèves consommer les publications de Disney ou Harry Potter, afin d’être pleinement conscient de toutes les valeurs qui peuvent être véhiculées par ces récits.